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Tome LXXII, Nos. 1-2 - Académie royale de langue et de littérature ...

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Bull<strong>et</strong>in<br />

<strong>de</strong><br />

l'<strong>Académie</strong> <strong>royale</strong><br />

<strong>de</strong><br />

<strong>langue</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>littérature</strong> françaises<br />

1994


<strong>Tome</strong> <strong>LXXII</strong> — N os 1-2 Année 1994<br />

BULLETIN<br />

DE<br />

l'<strong>Académie</strong> <strong>royale</strong><br />

<strong>de</strong> <strong>langue</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>littérature</strong><br />

françaises<br />

<strong>Académie</strong> <strong>royale</strong><br />

<strong>de</strong> <strong>langue</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>littérature</strong> françaises<br />

Palais <strong>de</strong>s <strong>Académie</strong>s<br />

BRUXELLES


SOMMAIRE<br />

Séance publique du 26 février 1994<br />

Réception <strong>de</strong> MM. Robert Frickx <strong>et</strong> Jacques Crickillon<br />

Discours <strong>de</strong> M. Raymond Trousson 5<br />

Discours <strong>de</strong> M. Robert Frickx 16<br />

Discours <strong>de</strong> M. Jacques-Gérard Linze 27<br />

Discours <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon 39<br />

Séance publique du 18 juin 1994<br />

Réception <strong>de</strong> M. Roland Beyen <strong>et</strong> <strong>de</strong> M me Françoise Mall<strong>et</strong>-<br />

Joris<br />

Discours <strong>de</strong> M. Raymond Trousson 57<br />

Discours <strong>de</strong> M. Roland Beyen 70<br />

Discours <strong>de</strong> M. Georges Sion 82<br />

Discours <strong>de</strong> M mc Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris 91<br />

Littérature <strong>et</strong> régionalité<br />

Communication <strong>de</strong> M. Lucien Guissard à la séance mensuelle du<br />

8 janvier 1994 104<br />

Antepost. Conte linguistique<br />

Lecture <strong>de</strong> M. Marc Wilm<strong>et</strong> à la séance mensuelle du 12 février<br />

1994 112<br />

De Ma<strong>et</strong>erlinck à Ionesco<br />

Communication <strong>de</strong> M. Robert Frickx à la séance mensuelle du<br />

12 mars 1994 122<br />

Constant Burniaux conteur<br />

Communication <strong>de</strong> M. Jacques-Gérard Linze à la séance mensuelle<br />

du 9 avril 1994 133<br />

La visite à la Grand-Mère<br />

Lecture <strong>de</strong> M. Charles Bertin à la séance mensuelle du 8 mai<br />

1994 146<br />

De quelques mots voyageurs au long cours<br />

Communication <strong>de</strong> M. Willy Bal à la séance mensuelle du<br />

11 juin 1994 160<br />

Robert Vivier <strong>et</strong> la rencontre d'autrui<br />

par Marcel Thiry 179<br />

Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie<br />

par Robert Van Nuffel 196<br />

La treizième édition du Bon usage<br />

Allocution <strong>de</strong> M. Jean Tor<strong>de</strong>ur 224<br />

Allocution <strong>de</strong> M. Eric Tomas 228<br />

Allocution <strong>de</strong> M. Marc Wilm<strong>et</strong> 230<br />

Remerciement <strong>de</strong> M. André Goosse 224<br />

Chronique 240<br />

Catalogue <strong>de</strong>s ouvrages publiés 247<br />

Toutes reproductions ou adaptations d'un extrait quelconque <strong>de</strong> ce livre par<br />

quelque procédé que ce soit <strong>et</strong> notamment par photocopie ou microfilm, réservées pour<br />

tous pays.


SÉANCE PUBLIQUE DU 26 FÉVRIER 1994<br />

Réception <strong>de</strong> M. Robert Frickx<br />

Discours <strong>de</strong> M. Raymond TROUSSON<br />

Monsieur,<br />

Si je vous reçois aujourd'hui dans notre <strong>Académie</strong>, je n'oublie<br />

pas que je ne fais que vous rendre la pareille. Ne m'avez-vous pas<br />

accueilli en eff<strong>et</strong>, lorsque, frais émoulu <strong>de</strong> l'Université, je pénétrai<br />

pour la première fois, une mall<strong>et</strong>te toute neuve à la main <strong>et</strong> passablement<br />

intimidé, dans la salle <strong>de</strong>s professeurs <strong>de</strong> l'Athénée Robert<br />

Catteau ? Vous aviez à mes yeux un double prestige : celui <strong>de</strong> l'ancien<br />

dont l'aisance, en ce matin <strong>de</strong> rentrée <strong>de</strong>s classes, me semblait<br />

à jamais inaccessible, <strong>et</strong> celui d'un savant qui s'apprêtait à soutenir<br />

sous peu une thèse <strong>de</strong> doctorat. Croyez-moi, Monsieur : votre<br />

auréole, ce matin-là, rayonnait <strong>de</strong> tous ses feux. Vous <strong>et</strong> moi, il est<br />

vrai, avions alors trente-cinq ans <strong>de</strong> moins — mais le temps ne<br />

change rien au souvenir.<br />

Vous êtes né à Molenbeek-Saint-Jean, le 21 janvier 1927, d'un<br />

père d'origine flaman<strong>de</strong>, instituteur puis directeur d'école, <strong>et</strong> d'une<br />

mère institutrice <strong>et</strong> <strong>de</strong> souche wallonne. Vous étiez par conséquent<br />

<strong>de</strong>stiné à être un produit aisément définissable. D'abord celui <strong>de</strong><br />

notre arithmétique nationale : un Flamand plus une Wallonne égale<br />

un Bruxellois. Ensuite celui <strong>de</strong> votre lourd atavisme : fils d'enseignants,<br />

que pouviez-vous <strong>de</strong>venir, sinon enseignant ? Vous ne vous<br />

en doutiez pas, mais en franchissant le seuil <strong>de</strong> l'Ecole communale<br />

n° 10, vous entriez à l'école pour le reste <strong>de</strong> votre vie. Avec une<br />

remarquable fidélité géographique d'ailleurs puisque, achevant vos<br />

humanités gréco-latines à l'Athénée Robert Catteau, vous n'aurez<br />

<strong>de</strong> cesse que vous n'y rentriez comme professeur.


6 Raymond Trousson<br />

Vous avez dix ans à peine que, grâce à un texte <strong>de</strong> Maurice<br />

Carême, vous découvrez la poésie. En bons parents à l'ancienne,<br />

les vôtres vous ont astreint au piano, instrument qui se révélera<br />

rebelle à vos avances. Pourtant la chanson vous séduit puisque<br />

vous vous égosillez déjà sur les airs à la mo<strong>de</strong> : ceux, ensoleillés<br />

<strong>et</strong> capricants, <strong>de</strong> Charles Tren<strong>et</strong>, puis ceux, plus tragiques, d'Edith<br />

Piaf. Sans oublier la lecture, dont vos quatorze ans sont boulimiques,<br />

<strong>et</strong> qui vous inspire bientôt poèmes, récits, romans proj<strong>et</strong>és<br />

fleuves <strong>et</strong> interrompus au bout <strong>de</strong> quelques pages. La guerre, rendant<br />

rares les distractions, ai<strong>de</strong>ra à faire <strong>de</strong> ce goût une passion.<br />

Vous venez aux classiques, aux grands noms <strong>de</strong> la première moitié<br />

du siècle, <strong>de</strong> Gi<strong>de</strong> à Col<strong>et</strong>te, <strong>de</strong> Romain Rolland à Martin du Gard,<br />

<strong>de</strong> Saint-Exupéry à Giraudoux. C'est aussi le temps où vous découvrez<br />

Verlaine, Rimbaud, les symbolistes, toqua<strong>de</strong>s d'adolescent qui<br />

<strong>de</strong>viendront les suj<strong>et</strong>s <strong>de</strong> prédilection du chercheur. Vous n'oubliez<br />

pas les auteurs belges — Eekhoud, Lemonnier, Giraud, Gilkin,<br />

Verhaeren, Ma<strong>et</strong>erlinck, Ro<strong>de</strong>nbach, Van Lerberghe <strong>et</strong> tant d'autres<br />

sur qui vous écrirez tant <strong>de</strong> choses. Seriez-vous cependant attiré par<br />

les planches ? On le croirait à vous voir courir aux récitals d'Edith<br />

Piaf, plus tard à ceux <strong>de</strong> Brassens, <strong>de</strong> Brel, <strong>de</strong> Léo Ferré surtout.<br />

Dès 1945, vous hantez les milieux littéraires, publiez vos premiers<br />

poèmes <strong>et</strong> inventez votre double : Robert Montai, qui écrit<br />

bientôt dans Le Thyrse, la Revue nationale, le Journal <strong>de</strong>s Poètes<br />

ou Le Faune. Aubaine : un éditeur <strong>de</strong> province s'aventure à publier<br />

un roman <strong>et</strong> un recueil <strong>de</strong> nouvelles, péchés <strong>de</strong> jeunesse que vous<br />

renierez. Votre éditeur fit faillite : je veux croire, Monsieur, que<br />

votre prose n'y était pour rien. En 1919, achevées les étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

philologie romane à l'Université libre <strong>de</strong> Bruxelles, vous voilà surveillant<br />

à Nivelles, professeur à Comines, avant d'entrer, l'année<br />

suivante, à l'Athénée Robert Catteau où vous enseignerez pendant<br />

vingt ans.<br />

Qui s'en souvient ? Les années cinquante vous voient chansonnier<br />

<strong>et</strong> vous fon<strong>de</strong>z, avec quelques amis, dans une cave <strong>de</strong> la rue<br />

Saint-Esprit, un cabar<strong>et</strong> littéraire où feront leurs débuts Christiane<br />

Lenain, Stéphane Steeman, Christian Barbier ou Jacques Brel.<br />

Vous composez aussi <strong>de</strong>s textes, mis en musique par Jacques Say,<br />

Michel Legrand ou José Véranne, <strong>et</strong> que chantent Suzy Solidor ou<br />

Barbara. Pour vous avoir entendu fredonner, Monsieur, je ne


Réception <strong>de</strong> M. Robert Frickx<br />

regr<strong>et</strong>te pas que vous ayez renoncé à unir la carrière d'interprète<br />

à celle <strong>de</strong> parolier.<br />

Vous étiez déjà poète, romancier, chansonnier. Il vous fallait<br />

encore le bonn<strong>et</strong> <strong>de</strong> l'érudit <strong>et</strong> vous m<strong>et</strong>tez en chantier une thèse<br />

consacrée à l'œuvre, mal connue, <strong>de</strong> René Ghil. Années difficiles.<br />

Accablé <strong>de</strong> charges professionnelles — les enseignants savent ce<br />

que représente la correction <strong>de</strong> paqu<strong>et</strong>s perpétuellement renaissants<br />

<strong>de</strong> dissertations —, toujours attiré par la création littéraire, vous<br />

n'avez guère le temps <strong>de</strong> souffler. Vous avez cependant pris, en<br />

1955, celui d'épouser Jacqueline Go<strong>de</strong>froid, dont la compréhension<br />

vous sera désormais d'un précieux secours. Deux enfants sont nés,<br />

Dominique en 1956 <strong>et</strong> Olivier en 1957.<br />

Le reste est carrière. Docteur en 1960, vous multipliez les publications<br />

sur les auteurs belges <strong>et</strong> français <strong>et</strong> lorsqu'en 1969, la section<br />

néerlandophone <strong>de</strong> l'Université libre <strong>de</strong> Bruxelles <strong>de</strong>vient<br />

autonome, vous y êtes nommé chargé <strong>de</strong> cours, pourvu <strong>de</strong>ux ans<br />

plus tard d'une charge complète <strong>et</strong>, pendant vingt autres années,<br />

vous y enseignerez la <strong>littérature</strong> française <strong>de</strong>s XIX e <strong>et</strong> XX e siècles,<br />

l'explication <strong>de</strong> textes, la théorie <strong>de</strong> la dissertation <strong>et</strong> les l<strong>et</strong>tres<br />

françaises <strong>de</strong> Belgique.<br />

Carrière, on le voit, aussi remplie que rectiligne, parcourue dans<br />

<strong>de</strong>s conditions souvent malaisées, avec une ténacité tranquille <strong>et</strong><br />

une mo<strong>de</strong>stie vraie. Et vos proches savent que vous avez encore<br />

éprouvé, voici quelques années, le plus cruel <strong>de</strong>s <strong>de</strong>uils, <strong>et</strong> que<br />

vous avez surmonté c<strong>et</strong>te terrible épreuve, aux côtés <strong>de</strong> Jacqueline,<br />

avec un courage <strong>et</strong> une discrétion qui ont fait l'admiration <strong>de</strong> vos<br />

amis. Pendant près d'un <strong>de</strong>mi-siècle, sans désemparer, Robert<br />

Frickx <strong>et</strong> Robert Montai ont servi l'enseignement <strong>et</strong> la <strong>littérature</strong> :<br />

vous avez, Messieurs, bien mérité <strong>de</strong> l'un <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'autre.<br />

Total ? Une oeuvre considérable, l'organisation <strong>de</strong> plusieurs colloques,<br />

la direction, <strong>de</strong>puis 1965, du Groupe du roman, la prési<strong>de</strong>nce,<br />

<strong>de</strong>puis 1981, <strong>de</strong> la Société <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres françaises <strong>de</strong> Belgique.<br />

Quand je pense, Monsieur, que vous m'avez confié être d'une<br />

nature paresseuse ! Est-ce la pratique du farniente qui vous a valu<br />

une broch<strong>et</strong>te <strong>de</strong> prix ? Prix Matthis, prix Hubert Krains, prix San<strong>de</strong>r<br />

Pierron, prix <strong>de</strong> la Province <strong>de</strong> Brabant, <strong>de</strong> la Ville <strong>de</strong> Bruxelles,<br />

prix Gilles Nélod, prix Félix Denayer décerné par notre <strong>Académie</strong>.<br />

Je relève même, dès 1947, un prix Félix Trousson décerné,<br />

7


8 Raymond Trousson<br />

non par celui qui vous reçoit en ce moment, mais par les Jeunes<br />

Ecrivains belges. Vous avez, Monsieur, la paresse active...<br />

Elle se manifeste pour la première fois, c<strong>et</strong>te paresse, en 1954<br />

— vous avez vingt-sept ans — par la publication d'un livre intitulé<br />

L 'Adolescent Rimbaud. La vérité sur le jeune homme <strong>de</strong> Charleville,<br />

faut-il la traquer dans les racontars <strong>et</strong> les anecdotes ? Rimbaud<br />

était-il le voyou, le «sans-cœur» <strong>de</strong> la légen<strong>de</strong>, ou l'enfant<br />

pudique <strong>et</strong> bon auquel croyait Verlaine ? Ou encore l'impénétrable<br />

Magicien, ou le rayonnant Martyr ? La réponse est dans l'histoire<br />

<strong>et</strong> le développement d'une personnalité, soutenez-vous à votre tour,<br />

car l'explication est d'ordre génétique. Vous reprenez donc pas à<br />

pas la biographie. Ce qui domine chez Rimbaud, comme chez tous<br />

les adolescents, c'est, dites-vous, « le besoin <strong>de</strong> s'affirmer en supposant<br />

à n'importe qui <strong>et</strong> à n'importe quoi ». Sa poésie est le produit<br />

d'une révolte pubertaire, d'une crise d'originalité juvénile<br />

agressive. Vous vous opposez aux adorateurs du « mystère Rimbaud<br />

», vous ne croyez pas au Rimbaud protéiforme <strong>de</strong>s commentateurs<br />

— Rimbaud voyou, Rimbaud chrétien, Rimbaud surréaliste,<br />

Rimbaud marxiste <strong>et</strong> j'en passe. Il est pour vous le poète qui a<br />

renoncé à l'être, par lucidité, lorsqu'il n'eut plus besoin, pour s'affirmer<br />

dans la société <strong>de</strong>s adultes, <strong>de</strong> la compensation <strong>de</strong> la poésie.<br />

Bref, « Rimbaud ne diffère pas, il transcen<strong>de</strong> ». Ce qu'on nomme<br />

génie ne serait-il donc, Monsieur, que du banal exacerbé ?<br />

C<strong>et</strong>te thèse, vous n'en démordrez pas dans votre Rimbaud <strong>de</strong><br />

1968, publié dans la série <strong>de</strong>s «Classiques du XX e siècle», où<br />

vous tenez compte cependant <strong>de</strong>s récentes avancées <strong>de</strong> la critique<br />

<strong>et</strong>, en particulier, du monumental Mythe <strong>de</strong> Rimbaud d'Etiemble.<br />

La clé <strong>de</strong> son prétendu mystère, c'est son âge. Tant pis si votre<br />

explication dérange <strong>et</strong> si l'on vous en veut <strong>de</strong> pénétrer en sabots<br />

dans le temple <strong>de</strong>s dieux, votre Rimbaud est un Rimbaud d'évi<strong>de</strong>nces<br />

<strong>et</strong> non <strong>de</strong> mystère. J'y insiste, parce que vous <strong>de</strong>meurerez<br />

fidèle à c<strong>et</strong>te critique biographique, qui cherche dans l'homme la<br />

raison <strong>de</strong> l'œuvre.<br />

Votre thèse, elle, ressortit davantage à l'histoire littéraire : René<br />

Ghil. Du symbolisme à la poésie cosmique paraît en 1962. Le suj<strong>et</strong><br />

n'était ni facile, ni surtout exaltant, vous en avertissez dès la première<br />

ligne : « Il est peu d'œuvres poétiques françaises dont<br />

l'abord soit aussi décourageant que celle <strong>de</strong> René Ghil ». On ne<br />

peut pas dire que vous appâtiez votre lecteur ! Pourtant, dès le


Réception <strong>de</strong> M. Robert Frickx 9<br />

début, vous lui découvrez un large panorama sur l'époque symboliste<br />

<strong>et</strong> ses principaux acteurs, avant d'étudier la considérable<br />

influence <strong>de</strong> ce poète aujourd'hui délaissé. On <strong>de</strong>vait c<strong>et</strong> hommage<br />

à celui qui, avant Moréas, a donné la première définition écrite du<br />

mot symbole. Vous m<strong>et</strong>tez en évi<strong>de</strong>nce l'importance capitale du<br />

Traité du Verbe, où l'auteur proposait une solution à la question <strong>de</strong><br />

la correspondance entre les arts <strong>et</strong>, plus encore, soulignait le lien<br />

possible entre l'art <strong>et</strong> la science. Singulier poète au <strong>de</strong>meurant, qui<br />

se fon<strong>de</strong> sur les travaux <strong>de</strong> Helmholtz <strong>et</strong> sur le positivisme, <strong>et</strong> que<br />

sa foi dans les progrès <strong>de</strong> la science fera rompre avec un symbolisme<br />

trop entaché d'idéalisme pour prôner la force <strong>de</strong> la matière.<br />

Ce qu'il nommait L 'œuvre, c'est-à-dire sa poésie personnelle, se<br />

bâtira sur ces dogmes — pas pour son bien. Vous parlerez vousmême<br />

un jour, tout en conservant votre admiration pour le théoricien,<br />

d'« une œuvre dont la prétention n'a d'égal que le ridicule ».<br />

Votre thèse faisait du moins sa juste part à celui qui, fou pour les<br />

uns, génial selon les autres, avait connu un temps une gloire comparable<br />

à celle <strong>de</strong> Mallarmé. Avec elle se confirmait votre double<br />

aptitu<strong>de</strong> à l'histoire littéraire <strong>et</strong> à l'explication <strong>de</strong> textes.<br />

Votre tribut payé aux exigences universitaires, vous revenez à<br />

vos auteurs <strong>de</strong> prédilection, <strong>et</strong> d'abord à Gérard <strong>de</strong> Nerval. Vous<br />

l'abor<strong>de</strong>z pour commencer — qui s'en étonnera ? — par le biais<br />

d'une biographie : Un Prince d'Aquitaine ou la Vie tragique <strong>de</strong><br />

Gérard <strong>de</strong> Nerval, qui voit le jour en 1965. C<strong>et</strong>te vie, vous la r<strong>et</strong>racez<br />

pas à pas, vérifiant au passage chaque allégation, chaque hypothèse<br />

<strong>de</strong> vos prédécesseurs, attentif à situer l'homme dans son<br />

temps, dans son originalité propre, à baliser l'itinéraire halluciné<br />

qui le mènera, par une nuit glaciale, à échapper à ses tourments en<br />

se pendant au croisillon d'une grille <strong>de</strong> la rue <strong>de</strong> la Vieille-Lanterne.<br />

Comme pour Rimbaud, vous enquêtez sur les racines du mal,<br />

convaincu que l'éthylisme du poète n'était pas la cause <strong>de</strong> sa<br />

névrose, mais une manière <strong>de</strong> lutter contre un traumatisme qui<br />

trouvait son origine dans la première enfance. Vous vous risquez<br />

même, <strong>et</strong> le lecteur s'en inquiète un peu, à interroger <strong>de</strong>s textes<br />

dont nul n'ignore le fabuleux <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> transposition, pour y relever<br />

<strong>de</strong>s faits autobiographiques. Métho<strong>de</strong> redoutable, qui a donné lieu<br />

à bien <strong>de</strong>s excès, mais qu'heureusement vous maintenez le plus<br />

souvent sous contrôle <strong>et</strong> dans les limites du raisonnable.<br />

Vous attendrez vingt ans avant <strong>de</strong> donner, en 1987, ce que vous


10 Raymond Trousson<br />

nommez une Suite nervalienne, quatre essais où vous diversifiez<br />

suj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> métho<strong>de</strong>s. Comme vous n'êtes pas <strong>de</strong> ceux qui pratiquent<br />

la critique hagiographique, vous n'hésitez pas à disséquer sans pitié<br />

un théâtre dont vous montrez la pauvr<strong>et</strong>é d'invention, I'inféodation<br />

aux modèles, l'imitation <strong>de</strong> Hugo, <strong>de</strong> Nodier, <strong>de</strong> Mérimée. Ce n'est<br />

pas dénigrement, mais dissection d'une création qui s'enlise ici<br />

dans l'impuissance. Puis, dénicheur <strong>et</strong> analyste, vous faites voir<br />

comment l'écrivain tire parti, dans Octavie, d'une banale anecdote<br />

<strong>de</strong> voyage, puis encore, délaissant c<strong>et</strong>te fois le positivisme <strong>de</strong>s<br />

sources <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'histoire littéraire, vous développez un parallèle soutenu<br />

entre Aurélia <strong>et</strong> les Cahiers d'André Walter <strong>de</strong> Gi<strong>de</strong>, éclairant<br />

les œuvres l'une par l'autre. Un important chapitre enfin fait le<br />

point sur les rapports, toujours indémontrés, entre Nerval <strong>et</strong> la<br />

Franc-Maçonnerie. A vous lire, on apprécie mieux, Monsieur, ce<br />

que la longue fréquentation d'un auteur <strong>et</strong> une sympathie qui n'exclut<br />

pas une luci<strong>de</strong> acribie apportent à l'éclairage <strong>et</strong> à la compréhension<br />

<strong>de</strong> textes difficiles, que <strong>de</strong>s gloses savantes <strong>et</strong> aventureuses<br />

ont parfois contribué à obscurcir encore.<br />

Vous avez une tendresse, Monsieur, pour ceux que Joseph Prudhomme<br />

eût appelés <strong>de</strong>s fous ou <strong>de</strong>s détraqués : après Rimbaud,<br />

après Nerval, vous voilà en 1973 sur la piste <strong>de</strong> Lautréamont. Ici<br />

encore, vous n'ignorez rien <strong>de</strong> ce qui s'est dit avant vous, faits,<br />

fatras <strong>et</strong> légen<strong>de</strong>s. Vous choisissez, vous, <strong>de</strong> vous en tenir au<br />

démontré, au soli<strong>de</strong> : votre critique a les pieds sur terre. Comme<br />

dans le cas <strong>de</strong> Rimbaud, vous croyez à l'importance déterminante<br />

<strong>de</strong>s années <strong>de</strong> formation <strong>de</strong> la personnalité : dis moi qui tu es, je<br />

t'expliquerai ce que tu écris. Mais qu'est-ce qui a marqué l'enfance<br />

<strong>de</strong> l'auteur <strong>de</strong>s Chants <strong>de</strong> Maldoror ? La découverte <strong>de</strong> sa naissance<br />

non désirée ? Les kafkéennes années <strong>de</strong> collège ? Allez<br />

savoir, quand les documents font silence. Reste que vous envisagez<br />

l'œuvre comme la thérapeutique compensatoire <strong>de</strong>stinée à faire<br />

échapper son créateur à l'auto<strong>de</strong>struction. Plus que d'une révolte<br />

— en vérité bien littérairement thématisée —, ne serait-elle pas la<br />

confession d'un adolescent névrosé, tandis que les Poésies, signées,<br />

elles, Isidore Ducasse <strong>et</strong> non du pseudonyme <strong>de</strong> Lautréamont,<br />

seraient la tentative ultime d'un cerveau mala<strong>de</strong> pour oblitérer le<br />

passé traumatisant par l'adoption d'une éthique sécurisante ? En<br />

face <strong>de</strong> ceux qui tiennent les mythes pour explicatifs <strong>et</strong> les légen<strong>de</strong>s<br />

pour <strong>de</strong>s démonstrations <strong>et</strong> croient volontiers l'œuvre d'autant


Réception <strong>de</strong> M. Robert Frickx 11<br />

plus noble que ses origines sont mystérieuses, vous posez les exigences<br />

<strong>de</strong>s faits. Vous jouez volontiers, Monsieur, les plumeurs<br />

d'archanges.<br />

Même s'ils ont votre préférence, les auteurs du siècle <strong>de</strong>rnier ne<br />

sont pas seuls à vous séduire, puisque vous proposiez, en 1974, un<br />

Ionesco fort bien venu, peut-être parce que son ironie s'apparente<br />

à celle qu'il vous arrive <strong>de</strong> pratiquer vous-même dans votre œuvre<br />

littéraire. Livre <strong>de</strong> professeur, dirais-je, soucieux d'abord d'expliquer<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> faire comprendre une œuvre qui, voici quarante ans, était<br />

d'avant-gar<strong>de</strong>. Analyse méthodique <strong>de</strong>s pièces, étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s moyens<br />

d'expression, du langage, mais aussi — moins commune — étu<strong>de</strong><br />

du conteur, du romancier, du diariste du Journal en mi<strong>et</strong>tes. Fidèle<br />

à vos principes, vous allez <strong>de</strong> l'analyse à la synthèse, du morcellement<br />

chronologique à la restructuration cohérente <strong>de</strong> l'ensemble.<br />

De l'ordre donc, avant toute chose, car, pour le vrai critique, tout<br />

le reste — n'est-ce pas ? — est <strong>littérature</strong>.<br />

Comment auriez-vous pu, tant d'années durant, vous pencher sur<br />

tant <strong>et</strong> tant <strong>de</strong> poètes sans vous interroger sur la poésie ? En 1970,<br />

votre Introduction à la poésie française posait à son suj<strong>et</strong> d'éternelles<br />

<strong>et</strong> troublantes questions. Heureux temps où Molière pouvait<br />

dire, fut-ce en raillant : « Tout ce qui n'est pas vers est prose ».<br />

Depuis le romantisme, le symbolisme <strong>et</strong> le vers libre <strong>et</strong> le poème<br />

en prose, les définitions sont <strong>de</strong>venues moins aisées. Partisan du<br />

respect <strong>de</strong> la mesure, voire suspect d'une tendresse pour la difficulté<br />

vaincue, vous voulez au moins que, classique ou mo<strong>de</strong>rne, la<br />

poésie <strong>de</strong>meure « une façon particulière d'utiliser les mots » aux<br />

fins d'émouvoir <strong>et</strong> <strong>de</strong> suggérer. A entendre se lamenter sur le nombre<br />

croissant <strong>de</strong> poètes <strong>et</strong> celui, décroissant, <strong>de</strong>s amateurs <strong>de</strong> poésie,<br />

l'envie prend <strong>de</strong> passer une p<strong>et</strong>ite annonce ainsi conçue : poètes<br />

cherchent lecteurs. A quoi vous répon<strong>de</strong>z que les lecteurs se<br />

sont moins éloignés peut-être <strong>de</strong>s poètes, que les poètes ne se sont<br />

distanciés <strong>de</strong>s lecteurs, à mesure qu'ils interdisaient au profane<br />

l'accès du temple. Mallarmé ne disait-il pas en 1862 dans L'Art<br />

pour tous : « Un art, c'est-à-dire un mystère accessible à <strong>de</strong> rares<br />

individualités... O poètes, vous avez toujours été orgueilleux, <strong>de</strong>venez<br />

dédaigneux ». A force <strong>de</strong> dédaigner, pensez-vous, les voilà<br />

solitaires, <strong>et</strong> vous le montrez en esquissant le <strong>de</strong>venir poétique du<br />

Moyen Age à nos jours. Féru <strong>de</strong> poésie, vous n'en êtes pas l'amant<br />

aveugle, <strong>et</strong> vous contestez le mythe qui fait du poète un initié, un


12 Raymond Trousson<br />

<strong>de</strong>vin, un thaumaturge ou un voyant en faisant fi <strong>de</strong> l'artisan du<br />

langage <strong>et</strong> <strong>de</strong> la communication. Or — je vous cite —, « la mission<br />

<strong>de</strong> la poésie n'est pas <strong>de</strong> doubler la science, ni la philosophie ou<br />

la religion ; son rôle n'est pas d'inventer ce qui n'existe pas, mais<br />

<strong>de</strong> révéler ce qui existe. Elle est, dans c<strong>et</strong>te optique, une fin en soi,<br />

<strong>et</strong> non un moyen pour découvrir l'inconnaissable ».<br />

Voici qu'à parler <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres françaises, j'allais oublier les<br />

nôtres. C'est votre faute, Monsieur, qui nous donnez trop <strong>de</strong><br />

livres qu'on prend plaisir à lire. Ces l<strong>et</strong>tres nationales, vous les<br />

cultivez avec amour <strong>de</strong>puis votre jeunesse. En 1973, avec Jean<br />

Muno, qui avait pour la circonstance repris son nom véritable <strong>de</strong><br />

Robert Burniaux, vous avez donné, dans la célèbre collection<br />

«Que sais-je ? », une Littérature belge d'expression française où<br />

vous insistez, non certes sur leur absolue indépendance à l'égard<br />

<strong>de</strong> la France, mais au moins sur leurs caractères spécifiques, en<br />

montrant que naturalisme, symbolisme ou surréalisme ne sont pas<br />

chez nous exactement ce qu'ils sont outre-Quiévrain. Vous récidivez,<br />

c<strong>et</strong>te fois avec la complicité <strong>de</strong> Michel Joir<strong>et</strong>, en 1977, pour<br />

La Poésie française <strong>de</strong> Belgique <strong>de</strong> 1880 à nos jours, comme<br />

vous le ferez encore, trois ans plus tard, allié à Jean-Marie Klinkenberg,<br />

pour une Littérature française <strong>de</strong> Belgique, c<strong>et</strong>te fois<br />

une excellente anthologie thématique pourvue <strong>de</strong> questions <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

suj<strong>et</strong>s <strong>de</strong> <strong>de</strong>voirs. N'avez-vous pas aussi dirigé, encore avec Jean<br />

Muno, un collectif, publié au Québec en 1979, consacré à nos l<strong>et</strong>tres<br />

contemporaines ? Et je n'oublie pas votre colloque sur les<br />

Relations littéraires franco-belges <strong>de</strong> 1914 à 1940, ni le <strong>de</strong>rnier<br />

en date, organisé en octobre passé, à propos du Paysage urbain.<br />

Et je n'oublie pas enfin votre co direction <strong>de</strong>s trois — bientôt<br />

quatre — volumes du Ditionnaire <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres françaises <strong>de</strong> Belgique.<br />

Voilà encore, Monsieur, bien <strong>de</strong>s choses, <strong>et</strong> <strong>de</strong> qualité.<br />

Camille Lemonnier, sacré jadis par Ro<strong>de</strong>nbach Maréchal <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres<br />

belges, vous pincerait l'oreille en vous disant : Frickx, je suis<br />

content <strong>de</strong> vous.<br />

Reste, dans ce domaine, le gros ouvrage que publiait il y a <strong>de</strong>ux<br />

ans notre <strong>Académie</strong>, votre Franz Hellens ou le temps dépassé. Il<br />

fallait un courage certain <strong>et</strong> une patience <strong>de</strong> fourmi pour s'attaquer<br />

au soixante-dix volumes <strong>de</strong> celui qui fut le doyen <strong>de</strong> nos l<strong>et</strong>tres.<br />

Vous y <strong>de</strong>meurez, Monsieur, partisan d'une métho<strong>de</strong> éprouvée <strong>et</strong><br />

d'une démarche méthodique. Comme toujours, la vie d'abord, <strong>et</strong>


Réception <strong>de</strong> M. Robert Frickx 13<br />

vous avez su exploiter documents <strong>et</strong> témoignages, résoudre bien<br />

<strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites énigmes, puiser dans le volumineux Journal <strong>de</strong> Frédéric,<br />

encore inédit, pour r<strong>et</strong>racer c<strong>et</strong>te existence où subsistaient bien<br />

<strong>de</strong>s zones d'ombre. Vous abor<strong>de</strong>z ensuite les divers genres —<br />

romans <strong>et</strong> contes, poésie, théâtre, critique <strong>et</strong> essai —, avant <strong>de</strong> vous<br />

pencher sur une personnalité complexe, parfois contradictoire. Certains<br />

chapitres, comme ceux consacrés aux femmes, aux relations<br />

littéraires, à l'antisémitisme latent, aux positions politiques, montrent<br />

que chez vous sympathie n'exclut pas lucidité <strong>et</strong> objectivité :<br />

vous ne décevez pas, Monsieur, ceux qui vous lisent <strong>de</strong>puis quatre<br />

décennies.<br />

Mais le temps passe, <strong>et</strong> je vois qu'on n'en finit pas d'en finir<br />

avec vous. Car je n'ai évoqué encore qu'une face du Janus que<br />

vous êtes puisque, non content <strong>de</strong> pratiquer la critique <strong>et</strong> l'histoire<br />

littéraires, vous êtes aussi poète, romancier <strong>et</strong> nouvelliste <strong>et</strong> que<br />

chez vous, les austérités <strong>de</strong> la science n'ont pas éteint les flambées<br />

du créateur.<br />

Poète, on vous dira peut-être d'obédience classique : vous<br />

croyez à l'équilibre syntaxique, au mot juste, au vers rimé, à la<br />

mélodie <strong>et</strong> au rythme, à c<strong>et</strong> obstiné travail du vers qui fait du poète<br />

d'abord un orfèvre <strong>de</strong> la <strong>langue</strong>. Dès 1948, les Chansons <strong>de</strong>s jours<br />

inqui<strong>et</strong>s sont d'un adolescent marqué par l'expérience <strong>de</strong> la guerre,<br />

déchiré entre l'aspiration à l'amour <strong>et</strong> le dégoût <strong>de</strong>s turpitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

la vie. Dix ans plus tard, les Poèmes du temps <strong>et</strong> <strong>de</strong> la mort, plus<br />

mûrs, disent la hantise <strong>de</strong> l'écoulement du temps <strong>et</strong> — déjà —<br />

l'appréhension <strong>de</strong> la mort, qui n'est pas non plus absente, en 1965,<br />

<strong>de</strong> Patience <strong>de</strong> l'été, nourri cependant d'une sagesse apaisée <strong>et</strong><br />

fondé sur une métrique plus souple.<br />

En 1969, Un Royaume en Brabant vient à l'évocation d'un bonheur<br />

intime dans la province natale, <strong>et</strong> Topiques, en 1978, mêle<br />

poèmes en prose <strong>et</strong> rythmes <strong>de</strong> chansons dans une prosodie assouplie<br />

mais toujours subsiste — vous n'êtes pas, Monsieur, d'un<br />

naturel optimiste — la vieille angoisse <strong>de</strong>s len<strong>de</strong>mains qui ne<br />

seront pas :<br />

Mon cœur, il ne faut pas sommeiller un instant ;<br />

Je sens rô<strong>de</strong>r la mort à d'invisibles signes ;<br />

Tel, au p<strong>et</strong>it matin, se réveillera cygne<br />

Qui s'endormit hier, le cou<strong>de</strong> négligent.


14 Raymond Trousson<br />

L'<strong>Académie</strong>, hélas, ne peut vous conférer qu'une immortalité<br />

toute symbolique. Du moins serez-vous cygne, Monsieur, qui est<br />

un bien bel oiseau.<br />

Prosateur, j'aime rappeler que vous avez écrit <strong>de</strong> délicieux récits<br />

pour la jeunesse, comme La Boîte à musique, ou ce charmant Jeu<br />

du prince <strong>et</strong> du printemps, l'un <strong>et</strong> l'autre menés dans un climat <strong>de</strong><br />

fantaisie <strong>et</strong> <strong>de</strong> féerie. De c<strong>et</strong>te enfance, éprouviez-vous vous-même<br />

la nostalgie quand vous faisiez dire au prince : « Ce que j'ai perdu,<br />

c'est mon enfance. Et l'enfance ne se r<strong>et</strong>rouve pas. Je ne serai plus<br />

jamais un vrai poète. Plus jamais je ne ferai monter la mer dans<br />

ma chambre <strong>et</strong> danser la lune sur mon lit. Plus jamais... ». Mais si,<br />

Monsieur, puisque vous étiez toujours poète à cinquante ans <strong>et</strong> que<br />

chez vous, la poésie est bien autre chose que le produit <strong>de</strong> la crise<br />

d'originalité juvénile.<br />

En 1974, vous publiez La Courte paille, quinze nouvelles d'une<br />

gran<strong>de</strong> variété <strong>de</strong> registres, où une écriture n<strong>et</strong>te <strong>et</strong> dépouillée s'allie<br />

à la désinvolture, à un ton narquois, parfois à une certaine<br />

cruauté. J'y apprécie en particulier « La Parabole du papyromane »,<br />

l'histoire <strong>de</strong> ce jeune homme persécuté pour sa passion, jugée<br />

comme un vice honteux, <strong>de</strong> mâcher du papier, <strong>et</strong> qui ne connaîtra<br />

la paix qu'en acceptant le jeu <strong>de</strong> l'hypocrisie <strong>et</strong> <strong>de</strong> la dissimulation.<br />

Moralité salutaire qui dit avec une ironie un peu triste le drame <strong>de</strong><br />

la marginalité <strong>et</strong> <strong>de</strong> la différence. Mais vous vous situez aussi à michemin<br />

entre le rêve <strong>et</strong> le réel, dans la sensuelle évocation <strong>de</strong><br />

« Manuela », ou dans une ligne presque surréaliste, avec « Les allum<strong>et</strong>tes<br />

» ou « La tête coupée », quand vous ne pratiquez pas,<br />

comme dans « L'Invité ». un comique <strong>de</strong> l'absur<strong>de</strong> qui rappelle<br />

Ionesco. Avec le recueil <strong>de</strong> La Main passe, en 1988, à l'observation<br />

pénétrante se joignent c<strong>et</strong>te fois les séductions du fantastique<br />

<strong>et</strong> un art consommé <strong>de</strong> la chute inattendue.<br />

Vous êtes enfin romancier, <strong>de</strong>puis La Traque, en 1970. Vous y<br />

m<strong>et</strong>tez en scène un adolescent attardé, indécis, effrayé par la vie,<br />

sous la coupe <strong>de</strong> sa mère <strong>et</strong> d'une vieille maîtresse, un être vaincu<br />

d'avance, aliéné par vocation, velléitaire <strong>et</strong> rêveur, qui se regar<strong>de</strong><br />

vivre en fuyant le risque <strong>et</strong> l'aventure. Attachant à la fois <strong>et</strong><br />

navrant, inapte au bonheur, incapable d'action, votre personnage<br />

« pense au mal d'exister » <strong>et</strong> ne se sent heureux qu'« autant qu'on<br />

peut l'être quand on a l'impression qu'on ne le sera jamais ».<br />

Auriez-vous une prédilection pour les désespérés ? Pierre


Réception <strong>de</strong> M. Robert Frickx 15<br />

Lagnault, ce jeune professeur qui a un jour, sans raison apparente,<br />

déchargé son révolver sur ses élèves, réalise peut-être, après quarante<br />

ans d'enseignement, l'une <strong>de</strong> vos vieilles tentations, mais ce<br />

<strong>de</strong>uxième roman, Le Bon sommeil, est surtout une <strong>de</strong>scente dans les<br />

profon<strong>de</strong>urs à la recherche <strong>de</strong>s zones ombreuses, troubles, <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

pulsions inavouables. Où sont l'être normal <strong>et</strong> la limite entre lucidité<br />

<strong>et</strong> névrose ? Votre propos est ici servi par la construction <strong>et</strong><br />

l'écriture : le récit est tracé d'une seule coulée, sans chapitre ; la<br />

virgule remplace le point pour traduire la continuité d'un long<br />

monologue intérieur. Les personnalités se superposent, les expériences<br />

se confon<strong>de</strong>nt, l'analyste s'analyse : « Il y a chez tout être<br />

humain, concluez-vous, une chambre forte où on ne pénètre pas,<br />

même avec les fausses clés <strong>de</strong> la psychanalyse ».<br />

Vous y insistez d'ailleurs dans Tous feux éteints, paru en 1992,<br />

<strong>et</strong> le milieu même s'y prête, puisque vos personnages évoluent précisément<br />

dans un asile psychiatrique, chacun poursuivant ses fantasmes<br />

<strong>et</strong> vivant son délire. Marie avouera-t-elle enfin pourquoi<br />

elle a naguère tué son cousin ? Au milieu <strong>de</strong> ces êtres délabrés qui<br />

tâtonnent en aveugles à la recherche <strong>de</strong> leur mémoire, c'est comme<br />

une trame <strong>de</strong> roman policier qui se déroule, une plongée dans l'univers,<br />

non pas innocent, mais sulfureux, démoniaque, <strong>de</strong>s amours<br />

enfantines <strong>et</strong> <strong>de</strong>s déceptions d'adultes. Vous n'êtes pas gai, Monsieur,<br />

<strong>et</strong> votre humour est souvent corrosif <strong>et</strong> vos héros mala<strong>de</strong>s<br />

vous fournissent l'occasion d'une singulière réflexion sur ce que<br />

vous nommez la philosophie <strong>de</strong> l'AKWABON, autre manière d'envisager<br />

l'absur<strong>de</strong> : « Il me faut, en moyenne, explique un <strong>de</strong> vos<br />

personnages, graphomanc, trois jours pour lire un livre, trois cent<br />

soixante pour en écrire un. Quand j'écris un livre, je perds l'occasion<br />

d'en lire cent vingt autres. Comme j'ai publié jusqu'ici quelque<br />

trente volumes, c'est donc un total <strong>de</strong> trois mille six cents<br />

livres dont je n'ai pas tiré profit. Si les hommes <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tres réfléchissaient<br />

à la question, il est probable qu'ils n'écriraient plus. Dès<br />

lors, n'ayant plus rien à lire, je pourrais consacrer tout mon temps<br />

à écrire ». Imaginons un instant votre vœu réalisé. Je ne vous aurais<br />

pas lu, puisque j'aurais écrit, mais vous n'auriez pas écrit, puisque<br />

vous m'auriez lu... Où donc serions-nous, vous <strong>et</strong> moi, en ce<br />

moment précis, <strong>et</strong> comment bâtir <strong>de</strong>s académies pour <strong>de</strong>s gens<br />

comme nous ? Monsieur, votre cauchemar fait froid dans le dos.<br />

Abrégeons, voulez-vous ? Une bonne douzaine d'œuvres littérai-


16 Raymond Trousson<br />

res, une quinzaine d'ouvrages scientifiques <strong>et</strong> d'essais, une cinquantaine<br />

d'articles, <strong>de</strong>s activités multiples : votre parcours inspire<br />

un respect que vous témoignaient, il y a <strong>de</strong>ux ans, les amis <strong>et</strong> collègues<br />

qui vous offraient, pour votre soixante-cinquième anniversaire,<br />

un volume <strong>de</strong> mélanges. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> votre compétence, ils<br />

appréciaient aussi votre ténacité, votre enthousiasme toujours juvénile<br />

<strong>et</strong> votre mo<strong>de</strong>stie.<br />

Voici une <strong>de</strong>mi-heure, Monsieur, que je m'offre le malin plaisir<br />

<strong>de</strong> vous vouvoyer <strong>et</strong> <strong>de</strong> vous appeler « Monsieur ». J'arrête, car<br />

vous finiriez par nous croire fâchés. Mieux vaut reprendre, pour<br />

terminer, le ton <strong>de</strong> nos relations ordinaires : avec toute mon amitié,<br />

mon cher Robert, <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> tes confrères, bienvenue parmi nous !


Discours <strong>de</strong> M. Robert FRICKX<br />

J'avais, Monsieur, dans ma can<strong>de</strong>ur notoire, conçu l'audacieux<br />

proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> renoncer à ce lieu commun <strong>de</strong>s discours académiques, qui<br />

consiste à faire étalage d'humilité, en feignant <strong>de</strong> se sentir indigne<br />

<strong>de</strong> l'honneur qui vous échoit, alors que, secrètement, on pense que<br />

c<strong>et</strong> honneur s'est longtemps fait attendre.<br />

Que reste-t-il <strong>de</strong> ma résolution ? Rien — ou peu <strong>de</strong> chose. C'est<br />

que, Monsieur, j'ai quelque peine à me reconnaître dans le portrait<br />

flatteur que vous avez tracé <strong>de</strong> moi, <strong>et</strong> que, paradoxalement, vos<br />

éloges me font mieux mesurer ma p<strong>et</strong>itesse.<br />

Une fois <strong>de</strong> plus, vous avez déversé sur ma fragile personne,<br />

avec les flots <strong>de</strong> votre éloquence, la bienfaisante chaleur <strong>de</strong> votre<br />

amitié. De quoi faire, dans mon cœur, un bien bel arc-en-ciel. Vous<br />

êtes pour moi, Monsieur, une sorte <strong>de</strong> provi<strong>de</strong>nce. Prenant à<br />

rebours une fable antique illustrée par un tableau célèbre <strong>de</strong><br />

Lecomte <strong>de</strong> Nouy, je vous institue, dans mon for intérieur, mon<br />

porteur <strong>de</strong> bonnes nouvelles. C'est vous qui, il y a bien longtemps<br />

déjà, m'avez appris ma nomination en tant que chargé <strong>de</strong> cours à<br />

la V.U.B. ; vous encore qui m'avez averti que l'<strong>Académie</strong> acceptait<br />

<strong>de</strong> publier mon essai sur Hellens ; vous enfin qui m'avez annoncé<br />

que c<strong>et</strong>te même <strong>Académie</strong> avait décidé <strong>de</strong> m'accueillir en son sein.<br />

Que vous n'ayez joué, dans la plupart <strong>de</strong> ces occurrences, qu'un<br />

rôle d'annonciateur, je ne suis quand même pas assez naïf pour le<br />

croire.<br />

Il faut pourtant, au risque <strong>de</strong> vous décevoir, que je ramène à <strong>de</strong><br />

plus justes proportions les éloges que vous m'avez prodigués ; il y<br />

entre probablement c<strong>et</strong>te part d'indulgence que l'on professe à<br />

l'égard <strong>de</strong> ceux qu'on a beaucoup aidés à <strong>de</strong>venir eux-mêmes. Et<br />

sans doute ma paresse naturelle, ma passivité, mon sentiment <strong>de</strong> la<br />

vanité universelle avaient besoin <strong>de</strong> votre aiguillon. Mais, si j'ai<br />

beaucoup écrit, je ne m'y sens aucun mérite : c'est que, comme


18 Robert Frickx<br />

aurait dit Montaigne, je suis inapte à toute autre vacation ; le <strong>de</strong>stin<br />

m'a fait naître écrivain ; il eût pu faire <strong>de</strong> moi un meilleur jardinier.<br />

Mes chers Confrères, Mesdames, Messieurs,<br />

A l'étonnement d'être, hérité sans doute <strong>de</strong> quelques auteurs qui<br />

ont marqué mon adolescence, se joint aujourd'hui l'étonnement<br />

d'exister ; au plaisir d'écrire <strong>et</strong> <strong>de</strong> publier se superpose à présent<br />

la joie <strong>de</strong> voir ce plaisir sanctionné, reconnu comme un mérite.<br />

Une ombre, cependant, sur ce bonheur qui est le mien : c'est que<br />

mon travail <strong>de</strong> chercheur ait offusqué quelque peu mon œuvre <strong>de</strong><br />

poète <strong>et</strong> <strong>de</strong> romancier. Parce qu'il est l'aboutissement <strong>de</strong> recherches<br />

patientes <strong>et</strong> <strong>de</strong> lectures nombreuses, le produit d'une longue<br />

fréquentation avec un auteur <strong>et</strong> son œuvre, on n'est jamais totalement<br />

le père d'un essai ; alors que le récit, le poème sont, pour<br />

l'écrivain authentique, <strong>de</strong>s morceaux vivants <strong>de</strong> lui-même. Dans<br />

son discours <strong>de</strong> réception, prononcé il y a plus <strong>de</strong> vingt ans déjà,<br />

Roland Mortier déclarait, avec trop <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>stie :<br />

« La Philologie, même associée à Mercure (ce qui, reconnaissons-le,<br />

lui arrive rarement au sens courant du symbole), aura beau<br />

s'ingénier jusqu'à épuiser ses prestiges : elle ne peut rien <strong>de</strong> plus<br />

pour ses a<strong>de</strong>ptes, voués au rôle <strong>de</strong> serviteurs d'un art dont ils ne<br />

seront jamais les grands prêtres ».<br />

Ce n'est point que je me prenne pour un grand prêtre, loin <strong>de</strong><br />

là ; mais ceux d'entre vous qui écrivent parce que c'est pour eux<br />

une nécessité existentielle comprendront certainement que j'accor<strong>de</strong><br />

plus d'importance à mon œuvre <strong>de</strong> romancier — fût-elle<br />

médiocre — qu'à mon travail <strong>de</strong> chercheur. Mais laissons cela :<br />

entre l'historien <strong>et</strong> le poète, mes chers Confrères, il vous fallait<br />

choisir : on ne pouvait décemment m'octroyer <strong>de</strong>ux fauteuils — ni<br />

m'asseoir entre <strong>de</strong>ux chaises.<br />

Mes chers Confrères,<br />

Je me range d'autant plus volontiers à votre choix que le fauteuil<br />

que vous m'avez accordé est celui <strong>de</strong> Joseph Hanse. Pourtant,<br />

comment ne pas trembler <strong>de</strong>vant le périlleux honneur d'évoquer la<br />

mémoire d'une personnalité aussi célèbre ? Mais aussi dans le<br />

même temps, comment ne pas s'en réjouir ? Il y a les maîtres<br />

qu'on a eus, ceux qu'on a subis <strong>et</strong> ceux qu'on aurait voulu avoir.


Réception <strong>de</strong> M. Robert Frickx 19<br />

Parmi les premiers, je citerai Gustave Charlier, qui m'enseigna la<br />

rigueur <strong>et</strong> la précision <strong>et</strong> à qui je dois la publication <strong>de</strong> mon premier<br />

essai ; je préfère oublier les seconds ; mais, parmi les maîtres<br />

que j'aurais aimé avoir, figure certainement Joseph Hanse. Je<br />

reviendrai tout à l'heure sur les qualités du chercheur ; qu'il me<br />

soit permis, auparavant, d'évoquer brièvement l'homme.<br />

Nous avons maintes fois fait <strong>de</strong> conserve le traj<strong>et</strong> qui nous<br />

menait, en bus, <strong>de</strong> la place <strong>de</strong>s Archiducs au Palais <strong>de</strong>s <strong>Académie</strong>s.<br />

Toujours alerte, Hanse grimpait dans le 96 que je venais d'emprunter<br />

à l'arrêt précé<strong>de</strong>nt <strong>et</strong> venait s'asseoir en face <strong>de</strong> moi si la place<br />

était libre. Nous <strong>de</strong>visions <strong>de</strong> problèmes <strong>de</strong> grammaire ou <strong>de</strong> <strong>littérature</strong>,<br />

c'était selon. J'étais toujours frappé par son discours, à la<br />

fois clair <strong>et</strong> précis, luci<strong>de</strong> <strong>et</strong> compréhensif. Joseph Hanse avait la<br />

simplicité <strong>de</strong>s grands savants qui n'ont pas besoin <strong>de</strong> plastonner<br />

pour s'imposer aux autres. Il était affable <strong>et</strong> courtois, attentif aux<br />

arguments qu'on lui opposait, ferme dans ses réfutations.<br />

Beaucoup <strong>de</strong> choses nous rapprochaient. Et d'abord, notre admiration<br />

commune pour La légen<strong>de</strong> d'Ulenspiegel, que j'avais lue à<br />

l'âge <strong>de</strong> quinze ans, sur les instances <strong>de</strong> ma mère, dans l'édition<br />

Lacomblez <strong>de</strong> 1917. Ensuite, l'idée que si la <strong>langue</strong> définit une <strong>littérature</strong>,<br />

d'autres facteurs y concourent, <strong>et</strong> qu'en fonction <strong>de</strong> son<br />

passé culturel spécifique, la Belgique ne saurait être assimilée à<br />

une province française. Ce que Joseph Hanse a exprimé dans divers<br />

écrits <strong>et</strong> notamment dans un article publié, en 1946, par le bull<strong>et</strong>in<br />

<strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong> sous le titre Littérature, nation, <strong>langue</strong>. Je cite :<br />

« (...) la <strong>littérature</strong> française <strong>de</strong> Belgique n'a cessé d'être tributaire<br />

<strong>de</strong> la France, mais son histoire n 'a jamais été celle d'un département<br />

français. Elle n 'a pas toujours suivi avec la même curiosité,<br />

avec le même élan, le mouvement <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres françaises. Elle a eu<br />

à certains moments ses propres centres, ses propres foyers <strong>de</strong> rayonnement.<br />

ses propres affinités électives, ses propres fièvres. Tout cela<br />

ne peut être mis en évi<strong>de</strong>nce que dans une étu<strong>de</strong> particulière <strong>de</strong> la<br />

<strong>littérature</strong> française <strong>de</strong> Belgique <strong>et</strong> dans l'exposé <strong>de</strong>s relations entre<br />

la Belgique <strong>et</strong> la France ».<br />

Nous professions en outre le même respect pour la <strong>langue</strong> française,<br />

mais je reconnais qu'il était plus indulgent que moi à l'égard<br />

<strong>de</strong> certaines mo<strong>de</strong>s langagières que je condamnais avec vigueur :<br />

par exemple, l'emploi à'alternative dans le sens <strong>de</strong> solution ; ou la<br />

construction intransitive du verbe se rappeler ; ou encore le chan-


20 Robert Frickx<br />

gement <strong>de</strong> genre du mot espèce, dont les Français font actuellement<br />

un substantif masculin, disant sans vergogne : « un espèce <strong>de</strong><br />

type », « un espèce d'ouvrage », ce qui, je l'avoue, m'irrite profondément.<br />

Consultant sur ces trois points le Nouveau dictionnaire <strong>de</strong>s difficultés<br />

du français mo<strong>de</strong>rne dans l'édition <strong>de</strong> 1983, je constate avec<br />

étonnement que Joseph HANSE s'y montre plus sévère, à l'égard<br />

<strong>de</strong> ces différents phénomènes que lors <strong>de</strong> nos conversations familières.<br />

J'y lis effectivement :<br />

« Alternative. Un autre emploi, venu <strong>de</strong> l'anglais, est plus récent ;<br />

c'est celui à.'(alternative à qqch.), dans le sens <strong>de</strong> solution <strong>de</strong> remplacement.<br />

A éviter ».<br />

« Rappeler (se). Malgré la fréquence <strong>de</strong> la faute (...), il faut dire<br />

se rappeler qqch. <strong>et</strong> non (se rappeler <strong>de</strong>), calqué sur se souvenir <strong>de</strong><br />

qqch. »<br />

« Espèce, n.f., doit rester féminin dans une espèce <strong>de</strong> suivi d'un<br />

nom masculin (...) ».<br />

Que faut-il en conclure ? Que le grammairien se montrait plus<br />

radical dans ses écrits que dans la conversation intime ? Ou plutôt,<br />

qu'en vrai linguiste, considérant que c'est l'usage qui fait la règle,<br />

il prenait déjà ses distances, en 88 ou 89, avec un ouvrage qui est<br />

sans cesse à corriger, car rien n'évolue plus vite que la <strong>langue</strong>.<br />

Ce phénomène explique que Joseph Hanse n'a cessé <strong>de</strong> revoir<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> compléter ce merveilleux outil <strong>de</strong> travail qu'est le Dictionnaire.<br />

La première édition date <strong>de</strong> 1949, mais, <strong>de</strong>puis sa mise en<br />

chantier, en 1933, l'ouvrage avait déjà subi <strong>de</strong> très nombreux remaniements.<br />

De la version <strong>de</strong> 49 à celle <strong>de</strong> 83, la distance est, une<br />

fois encore, considérable. Les modifications apportées au volume<br />

dénotent la volonté du grammairien <strong>de</strong> ne laisser dans l'ombre<br />

aucun <strong>de</strong>s problèmes syntaxiques ou lexicologiques surgis dans la<br />

<strong>langue</strong> française <strong>de</strong>puis l'immédiat après-guerre. Elles illustrent<br />

aussi une qualité du chercheur que nous r<strong>et</strong>rouvons dans tous ses<br />

ouvrages : son souci <strong>de</strong> l'exactitu<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> la précision, son besoin<br />

d'être aussi compl<strong>et</strong> que possible, sans toutefois verser dans Vabstraction<br />

<strong>de</strong> quintessence, comme disait Rabelais, sans accumuler<br />

les cas d'espèce, sans alourdir la liste <strong>de</strong>s emplois occasionnels ou<br />

particuliers.<br />

Toutefois, le succès mérité <strong>de</strong> c<strong>et</strong> important ouvrage, ponctué<br />

notamment par un savoureux passage <strong>de</strong> son auteur sur les écrans


Réception <strong>de</strong> M. Robert Frickx 21<br />

<strong>de</strong> la télévision française, ne doit pas faire oublier les mérites <strong>de</strong><br />

l'historien, qui sont énormes, eux aussi. Comment, en eff<strong>et</strong>, ne pas<br />

rester confondu <strong>de</strong>vant une production aussi importante, <strong>de</strong>vant une<br />

carrière aussi pleine, aussi prestigieuse ? Comment ne pas être gêné<br />

<strong>de</strong> ne pouvoir en r<strong>et</strong>racer ici que <strong>de</strong>s aspects fragmentaires ? Dans<br />

la préface qu'il rédigea pour les Etu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>littérature</strong> française <strong>de</strong><br />

Belgique offertes à Joseph Hanse pour son 75 e anniversaire, Marcel<br />

Thiry constatait déjà :<br />

« (...) il me paraîtrait indiqué, aujourd'hui, <strong>de</strong> m 'attacher à faire<br />

voir l'œuvre, <strong>et</strong> l'auteur à travers elle. Mais ... Toute l'œuvre ? La<br />

place me manquerait, <strong>et</strong> assurément la capacité ».<br />

Encore plus limité que Thiry, à la fois sur le plan <strong>de</strong>s contraintes<br />

horaires <strong>et</strong> sur celui <strong>de</strong>s dons naturels, je me vois confronté au<br />

même problème : obligé <strong>de</strong> n'évoquer la vie <strong>et</strong> l'œuvre <strong>de</strong> Joseph<br />

Hanse qu'à larges traits <strong>et</strong> <strong>de</strong> sacrifier, faute <strong>de</strong> temps, <strong>de</strong>s aspects<br />

importants <strong>de</strong> sa carrière.<br />

Il faudrait <strong>de</strong>s heures, en eff<strong>et</strong>, pour r<strong>et</strong>racer le parcours accompli<br />

par Hanse, <strong>de</strong>puis la naissance à Floreffe, le 5 octobre 1902, sur<br />

c<strong>et</strong>te place du Vieux Moulin où ses parents tiennent une épicerie,<br />

jusqu'à l'hommage fervent qui lui fut rendu, le 24 juin 1978, à<br />

l'occasion <strong>de</strong> son soixante-quinzième anniversaire, dans une salle<br />

<strong>de</strong> lecture <strong>de</strong> la Bibliothèque Albert I er . On aimerait évoquer longuement<br />

c<strong>et</strong>te enfance rurale <strong>et</strong> sereine, l'école primaire, les étu<strong>de</strong>s<br />

au p<strong>et</strong>it séminaire <strong>de</strong> Floreffe, puis au Collège Notre-Dame <strong>de</strong> la<br />

Paix, à Namur. En 1920, Hanse entame, à l'Université <strong>de</strong> Louvain,<br />

<strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Philosophie <strong>et</strong> L<strong>et</strong>tres ; cinq ans plus tard, il y conquiert,<br />

avec la plus gran<strong>de</strong> distinction, le titre <strong>de</strong> docteur. En 1926,<br />

ex-aequo avec Gustave Vanwelkenhuyzen, lauréat du Concours<br />

universitaire ; en 1927, sa thèse sur De Coster — j'y reviendrai<br />

dans un moment — est couronnée par l'<strong>Académie</strong> qui la publie<br />

l'année suivante. C'est au lycée d'Alost que Joseph Hanse débute,<br />

dès 1926, une longue carrière <strong>de</strong> pédagogue. De 1933 à 1944, il<br />

prodigue son enseignement aux rhétoriciens <strong>de</strong> l'Athénée royal <strong>de</strong><br />

Bruxelles. En 1944, il est nommé préf<strong>et</strong> <strong>de</strong> l'Athénée d'Ixelles,<br />

mais, au moment d'y prendre ses fonctions, il est appelé par l'Université<br />

<strong>de</strong> Louvain pour y enseigner l'analyse textuelle, la grammaire<br />

française, l'histoire <strong>de</strong> la <strong>littérature</strong> française <strong>de</strong> Belgique.<br />

Hanse, désormais, va pouvoir donner la pleine mesure <strong>de</strong> ses dons.


22 Robert Frickx<br />

Les publications se succè<strong>de</strong>nt, les honneurs <strong>et</strong> les distinctions pieuvent<br />

sur la tête <strong>de</strong> ce pédagogue respecté, <strong>de</strong> ce chercheur méticuleux,<br />

<strong>de</strong> ce polémiste redoutable. Car si je faisais, plus haut, allusion<br />

à l'indulgence, à la bonhomie <strong>de</strong> Joseph Hanse, il ne faudrait<br />

pas oublier néanmoins qu'il faisait passer l'amour <strong>de</strong> la vérité<br />

avant les politesses <strong>de</strong> salon <strong>et</strong> les hypocrisies <strong>de</strong> la vie mondaine.<br />

On en trouve un exemple caractéristique dans les réserves qu'il formula,<br />

à l'égard <strong>de</strong> l'œuvre d'Henri Liebrecht, quand il lui succéda,<br />

le 13 octobre 1956, au sein <strong>de</strong> notre <strong>Académie</strong>.<br />

Deux ans plus tard, il dirige, avec Gustave Charlier, la monumentale<br />

Histoire illustrée <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres françaises <strong>de</strong> Belgique. Il<br />

prend une part active dans les querelles linguistiques qui secouent<br />

l'Université <strong>de</strong> Louvain dans les années 60, siégeant notamment<br />

dans la commission <strong>de</strong>s « dix sages », instituée par le pouvoir organisateur<br />

pour essayer <strong>de</strong> trouver une solution pacifique aux problèmes<br />

qui se posaient alors.<br />

En 1965, Hanse fon<strong>de</strong>, avec Alain Guillermou, la Fédération du<br />

français universel. Deux ans plus tard, il <strong>de</strong>vient le Prési<strong>de</strong>nt du<br />

Conseil international <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> française. Mais il n'est pas plus<br />

possible <strong>de</strong> fournir le relevé compl<strong>et</strong> <strong>de</strong> ses charges <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses missions<br />

que <strong>de</strong> dresser la liste exhaustive <strong>de</strong> ses publications. Contentons-nous,<br />

pour terminer ce cursus honorum, <strong>de</strong> signaler encore<br />

que Joseph Hanse fut, avec Carlo Bronne <strong>et</strong> Herman Liebaers, à<br />

l'origine <strong>de</strong> la création du Musée <strong>de</strong> la Littérature, dont on ne dira<br />

jamais assez quel apport considérable il constitue à la connaissance<br />

<strong>de</strong> notre patrimoine culturel.<br />

En 1978, la bibliographie <strong>de</strong>s Etu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>littérature</strong> française <strong>de</strong><br />

Belgique offertes à Joseph Hanse pour son 75 e anniversaire recensait<br />

onze volumes <strong>et</strong> cent vingt <strong>et</strong> un articles ; <strong>et</strong> l'œuvre du grand<br />

chercheur était loin d'être achevée. Si, parmi ces ouvrages, la moitié<br />

environ traitent <strong>de</strong> problèmes grammaticaux, l'autre moitié,<br />

dans sa quasi totalité, concerne les écrivains français <strong>de</strong> Belgique.<br />

Hanse prolongeait ainsi une entreprise qu'il avait commencée en<br />

1925, avec la rédaction <strong>de</strong> son livre sur De Coster.<br />

Mais, avant <strong>de</strong> quitter le domaine <strong>de</strong> la grammaire, il convient<br />

encore <strong>de</strong> faire allusion aux exploits cynégétiques <strong>de</strong> notre chercheur.<br />

Rassurez-vous, âmes sensibles ou spectateurs fidèles du Jardin<br />

extraordinaire : il ne s'agit, en l'occurence, que d'une chasse<br />

linguistique, celle aux belgicismes, qu'il entreprend en 1971, avec


Réception <strong>de</strong> M. Robert Frickx 23<br />

l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> notre collègue Albert Doppagne <strong>et</strong> <strong>de</strong> M mc Bourgeois-Gielen.<br />

Ce p<strong>et</strong>it livre connu un tel succès qu'il fut suivi, trois ans plus<br />

tard, par un <strong>de</strong>uxième : Nouvelle chasse aux belgicismes. Chasse<br />

peu meurtrière, il est vrai, puisque les auteurs laissent la vie sauve<br />

à beaucoup <strong>de</strong> leurs proies : septante, nonante, aub<strong>et</strong>te, pistol<strong>et</strong>,<br />

drève, minerval. On les sent même pleins <strong>de</strong> tendresse à l'égard<br />

<strong>de</strong> certaines expressions qu'ils condamnent : guindaille, taiseux,<br />

veaux <strong>de</strong> mars, voire spitant ou jou<strong>et</strong>te.<br />

Mais il est temps <strong>de</strong> quitter le grammairien pour abor<strong>de</strong>r l'historien<br />

<strong>de</strong> la <strong>littérature</strong>. Il fallait un sacré courage en 1925 pour déci<strong>de</strong>r,<br />

malgré les réticences <strong>de</strong> ses professeurs, <strong>de</strong> consacrer une<br />

thèse à l'auteur d'Ulenspiegel. C'est que De Coster était loin d'être<br />

considéré, dans les milieux universitaires, comme l'écrivain puissant<br />

<strong>et</strong> original que l'on célèbre aujourd'hui. En 1912, dans son<br />

essai sur La culture française en Belgique, Maurice Wilmotte avait<br />

écrit à propos <strong>de</strong> La légen<strong>de</strong> d'Ulenspiegel qu'elle «n'est qu'un<br />

ingénieux rapiéçage d'anecdotes prises dans une vieille fable germanique<br />

<strong>et</strong> d'épiso<strong>de</strong>s qu'a fournis l'histoire nationale ; mais la<br />

suture est apparente <strong>et</strong> l'unité du livre, à peu près nulle » (p. 317).<br />

Déjà Francis Naut<strong>et</strong>, auteur, en 1892, d'une Histoire <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres<br />

belges d'expression française, avait été sévère pour l'œuvre ; trente<br />

ans plus tard, au moment même où Hanse se m<strong>et</strong>tait au travail,<br />

Paul Hamélius, dans son Introduction à la <strong>littérature</strong> française <strong>et</strong><br />

flaman<strong>de</strong> <strong>de</strong> Belgique ', déplorait encore le manque d'unité <strong>de</strong> l'ouvrage.<br />

Il fallait donc toute l'audace, mais aussi toute la ferveur,<br />

toute la lucidité <strong>de</strong> Joseph Hanse pour prendre le contre-pied <strong>de</strong>s<br />

idées reçues <strong>et</strong> démontrer la profon<strong>de</strong> originalité <strong>de</strong> la Légen<strong>de</strong>.<br />

Réédité il y a quatre ans par les soins <strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong>, son livre n'a<br />

pas pris une ri<strong>de</strong>.<br />

On y trouve en germe toutes les qualités du futur historien <strong>de</strong><br />

nos l<strong>et</strong>tres. Et tout d'abord la probité intellectuelle, le souci permanent<br />

<strong>de</strong> l'objectivité scientifique : Hanse ne se leurre pas sur la<br />

valeur réelle <strong>de</strong>s autres œuvres <strong>de</strong> l'écrivain, il ne tente pas <strong>de</strong> nous<br />

faire prendre <strong>de</strong>s vessies pour <strong>de</strong>s lanternes. Ensuite, sa propension<br />

pour la critique <strong>de</strong> genèse : le meilleur chapitre <strong>de</strong> son ouvrage est<br />

sans conteste celui qu'il consacre aux sources <strong>de</strong> la Légen<strong>de</strong>. Il est<br />

1. Bruxelles, Office <strong>de</strong> publicité, 1921, p. 209.


24 Robert Frickx<br />

notamment le premier à étudier méthodiquement les emprunts que<br />

fait De Coster, tant sur le plan linguistique que sur le plan événementiel,<br />

à L'histoire <strong>de</strong> Pays-Bas d'Emmanuel Van M<strong>et</strong>eren. C'est<br />

dans c<strong>et</strong> important chapitre du livre que se manifeste également<br />

une autre fac<strong>et</strong>te caractéristique du talent <strong>de</strong> Joseph Hanse : sa<br />

verve <strong>de</strong> polémiste. On connaît la querelle qui l'opposera, en 1933,<br />

à l'<strong>Académie</strong> française, à propos <strong>de</strong> la Grammaire que celle-ci<br />

venait <strong>de</strong> faire paraître ; intitulé Le bilan d'une grammaire, l'article<br />

qu'il publia à c<strong>et</strong>te occasion contribua beaucoup à sa réputation <strong>de</strong><br />

linguiste <strong>et</strong> lui valut notamment les félicitations <strong>de</strong> Ferdinand Brunot.<br />

Ici, c'est Paul Hamélius, professeur à l'Université <strong>de</strong> Liège,<br />

qui fait les frais <strong>de</strong> sa pugnacité. Avec c<strong>et</strong>te ferm<strong>et</strong>é polie qui le<br />

caractérise déjà, le jeune homme explore un article du maître<br />

publié en 1908 dans La Belgique artistique <strong>et</strong> littéraire <strong>et</strong> réduit à<br />

néant les théories <strong>de</strong> celui-ci concernant les sources germaniques<br />

d'Ulenspiegel.<br />

D'autres aspects <strong>de</strong> l'ouvrage méritent d'être soulignés. Hanse<br />

montre bien, par exemple, comment l'œuvre <strong>de</strong> De Coster fut à<br />

l'origine d'une vision réductrice, anamorphotique, <strong>de</strong> la Flandre.<br />

Mais, dans sa négation d'une Flandre sensuelle, « pays coloré <strong>de</strong>s<br />

bacchanales, <strong>de</strong>s hauts faits <strong>de</strong> gueule <strong>et</strong> <strong>de</strong>s débauches nues »<br />

(p. 267), Hanse exagère le côté mystique, mélancolique <strong>et</strong> résigné<br />

<strong>de</strong> ce peuple, je cite — « placi<strong>de</strong>ment rêveu(r) <strong>et</strong> triste » (p. 267).<br />

C<strong>et</strong>te opposition simpliste connaîtra la fortune que l'on sait ;<br />

comme dit un <strong>de</strong> mes collègues : « Les Flamands sont comme tous<br />

les hommes, mystiques le jour <strong>et</strong> sensuels la nuit ».<br />

Dès c<strong>et</strong>te époque, Hanse plai<strong>de</strong> en faveur d'une édition critique<br />

d'Ulenspiegel ; ce <strong>de</strong>ssein, il ne pourra le réaliser qu'en 1966, quatre<br />

ans après nous avoir donné une remarquable édition <strong>de</strong>s Poésies<br />

complètes <strong>de</strong> Maurice Ma<strong>et</strong>erlinck. Suivra, en 1990, celle <strong>de</strong>s<br />

Légen<strong>de</strong>s flaman<strong>de</strong>s. Quant à l'édition critique <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong><br />

Verhaeren, actuellement en chantier, c'est à Joseph Hanse qu'on en<br />

doit l'initiative ; ce proj<strong>et</strong> remonte en eff<strong>et</strong> à l'année 1955, date à<br />

laquelle il publie un article intitulé : Pour une édition critique <strong>de</strong><br />

Verhaeren <strong>et</strong> commence, avec l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> Michel Otten <strong>et</strong> <strong>de</strong>s étudiants<br />

<strong>de</strong> l'Université <strong>de</strong> Louvain, ce gigantesque travail <strong>de</strong> collationnement.<br />

La réédition récente, sous le titre <strong>de</strong> Naissance d'une <strong>littérature</strong>,


Réception <strong>de</strong> M. Robert Frickx 25<br />

<strong>de</strong>s principaux articles <strong>de</strong> Joseph Hanse 2 , perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> prendre l'aune<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre à peu d'autres secon<strong>de</strong>, tant par son importance sur<br />

le plan scientifique que par son ton très personnel. Chercheur<br />

scrupuleux, Hanse ne se départit jamais <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te lucidité qui<br />

l'amène parfois à <strong>de</strong>s jugements sévères. Mais, qu'il rem<strong>et</strong>te Pirmez<br />

à sa juste place, qu'il évoque La gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> Charles De Coster<br />

<strong>et</strong> son exclusion <strong>de</strong> la <strong>littérature</strong> française, qu'il r<strong>et</strong>race les<br />

débuts littéraires <strong>de</strong> Maurice Ma<strong>et</strong>erlinck ou La genèse <strong>de</strong> « L'intruse<br />

», c'est partout la même alacrité, la même intelligence, le<br />

même sens <strong>de</strong> la formule exacte, d'où l'ironie n'est pas toujours<br />

absente. Evoquant, dans un article intitulé Du romantisme au naturalisme<br />

<strong>et</strong> au symbolisme, certain poème patriotique <strong>de</strong> Louis<br />

Hymans, où l'auteur compare la Belgique à un vaisseau, Joseph<br />

Hanse écrit : « Il n'est pas inutile <strong>de</strong> préciser que le poète n'évoque<br />

pas notre marine marchan<strong>de</strong> mais, à travers le vieux cliché du vaisseau<br />

<strong>de</strong> l'Etat, ce qu'il appelle « les fruits divins <strong>de</strong> l'ordre <strong>et</strong> du<br />

travail » dans les diverses activités nationales. Et le critique d'ajouter<br />

: « Ce ne sont, hélas ! ni ses premières ni ses <strong>de</strong>rnières tentatives<br />

<strong>de</strong> faire violence à une Muse tricolore ou <strong>de</strong> chercher en vain<br />

son souffle ou son envol dans l'histoire nationale», (p. 41).<br />

Dans Charles De Coster <strong>et</strong> Félicien Rops, Hanse caractérise en<br />

ces termes son auteur <strong>de</strong> prédilection : « Tendre, nerveux, instable,<br />

agité, influençable, capricieux, facilement excessif, tantôt crédule,<br />

tantôt méfiant <strong>et</strong> soupçonneux, impulsif, avec <strong>de</strong>s élans d'enthousiasme<br />

ou <strong>de</strong>s crises <strong>de</strong> découragement, installé dans l'imagerie<br />

plutôt que dans la réalité, il se sent désaxé, incompris, il souffre<br />

(...)». (p. 106). De telles énumérations sont fréquentes dans la<br />

prose du chercheur, <strong>et</strong> quand on les relit attentivement, on constate<br />

qu'aucun <strong>de</strong>s termes utilisés n'est superflu ni approximatif. Faut-il<br />

ajouter encore que le grammairien est l'adjuvant précieux <strong>de</strong> l'historien<br />

littéraire <strong>et</strong> qu'il assure aux analyses <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier une précision,<br />

une rigueur qu'on ne trouve pas souvent dans les tentatives<br />

du même genre. C<strong>et</strong>te complicité fait notamment merveille dans<br />

l'examen critique <strong>de</strong>s variantes relevées dans l'œuvre d'Emile<br />

Verhaeren.<br />

« Il ne se déplaît à mourir qu'à ceux qui n'ont pas vécu », disait<br />

2. Bruxelles, Labor, Coll. «Archives du futeur », 1992.


26 Robert Frickx<br />

à peu près Montaigne, que je cite ici <strong>de</strong> mémoire. La vie <strong>de</strong> Joseph<br />

Hanse fut d'une richesse que beaucoup lui envient <strong>et</strong> qui excuse en<br />

partie les lacunes <strong>de</strong> mon discours. Quoi qu'il en soit, le cœur y<br />

était. Je me souviendrai toujours — coïnci<strong>de</strong>nce troublante — que<br />

c'est Joseph Hanse qui, le premier, fit allusion à mon élection possible<br />

: « J'espère que vous serez un jour <strong>de</strong>s nôtres », me dit-il en<br />

pénétrant dans ce Palais. Je lui répondis, avec d'autant plus <strong>de</strong><br />

légèr<strong>et</strong>é que je n'y croyais pas : « Vous savez, je ne souhaite la<br />

mort <strong>de</strong> personne, surtout pas d'un immortel ». C'était en 1988 ou<br />

en 1989.<br />

Hanse <strong>de</strong>vait s'éteindre dans sa maison <strong>de</strong> Watermael-Boitsfort<br />

le 7 novembre 1992. Lui qui avait été, jusqu'en 1990, un <strong>de</strong>s membres<br />

les plus assidus <strong>de</strong> notre <strong>Académie</strong>, lui disait définitivement<br />

adieu. Je suis malheureusement convaincu, Mesdames, Messieurs,<br />

que la seule appartenance à votre illustre assemblée ne confère pas<br />

nécessairement la gloire <strong>et</strong> la pérennité. Il suffit, pour s'en rendre<br />

compte, <strong>de</strong> relire la liste <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> 1920 à nos jours, exercice<br />

salutaire que je recomman<strong>de</strong> à tous ceux qui brigueraient déjà mon<br />

fauteuil. Toutefois, je suis persuadé que le nom <strong>de</strong> Joseph Hanse<br />

restera, pour les philologues à venir, celui d'un « honnête<br />

homme », d'un maître exemplaire, <strong>et</strong>, puisse-t-il me pardonner ce<br />

néologisme a la mo<strong>de</strong>, d'une chercheur... « incontournable ».


Réception <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon<br />

Monsieur,<br />

Discours <strong>de</strong> M. Jacques-Gérard LINZE<br />

Vous n'y échapperez pas, non plus que vos amis venus assister<br />

à votre réception en laquelle je me réjouis <strong>de</strong> jouer en quelque<br />

sorte le rôle <strong>de</strong> parrain. Vous n'échapperez pas à mon goût <strong>de</strong>s<br />

évocations du passé.<br />

C'était il y a un quart <strong>de</strong> siècle. A l'occasion d'une vague<br />

«journée du livre », je participais à une séance <strong>de</strong> signature dans<br />

l'immense salle <strong>de</strong>s pas perdus <strong>de</strong> la maison communale d'un faubourg<br />

bruxellois. Je trouvais le temps long, je l'avoue, <strong>de</strong>rrière<br />

trois ou quatre piles <strong>de</strong> volumes. <strong>Nos</strong> confrères alentour, visiblement,<br />

s'ennuyaient aussi, sauf Maurice Carême dont l'éventaire<br />

avait attiré quelques garçonn<strong>et</strong>s, seuls visiteurs <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te foire. Tout<br />

à coup j'ai vu venir à moi <strong>de</strong>ux hommes <strong>et</strong> une femme. Ils allaient<br />

d'un pas résolu, un peu comme ces héros d'une série télévisée<br />

anglaise bien connue, John Steed, Miss Pur<strong>de</strong>y <strong>et</strong> Gambit, quand<br />

ils se dirigent vers la caméra au début <strong>de</strong> chaque épiso<strong>de</strong>.<br />

C'étaient, avec vous que je ne connaissais pas encore, votre toujours<br />

souriante épouse <strong>et</strong> l'un <strong>de</strong> vos amis, qui allait <strong>de</strong>venir l'un<br />

<strong>de</strong>s miens <strong>et</strong> surtout l'un <strong>de</strong>s critiques importants <strong>de</strong> notre pays,<br />

romancier, auteur dramatique, collaborateur <strong>de</strong>s pages culturelles<br />

du Soir. Il s'agit bien entendu <strong>de</strong> Jacques De Decker que je remercie<br />

d'avoir provoqué notre première rencontre.<br />

Quelques jours plus tard, vous m'avez envoyé l'un <strong>de</strong> vos<br />

recueils, L'ombre du Prince. Je l'ai dévoré. J'avais cru, jusqu'alors,<br />

bien connaître la jeune poésie belge. En fait, j'en avais une idée<br />

qui, pour n'être pas fausse, allait bientôt m'apparaître imprécise.<br />

En eff<strong>et</strong>, en ce temps où déjà la plupart <strong>de</strong> nos poètes visaient à<br />

con<strong>de</strong>nser au maximum l'expression <strong>de</strong> leurs idées <strong>et</strong> <strong>de</strong> leurs émo-


28 Jacques-Gérard Linze<br />

tions, préférant à la somptuosité ou à l'épaisseur bien charnue du<br />

discours la pur<strong>et</strong>é <strong>de</strong> cristal d'un fil<strong>et</strong> d'eau, d'une cascatelle, vous,<br />

vous creusiez profondément le large lit d'un fleuve chargé <strong>de</strong><br />

limon, d'herbes <strong>et</strong> <strong>de</strong> branches, voire d'arbres arrachés à ses berges.<br />

Je me laissais tour à tour bercer puis secouer par ce courant<br />

tantôt majestueux, tantôt véhément, toujours impérial. Les sensations<br />

que j'éprouvais étaient toutes neuves <strong>et</strong>, par exemple, j'étais<br />

subjugué quand je lisais :<br />

Le grand le merveilleux amour déplie ses paupières <strong>de</strong> savon<br />

O le silence <strong>de</strong>s yeux<br />

La vague marine là-bas dresse <strong>de</strong>s reins <strong>de</strong> marbre bleu...<br />

Avec une belle fidélité vous m'avez ensuite fait l'hommage <strong>de</strong><br />

vos autres recueils <strong>et</strong> celui, tout aussi précieux, <strong>de</strong> votre amitié.<br />

Vous savez combien j'y suis sensible.<br />

*<br />

* *<br />

Vous avez vu le jour le 13 septembre 1940 à Bruxelles, où vous<br />

avez vécu votre enfance. Vos plus anciens souvenirs sont <strong>de</strong>s images<br />

<strong>de</strong> guerre : un aviateur canadien <strong>de</strong>scend criblé <strong>de</strong> balles sous<br />

son parachute, à quelques mètres <strong>de</strong> votre balcon ; une bombe<br />

volante s'arrête au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> chez vous avant <strong>de</strong> tomber <strong>et</strong> détruire<br />

<strong>de</strong>s immeubles proches ; <strong>de</strong>s vagues <strong>de</strong> bombardiers vont vers la<br />

Rhénanie. Est-ce à ces dramatiques épiso<strong>de</strong>s que vous <strong>de</strong>vez votre<br />

intérêt pour l'histoire militaire, intérêt si puissant que vous êtes<br />

<strong>de</strong>venu incollable en la matière ? C<strong>et</strong>te inclination n'exclut pas que<br />

vous ayez horreur <strong>de</strong> la violence, en dépit <strong>de</strong> votre caractère<br />

pugnace <strong>et</strong> obstiné, dans le plus pur style Fort-Chabrol.<br />

Enfant, adolescent, prisonnier d'un mon<strong>de</strong> pourtant ouvert à<br />

votre exploration, comme la suite <strong>de</strong> votre vie l'a prouvé, vous<br />

vous abandonniez volontiers à la rêverie. De plus vous aviez<br />

découvert la musique <strong>et</strong> vous vous essayiez à la peinture. Mais,<br />

surtout, vous commenciez <strong>de</strong> vous adonner à la lecture avec un bel<br />

appétit : Fenimore Cooper <strong>et</strong> Malraux vous marquaient déjà.<br />

L'aventure, toujours l'aventure : <strong>de</strong> là sans doute, plus tard, votre<br />

goût pour le roman policier, le roman noir, le roman d'anticipation.<br />

Un jour, vous vous êtes imposé, encore très jeune, d'escala<strong>de</strong>r<br />

la rocaille d'une grotte dédiée à Notre-Dame <strong>de</strong> Lour<strong>de</strong>s. Vous


Réception <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon 29<br />

étiez suj<strong>et</strong> au vertige <strong>et</strong> vouliez triompher <strong>de</strong> celui-ci, c'est-à-dire<br />

<strong>de</strong> vous-même. Aujourd'hui, passionné d'alpinisme, vous vous êtes<br />

fait un beau palmarès avec les ascensions du Grand Paradis, <strong>de</strong> la<br />

Dent Blanche, du Mont Rose, <strong>et</strong> j'en passe.<br />

Déjà en possession d'un diplôme d'instituteur vous vous êtes<br />

inscrit à l'Université <strong>de</strong> Bruxelles où vous avez conquis la licence<br />

en philologie romane. Mais vous étiez attiré par bien d'autres connaissances<br />

encore : outre l'histoire militaire, que j'ai citée, la sociologie<br />

<strong>de</strong>s peuples primitifs, l'histoire <strong>de</strong> l'art <strong>et</strong> celle <strong>de</strong>s religions<br />

ont été les obj<strong>et</strong>s <strong>de</strong> votre attention.<br />

Dans les mêmes années soixante, vous parcourez le mon<strong>de</strong>. On<br />

vous voit en Egypte, au Zaïre <strong>et</strong> en Ouganda, au Rwanda, au<br />

Burundi puis à Hong-Kong, au Laos, au Cambodge <strong>et</strong> au Népal.<br />

Ces régions ont peuplé votre mémoire d'images hautes en couleur<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> parfums exotiques dont vous mêlerez bientôt les charmes à<br />

la pâte <strong>de</strong> votre œuvre puisque vos premiers ouvrages, jusqu'à<br />

R<strong>et</strong>our à Tawani qui a paru en 1983, sont habités <strong>de</strong>s souvenirs <strong>de</strong><br />

vos périples. Comme l'a écrit Robert Frickx : « Tout un merveilleux<br />

païen surgit avec une efflorescence pareille à celle <strong>de</strong>s forêts<br />

tropicales ».<br />

Celle qui est <strong>de</strong>venue votre femme en 1964, votre inspiratrice<br />

<strong>et</strong> la mère <strong>de</strong> vos <strong>de</strong>ux fils, Ferry, a été elle aussi une gran<strong>de</strong> voyageuse.<br />

Née en Afrique centrale, revenue en Belgique, elle est partie<br />

ensuite enseigner le français en Australie. Elle est collagiste <strong>et</strong> a<br />

illustré nombre <strong>de</strong> vos livres. On r<strong>et</strong>iendra surtout que sans elle, à<br />

vous entendre, vous n'auriez pas entrepris d'écrire. C'est elle,<br />

déclarez-vous encore, qui vous a donné votre langage poétique.<br />

Comme vous, Ferry pratique l'escala<strong>de</strong>, <strong>et</strong> vous lui <strong>de</strong>vez <strong>de</strong> ce<br />

fait la terrible émotion que vous avez éprouvée en 1990 lorsqu'elle<br />

a fait une chute qui aurait pu être mortelle. Soit dit en passant, vos<br />

<strong>de</strong>ux fils ont suivi votre exemple <strong>et</strong> comptent aujourd'hui parmi les<br />

meilleurs grimpeurs <strong>de</strong> notre pays.<br />

Mais je dois revenir sur mes pas. Vous proj<strong>et</strong>iez <strong>de</strong> vous consacrer<br />

à la philologie. Par ses détours, votre itinéraire vous a conduit<br />

à l'enseignement. Pendant vingt-sept ans, vous avez exercé votre<br />

profession à l'Athénée Fernand Blum <strong>de</strong> Schaerbeck où vos élèves<br />

vous ont décerné quelques surnoms tels que « John Wayne »,<br />

« l'Ascenseur <strong>de</strong>s débats » ou « Notre philosophe ». Et, durant ces<br />

<strong>de</strong>rnières années, vous avez donné le cours d'histoire <strong>de</strong>s littératu-


30 Jacques-Gérard Linze<br />

res au Conservatoire royal <strong>de</strong> Bruxelles. Vous avez si bien joué<br />

votre rôle <strong>de</strong> « maître », comme on disait autrefois, que plusieurs<br />

vocations d'écrivains se sont éveillées parmi vos élèves. Vous en<br />

êtes fier à juste titre, <strong>et</strong> vous songez souvent à l'un d'eux qui, forte<br />

tête à l'école, vend aujourd'hui <strong>de</strong>s légumes après avoir été paracommando<br />

: s'il écrit <strong>de</strong>s poèmes c'est, selon vos propres ternies,<br />

uniquement « pour la joie », vu qu'il n'ambitionne nullement <strong>de</strong> les<br />

publier quelque jour.<br />

*<br />

• *<br />

Puisque c'est en poésie que vous avez fait vos débuts littéraires,<br />

c'est du poète que vous êtes que je parlerai d'abord.<br />

Vos premières pages ont été publiées au début <strong>de</strong>s années<br />

soixante par Marginales, excellente revue que dirigeait notre grand<br />

aîné <strong>et</strong> ami Albert Ayguesparse. Vous vous étiez adressé à lui sur<br />

le conseil <strong>de</strong> Jacques De Decker <strong>et</strong> il vous avait encouragé. Trois<br />

personnes, dont votre femme, ont donc infléchi le cours <strong>de</strong> votre<br />

<strong>de</strong>stin, à vous qui n'aviez pas imaginé d'abord que votre vie pût<br />

être bientôt gouvernée par une fécon<strong>de</strong> fièvre créatrice.<br />

Comme Albert Ayguesparse, qui vous connaît bien, j'ai souvent<br />

souligné que si toute poésie est chant, elle est chez vous un long<br />

chant d'amour sans cesse repris, toujours différent mais lancé<br />

d'une même voix vibrante, la vôtre. Vous adressez vos recueils à<br />

Ferry, <strong>et</strong> vos dédicaces sont éloquentes. Je n'en cite que <strong>de</strong>ux, <strong>et</strong><br />

d'abord celle <strong>de</strong> L'ombre du Prince :<br />

à Ferry pour qu 'elle me pardonne <strong>de</strong> passer à ses côtés avec<br />

c<strong>et</strong>te plaie <strong>de</strong> vivre <strong>et</strong> d'être né <strong>et</strong> mourir pour elle serait seul hommage<br />

à sa merveille.<br />

Et voici celle <strong>de</strong> La guerre sainte :<br />

à Ferry<br />

qui m 'a pris la vie me l'a donnée<br />

folle <strong>et</strong> sage comme un diamant qui<br />

me préserve seule <strong>de</strong> sa resplendissante<br />

force du jour <strong>de</strong> sang.<br />

De telles inscriptions sont en soi d'émouvants fragments poétiques.<br />

Du reste, comme toute votre œuvre, loin <strong>de</strong> tenter la gageure<br />

<strong>de</strong> dire beaucoup avec aussi peu <strong>de</strong> syllabes que possible, elles sont


Réception <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon 31<br />

exaltation <strong>de</strong> la <strong>langue</strong>, <strong>de</strong>s mots qui vivent en elle <strong>et</strong> tour à tour<br />

nous tourmentent <strong>et</strong> nous ravissent.<br />

Votre œuvre compte aujourd'hui plus <strong>de</strong> trente ouvrages. Avec<br />

les premiers d'entre eux, en sept années, vous avez donné le ton,<br />

un ton très personnel, marqué par vos expériences <strong>et</strong> découvertes<br />

<strong>de</strong> grand voyageur. La guerre sainte allait vous valoir en 1977 le<br />

grand Prix triennal <strong>de</strong> poésie du gouvernement, <strong>et</strong> vous n'aviez que<br />

trente-sept ans ! Mais vous n'êtes pas homme à vous figer dans une<br />

certaine pratique <strong>de</strong> l'écriture : tout en restant fidèle à votre élan<br />

initial, vous n'avez pas résisté aux forces qui régissent votre <strong>de</strong>venir<br />

d'écrivain. Vous ne changez <strong>de</strong> timbre, pourtant, dans aucun<br />

<strong>de</strong>s nouveaux recueils que vous publiez. Mais votre commerce<br />

amoureux avec les mots vous donne <strong>de</strong> l'audace. Désormais ces<br />

mots ne sont plus seulement vôtres parce que vous les partagez<br />

avec <strong>de</strong>s millions d'autres personnes, mais aussi parce que vous<br />

possé<strong>de</strong>z la <strong>langue</strong> comme une maîtresse <strong>et</strong> la dominez comme une<br />

servante. Vous osez, avec une belle autorité, la violer pour lui faire<br />

<strong>de</strong>s enfants, non comme le premier venu qui, ignorant <strong>et</strong> désinvolte,<br />

la malmènerait, mais comme un homme qui, en seigneur, la<br />

plie aux exigences <strong>de</strong> son discours. Ne dites-vous pas, dans L'ombre<br />

du Prince : «... ta vie adoreuse ta vie hébéteuse ta vie lamenteuse<br />

ta vie agoneuse ta vie trépaneuse... » ? Voilà quelle sorte <strong>de</strong><br />

valeur ajoutée vous offrez à ce français que, nous le savons <strong>de</strong><br />

reste, vous respectez, hors les licences dites poétiques, en l'enrichissant<br />

<strong>de</strong> vocables que nous ne verrons sans doute jamais en<br />

quelque dictionnaire, mais qui prennent sens <strong>et</strong> saveur juste le<br />

temps d'un vers !<br />

Certains poètes combinent joliment les mots. Ce qu'ils nous<br />

disent ressemble à du vent. Une brise peut être agréable mais elle<br />

ne laisse rien <strong>de</strong>rrière elle, qu'un souvenir, ce qui n'est déjà pas<br />

mal. Vous, nous venons <strong>de</strong> le saisir, vous pressez le langage, le torturez<br />

un peu, en agencez <strong>et</strong> réagencez les éléments pour en extraire<br />

la quintessence, pour lui faire tout dire, au-<strong>de</strong>là même <strong>de</strong>s consécrations<br />

lexicales. Beaucoup <strong>de</strong> vos pages m'ont touché d'inoubliable<br />

façon, comme telle évocation d'un drame familial. Je vous cite,<br />

je cite L'ombre du Prince :<br />

Le r<strong>et</strong>our l'autre hiver <strong>de</strong> notre enfant mala<strong>de</strong> par<br />

l immensité d'une plaine grise <strong>et</strong> froi<strong>de</strong> <strong>et</strong> couturée les<br />

pas n 'y pesaient mais l'ombre d'un seul corbeau clopinant


32 Jacques-Gérard Linze<br />

dans la lumière avec le regard jaune <strong>de</strong>s fiévreux qui<br />

s'en vont passer la rampe <strong>et</strong> parleront pour l'éternité<br />

<strong>de</strong>rrière nos portes la geste lente à la douleur <strong>de</strong>scellée.<br />

Vous ajoutez un peu plus loin :<br />

Et maintenant sur le chemin du r<strong>et</strong>our<br />

Les tigres les serpents les hommes jungle ou désert que sais-je<br />

Vers ces terres inconnues mon r<strong>et</strong>our<br />

Une brassée <strong>de</strong> feuilles mortes griffonnées à la hâte.<br />

Que peuvent valoir les lignes qu'on écrit quand on a un enfant<br />

mala<strong>de</strong> ? Griffonnages hâtifs, dites-vous. Belle humilité pour qui<br />

sait créer, à partir <strong>de</strong> feuilles mortes, <strong>de</strong>s poèmes aussi justes <strong>et</strong><br />

aussi émouvants que les vôtres !<br />

On a pu croire qu'avec La barrière blanche, en 1974, vous<br />

optiez pour un phrasé moins complexe, scandé par la brièv<strong>et</strong>é <strong>de</strong><br />

ses éléments. Cependant votre éloquence ne s'accommo<strong>de</strong> que par<br />

moments d'une telle économie. Voilà prononcé le mot éloquence.<br />

Eloquent vous êtes, on dirait <strong>de</strong> naissance. Il ne vous suffit pas <strong>de</strong><br />

parler, il vous faut parler bien, <strong>et</strong> <strong>de</strong>nse, <strong>et</strong> beau. Si les mots valent<br />

avant tout, chez vous, pour leur signification, vous en faites vos<br />

complices quand ils s'imposent à vous pour leurs connotations, leur<br />

sonorité. Vous êtes chez vous au pays du verbe <strong>et</strong> du poème.<br />

Même si vous écrivez librement, la rime <strong>et</strong> l'assonance peuvent<br />

être vos alliées, soutenant l'esprit <strong>de</strong> votre texte, jalonnant celui-ci,<br />

<strong>et</strong> l'on penserait qu'elles sont, rime <strong>et</strong> assonance, <strong>de</strong> ces bornes que<br />

posent <strong>de</strong>s États ou <strong>de</strong>s propriétaires terriens pour délimiter leurs<br />

territoires. Vos territoires à vous, ce sont les pages blanches sur lesquelles<br />

vous ajoutez votre <strong>littérature</strong> personnelle à toute celle que<br />

vous connaissez bien puisque vous l'enseignez avec le succès que<br />

l'on sait.<br />

En 1975, vous publiez donc La guerre sainte, recueil à première<br />

vue proche <strong>de</strong>s précé<strong>de</strong>nts, mais dont une lecture attentive vous<br />

révèle peut-être plus extraverti. Vos poèmes, ici, m'ont tellement<br />

impressionné que, souffrez que je parle à nouveau <strong>de</strong> moi, je n'ai<br />

pu résister à l'envie d'en écrire un pastiche, par jeu mais non sans<br />

crainte <strong>de</strong> vous blesser. Vous avez le sens <strong>de</strong> l'humour <strong>et</strong> vous en<br />

m'en avez pas tenu rigueur.<br />

Au vrai, ces poèmes-là, les vôtres, plus que <strong>de</strong>s ruminations,<br />

même splendi<strong>de</strong>ment inspirées, ressemblent à <strong>de</strong>s séquences <strong>de</strong>


Réception <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon 33<br />

film cinématographique. Jacques De Decker, encore lui, n'a-t-il pas<br />

écrit : « La poésie <strong>de</strong> Crickillon est roman. Un long roman inachevable,<br />

qui ne ponctue pas plus ses phrases que ses phases, qui se<br />

déploie à l'infini <strong>de</strong> la mémoire <strong>et</strong> <strong>de</strong> la <strong>langue</strong>, s'achemine à dos<br />

<strong>de</strong> mots <strong>et</strong> <strong>de</strong> remords (...) vers un silence qui lui échappe comme<br />

l'horizon à la caravane » ? André Doms, pour sa part, allait préciser<br />

que ce décor ne doit pas nous faire entendre « une théâtralité<br />

artificielle dont vous êtes bien éloigné... » Et je cite à nouveau De<br />

Decker pour ajouter que c<strong>et</strong>te poésie « véhicule un récit, une<br />

légen<strong>de</strong> engloutie qui est avant toute chose la chronique d'une passion<br />

».<br />

Puis-je vous redire, non pas mon trop facile pastiche, mais quelques-uns<br />

<strong>de</strong>s vers, les vôtres, qui me l'ont inspiré ?<br />

Elle marche dans les rues lumineuses <strong>de</strong> Surfers Paradise<br />

Elle déguste <strong>de</strong>s ice creams multicolores perchée sur le<br />

haut tabour<strong>et</strong> nickelé d'un comptoir <strong>de</strong> Surfers Paradise<br />

Elle offre au soleil son corps nu sur la plage <strong>de</strong> rires<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> vagues <strong>et</strong> d'hommes nus dans l'écume <strong>de</strong> Surfers<br />

Paradise...<br />

Une telle musique, Monsieur, n'appartient qu'à vous. Il arrive<br />

toutefois, à coup sûr sans que vous l'ayez cherché, que quelques<br />

lignes nous rappellent <strong>de</strong> grands aînés. Je vous cite encore :<br />

Je t'aime pour la prison pour la gar<strong>de</strong> pour la peur<br />

Je t'aime pour la solitu<strong>de</strong><br />

Pour les places désertes les rues vi<strong>de</strong>s les portes noires<br />

Pour les lumières inutiles<br />

Pour chaque disparu...<br />

Ce fragment nous fait penser à Robert Desnos ou Paul Éluard,<br />

non que vous répétiez ce qu'ils ont écrit avant vous, mais parce<br />

que vous êtes ici, à leurs côtés, au somm<strong>et</strong> <strong>de</strong> l'expression poétique.<br />

Du reste, quand on vous interroge sur vos inclinations littéraires,<br />

vous citez le Nouveau Roman <strong>et</strong> Robbe-Grill<strong>et</strong>, Butor, Sarraute,<br />

Simon, Duras, <strong>de</strong>s Forêts <strong>et</strong> Cayrol ; vous nommez aussi Sartre,<br />

Gracq, Durrell, Kafka, Faulkner, Dostoïevski, Balzac, Hugo,<br />

Rilke, Trakl, Desnos, Omar Khayam, Saadi, ainsi que d'autres<br />

grands poètes, qu'ils soient persans du XIII e siècle ou chinois. Et<br />

aujourd'hui on sait votre vénération pour Djalal al-Din Rumi, Clau<strong>de</strong>l,<br />

Go<strong>et</strong>he, la Bible <strong>et</strong> le Mahabharata. Vous aimez aussi les<br />

para<strong>littérature</strong>s : romans policiers ou <strong>de</strong> science-fiction entre autres.


34 Jacques-Gérard Linze<br />

Vos admirations se sont révélées dans vos étu<strong>de</strong>s critiques <strong>et</strong> recensions...<br />

11 fut un temps où vous lisiez en boulimique : plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

cents livres par an. Ne nous étonnons donc pas <strong>de</strong> vous voir, nanti<br />

d'une telle culture, membre <strong>de</strong> nombreux jurys ou appelé par Jeanine<br />

Moulin à participer aux travaux du comité <strong>de</strong> sélection <strong>de</strong>s<br />

Midis <strong>de</strong> la poésie.<br />

On aime tant vos poèmes, Monsieur, que l'on se laisse entraîner<br />

à en parler d'abondance. J'ai du reste toujours professé qu'une<br />

seule page <strong>de</strong> bonne <strong>littérature</strong> peut justifier dix, vingt, cent pages<br />

<strong>de</strong> commentaires. Ainsi j'éprouve un si vif plaisir à revivre mes<br />

premiers éblouissements que je m'y attar<strong>de</strong> plus qu'il ne sied. Je<br />

bavar<strong>de</strong>, bavar<strong>de</strong>, <strong>et</strong> pour un peu j'en oublierais vos œuvres en<br />

prose, car vous avez opté parfois, souvent, pour la prose, une prose<br />

poétique il est vrai, avec Régions insoumises <strong>et</strong> Région interdite en<br />

1978. Dans Région interdite ce sont <strong>de</strong>s «éclairs <strong>de</strong> mémoire»,<br />

vous me l'avez écrit. Des tableaux, en somme, <strong>de</strong>s scènes dont l'on<br />

ne saura pas toujours si elles ont été vécues ou rêvées. Il n'empêche<br />

que l'on pressent la venue du romancier <strong>et</strong> du nouvelliste dont<br />

les livres paraîtront à partir <strong>de</strong> 1980. Mais Colonie <strong>de</strong> la mémoire,<br />

en 1979, est encore fait <strong>de</strong> proses, <strong>de</strong> vers <strong>et</strong> <strong>de</strong> vers<strong>et</strong>s alternés.<br />

On peut croire c<strong>et</strong> ouvrage nourri <strong>de</strong> vos souvenirs <strong>et</strong>, notamment,<br />

<strong>de</strong> souvenirs <strong>de</strong> voyages. Vous en avez dit vous-même : « Sorte<br />

d'aboutissement d'une écriture poétique commencée en 1968.<br />

Comme si les thèmes <strong>et</strong> les langages avaient convergé, s'étaient<br />

rejoints pour ce livre où tout est réel, je veux dire qu 'il n 'est pas<br />

une <strong>de</strong> ces régions mythiques (...) où je n 'aie vécu, que ces femmes<br />

(...) ne sont jamais que <strong>de</strong>s figures d'une unique passion, que tout<br />

ce qui a traversé mon être <strong>et</strong> y a laissé une empreinte a resurgi<br />

comme organisé par la peur, la nostalgie, le vouloir-vivre... »<br />

Votre titre Colonie <strong>de</strong> la mémoire, Monsieur, ne l'indique-t-il pas ?<br />

« Livre inachevé, livre <strong>de</strong> l'impossible communication, <strong>de</strong> l'ambiguïté<br />

» (je cite Gaspard Hons), Colonie <strong>de</strong> la mémoire possè<strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te particularité d'offrir au lecteur <strong>de</strong>s clefs pour l'intelligence <strong>de</strong><br />

vos autres écrits, même si, comme le dit la notice en quatrième <strong>de</strong><br />

couverture, la vérité, chez vous, « est une chausse-trape » <strong>et</strong><br />

« l'aveu un gu<strong>et</strong>-apens ». Alain Bosqu<strong>et</strong>, qui a qualifié votre écriture<br />

<strong>de</strong> « rhétorique folle <strong>et</strong> superbe », a aussi parlé <strong>de</strong> voyages <strong>de</strong><br />

formation philosophique <strong>et</strong> <strong>de</strong> prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong> l'écriture au<br />

fur <strong>et</strong> à mesure qu'elle s'articule. Quiconque a lu vos autres


Réception <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon 35<br />

recueils est ici, malgré son dépaysement, comme en pays <strong>de</strong> connaissance<br />

avec l'araignée <strong>de</strong>s sables, Hukala, la Barrière blanche,<br />

Coronada...<br />

C<strong>et</strong>te fois, c'est le Palmier d'Or que vous remportez au Festival<br />

<strong>de</strong> la Francophonie <strong>de</strong> Nice. Nous sommes en 1979. C<strong>et</strong>te année-là<br />

paraissaient les poèmes d'Approche <strong>de</strong> Tao. Sont encore venus <strong>de</strong>s<br />

volumes où se côtoyait proses <strong>et</strong> poèmes : Nuit la neige, R<strong>et</strong>our à<br />

Tawani, dont j'ai noté en son temps que vous y faisiez intervenir<br />

simultanément le lyrique, le tragique <strong>et</strong> l'épique, puis il y a eu les<br />

récits-poèmes <strong>de</strong> L'Indien <strong>de</strong> la Gare du Nord, Grand Paradis,<br />

Sphère, <strong>et</strong> les belles pages <strong>de</strong> Neuf royaumes, <strong>de</strong> Vi<strong>de</strong> <strong>et</strong> voyageur,<br />

où alternent vers <strong>et</strong> prose <strong>de</strong> type narratif.<br />

Ce mois-ci, les actives <strong>et</strong> sympathiques éditions <strong>de</strong> « L'arbre à<br />

paroles » publient votre O<strong>de</strong> à Lorna Lherne, un ensemble <strong>de</strong> poèmes<br />

<strong>de</strong> toute beauté, je puis le dire moi qui ai eu le privilège <strong>de</strong><br />

le lire avant impression. Comme à chacun <strong>de</strong> vos recueils, vous<br />

réussissez à vous renouveler tout en restant égal à vous-même, <strong>de</strong><br />

la même façon que Lorna Lherne nous apparaît comme un nouvel<br />

avatar <strong>de</strong> votre interlocutrice <strong>de</strong> toujours.<br />

Une fois <strong>de</strong> plus, vous prouvez qu'il n'est pas besoin <strong>de</strong> mots<br />

rares pour écrire une poésie d'une rare qualité. Les sept vers que<br />

voici, extraits <strong>de</strong> ce recueil, en témoignent :<br />

Quand le pèlerin<br />

Comme l'oiseau voyageur s'étanche à l'étang secr<strong>et</strong>.<br />

Comme le louv<strong>et</strong>eau s'émerveille d'une solitu<strong>de</strong> blanche,<br />

Quand le pèlerin arrive au monastère,<br />

Comme le flot <strong>de</strong>s colombes se noie dans l'azur,<br />

Comme le fleuve sans âge à sa source médite,<br />

Quand le pèlerin arrive au monastère <strong>de</strong> la montagne <strong>de</strong> sa vie.<br />

*<br />

* *<br />

Vous avez dit <strong>de</strong> votre enfance qu'elle est le moteur premier <strong>de</strong><br />

votre écriture, <strong>et</strong> vous ajoutiez : «je n'ai jamais écrit que contre<br />

mon enfance — que je déteste, que j'abhorre — <strong>et</strong> pour la r<strong>et</strong>rouver,<br />

la rach<strong>et</strong>er peut-être, conscient du caractère contradictoire <strong>et</strong><br />

désespéré <strong>de</strong> l'entreprise ». Et, en eff<strong>et</strong>, vous alliez rejoindre toute<br />

votre jeunesse, pour ensuite vous adresser à celle <strong>de</strong>s autres. Vous<br />

adoptiez le pseudonyme <strong>de</strong> Frank Paradis, allusion transparente à


36 Jacques-Gérard Linze<br />

ce parc national <strong>de</strong>s Alpes italiennes où, randonneur infatigable,<br />

vous êtes souvent r<strong>et</strong>ourné avec les vôtres, comme pour vous<br />

replonger dans une sorte <strong>de</strong> bonheur. Vous publiez d'abord Les<br />

oreilles-coquillages, délicieux ensemble <strong>de</strong> poèmes pour enfants<br />

dont votre art <strong>et</strong> votre intuition <strong>de</strong>s goûts <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its font <strong>de</strong>s modèles,<br />

parfois dans le genre « comptine ». Mais rien <strong>de</strong> simpliste, rien<br />

<strong>de</strong> trop simplistement puéril en ces pages. Puis-je rappeler le début<br />

<strong>de</strong> la pièce intitulée La constellation du tigre ? Nous lisons :<br />

Les chevaux sont dans la lune.<br />

Ou dans la mer qui joue avec leur crinière.<br />

Tout le mon<strong>de</strong> sait ça.<br />

Et que les généraux ont à la place du cœur un cim<strong>et</strong>ière.<br />

Que les flics adorent les enfants, que l'école est nécessaire.<br />

Frank Paradis, encore, votre alter ego, évoque d'émouvante<br />

façon quelques-uns <strong>de</strong> vos souvenirs dans le remarquable Enfant<br />

avec cravate <strong>et</strong> peintures <strong>de</strong> guerre avant <strong>de</strong> nous donner, sous le<br />

titre <strong>de</strong> Contes <strong>de</strong> la plume <strong>et</strong> du papier, <strong>de</strong>s récits dont vous<br />

m'avez écrit qu'ils sont « du sourire <strong>et</strong> <strong>de</strong> la pitié, pour les enfants,<br />

les enfants que nous fûmes <strong>et</strong> <strong>de</strong>meurons ».<br />

*<br />

* *<br />

Je reviens en arrière pour parler d'autres aspects <strong>de</strong> votre œuvre<br />

en prose, <strong>et</strong> d'abord <strong>de</strong> vos essais.<br />

Vous nous avez offert, en 1970, L'œuvre romanesque d'Albert<br />

Ayguesparse, étu<strong>de</strong> attentive, lumineuse, <strong>de</strong>s proses que la poésie<br />

du même auteur, à vrai dire admirable, peut avoir occultées. En<br />

1977, vous publiiez André Miguel, approche luci<strong>de</strong> <strong>et</strong> fraternelle<br />

d'un poète qui représente à merveille <strong>et</strong> notre temps <strong>et</strong> nos l<strong>et</strong>tres.<br />

Ces <strong>de</strong>ux ouvrages ne pouvaient surprendre ceux qui, grâce à Marginales,<br />

au Journal <strong>de</strong>s poètes, à L'Ethnie française, Clefs pour le<br />

spectacle, Vérités, Cyclope, Lectures où, <strong>de</strong>puis longtemps déjà,<br />

vous rédigez la chronique « Compagnons d'aventure », <strong>et</strong> d'autres<br />

périodiques encore, avaient compris que vous êtes un critique pénétrant,<br />

lecteur attentif <strong>et</strong> intelligent, commentateur alliant l'esprit <strong>de</strong><br />

synthèse à la grâce d'une analyse clairvoyante.<br />

En 1978, vous avez publié un troisième essai : Raymond Chasle,<br />

l'île-étoile.


Réception <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon 37<br />

C'est en 1980 que vous êtes venu à la prose <strong>de</strong> fiction, non seulement<br />

avec Cinq récits, mais surtout avec les histoires brèves, ou<br />

plus exactement les vraies nouvelles, <strong>de</strong>nrée assez rare, <strong>de</strong> Supra<br />

Coronada, qui vous valurent aussitôt le Prix Rossel. Ce sont <strong>de</strong>s<br />

histoires <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong>, <strong>de</strong> désespoir, d'échec, distillées dans la <strong>langue</strong><br />

somptueuse <strong>et</strong> précise à laquelle nous ont accoutumés vos poèmes.<br />

Même voix, même arsenal verbal.<br />

Récits encore, très brèves nouvelles, en 1982, avec Parcours<br />

109. On sent <strong>de</strong>çà <strong>de</strong>là, dans ce recueil, affleurer les signes <strong>de</strong><br />

votre goût du polar <strong>et</strong> d'un certain fantastique tout empreint <strong>de</strong><br />

poésie. Jean-Luc Wauthier a écrit <strong>de</strong> ce recueil qu'il est « le cadastre<br />

<strong>de</strong> l'impossible <strong>et</strong> <strong>de</strong> toutes les formes d'incarcération ». L'auteur,<br />

ajoutait-il, y « <strong>de</strong>vient le prisonnier <strong>de</strong> son langage », par lui<br />

séparé <strong>de</strong> ses personnages.<br />

C'est d'une très gran<strong>de</strong> habil<strong>et</strong>é, <strong>et</strong> cela nous vaudrait une lecture<br />

déprimante si la beauté du style n'estompait fort à propos le<br />

tragique <strong>de</strong>s situations.<br />

Un an plus tard a paru La nuit du seigneur, dont vous avez présenté<br />

les dix-sept nouvelles comme « récits <strong>de</strong> mort <strong>et</strong> <strong>de</strong> résurrection<br />

». Ce sont encore <strong>de</strong>s constats d'échec, mais non certes pour<br />

vous qui vous y affirmez toujours fécond <strong>et</strong> maître <strong>de</strong> votre plume.<br />

Je ne dirai que trois phrases piquées dans ce livre pour situer votre<br />

mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> perception du mon<strong>de</strong> :<br />

Il neige. Vous ne sentez pas c<strong>et</strong>te invasion, c<strong>et</strong>te pénétration ?<br />

Vous ne sentez pas comme ils sont partout, comme ils sont en nous,<br />

les corps étrangers, non i<strong>de</strong>ntifiés, la neige <strong>de</strong>s mots ?<br />

Un peu plus loin, votre personnage déclare : « Quand je pense,<br />

j'ai peur. Quand je fais le vi<strong>de</strong>, j'ai peur. Ma pensée est la peur ».<br />

On le voit, votre inspiration luxuriante (pareille en cela, on<br />

l'aura assez répété, aux forêts <strong>de</strong>s pays lointains que vous avez<br />

visités) ne vous empêche jamais <strong>de</strong> trouver, dans la plus pure tradition<br />

<strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres françaises, la formule brève qui « fait mouche ».<br />

En 1987, avec Le tueur birman, vous nous livrez un roman,<br />

votre premier long récit en prose. Il y a là, comme du reste, peutêtre<br />

moins visiblement, dans beaucoup <strong>de</strong> vos œuvres précé<strong>de</strong>ntes,<br />

une bonne dose <strong>de</strong> romantisme. Mais vous êtes <strong>de</strong> votre temps <strong>et</strong><br />

si vous connaissez à suffisance les grands auteurs du XIX e siècle,<br />

vous fréquentez aussi, en amateur éclairé, les meilleurs <strong>de</strong> notre


38 Jacques-Gérard Linze<br />

époque, <strong>de</strong> Franz Kafka à Henri Michaux ou Albert Camus, sans<br />

oublier bien entendu ceux auxquels j'ai déjà fait allusion, auteurs<br />

<strong>de</strong> romans noirs, <strong>de</strong> romans blêmes, <strong>de</strong> fictions d'anticipation dont<br />

je crois comprendre que, si vous les aimez, c'est pour la gran<strong>de</strong><br />

liberté, liberté surveillée, <strong>de</strong> leur inspiration <strong>et</strong> pour la rigueur dont<br />

ils font preuve dans leurs structures narratives. On dirait volontiers<br />

que Le tueur birman est un parfait exemple <strong>de</strong> votre démarche<br />

créatrice... oui, on le dirait si chacun <strong>de</strong> vos ouvrages, qu'il soit <strong>de</strong><br />

prose ou <strong>de</strong> poésie, ne procédait <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te espèce <strong>de</strong> constant balancement<br />

entre les dérives d'une folle liberté <strong>de</strong> dire <strong>et</strong> les contraintes<br />

d'une âpre exigence esthétique <strong>et</strong> même technique. Depuis bien <strong>de</strong>s<br />

siècles, c'est ainsi que s'est faite la meilleure <strong>littérature</strong>, entre passion<br />

<strong>et</strong> raison.<br />

On pourrait croire que j'en ai fini avec votre œuvre après avoir<br />

parlé <strong>de</strong> vos poèmes, <strong>de</strong> vos essais, <strong>de</strong> vos nouvelles <strong>et</strong> <strong>de</strong> vos<br />

romans. Mais vous avez été tenté aussi par le théâtre <strong>et</strong> par sa<br />

jeune sœur la dramatique radiophonique. En 1981, la R.T.B.F.<br />

créait Sommeil blanc <strong>et</strong>, un an plus tard, Cobra noir. C'est l'époque<br />

où vous travailliez avec la jeune équipe <strong>de</strong> YHypothésart. Un<br />

an plus tard, encore, la R.T.B.F. créait La ron<strong>de</strong> du chevalier <strong>et</strong>,<br />

en 1984, la radio suisse roman<strong>de</strong> diffusait votre Cri <strong>de</strong> Tarzan.<br />

C<strong>et</strong>te année-là, l'Atelier rue Sainte-Anne, à Bruxelles, créait Avec<br />

Ramsès, votre première pièce pour la scène.<br />

Vous avez donc fréquenté, Monsieur, tous les rivages <strong>de</strong> la <strong>littérature</strong>.<br />

On n'attend pas <strong>de</strong> qui reçoit un nouvel académicien qu'il<br />

étouffe celui-ci sous les éloges, même si, bien sûr, chacun sait que<br />

c'est en raison <strong>de</strong> ses qualités que ce nouveau a été élu. J'ai dit<br />

<strong>de</strong> vous, quand même, tout le bien que je pensais, parce que c'eût<br />

été mentir sans excuse que <strong>de</strong> ne point le faire.<br />

Pour conclure <strong>et</strong> pour éviter le dithyrambe, je me bornerai à<br />

constater que vous avez bien servi les l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> la <strong>langue</strong>, <strong>de</strong> multiples<br />

façons. C'est pour ce motif que, par trois fois, notre <strong>Académie</strong><br />

vous a distingué en vous décernant le prix Frans De Wever en<br />

1968 pour La Défendue, le prix Charlier Anciaux 1984 pour l'ensemble<br />

<strong>de</strong> votre œuvre, <strong>et</strong> le prix San<strong>de</strong>r Pierron en 1992 pour<br />

Enfant avec cravate <strong>et</strong> peintures <strong>de</strong> guerre, avant <strong>de</strong> vous appeler<br />

à vous joindre à nous. Et c'est mon amitié qui me vaut <strong>de</strong> vous<br />

y souhaiter la bienvenue. Vous étiez chez vous, je l'ai dit, dans le<br />

royaume <strong>de</strong> la poésie. Vous l'êtes aussi, croyez-le, parmi nous.


Monsieur,<br />

Discours <strong>de</strong> M. Jacques CRICKILLON<br />

Vous ai-je jamais donné du « Monsieur »? A vous, l'ami <strong>de</strong> tant<br />

d'années d'écriture, le compagnon <strong>de</strong>s rires homériques <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

fureurs ajaxiennes, les miennes, <strong>de</strong> fureurs ! car votre indulgence<br />

universelle n'a d'égale que votre fidélité ! Donc, pour la première<br />

fois, pour la bonne, pour la <strong>de</strong>rnière, « Monsieur » !<br />

Vos éloges, Monsieur, <strong>et</strong> ce sont éloges du superbe romancier<br />

<strong>de</strong> La Conquête <strong>de</strong> Prague, me touchent vivement, l'attention fraternelle<br />

qu'un écrivain <strong>de</strong> votre envergure porte <strong>de</strong>puis tant d'années<br />

à mon œuvre ne cesse <strong>de</strong> me conforter, <strong>et</strong> votre énumération<br />

<strong>de</strong> mes ouvrages me donne le vertige. Vraiment, j'ai tant travaillé ?<br />

J'avoue mon peu <strong>de</strong> mémoire, ou plutôt une mémoire sélective,<br />

pleine <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>s. A vous écouter, on m'imaginerait ployant sous les<br />

bagages <strong>et</strong> me voici avec un baluchon <strong>de</strong> P<strong>et</strong>it Pouc<strong>et</strong> remontant<br />

la piste <strong>de</strong>s livres qu'il lui reste à écrire. Que je vous dise enfin<br />

ma reconnaissance d'avoir associé Ferry, mon épouse, à votre<br />

éloge, elle qui fut <strong>et</strong> <strong>de</strong>meure la respiration poétique qui seule peut<br />

justifier mon existence, elle qui éveilla <strong>et</strong> veille souriante les poèmes<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong> « Indien » dont, voici trente ans, elle vint abolir, <strong>de</strong> sa<br />

seule apparition, la ténébreuse <strong>et</strong> stérile solitu<strong>de</strong>.<br />

Mes chers Confrères,<br />

Un certain mercredi d'une semaine pareille à toutes les autres,<br />

un jeune écrivain en colère avec qui je débattais amicalement <strong>de</strong><br />

l'état du mon<strong>de</strong> en général <strong>et</strong> <strong>de</strong> la <strong>littérature</strong> en particulier s'écria<br />

que décidément tout allait <strong>de</strong> travers, qu'on ne s'y reconnaissait<br />

plus, <strong>et</strong> que je n'avais, moi par exemple, avec mon œuvre non-conformiste<br />

qu'il admirait tant, aucune chance <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir, par exemple,<br />

académicien. « Tiens, si ça t'arrive, je t'offre une cave <strong>de</strong><br />

Champagne ! » Trois jours plus tard, notre Secrétaire perpétuel


40 Jacques Crickillon<br />

m'annonçait que l'<strong>Académie</strong> m'avait appelé à succé<strong>de</strong>r à Marcel<br />

Lob<strong>et</strong>. Mon jeune ami s'est cru <strong>de</strong>s dons <strong>de</strong> médium <strong>et</strong> je n'ai eu<br />

gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> lui rappeler une promesse qui l'aurait ruiné.<br />

C'est dire, mes chers Confrères, que le conformisme, ni la tié<strong>de</strong>ur,<br />

ne s'asseyent à notre table, c<strong>et</strong>te table où vous avez convié<br />

« l'Indien ». A ce farouche, gagné désormais à la sérénité du<br />

poème, l'<strong>Académie</strong> a toujours témoigné sympathie <strong>et</strong> encouragement.<br />

Et vous rejoignant, chers Confrères, c'est une famille ouverte<br />

que je regagne, celle <strong>de</strong> l'esprit libre <strong>et</strong> bienveillant. Que je vous<br />

exprime donc ma gratitu<strong>de</strong>. Et perm<strong>et</strong>tez que je vous l'adresse en<br />

la personne <strong>de</strong> notre doyen, Albert Ayguesparse, qui publia mes<br />

premiers textes, qui me fut un gui<strong>de</strong> littéraire <strong>et</strong> moral <strong>et</strong> dont l'infinie<br />

patience envers le jeune homme turbulent que je fus m'étonne<br />

encore.<br />

Chers Confrères,<br />

Mesdames, Messieurs,<br />

Invité à prendre la parole, le poète pense à faire son testament.<br />

C'est que <strong>de</strong>puis toujours il se pose au cœur <strong>de</strong> l'éphémère la question<br />

<strong>de</strong> l'essentiel. Poète, qui ne s'incline <strong>de</strong>vant la perpétuelle<br />

mort <strong>de</strong>s heures, <strong>de</strong>s minutes, <strong>de</strong>s secon<strong>de</strong>s, qui n'accepte pas <strong>de</strong><br />

tuer le temps qui le tue. « Je n'ai jamais connu quelqu'un qui s'ennuyât<br />

autant que moi », disait Rimbaud. Ce n'est pas là ennui d'absences,<br />

mais <strong>de</strong> présences insanes. Poète, qui persiste à peindre en<br />

trompe-l'œil <strong>de</strong>s portes, dans l'espoir que l'une d'elles un jour<br />

s'ouvrira sur le jardin <strong>de</strong> l'éternel été. C'est pourquoi, à l'heure <strong>de</strong><br />

son testament, <strong>et</strong> toute heure l'est pour lui, le poète n'a, au fond,<br />

rien à dire : il songe à sa prochaine porte.<br />

Il m'échoit <strong>de</strong> rappeler à la mémoire fatalement oublieuse la<br />

figure <strong>et</strong> l'œuvre <strong>de</strong> Marcel Lob<strong>et</strong>, « Fils du Temple », qui se<br />

nomma lui-même en son grand âge « Meunier ». Que fallait-il que<br />

je dise ? Les dates, nous aurons tôt fait <strong>de</strong> les perdre. Les problèmes<br />

<strong>de</strong> santé <strong>et</strong> les durs malheurs, sort commun. Je dirai donc en<br />

quoi c<strong>et</strong>te œuvre, car c'est l'œuvre seule qui en définitive importe,<br />

m'est <strong>de</strong>venue discrète voix murmurant sur mes pistes <strong>de</strong> poète.<br />

J'ai peu connu Marcel Lob<strong>et</strong>. Il y a une quinzaine d'années,<br />

nous nous sommes trouvés quelques fois à la table du Fonds National<br />

<strong>de</strong> la Littérature, alors que j'y débarquais <strong>et</strong> qu'il était sur le


Réception <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon 41<br />

point <strong>de</strong> la quitter pour cause <strong>de</strong> problèmes <strong>de</strong> santé. De l'homme,<br />

je n'ai r<strong>et</strong>enu que le sourire. C'est beaucoup. Rares sont ceux qui<br />

lèguent ce clair sourire qui vient encore concilier au nom <strong>de</strong> Lob<strong>et</strong>.<br />

L'enfant qui naît le 28 juin 1907 à Braine-le-Comte, qui abor<strong>de</strong><br />

les étu<strong>de</strong>s secondaires au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la première boucherie mondiale<br />

<strong>de</strong> ce siècle, sait-il que l'Esprit le hantera toute sa vie <strong>et</strong> qu'il<br />

n'aura <strong>de</strong> cesse, au milieu <strong>de</strong>s tumultes, <strong>de</strong> s'en faire, humblement,<br />

le temple <strong>de</strong> chair ? Les enfants ne savent rien <strong>de</strong> ce qui les possè<strong>de</strong>,<br />

ils le vivent.<br />

«Je servais la messe <strong>de</strong> 6 heures dans un couvent <strong>de</strong> sœurs cloîtrées.<br />

(...) Muni d'une lanterne, en hiver, je m 'avançais dans ma vill<strong>et</strong>te<br />

natale avec l'obscure prescience <strong>de</strong> ceux pour qui le mon<strong>de</strong><br />

appartient aux tôt-levés <strong>et</strong> aux couche-tard. » (L'abécédaire du Meunier).<br />

Dans un ouvrage collectif d'hommage, Le Meunier du Temple<br />

a quatre-vingts ans !, Luc Norin écrira : « Qu'avez-vous fait d'autre,<br />

Marcel, <strong>de</strong>puis lors, que servir, en l'écoutant, la messe cachée<br />

<strong>de</strong> l'Esprit? Et l'éclairer <strong>de</strong> votre écriture?» Lorsqu'en 1926 il<br />

signe ses premiers articles dans La Nouvelle Equipe, il est révélateur<br />

<strong>de</strong> le voir se tourner vers l'œuvre <strong>de</strong> ténèbres <strong>et</strong> <strong>de</strong> fulgurances<br />

<strong>de</strong> Bernanos. La croyance <strong>de</strong> l'enfant <strong>de</strong>meure, Lob<strong>et</strong> prend place<br />

parmi les écrivains chrétiens <strong>de</strong> ce temps. Plus tard viendra l'essai<br />

sur Huysmans, un autre combattant littéraire aux prises avec la<br />

chair <strong>et</strong> la foi, combien fascinant en ses contradictions <strong>et</strong> sa perpétuelle<br />

volonté <strong>de</strong> les anéantir. Carrière <strong>de</strong> journaliste, carrière<br />

d'écrivain. Marcel Lob<strong>et</strong> terminera la première comme secrétaire<br />

<strong>de</strong> rédaction au Soir. Il débor<strong>de</strong> d'appétit <strong>de</strong> découvrir, d'admirer,<br />

<strong>de</strong> participer. Ainsi, s'étant intéressé au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la danse, il sera<br />

le premier à louer les créations <strong>de</strong> Maurice Béjart. Cependant, ce<br />

n'est pas, comme il est fréquent aujourd'hui, le journaliste qui suscite<br />

l'écrivain. Le contraste est frappant, <strong>de</strong> la profession qu'exerce<br />

Lob<strong>et</strong>, qui exige attention quotidienne à l'éphémère, au changeant,<br />

avec ses œuvres, qui tracent comme une acharnée remontée du<br />

fleuve vers le temps immobile. Et l'on songe à l'hypnose <strong>de</strong> l'actualité,<br />

au charme distrayant du carrousel médiatique quand on lit<br />

dans L'Abécédaire du Meunier : « Il nous plaît <strong>de</strong> jouer avec l'espace<br />

<strong>et</strong> avec le temps pour oublier notre hantise d'une inscription<br />

dans la durée, le besoin <strong>de</strong> nous fixer dans la lumière ». Œuvre<br />

abondante, <strong>de</strong> penseur, <strong>de</strong> chercheur <strong>de</strong> l'Esprit. L'essai y domine.


42 Jacques Crickillon<br />

Lob<strong>et</strong> publiera <strong>de</strong>s romans, <strong>de</strong>s contes pour enfants. Mais l'essayiste<br />

en lui toujours veille, faisant <strong>de</strong> chaque livre, <strong>de</strong> chaque<br />

article, une étape <strong>de</strong> méditation, une tentative <strong>de</strong> prière. Dans la<br />

minutieuse bibliographie établie par Jean Lacroix, on relève plus<br />

d'une vingtaine d'essais. Travailleur infatigable, bibliographie<br />

impressionnante : en moyenne, un ouvrage par an, sans compter les<br />

préfaces <strong>et</strong> les articles <strong>de</strong> circonstance. Bibliographie qui pourrait,<br />

au premier regard, paraître disparate, <strong>et</strong> qui témoigne au contraire<br />

d'un appétit spirituel profondément cohérent. Il y faut distinguer<br />

trois courants : l'essai, le récit, la confession. Encore chacun <strong>de</strong> ces<br />

courants se divise-t-il en plusieurs branches. Essai sur l'Islam<br />

{L'Islam <strong>et</strong> l'Occi<strong>de</strong>nt, 1939; Au seuil du désert, 1940), sur les<br />

Croisa<strong>de</strong>s <strong>et</strong> les Templiers (A l'assaut <strong>de</strong> Constantinople, 1942 ;<br />

Go<strong>de</strong>froid <strong>de</strong> Bouillon, 1943 ; L'épopée belge <strong>de</strong>s Croisa<strong>de</strong>s,<br />

1944 ; Histoire mystérieuse <strong>et</strong> tragique <strong>de</strong>s Templiers, 1943 ; La<br />

tragique Histoire <strong>de</strong> l'Ordre du Temple, 1954), sur <strong>de</strong>s écrivains<br />

(J.K. Huysmans ou le témoin écorché, 1960 ; Marcel Thiry. Refl<strong>et</strong>s<br />

<strong>et</strong> réflexions, 1971 ; Montherlant <strong>et</strong> le sacré, 1972), sur l'acte<br />

d'écrire (La science du bien <strong>et</strong> du mal, 1954 ; Ecrivains en aveu.<br />

1962 ; Le feu du ciel, 1969 ; L'Esprit ou la l<strong>et</strong>tre, 1990), récits pour<br />

enfants, le plus souvent d'inspiration musulmane (Une poignée <strong>de</strong><br />

figues, 1942 ; Le Rossignol <strong>et</strong> les roses, 1943), <strong>et</strong> le cycle romanesque<br />

<strong>de</strong> Nathanaël, (Le Fils du Temple, 1977 ; Le Temple éternel,<br />

1983). Les aveux, on les trouve dans les autobiographies <strong>de</strong> l'enfance<br />

(Une enfance en Hainaut, 1971 ; Mon enfance wallonne à<br />

Braine-le-Comte au début du siècle, 1988), mais aussi dans <strong>de</strong>s<br />

essais comme Ecrivains en aveu ou La Ceinture <strong>de</strong> feuillage, ainsi<br />

que dans <strong>de</strong> nombreuses communications sur l'acte d'écrire.<br />

Peu d'ouvrages publiés à Paris. Mais on rencontre <strong>de</strong> grands<br />

noms <strong>de</strong> l'édition belge d'alors : La Renaissance du Livre, André<br />

De Rache, Jacques Antoine,... Rester chez soi ! Ce fut, pendant <strong>de</strong>s<br />

décennies, <strong>et</strong> pour certains ce le re<strong>de</strong>vient, le réflexe <strong>de</strong> l'écrivain<br />

belge. Belgitu<strong>de</strong> ! On y a vu parfois une malédiction. Serait-ce que<br />

l'enfer est au village <strong>et</strong> le paradis dans la mégapole ? Pour Marcel<br />

Lob<strong>et</strong>, notre p<strong>et</strong>it triangle ne méritait pas la sinistre réputation <strong>de</strong><br />

celui <strong>de</strong>s Bermu<strong>de</strong>s. Choisir d'oeuvrer en Belgique, d'y publier, d'y<br />

faire <strong>de</strong>s conférences, <strong>de</strong> consacrer son temps <strong>et</strong> son énergie à la<br />

vie culturelle d'ici, c'était fidélité. Fidélité à une approche <strong>de</strong> la<br />

sagesse que Lob<strong>et</strong> a très tôt ressentie comme étroitement liée à


Réception <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon 43<br />

l'enfance, au paysage intérieur <strong>de</strong> l'enfance. C'était aussi — <strong>et</strong> qui<br />

plus démuni que l'enfant ? — élire en soi l'humilité. Car si Lob<strong>et</strong>,<br />

héritier <strong>de</strong> la culture mondiale, est le « Fils du Temple », il s'est<br />

voulu toute sa vie le « Meunier » qui délivre à ses enfants d'esprit<br />

son abécédaire vespéral.<br />

Raconter pour les enfants, se raconter à travers sa propre<br />

enfance, c'est s'éva<strong>de</strong>r. Il faudra bien convenir que pour Lob<strong>et</strong> le<br />

mon<strong>de</strong> qui <strong>de</strong> par sa profession jour à jour l'interpellait, ce mon<strong>de</strong><br />

n'était pas le sien <strong>et</strong> qu'il lui fallait, avec une urgence dont le<br />

légendaire sourire a dû souvent sans doute cacher les affres, regagner<br />

son territoire, sa prairie perdue, Yhortus conclusus transformé<br />

sous ses yeux en vaste marché aux sol<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s valeurs. Remonter<br />

à son enfance, c'est encore, c'est surtout, non tant s'ancrer que<br />

reconnaître sa déréliction, non tant se conforter que partir en quête<br />

<strong>de</strong> « qui je fus », qui ne fut jamais. La terre natale qu'il évoque,<br />

Lob<strong>et</strong> dira qu'elle lui est « une mystique imaginaire ».<br />

Le paradis terrestre était un jardin. Le paradis promis, qu'est-ce<br />

d'autre que celui <strong>de</strong>s origines. R<strong>et</strong>our aux sources. Le Coran, lui<br />

aussi, prom<strong>et</strong> au croyant, en <strong>de</strong> nombreuses sourates, un jardin<br />

avec <strong>de</strong>s fontaines, <strong>de</strong>s fleurs, <strong>de</strong>s fruits <strong>et</strong> <strong>de</strong>s jeunes filles aux<br />

yeux baissés. Dès lors, ce fut plus qu'une toqua<strong>de</strong> d'intellectuel<br />

que l'attirance <strong>de</strong> Lob<strong>et</strong>, à partir <strong>de</strong> 1940, pour les poètes musulmans<br />

<strong>de</strong> la Perse médiévale, Omar Khayam, Saadi, Hafiz,... poètes<br />

du vin, <strong>de</strong> l'amour, <strong>de</strong>s roses qui « flaques à terre cherront<br />

<strong>de</strong>main » dira Ronsard, mais aussi <strong>de</strong> l'horreur du temps qui passe<br />

— « sous le pont <strong>de</strong> nos bras passe <strong>de</strong>s éternels regards l'on<strong>de</strong> si<br />

lasse », dira Apollinaire, <strong>et</strong> « panta rei kai ou<strong>de</strong>n menei » disait<br />

Héraclite, — poètes <strong>de</strong> Bagdad <strong>et</strong> <strong>de</strong> Chiraz que gu<strong>et</strong>te l'apocalypse<br />

mongole, <strong>et</strong> qui trament dans leur tapis <strong>de</strong> mots leurs prières<br />

à l'Eternel. Bien <strong>de</strong>s pages du Fils du Temple manifestent que Marcel<br />

Lob<strong>et</strong> a rêvé d'un ultime ren<strong>de</strong>z-vous <strong>de</strong>s hauts croyants, <strong>de</strong><br />

ceux qui voient leur assomption dans le brin d'herbe qui, immobile,<br />

sème.<br />

C<strong>et</strong>te exploration du domaine musulman, Marcel Lob<strong>et</strong> la poursuivra<br />

dans Des Chants du Désert au Jardin <strong>de</strong>s Roses (1949).<br />

Entre-temps, il s'est passionné pour les Croisa<strong>de</strong>s <strong>et</strong> pour les Templiers,<br />

pour ces mystiques aventureux du Moyen-Age qui allèrent<br />

à la rencontre <strong>de</strong> l'Islam, en connurent le glaive mais aussi la<br />

science <strong>et</strong> la poésie, <strong>et</strong> partagèrent la haine, l'amour, l'esprit.


44 Jacques Crickillon<br />

Homme du Nord, Lob<strong>et</strong> est hanté par un désir <strong>de</strong> chaleur <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

lumière. Homme <strong>de</strong> Dieu, Lob<strong>et</strong> est en quête d'autres « chercheurs<br />

<strong>de</strong> Dieu ». Il va mentalement se dédoubler, comme son Nathanaël,<br />

le héros du Fils du Temple, <strong>de</strong> mère syrienne <strong>et</strong> <strong>de</strong> père croisé,<br />

d'âpre rigueur nordique <strong>et</strong> d'une sensuelle ascèse méditerranéenne.<br />

Et ainsi, sur le tard, il a septante ans, il compose ce roman monumental,<br />

étrange, décourageant pour les lecteurs pressés <strong>de</strong> ce XX e<br />

siècle frénétique, Le Fils du Temple, en lequel je vois la clé <strong>de</strong><br />

voûte, le grand accord, le rassemblement-testament, non tant <strong>de</strong>s<br />

œuvres <strong>de</strong> Lob<strong>et</strong> que <strong>de</strong> la quête spirituelle <strong>de</strong> Lob<strong>et</strong>, comme si<br />

chaque livre, <strong>et</strong> un livre est un caillou d'enfant qu'on j<strong>et</strong>te au<br />

fleuve du Temps pour qu'il s'arrête, chaque livre avait été posé en<br />

assise pour l'édification <strong>de</strong> ce temple.<br />

Le 8 février 1978, André Gascht publiait dans Le Soir un article<br />

intitulé Marcel Lob<strong>et</strong> : « Le Fils du Temple ». Les confessions d'un<br />

nouveau Perceval. Le titre seul <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong> constitue une exemplaire<br />

synthèse <strong>de</strong> l'ouvrage. Roman historique, confession d'un<br />

enfant <strong>de</strong> la fin du XIII e siècle, histoire <strong>de</strong> l'ordre <strong>de</strong>s Templiers,<br />

encyclopédie du savoir médiéval. Le Fils du Temple est tout cela,<br />

<strong>et</strong> cependant bien autre chose. Deux cent quatre-vingts pages, dans<br />

l'édition Jacques Antoine, d'un texte serré, fourmillant <strong>de</strong> renseignements<br />

historiques — les grands faits <strong>et</strong> d'infimes détails <strong>de</strong> la<br />

vie quotidienne au Moyen-Age. Pullulent aussi les références culturelles.<br />

La moindre perception conduit le narrateur dans le dédale <strong>de</strong><br />

la bibliothèque qu'il porte dans la tête, bibliothèque qui parcourt<br />

toute la culture <strong>de</strong> l'humanité <strong>de</strong>s origines jusqu'à lui. C'en est vertigineux.<br />

Ainsi surgissent en l'espace d'une page Suzanne au bain,<br />

B<strong>et</strong>hsabée toute nue, Les Amours <strong>de</strong> Troïlus <strong>et</strong> Briséida <strong>de</strong> Benoît<br />

<strong>de</strong> Saint-Maure, Tristan, Marie <strong>de</strong> France, Chrétien <strong>de</strong> Troyes, Thibaut<br />

<strong>de</strong> Champagne, Rutebeuf, Aucassin <strong>et</strong> Nicol<strong>et</strong>te, cependant<br />

que l'on rencontre à la page suivante un certain Joseph Ben Isaac<br />

Bekhor Shor « qui avait exposé, un siècle auparavant, une exégèse<br />

rationnelle <strong>de</strong> la Bible ». En c<strong>et</strong> instant, la plupart <strong>de</strong> mes auditeurs<br />

<strong>de</strong> se dire in p<strong>et</strong>to : « De grâce, ne m'offrez jamais ce livre ! ça<br />

n'est pas pour moi ! ». Et pourtant si, il est pour nous, ce livre, il<br />

nous concerne même avec urgence. Oh ! certes, Marcel Lob<strong>et</strong> n'y<br />

a pas déversé son érudition à la p<strong>et</strong>ite cuillère ! Et à la parution <strong>de</strong><br />

l'ouvrage, beaucoup furent effarés, voire découragés. Le Fils du<br />

Temple, c'est trop ceci, ce n'est pas assez celà... Mais c'est ! Du


Réception <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon 45<br />

soli<strong>de</strong>, du <strong>de</strong>nse, du vivant. Lob<strong>et</strong> n'a pas voulu séduire, tenir en<br />

haleine. 11 fait un bilan, celui <strong>de</strong> la vie d'un l<strong>et</strong>tré qui lui ressemble<br />

comme un frère.<br />

«J'ai seize ans aujourd'hui, <strong>et</strong> je suis seul à le savoir, en ce<br />

Temple <strong>de</strong> Paris où j'ai été transplanté par les maîtres <strong>de</strong> l'Ordre ».<br />

(Le Fils du Temple, 1" phrase).<br />

Voici, en 1291, le jeune Nathanaël, fils d'une syrienne <strong>et</strong> d'un<br />

Templier, arraché à ses racines orientales, <strong>et</strong> transporté pour sa<br />

sécurité dans un Paris aux murs gris, où même ses compagnons du<br />

Temple lui paraissent étrangers. Mélancolie. <strong>Nos</strong>talgie du jardin<br />

d'enfance baigné <strong>de</strong> lumière. Très vite, on se prend à penser que<br />

Nathanaël, dont l'autobiographie, sous la forme d'un journal <strong>de</strong><br />

bord, constitue tout le roman, est le porte-parole <strong>de</strong> l'auteur, son<br />

double spirituel, à la fois son père <strong>et</strong> son enfant.<br />

« Entré dans le grand silence <strong>de</strong> la solitu<strong>de</strong>, je vais recommencer<br />

l'aventure intérieure <strong>de</strong> tous les chercheurs <strong>de</strong> Dieu. » (Le Fils du<br />

Temple).<br />

Chercheurs <strong>de</strong> Dieu, c'est le titre d'un essai que Lob<strong>et</strong> publia<br />

en 1941, donc 36 ans avant la composition du Fils du Temple. J'ai<br />

parlé <strong>de</strong> bilan. Mais pour le « chercheur <strong>de</strong> Dieu », les comptes ne<br />

sont jamais clos, le bureau <strong>de</strong>s paris n'est jamais fermé. Un Marcel<br />

Lob<strong>et</strong> <strong>de</strong> septante ans fait dire à son personnage, Nathanaël, à la<br />

fin du XIII e siècle, qu'il va « recommencer l'aventure » que Lob<strong>et</strong><br />

aborda au début <strong>de</strong> sa carrière d'écrivain. R<strong>et</strong>our à la source.<br />

R<strong>et</strong>our perpétuel. Démarche cyclique, comme <strong>de</strong> qui fore <strong>et</strong> scrute,<br />

démarche du questionnement, car toute réponse renvoie à une interrogation<br />

quant à la justesse <strong>de</strong> la question première. Si nos questions<br />

étaient bien posées, n'y aurait-il pas beau temps que nous<br />

détiendrions toutes les bonnes réponses ? Loin s'en faut ! Dès lors,<br />

fonction <strong>de</strong> l'écrivain selon Lob<strong>et</strong> :<br />

« Médiateur, l'écrivain discerne au-<strong>de</strong>là du réel banal, quotidien,<br />

une réalité profon<strong>de</strong>, voire un mystère qu 'il livre à la lumière ».<br />

(Clef <strong>de</strong>s mots <strong>et</strong> sens <strong>de</strong> l'écriture).<br />

Au terme du roman, un Nathanaël entré dans la quarantaine, la<br />

maturité, ce « moyen-âge » où l'homme médiéval est déjà face à<br />

la mort, s'interroge sur le sens <strong>de</strong> son journal qui est son livre, qui<br />

est le livre <strong>de</strong> Marcel Lob<strong>et</strong>.


46 Jacques Crickillon<br />

« Singulière aventure que celle <strong>de</strong> ce Journal traîné comme un<br />

faix <strong>de</strong>puis mon arrivée à Paris, il y a vingt-six ans. Tantôt je le<br />

choyais, comme une progéniture, l'embellissant, le parant <strong>de</strong>s ornements<br />

précieux <strong>de</strong> l'esprit, tantôt le rudoyant pour lui faire dire,<br />

malgré lui, toute la vérité ». (Le Fils du Temple).<br />

« Ceux qui liront ce journal — 5 'il continue à échapper aux<br />

vicissitu<strong>de</strong>s du temps — seront introduits dans la mythologie familière<br />

dont j'aimais à épeindre un miel sauvage. Quand, dans ces<br />

pages souvent fiévreuses, j'ajoutais une pierre au Temple que forment<br />

les écrits <strong>de</strong>s saints, <strong>de</strong>s philosophes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s poètes, je tentais<br />

<strong>de</strong> réaliser par la plume ce que je n 'ai pu édifier dans ma vie ». (Le<br />

Fils du Temple).<br />

La vie <strong>de</strong> Nathanaël, <strong>de</strong> son arrivée à Paris à son r<strong>et</strong>rait monacal<br />

dans l'exil portugais vingt-six ans plus tard, c'est un long <strong>et</strong> tumultueux<br />

apprentissage — car ce roman historique est aussi un « bildungsroman<br />

» dans la lignée <strong>de</strong> Wilhem Meister <strong>de</strong> Gœthe ou <strong>de</strong><br />

Jean-Christophe <strong>de</strong> Romain Rolland. L'enfant arraché à sa terre<br />

natale <strong>de</strong> Syrie <strong>de</strong>vient le « prisonnier » du Temple. Dans le couvent-forteresse<br />

<strong>de</strong> Paris, il est pour les maîtres du Temple le dépositaire<br />

<strong>de</strong> l'esprit <strong>de</strong> l'Ordre, dont ce candi<strong>de</strong> <strong>de</strong>vra assurer la<br />

pérennité, ce qu'il fera. Nouveau Perceval tenu à l'écart <strong>de</strong>s corruptions<br />

du mon<strong>de</strong>, Nathanaël étudie, médite, écrit en cach<strong>et</strong>te.<br />

Mais la solitu<strong>de</strong> lui pèse, <strong>et</strong> d'autant plus qu'il n'est pas seul, qu'il<br />

côtoie <strong>de</strong>s frères Templiers dont la ru<strong>de</strong>sse l'effraie, dont les plaisanteries<br />

ambiguës l'intriguent. L'oisillon ne peut résister à l'envie<br />

d'aller vol<strong>et</strong>er dans Paris, où il se mêle à ces ban<strong>de</strong>s d'étudiants<br />

discutailleurs <strong>et</strong> bambocheurs qu'évoquera avec nostalgie François<br />

Villon. Déchiré entre les attraits du mon<strong>de</strong> extérieur <strong>et</strong> l'ascétisme<br />

<strong>de</strong> sa cellule, entre l'abandon à l'éphémère <strong>et</strong> au changeant <strong>et</strong> le<br />

repli sur la seule question qui importe, celle du salut, Nathanaël ne<br />

cesse <strong>de</strong> battre sa coulpe. Contre les tentations <strong>et</strong> les peurs — car<br />

Le Fils du Temple est aussi un grand livre <strong>de</strong> l'angoisse —-, il fait<br />

appel aux remparts <strong>de</strong> la prière, <strong>de</strong> la culture, <strong>de</strong> l'écriture, laquelle<br />

cependant porte la marque d'un tenace sentiment <strong>de</strong> culpabilité.<br />

Et voici que le Mal investit le Temple. Philippe le Bel s'est<br />

entendu avec un pape à sa sol<strong>de</strong> pour en finir avec c<strong>et</strong> Ordre qui<br />

l'inquiète <strong>et</strong> dont les biens excitent son avidité. Le Grand Maître<br />

Jacques <strong>de</strong> Mollay pressent le danger <strong>et</strong> envoie clan<strong>de</strong>stinement<br />

Nathanaël en province, où il sera en lieu sûr. Commence alors une<br />

errance balisée <strong>de</strong> séjours, dont celui en Périgord, où le Fils du


Réception <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon 47<br />

Temple sera précepteur <strong>de</strong>s enfants du comte <strong>de</strong> Souvré. Séjour<br />

idyllique pour c<strong>et</strong> érudit dont la science <strong>et</strong> la sagesse font l'admiration<br />

<strong>de</strong> tous. Mais aussi, égarement vers la chair, <strong>et</strong> c'est ainsi, souvenez-vous,<br />

que Perceval perd toute chance <strong>de</strong> r<strong>et</strong>rouver le Graal.<br />

Enfin, voici Nathanaël au Portugal. Il y fait revivre un nouvel ordre<br />

templier, mais il n'en sera pas le Grand Maître. S'annonce, venant<br />

<strong>de</strong> France, son fils spirituel Bernard <strong>de</strong> Souvré, qui sera « le vrai<br />

Fils du Temple ». La quête est finie. Nathanaël n'aspire plus qu'à<br />

un jardin <strong>de</strong> cloître.<br />

« Aujourd'hui, relisant L'Apocalypse, j'entrevois mieux la bonne<br />

nouvelle apportée aux serviteurs fidèles. Futur chevalier du Christ,<br />

Bernard m'apparait comme l'Ange <strong>de</strong> l'Abîme, portant cuirasse <strong>de</strong><br />

feu, d'hyacinthe <strong>et</strong> <strong>de</strong> soufre. Poète impénitent, soulevé par les<br />

nuées, je m 'abandonne à c<strong>et</strong>te vision <strong>de</strong>rnière, avant d'entreprendre<br />

ma conversio monastica, avant <strong>de</strong> rejoindre le silence <strong>de</strong>s reclus ».<br />

(Le fils du Temple).<br />

Perceval rejoint l'enceinte <strong>de</strong> sa jeunesse, c<strong>et</strong> hortus conclusus<br />

que les aléas <strong>de</strong> l'Histoire <strong>et</strong> son immense appétit d'expérience <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> savoir l'ont amené à déserter. Or, que nous dit Lob<strong>et</strong> par tout<br />

son livre, sinon que la quête <strong>de</strong> l'Absolu est tout intérieure <strong>et</strong><br />

qu'elle exige dépouillement, r<strong>et</strong>rait, humilité.<br />

Livre total que Le Fils du Temple, <strong>et</strong> qui me fait songer, par<br />

l'esprit qui l'anime, au Jeu <strong>de</strong>s Perles <strong>de</strong> Verre <strong>de</strong> Herman Hesse.<br />

Autre livre difficile, dira-t-on, comme Révolte contre le Mon<strong>de</strong><br />

mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> Julius Evola ; encore un <strong>de</strong> ces spiritualistes illisibles<br />

à force <strong>de</strong> méditation, <strong>de</strong> culture, <strong>de</strong> remise en question ! Prenons<br />

gar<strong>de</strong> qu'un 20 e siècle <strong>de</strong> la rapidité-facilité ne détourne <strong>de</strong>s livres<br />

qui importent, <strong>et</strong> qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt à être abordés dans la lenteur <strong>et</strong><br />

le silence, à être bus à p<strong>et</strong>ites gorgées précieuses, car ce sont ces<br />

sources-là qui sauvent l'être en dérive dans le flot <strong>de</strong> la foule.<br />

Le Fils du Temple : livre <strong>de</strong> la quête en soi du plus que soi. Dès<br />

les premières pages, on est frappé par la récurrence du thème du<br />

combat entre la chair <strong>et</strong> l'esprit, par un sentiment <strong>de</strong> déchirement<br />

entre la spiritualité <strong>et</strong> la volupté charnelle. Après <strong>de</strong> sour<strong>de</strong>s tentations<br />

<strong>de</strong> f<strong>et</strong>e, d'ébriété, <strong>de</strong> femme, Nathanaël note dans son journal<br />

: « Je suis effrayé en constatant que je pourrais exceller dans<br />

le Mal comme dans le Bien ». On r<strong>et</strong>rouve ici la double postulation<br />

bau<strong>de</strong>lairienne.


48 Jacques Crickillon<br />

« Le sacré me ramène toujours au profane, <strong>et</strong> le spirituel <strong>de</strong>vient<br />

charnel. Telle est l'humaine condition. L'esprit prend son vol,<br />

s'élève, plane dans les nuées <strong>de</strong> la transfiguration, <strong>et</strong> le corps, trop<br />

lourd, rivé à la terre, ne peut le suivre ». (Le Fils du Temple).<br />

Le Fils du Temple : confession d'un chrétien. Avec sa soif <strong>de</strong><br />

hauteur spirituelle <strong>et</strong> les affres en lesquelles le plongent les attraits<br />

<strong>de</strong> la chair. Mais aussi, livre <strong>de</strong> la nostalgie d'un e<strong>de</strong>n spirituel<br />

perdu, <strong>de</strong> ce que j'appellerais « l'état <strong>de</strong> Tradition ». En ce tournant<br />

du XIII e <strong>et</strong> du XIV e siècle se décrypte la fin d'un mon<strong>de</strong>, l'effondrement<br />

<strong>de</strong>s valeurs qui en faisaient la cohérence <strong>et</strong> la hauteur.<br />

Voici les ténèbres du matérialisme.<br />

« Les biens matériels sont incompatibles avec le Souverain<br />

Bien » (Le Fils du Temple).<br />

« Parce que notre société craque <strong>de</strong> toutes parts, je pressens que<br />

les spirituels ne tiendront plus longtemps le haut du pavé (...) Des<br />

livres profanes endoctrineront les hommes ; ils leur parleront moins<br />

<strong>de</strong> leurs <strong>de</strong>voirs que <strong>de</strong> leurs droits ». (Le Fils du Temple).<br />

En <strong>de</strong>s passages hallucinants, Lob<strong>et</strong>-Nathanaël décrit les supplices<br />

effroyables auxquels sont livrés les Templiers.<br />

« Je suis écœuré jusqu a la nausée. (...) La chrétienté est r<strong>et</strong>ournée<br />

à la barbarie, <strong>et</strong> Dieu se tait ». (Le Fils du Temple).<br />

Matérialisme, violence, confusion <strong>de</strong>s valeurs. J'ai dit que ce<br />

livre nous concernait. Si Nathanaël est un double <strong>de</strong> Lob<strong>et</strong>, le<br />

temps <strong>de</strong> Nathanaël est un double du nôtre. Et nul doute que Marcel<br />

Lob<strong>et</strong> n'ait par la fiction transporté au Moyen Age le malaise<br />

qu'il éprouvait en notre fin <strong>de</strong> siècle. Vision cyclique <strong>de</strong> l'histoire.<br />

Sans cesse s'effondrent les temples, sans cesse <strong>de</strong>s chercheurs<br />

d'Esprit partent en quête, quête solitaire, douloureuse, le plus souvent<br />

vouée à l'indifférence ou aux quolib<strong>et</strong>s. C'est Julius Evola<br />

refusant la mo<strong>de</strong>rnité, jugée comme dégénérescence, <strong>et</strong> reposant,<br />

au terme d'une vie d'étu<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> méditation, dans une crevasse du<br />

glacier du Monte Rosa. C'est Arnold Schoenberg s'évertuant à<br />

redécouvrir une musique <strong>de</strong> haute spiritualité au milieu même<br />

d'une société dont le matérialisme l'atterre. C'est Fernando Pessoa,<br />

r<strong>et</strong>iré volontaire, lui le savant, le génie, en d'obscurs emplois <strong>de</strong><br />

comptabilité commerciale, pour solitaire alimenter <strong>de</strong> ses manuscrits<br />

son arche, c<strong>et</strong>te vieille malle bourrée <strong>de</strong> poèmes désormais<br />

recueillie par la bibliothèque <strong>de</strong> Lisbonne. Et si Marcel Lob<strong>et</strong> s'at-


Réception <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon 49<br />

tache en ses essais à <strong>de</strong>s écrivains comme Huysmans, Montherlant,<br />

Rimbaud, Bernanos, Clau<strong>de</strong>l, c'est qu'il se cherche <strong>de</strong>s alliés proches,<br />

à peine morts ou encore vivants, <strong>de</strong>s alliés qu'il puisse sentir<br />

à ses côtés, spirituellement avec lui, alors qu'il s'avance vêtu <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te terrible solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'homme <strong>de</strong> l'Esprit au milieu <strong>de</strong> la foule<br />

matérialiste, non à l'écart mais à contre-courant <strong>de</strong> la vague qui<br />

semble toujours avoir raison parce que chacune <strong>de</strong> ses gouttes répètent<br />

« nous avons raison », <strong>et</strong> qu'il pourrait ainsi en venir à<br />

s'éprouver comme le Meijnoun, le fou d'amour spiritualisé, tel<br />

qu'il apparaît dans Le Fou d'Eisa d'Aragon <strong>et</strong> qui vécut, vraiment,<br />

misérable obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> moqueries, au XV e siècle, dans la Grena<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

Boabdil prête à s'écrouler sous les assauts <strong>de</strong>s Rois Très Catholiques.<br />

Ici encore, fin d'un mon<strong>de</strong>, <strong>et</strong> témoin luci<strong>de</strong>, prophétique, <strong>et</strong><br />

ridicule, <strong>et</strong> martyr, <strong>de</strong> la fin d'un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> beauté pure.<br />

Livre d'inquiétu<strong>de</strong>, on pourrait dire « d'intranquillité » que le<br />

Fils du Temple. Ce qui perm<strong>et</strong> d'i<strong>de</strong>ntifier Lob<strong>et</strong> à Nathanaël <strong>et</strong> la<br />

fin du XIII e siècle à celle du XX e , c'est un autre <strong>de</strong> ses livres, La<br />

pierre <strong>et</strong> le pain. Dans ce vaste aveu qui mêle la déclaration <strong>de</strong> foi<br />

à l'angoisse se lit la recherche d'un refuge pour l'écrivain écœuré<br />

par la confusion tonitruante <strong>de</strong> notre époque. C<strong>et</strong> ultime asile,<br />

Lob<strong>et</strong> pense le trouver dans le silence.<br />

« La joie parfaite est peut-être celle <strong>de</strong> s'abstenir, <strong>de</strong> renoncer,<br />

<strong>de</strong> se taire(...). Faire l'expérience <strong>de</strong> l'isolement total. Se durcir<br />

dans une ascèse farouche, loin <strong>de</strong> la rumeur du forum (...) Choisir<br />

le silence comme on élit une femme, pour tromper une faim d'absolu<br />

que rien <strong>de</strong> tangible ne pourrait assouvir. Les plus belles amours ne<br />

sont-elles pas silencieuses ? » (La Pierre <strong>et</strong> le Pain).<br />

Solitu<strong>de</strong>, silence, voilà le <strong>de</strong>rnier recours discerné aujourd'hui<br />

par <strong>de</strong>s analystes <strong>de</strong> la post-mo<strong>de</strong>rnité, tel que Jean-François Lyotard.<br />

Pas <strong>de</strong> son temps, Lob<strong>et</strong> ? Certes ! D'un temps passé, Lob<strong>et</strong>,<br />

<strong>et</strong>, paradoxalement, en avance sur son temps. Ainsi le poète sait-il<br />

que c'est avec du sable que l'on fait le ciment, mais que c'est naturellement<br />

que le ciment re<strong>de</strong>viendra sable.<br />

Engagé dans la quête <strong>de</strong> l'Absolu, Marcel Lob<strong>et</strong> ne pouvait<br />

dédaigner le pouvoir d'élévation <strong>de</strong> l'amour. Dans son essai <strong>de</strong><br />

1946, La poésie <strong>et</strong> l'Amour, où Lob<strong>et</strong> étudie le thème <strong>de</strong> l'amour<br />

dans la poésie mondiale <strong>de</strong>s origines à nos jours, ce qui frappe au<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> l'érudition <strong>et</strong> <strong>de</strong> la pertinence <strong>de</strong> l'analyse, c'est le souci<br />

constant <strong>de</strong> s'ancrer dans la réalité, <strong>de</strong> rapporter le dit au vivre.


50 Jacques Crickillon<br />

C<strong>et</strong>te démarche manifeste que pour Lob<strong>et</strong> la première vertu poétique,<br />

c'est la justesse, c'est-à-dire l'adéquation du discours à l'être.<br />

Mais c<strong>et</strong>te justesse ne serait rien si elle n'était que reconnaissance<br />

d'un état. Ce que Lob<strong>et</strong> refuse — car c<strong>et</strong> homme souriant sait refuser,<br />

<strong>et</strong> si l'on est « meunier » on n'en est pas pour autant une<br />

« bonne pâte » —, c'est l'amour moyen, l'amour tiè<strong>de</strong>. Il n'apprécie<br />

pas plus en amour les pantoufles <strong>de</strong> Charles Bovary qu'en politique<br />

le parapluie <strong>de</strong> Louis-Philippe. Que l'amour soit source d'élévation<br />

spirituelle ! Poésie <strong>et</strong> amour, le titre même <strong>de</strong> l'ouvrage l'indique,<br />

sont liés, ne font qu'un dans leur commune fonction <strong>de</strong> délivrance.<br />

Gardons-nous <strong>de</strong> croire que Lob<strong>et</strong> en l'occurrence songe à <strong>de</strong>s<br />

amours mythiques ou à <strong>de</strong>s êtres d'exception. Ce qui a pu faire<br />

sourire ses contemporains, la spiritualité <strong>de</strong> l'amour, ce qui peut<br />

faire ricaner une société du cynisme pragmatique, la haute flamme<br />

<strong>de</strong> l'amour unissant <strong>de</strong>ux êtres dans une approche <strong>de</strong> l'androgynie,<br />

Lob<strong>et</strong> ne le ressentira jamais comme désu<strong>et</strong>, mais d'une actualité<br />

permanente qui tient à la haute idée qu'il se fait <strong>de</strong> la nature<br />

humaine, ou plutôt <strong>de</strong> la donnée humaine, dépositaire <strong>de</strong> l'Esprit.<br />

« La part immatérielle <strong>de</strong> l amour prouve l immortalité <strong>de</strong> l'âme.<br />

D'où, chez les poètes spiritualistes, la foi en un prolongement <strong>de</strong><br />

l'union ». (L'amour <strong>et</strong> la Mort).<br />

L'amour au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la mort. On est tenté <strong>de</strong> s'écrier : « Tristan<br />

<strong>et</strong> Iseut ! Légen<strong>de</strong> ! » Or, combien ne se ren<strong>de</strong>nt-il pas chaque<br />

semaine, voire chaque jour, pendant <strong>de</strong>s années, voire toute une<br />

interminable fin <strong>de</strong> vie, sur la tombe <strong>de</strong> l'être aimé pour dialoguer<br />

avec c<strong>et</strong> amour qui <strong>de</strong>meure alors que la chair est perdue. Ces<br />

gens-là sont aussi présents à la pensée <strong>de</strong> Lob<strong>et</strong> que les plus beaux<br />

poèmes du mon<strong>de</strong>. Et ces poèmes, il n'a <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong> les m<strong>et</strong>tre à<br />

l'épreuve <strong>de</strong> l'homme quotidiennement aux prises avec ce qui le<br />

dépasse.<br />

Ainsi, évoquant la vertu curative <strong>de</strong> la mise à distance, thérapie<br />

vantée par les psychologues <strong>de</strong> l'amour, se réfère-t-il, en un débat<br />

contradictoire spécifique <strong>de</strong> sa démarche intellectuelle, d'une part,<br />

au poète arabe Ahmed Ramy pour qui « oublier est encore un souvenir»,<br />

conception qui s'apparente à celle du troubadour Joffrey<br />

Ru<strong>de</strong>l, le chantre <strong>de</strong> « l'amor <strong>de</strong> long », <strong>et</strong> d'autre part à la fable<br />

<strong>de</strong>s Deux pigeons <strong>de</strong> La Fontaine, pour ensuite s'en rapporter au


Réception <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon 51<br />

jugement du réel <strong>et</strong> conclure que l'éloignement semble à tout le<br />

moins une bien curieuse thérapie <strong>de</strong> rapprochement. La sagesse<br />

populaire ne dit-elle pas « loin <strong>de</strong>s yeux, loin du cœur » ? Mais la<br />

sagesse populaire ne véhicule-t-elle pas aussi, dans les magazines,<br />

les feuill<strong>et</strong>ons télévisés, les p<strong>et</strong>its romans sentimentaux, qu'un couple<br />

qui ne s'entend plus doit se défaire un moment pour pouvoir<br />

harmonieusement se refaire ? Autrement dit, qu'il faut priver <strong>de</strong><br />

combustible le feu qui s'éteint pour qu'il ait <strong>de</strong>s chances <strong>de</strong> se rallumer.<br />

La démarche intellectuelle <strong>de</strong> Lob<strong>et</strong> se révèle exemplairement<br />

dans c<strong>et</strong>te analyse. Si l'appelle sans cesse un ascétisme mental,<br />

si la pointe <strong>de</strong> l'amour lui paraît rési<strong>de</strong>r dans sa totale désincarnation<br />

qui au plus pur le « sublimise », il n'en oublie jamais qu'il<br />

est, lui, un homme, certes hors du commun, qui parle aux hommes,<br />

pour les hommes. Tout le mon<strong>de</strong> n'est pas Dante habité toute sa<br />

vie d'une Béatrice aperçue <strong>de</strong>ux fois <strong>et</strong> morte sans que le poète ait<br />

même pu l'approcher. Ou tout le mon<strong>de</strong> est Dante, l'homme Dante,<br />

qui avoue dans La Divine Comédie que, la vue <strong>de</strong> Béatrice lui<br />

ayant été ôtée, « les misérables choses plus proches me tournèrent<br />

aux faux plaisirs, sitôt que se fut r<strong>et</strong>iré son visage ». Et Marcel<br />

Lob<strong>et</strong> en déduit « la cruelle dualité <strong>de</strong> l'homme, c<strong>et</strong>te double tendance<br />

qui le porte tout à la fois vers l'immatériel, vers la beauté<br />

spirituelle, <strong>et</strong>, en même temps, vers l'abîme du mal ». C'était déjà,<br />

en <strong>de</strong>s temps très anciens, la dualité, chair <strong>et</strong> esprit, qui hantait les<br />

gran<strong>de</strong>s civilisations traditionnelles, dualité que l'Egyptien pharaonique<br />

tente <strong>de</strong> résoudre par le rite du passage, passage sous la guidance<br />

d'Isis, qui doit réconcilier en lui, <strong>et</strong> par lui hors <strong>de</strong> lui, pour<br />

tous, les ténèbres <strong>de</strong> la chair <strong>et</strong> la lumière d'Amon-Râ, dualité résolue<br />

aussi par le sourire <strong>de</strong>s amants unis dans l'acte d'amour au centre<br />

<strong>de</strong> la roue solaire, symbole tantrique <strong>de</strong> la divinité, sur les faça<strong>de</strong>s<br />

sculptées <strong>de</strong>s temples <strong>de</strong> Dourga, <strong>de</strong> Khajuraho ou <strong>de</strong> Kandarija.<br />

Et le « Fils du Temple » <strong>de</strong>venu « Meunier » rejoint le pharaonique<br />

<strong>et</strong> l'hindouiste lorsqu'il écrit :<br />

« De par sa nature simple, éminemment plastique, la femme crée<br />

l'harmonie dans le déséquilibre ; sa présence rétablit l'accord entre<br />

1 homme <strong>et</strong> les choses, elle réconcilie l'homme avec l'univers ». (La<br />

poésie <strong>et</strong> l'Amour).<br />

A y revenir, Le Fils du Temple, c'est avant tout l'aventure intérieure<br />

d'un intellectuel contraint à la clan<strong>de</strong>stinité. Parce qu'il


52 Jacques Crickillon<br />

appartient à un ordre, en l'occurrence celui <strong>de</strong>s Templiers, que<br />

l'évolution <strong>de</strong> la société rend suspect, puis gênant. Mais aussi parce<br />

qu'au sein même <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ordre, il est celui qui <strong>de</strong> naissance, par<br />

tempérament, en dépasse les règles, en questionne les principes, <strong>et</strong><br />

est sans cesse enclin à aller chercher ailleurs une part <strong>de</strong> ses nourritures,<br />

part engrangée alors en secr<strong>et</strong> dans les limites même qu'il<br />

n'était pas autorisé à franchir. Bref, un adhérant bien individualiste<br />

! ou universel ! Si Lob<strong>et</strong> n'a rien d'un révolutionnaire, la<br />

transgression lui est naturelle. Il est <strong>de</strong> ceux qu'attirent les frontières,<br />

dont les panneaux d'interdiction attisent la curiosité. Comme<br />

l'enfant. Et comme il en parle, <strong>de</strong> son enfance ! Le sens puéril <strong>de</strong><br />

la découverte chez lui ne s'émoussera jamais. Ainsi, à propos d'un<br />

voyage entrepris dans sa maturité, il note : « J'ai mieux compris<br />

l'instinct <strong>de</strong>s oiseaux migrateurs, ce jour <strong>de</strong> décembre où un avion<br />

géant nous proj<strong>et</strong>a, en cinq heures, <strong>de</strong> Paris à Dakar ». (L'abécédaire<br />

du Meunier). Regard d'enfant encore. Can<strong>de</strong>ur émerveillée,<br />

soif <strong>de</strong> comprendre, <strong>de</strong> vivre différent. Marcel Lob<strong>et</strong> aura toujours<br />

une particulière attirance pour les fruits révélés par les clôtures, ces<br />

clôtures qui pour l'intellectuel constituent <strong>de</strong>s interpellations auxquelles<br />

il se doit <strong>de</strong> répondre. Fréquemment revient sous sa plume<br />

l'idée que le chercheur <strong>de</strong> l'Esprit a obligation <strong>de</strong> liberté. Cependant,<br />

son choix, <strong>de</strong>puis l'enfance, est fait. Ecrivain chrétien, il<br />

s'avance sur le fil <strong>de</strong> la quête tendu entre transgression <strong>et</strong> obédience.<br />

Marcel Lob<strong>et</strong>, chercheur <strong>de</strong> Dieu, dans une société qui non seulement<br />

le déçoit mais menace son intégrité morale <strong>et</strong> spirituelle.<br />

C<strong>et</strong> homme souriant manifeste souvent dans ses écrits son agacement,<br />

sa répulsion face aux jongleries, à la superficialité, à toutes<br />

les baudruches tonitruantes <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. Les changements le<br />

blessent, quand il lui semble qu'ils dégra<strong>de</strong>nt. S'il stigmatise dans<br />

Le Fils du Temple une Eglise qui s'acoquine avec le Pouvoir en<br />

vue <strong>de</strong> bénéfices temporels, il a, dans L'Abécédaire du Meunier,<br />

l'un <strong>de</strong> ces parcours qu'il entreprit plusieurs fois dans sa vie antérieure,<br />

<strong>de</strong>s mots très durs pour la mo<strong>de</strong>rnisation <strong>de</strong>s rites catholiques<br />

:<br />

« Peuple à genoux »... j'entends la belle voix <strong>de</strong> mon père, ténor<br />

soliste, chantant le Minuit Chrétiens, à la messe <strong>de</strong> Noël. Dans certaines<br />

églises désacralisées, le prie-Dieu est <strong>de</strong>venu une chaise où<br />

l'on s'assied pendant presque toute la messe, les jambes haut-croi-


Réception <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon 53<br />

sées. L'Eglise militante ? Un pullulement <strong>de</strong> chaises autour d'innombrables<br />

Tables Ron<strong>de</strong>s qui ont remplacé la Sainte Table. La chrétienté<br />

en état <strong>de</strong>... siège, assise en porte-à-faux entre la cathédrale<br />

gothique <strong>et</strong> le tabour<strong>et</strong> <strong>de</strong> bar ».<br />

Homme <strong>de</strong> la Tradition, <strong>et</strong> la Tradition est équilibre, silence,<br />

nudité. Dans le domaine religieux, sa fraternité va vers Saint-François,<br />

le pauvre <strong>de</strong> Dieu, vers Saint-Jérôme, le savant <strong>de</strong> Dieu qui<br />

œuvre dans le désert, vers Saint-Augustin, qui vitupère contre Carthage,<br />

sa ville natale, ce chaudron <strong>de</strong> l'enfer matérialiste. Et ce<br />

qu'il ressent comme une dégénérescence sur le plan du sacré, Marcel<br />

Lob<strong>et</strong> l'éprouve <strong>de</strong> même sur le plan littéraire. L'indignent à<br />

la fois une église transformée en discothèque <strong>et</strong> une <strong>littérature</strong><br />

<strong>de</strong>venue baraque foraine. Si la confusion littéraire l'indigne à ce<br />

point qu'il y voit une menace pour le sacré, c'est que l'écriture lui<br />

est un véhicule <strong>de</strong> la foi, <strong>et</strong> surtout l'écriture poétique, dont il voit<br />

bien la progressive exclusion <strong>de</strong> la culture dite <strong>de</strong> masse. C<strong>et</strong> écrivain<br />

qui ne pratiqua jamais la poésie a pour elle plus qu'une particulière<br />

attention, une passion. Elle lui apparaît comme le genre<br />

souverain, car elle est exclusivement tournée vers la transcendance.<br />

« La recherche <strong>de</strong> la beauté formelle est un acheminement, dans<br />

les <strong>de</strong>grés du savoir, vers la perfection spirituelle. On le comprendra<br />

mieux quand on verra le mon<strong>de</strong> se déchristianiser dans la mesure où<br />

il va se déshumaniser <strong>et</strong> se dépoétiser ». (L'abécédaire du Meunier).<br />

« L'obscénité <strong>et</strong> les chancres du matérialisme jouisseur réussiront-ils<br />

à étouffer l'amour tout en l'empoisonnant ? (...) Le salut<br />

nous viendra d'un certain sacré où la vérité épousera la poésie.<br />

(L'abécédaire du Meunier).<br />

Au fil <strong>de</strong>s livres, l'affirmation du caractère sacré <strong>de</strong> l'écriture<br />

<strong>de</strong>vient une litanie. Lob<strong>et</strong> ne craint pas <strong>de</strong> se répéter puisqu'il<br />

répète ce qui pour lui est seul essentiel. Il dit « poésie du sacré »<br />

comme il dit « Dieu ». De là sans doute le malentendu du Fils du<br />

Temple. Lob<strong>et</strong> n'a jamais voulu distraire, il a voulu délivrer <strong>et</strong> se<br />

délivrer.<br />

« Le livre délivre. Il nous libère ». (Clef <strong>de</strong>s mots <strong>et</strong> sens <strong>de</strong><br />

l'écriture).<br />

Marcel Lob<strong>et</strong>, qui est l'homme qui creuse sans fin ses sillons<br />

vers une ligne d'horizon salvatrice, Marcel Lob<strong>et</strong> revient très souvent<br />

à c<strong>et</strong>te fonction <strong>de</strong> délivrance qu'il attribue à l'écriture littéraire.<br />

Délivre <strong>de</strong> quoi, l'art d'écrire ? Du mon<strong>de</strong> tel qu'il va,


54 Jacques Crickillon<br />

d'abord, avec son insane agitation, ses faux débats, ses faux problèmes,<br />

toute c<strong>et</strong>te apparence d'essentialité comme une statue <strong>de</strong> la<br />

Liberté qui serait gonflée <strong>de</strong> cotillons, mon<strong>de</strong> qui ne saurait qu'oppresser<br />

l'artiste, qui finirait par le conduire à l'abdication <strong>de</strong> la<br />

seule i<strong>de</strong>ntité qui lui importe. Mais <strong>de</strong> soi-même aussi. En délivrant<br />

mon message, je m'en délivre. Non pour pouvoir en changer<br />

comme on changerait <strong>de</strong> vêture. Pour pouvoir en recevoir un autre,<br />

<strong>de</strong> même origine insoupçonnable, <strong>et</strong> donc conséquente, nouveau<br />

message qui serait l'approfondissement, par la formulation, du précé<strong>de</strong>nt,<br />

<strong>et</strong> ainsi, jusqu'au premier confondu avec le mystère <strong>de</strong><br />

l'enfance. Car ce qui compte dans l'enfance, c'est ce qu'on en<br />

ignore.<br />

« Je crois à la magie <strong>de</strong> l'écriture qui peut transmuer en or <strong>de</strong><br />

vérité toute la mémoire du mon<strong>de</strong> ». (Le Fils du Temple).<br />

Acte <strong>de</strong> foi en contrepoint duquel s'inscrit ce déchirant aveu :<br />

« La plume — instrument <strong>de</strong> salut, ma raison <strong>de</strong> vivre — me<br />

tombe <strong>de</strong>s mains ». (Le Fils du Temple).<br />

Lassitu<strong>de</strong>. Désespoir. L'écrivain spiritualiste œuvre dans la solitu<strong>de</strong>.<br />

Elle lui est nécessaire, elle lui est imposée, elle l'accable <strong>et</strong><br />

le transporte, mais le « million d'oiseaux d'or » <strong>de</strong> Rimbaud toujours<br />

se dérobe. Lob<strong>et</strong> affirme, affirme encore, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te sommation,<br />

c'est celle <strong>de</strong> la foi, qui appelle, appelle encore, comme un poème,<br />

comme le poème toujours recommencé, qui s'engouffre au silence.<br />

Marcel Lob<strong>et</strong> aimait à émailler ses textes <strong>de</strong> citations, ce qui<br />

manifeste à la fois un sens profond <strong>de</strong> la famille intellectuelle <strong>et</strong><br />

une gran<strong>de</strong> humilité. Aussi veux-je, à propos <strong>de</strong> toute l'existence<br />

en écriture <strong>de</strong> Lob<strong>et</strong>, citer le poète Milosz.<br />

« D'où vient c<strong>et</strong>te passion d'appeler à l'existence ce qui déjà<br />

n 'appartient plus à ce qui est ? Je ne sais comment m 'éloigner <strong>de</strong><br />

la rive du fleuve d 'Héraclite, je suis fasciné, ensorcelé <strong>et</strong> je ne peux<br />

parvenir à la méditation sans mots ni images. Peut-être en est-il<br />

ainsi parce que l'un <strong>de</strong> nos privilèges humains est la croyance irréductible<br />

en une autre dimension du temps perdu, <strong>de</strong> sorte que tout<br />

ce qui est une fois passé se trouve porté sur c<strong>et</strong>te dimension <strong>et</strong> là,<br />

dure toujours ». (Chroniques).<br />

Un <strong>de</strong>s grands mérites <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre, <strong>et</strong> une raison d'y r<strong>et</strong>ourner,<br />

c'est que Lob<strong>et</strong> est un explorateur <strong>de</strong> la culture. Le « Meunier»<br />

voyage. Il oblige à abandonner ce pavois nombrilique sur


Réception <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon 55<br />

lequel l'Occi<strong>de</strong>nt intellectuel a eu tendance à s'instituer. Pour Marcel<br />

Lob<strong>et</strong>, l'Esprit est en tout, <strong>et</strong> seule l'ouverture généreuse au<br />

temps <strong>et</strong> à l'espace peut nous rendre digne <strong>de</strong> sa force transcendantale,<br />

peut nous conférer le pouvoir <strong>de</strong> l'approcher, seulement l'approcher<br />

<strong>de</strong>puis ce mon<strong>de</strong>-ci, car davantage serait du domaine d'outre-vie.<br />

A c<strong>et</strong>te approche majeure, une vie d'homme suffit-elle ?<br />

« Si, au soir <strong>de</strong> ma vie, je crois plus que jamais à une mystique<br />

littéraire qui répondrait, chez l'homme, à une exigence intérieure <strong>de</strong><br />

dépassement, c'est parce que j'ai poursuivi, pendant près <strong>de</strong><br />

soixante ans, la double expérience <strong>de</strong> la lecture <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'écriture<br />

orientées vers l'imaginaire, vers un surréel confondu parfois avec le<br />

surnaturel ». (Du Hainaut picard au roman païs <strong>de</strong> Brabant).<br />

Questionner, les poèmes, la peinture, la musique, les fleurs <strong>de</strong>s<br />

champs, soi-même, Lob<strong>et</strong> n'y renoncera jamais, parce qu'il ne le<br />

peut, parce que l'homme est là pour interroger son mystère comme<br />

le paysan interroge son ciel. J'ai dit l'inquiétu<strong>de</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre, il<br />

faut en dire la lumière. Dans les <strong>de</strong>rniers textes, le mot « lumière »<br />

ne cesse <strong>de</strong> resurgir. C'était l'obsession du vieux Gœthe, c'est le<br />

leitmotiv du « Meunier ». Aurait-il trouvé réponse ? Pas nécessairement<br />

! Il vient un temps où le chercheur <strong>de</strong> l'Esprit éprouve la<br />

sérénité du mystère qu'il interroge. Ainsi <strong>de</strong> l'ascensionniste épuisé<br />

qu'envahit soudain le troisième souffle, le souffle <strong>de</strong> légèr<strong>et</strong>é, <strong>et</strong><br />

dans son corps pesant, ô pesant, palpitent alors les ailes <strong>de</strong> l'oiseau<br />

qu'il a si longtemps enviées. Si la question à l'Esprit caché est<br />

empreinte d'angoisse humaine, elle est aussi porteuse <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

lumière <strong>de</strong> la foi qui porta à interroger les ténèbres.<br />

D'un écrivain disparu, plus que le paysage qu'il parcourut <strong>et</strong><br />

décrivit, importent, j<strong>et</strong>ées sur les gouffres qu'il rencontra, les passerelles<br />

qu'il nous laisse.<br />

En <strong>littérature</strong>, en art, il importe d'être fidèle. Comme en amour,<br />

comme dans la foi. La foi, l'amour, l'art, c'est l'incertitu<strong>de</strong> qui<br />

fon<strong>de</strong> notre connaissance, c'est le mystère qui nous est donné pour<br />

gui<strong>de</strong> dans nos ténèbres.<br />

En <strong>littérature</strong> importe une fidélité au plus haut que soi. La victoire<br />

<strong>de</strong> l'ascensionniste ? Les dix <strong>de</strong>rniers mètres qu'il a cru<br />

n'avoir jamais la force d'escala<strong>de</strong>r. Marcel Lob<strong>et</strong>, toute une vie<br />

d'écriture, se tient sur le droit fil <strong>de</strong> sa foi, sur le « pont <strong>de</strong> l'épée »<br />

qui va du réel confortable <strong>et</strong> illusoire au surréel souverain, peutêtre<br />

à toujours inaccessible. Dure ascèse. Je pense à Saint-Jérôme,


56 Jacques Crickillon<br />

pendant trente-cinq ans dans sa grotte <strong>de</strong> B<strong>et</strong>hléem avec le sable<br />

<strong>et</strong> les scorpions, à traduire ce livre <strong>de</strong>s autres qu'il juge être celui<br />

<strong>de</strong> l'Esprit, la Bible. Je pense à Rilke, toute sa vie passant sans<br />

attaches dans une Europe qu'il connaît aussi bien qu'un gui<strong>de</strong> touristique,<br />

qui ne lui est rien, que solitu<strong>de</strong>, solitu<strong>de</strong>, pour l'œuvre !<br />

Il n'importe si le feu qui en nous fut allumé ne se révèle phare<br />

unanime. Que la flamme continue <strong>de</strong> couver, <strong>de</strong> jaillir, <strong>de</strong> dormir<br />

sans s'éteindre, voilà qui importe ! Contrairement à l'opinion qui<br />

court nos rues <strong>et</strong> qui fait l'affaire <strong>de</strong>s affairistes, la culture n'est pas<br />

un p<strong>et</strong>it dieu blond pétant <strong>de</strong> vigueur sur son nuage rose en inox<br />

à toute épreuve. La culture, belle comme un feu dans la montagne,<br />

est fragile comme un feu dans la montagne. Ce feu, il lui faut <strong>de</strong>s<br />

veilleurs, <strong>et</strong> qu'ils soient pauvres ! pourvu qu'ils veillent. Appelé à<br />

raviver le souvenir <strong>de</strong> Marcel Lob<strong>et</strong>, me voici du même coup<br />

appelé à redire que le bonheur n'est pas dans le four à micro-on<strong>de</strong>s<br />

mais au somm<strong>et</strong> <strong>de</strong> la montagne. Que l'amour ne saurait être au<br />

coin <strong>de</strong> la rue mais dans l'âme où je l'invente <strong>et</strong> l'exige. Que<br />

l'homme n'est pas dans son berceau mais, si tu suis le chemin qui<br />

monte, sur son berceau <strong>de</strong> mort. Le succès ? La renommée ? L'oiseau<br />

se préoccupe-t-il qu'on admire son vol ? De son vol, il attendrait,<br />

l'oiseau, <strong>et</strong> seulement, <strong>de</strong>s ovations ! Cependant, une gorgée<br />

d'eau, une seule, à qui va au dévers <strong>de</strong> la falaise est jouvence, est<br />

ambroisie. Un poème, un seul, peut être la lumière d'une existence<br />

tout entière atterrée. La rencontre, posthume, avec un écrivain<br />

appelé Marcel Lob<strong>et</strong> peut vous raviver l'amour <strong>de</strong>s simples fleurs<br />

qui <strong>de</strong>meurent <strong>et</strong> persistent dans le pré <strong>de</strong> la haute mémoire.


SÉANCE PUBLIQUE DU 18 JUIN 1994<br />

Réception <strong>de</strong> M. Roland Beyen<br />

Monsieur,<br />

Discours <strong>de</strong> M. Raymond TROUSSON<br />

J'ai eu un instant la tentation, en m'adressant à vous, <strong>de</strong> vous<br />

appeler « Votre Saint<strong>et</strong>é ». Nulle irrévérence dans c<strong>et</strong>te apostrophe<br />

dont nous sommes, ici même, quelques-uns à savoir le secr<strong>et</strong>. Rappelez-vous.<br />

Nous participions, en octobre 1992, à un colloque organisé<br />

par l'Université roumaine <strong>de</strong> Cluj. Comme les dîners <strong>de</strong> colloques<br />

ne sont pas toujours aussi austères que l'imaginent les profanes,<br />

nous étions là bon nombre <strong>de</strong> « ghel<strong>de</strong>rodiens sans frontières »<br />

issus <strong>de</strong> Roumanie, <strong>de</strong> Belgique, <strong>de</strong> France, d'Italie, <strong>de</strong> Pologne <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>s Etats-Unis, à célébrer comme il se doit, <strong>et</strong> le verre à la main,<br />

l'auteur <strong>de</strong> Magie Rouge <strong>et</strong> <strong>de</strong> La Farce <strong>de</strong>s Ténébreux. Il nous tardait<br />

que notre confrérie eût un prince. Nous ne pouvions, comme<br />

au Moyen Age, élire un Prince <strong>de</strong>s Sots, craignant pour notre corporation<br />

qu'on ne prit le terme à la l<strong>et</strong>tre. Je ne sais lequel parmi<br />

nous proposa <strong>de</strong> vous désigner désormais, en signe d'amitié <strong>et</strong><br />

d'admiration collégiale, comme le « Pape <strong>de</strong>s ghel<strong>de</strong>rodiens ». Ce<br />

titre glorieux vous est resté. Non que vous gouverniez votre clergé<br />

par brefs, bulles ou décrétales, mais parce que votre autorité <strong>et</strong><br />

votre savoir vous m<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> droit à la tête <strong>de</strong> ceux qui, un peu partout<br />

dans le mon<strong>de</strong>, s'intéressent à Michel <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>.<br />

Vous êtes né à Nieuport, le 13 janvier 1935, dans un milieu où<br />

ne se recrutent guère, d'habitu<strong>de</strong>, les érudits <strong>et</strong> les spécialistes <strong>de</strong><br />

la <strong>littérature</strong>. Chez vous, <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s générations, on était pêcheur<br />

<strong>de</strong> père en fils, tant dans la famille <strong>de</strong> votre mère que dans celle<br />

<strong>de</strong> votre père. La vie n'y est pas toujours facile <strong>et</strong> sans doute vous


58 Raymond Trousson<br />

seriez-vous, à votre tour, embarqué sur quelque chalutier si vous<br />

n'aviez eu, dès l'école primaire, une stature <strong>de</strong> premier <strong>de</strong> classe.<br />

Vous avez donc la chance inespérée <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s humanités grécolatines<br />

à Nieuport, puis à Osten<strong>de</strong>. Vous êtes certes <strong>de</strong>venu le Pape<br />

<strong>de</strong>s ghel<strong>de</strong>rodiens, mais vous n'avez fait que changer d'Eglise,<br />

puisque vous souhaitiez, dans votre adolescence, vous faire prêtre.<br />

Vous entrez même au séminaire <strong>de</strong> Bruges, où l'on vous engage<br />

d'abord à poursuivre à Louvain <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> philosophie. Comme<br />

vous leur avouez honnêtement que vous doutez <strong>de</strong> votre vocation<br />

religieuse, vos supérieurs vous conseillent <strong>de</strong> vous tourner plutôt<br />

vers la philologie romane.<br />

Vous aimez les gageures, <strong>et</strong> c'en était une, puisque vous n'avez<br />

commencé à pratiquer la <strong>langue</strong> française qu'à l'âge <strong>de</strong> vingt ans.<br />

On mesure votre ténacité, votre ar<strong>de</strong>ur au travail, quand on vous<br />

voit conquérir le titre <strong>de</strong> licencié, en 1959, avec la plus gran<strong>de</strong> distinction.<br />

Vous aviez rencontré à Louvain, il est vrai, l'homme qu'il<br />

vous fallait en la personne <strong>de</strong> Joseph Hanse, dont l'enthousiasme<br />

était à la mesure du vôtre.<br />

Les étu<strong>de</strong>s achevées, vous satisfaites à vos obligations militaires<br />

<strong>et</strong> vous mariez. Vous aurez quatre enfants : une fille ingénieur<br />

architecte, une autre juriste, un fils ingénieur agronome, un autre<br />

historien. Vous n'aurez donc pas, regr<strong>et</strong>tons-le, fondé une dynastie<br />

<strong>de</strong> ghel<strong>de</strong>rodiens.<br />

Mais vous voici professeur <strong>de</strong> français, d'abord au Collège<br />

Saint-Joseph, puis chez les Frères <strong>de</strong>s écoles chrétiennes, tandis<br />

que vous entreprenez vos premières recherches. On le sait déjà, la<br />

paresse n'est pas votre fort. Après avoir assuré vos tâches d'enseignement,<br />

vous vous ren<strong>de</strong>z chez la veuve <strong>de</strong> Michel <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>,<br />

qui vous a ouvert les archives <strong>de</strong> son mari, <strong>et</strong> jour après jour,<br />

<strong>de</strong> dix heures du soir à quatre heures du matin, vous étudiez <strong>et</strong><br />

recopiez <strong>de</strong>s documents. Quatre heures <strong>de</strong> sommeil, <strong>et</strong> vous reprenez<br />

le collier ! Quand je pense que tant <strong>de</strong> jeunes chercheurs d'aujourd'hui<br />

se disent surchargés... Devenu en 1964 aspirant du Fonds<br />

National <strong>de</strong> la Recherche Scientifique puis, en 1967, assistant à<br />

l'Université, vous soutenez brillamment votre thèse en 1968, êtes<br />

nommé chargé <strong>de</strong> cours la même année <strong>et</strong> fon<strong>de</strong>z dès 1969 votre<br />

Centre d'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres françaises <strong>de</strong> Belgique. Joli parcours, qui<br />

démontre une fois encore que l'aisance <strong>et</strong> le confort ne sont pas


Réception <strong>de</strong> M. Roland Beyen 59<br />

indispensables à qui est possédé par la véritable passion <strong>de</strong> la<br />

recherche.<br />

Lorsque vous déci<strong>de</strong>z, au début <strong>de</strong>s années soixante, <strong>de</strong> vous<br />

atteler à une thèse <strong>de</strong> doctorat, votre choix se porte sur c<strong>et</strong> écrivain<br />

belge qui, entre 1949 <strong>et</strong> 1953, avait fait les beaux jours <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its<br />

théâtres parisiens <strong>et</strong> dont les oeuvres hautes en couleurs, brutales <strong>et</strong><br />

truculentes, avaient bien souvent scandalisé public <strong>et</strong> critiques.<br />

Votre travail serait d'histoire littéraire. Tant <strong>de</strong> noms avaient été<br />

prononcés à propos <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> ! Shakespeare <strong>et</strong> Artaud, les Elisabéthains<br />

<strong>et</strong> Piran<strong>de</strong>llo, les Espagnols du Siglo <strong>de</strong> oro <strong>et</strong> les<br />

expressionnistes allemands. Thyl Ulenspiegel <strong>et</strong> les symbolistes,<br />

Faust <strong>et</strong> Strindberg. Don Quichotte <strong>et</strong> Marin<strong>et</strong>ti, Andreiev <strong>et</strong> We<strong>de</strong>kind...<br />

Ce Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> avait tout lu, tout r<strong>et</strong>enu, <strong>et</strong> la merveille était<br />

qu'il eût, en fouillant dans le grenier <strong>de</strong> son infaillible mémoire,<br />

tiré <strong>de</strong> tout cela une œuvre qu'il disait « patriale, une œuvre enfin<br />

qui fût <strong>de</strong> chez moi, ancestralement, traditionnellement ». Quelle<br />

moisson pour un chercheur ! C'est dit, votre thèse s'intitulerait Tradition<br />

<strong>et</strong> innovation dans le théâtre <strong>de</strong> Michel <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>. Non<br />

seulement vous m<strong>et</strong>triez en évi<strong>de</strong>nce le génie théâtral <strong>de</strong> l'auteur,<br />

mais vous feriez voir son évolution interne tout en le situant dans<br />

l'histoire du théâtre <strong>et</strong> en évaluant ses <strong>de</strong>ttes envers ses prédécesseurs<br />

<strong>et</strong> ses contemporains. Sitôt dit, mais non sitôt fait.<br />

On vous imagine ouvrant, comme tant d'autres, les Entr<strong>et</strong>iens<br />

d'Osten<strong>de</strong>, c<strong>et</strong>te bible <strong>de</strong>s ghel<strong>de</strong>rodiens. Votre auteur n'avait-il<br />

pas tout dit, tout confessé aux journalistes qui l'interrogeaient ? Ne<br />

suffisait-il pas <strong>de</strong> suivre les pistes qu'il indiquait en passant, <strong>de</strong><br />

chercher dans l'œuvre la confirmation <strong>de</strong>s aveux ? Ce qu'il avait<br />

vécu, pensé, lu, était là, rassemblé dans ces <strong>de</strong>ux cents pages d'une<br />

insoupçonnable fidélité, puisqu'elles étaient la simple <strong>et</strong> honnête<br />

transcription <strong>de</strong>s propos enregistrés <strong>de</strong> l'écrivain. Heureux ghel<strong>de</strong>rodiens,<br />

qui possédaient un tel gui<strong>de</strong> ! Mais comme tout vrai chercheur,<br />

vous êtes un sceptique qui tient le doute pour le premier pas<br />

en direction <strong>de</strong> la vérité. Parce que vous rassembliez aussi les éléments<br />

qui vous perm<strong>et</strong>traient <strong>de</strong> mieux connaître votre gibier —<br />

témoignages, correspondance, interviews, propos recueillis à diverses<br />

époques —, il vous sembla bientôt que c<strong>et</strong>te mariée était décidément<br />

trop belle.<br />

Je me souviens <strong>de</strong> ma lecture <strong>de</strong> votre première étu<strong>de</strong> importante<br />

parue en 1970 dans les L<strong>et</strong>tres romanes, que vous aviez eu


60 Raymond Trousson<br />

l'amabilité <strong>de</strong> m'envoyer. Le titre me surprit un peu : Les goûts littéraires<br />

<strong>de</strong> Michel <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>. Curieuse idée, me dis-je. Ces<br />

goûts littéraires, je les connais, puisque j'ai lu les Entr<strong>et</strong>iens d'Osten<strong>de</strong>.<br />

A quoi bon répéter ce que l'on tenait <strong>de</strong> première main ? Les<br />

libertins appelaient autrefois « déniaisés » ceux qui, éclairés par la<br />

lumière naturelle, renonçaient aux axiomes <strong>de</strong> la doxa. Vous<br />

veniez, Monsieur, <strong>de</strong> me déniaiser. Vous aviez patiemment fouillé<br />

la bibliothèque <strong>de</strong> l'auteur <strong>de</strong> Barabbas, épluché <strong>de</strong>s carn<strong>et</strong>s, <strong>de</strong>s<br />

l<strong>et</strong>tres, <strong>et</strong> voilà que j'en apprenais <strong>de</strong> belles. A en croire Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>,<br />

il aurait fait d'abord moisson d'Espagnols <strong>et</strong> d'Elisabéthains,<br />

puis <strong>de</strong> Belges — surtout De Coster <strong>et</strong> les symbolistes — puis <strong>de</strong><br />

Français <strong>de</strong> la fin du siècle passé, enfin d'étrangers <strong>de</strong> tous horizons.<br />

Et voilà qu'on découvrait que le dramaturge avait antidaté ses<br />

lectures, que sa véritable découverte <strong>de</strong>s Elisabéthains remontait,<br />

non à son adolescence, mais à 1933, qu'il avait surfait le rôle attribué<br />

à Georges Eekhoud dans sa formation, que le Don Quichotte<br />

relu « une fois l'an » se couvrait en réalité <strong>de</strong> poussière au fond<br />

d'un grenier, que ce qu'il savait <strong>de</strong>s expressionnistes allemands<br />

sortait <strong>de</strong>s articles <strong>de</strong> Camille Poupeye, qu'il connaissait bel <strong>et</strong> bien<br />

ce Piran<strong>de</strong>llo dont il niait fermement l'influence... Il apparaissait<br />

sans doute possible que Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> était assez éloigné d'être ce<br />

Faust blanchi au milieu <strong>de</strong>s in folios dont il se donnait l'allure. Une<br />

culture littéraire plus étendue que profon<strong>de</strong>, disparate <strong>et</strong> souvent<br />

superficielle, un flaireur <strong>de</strong> livres plutôt qu'un liseur. Avec beaucoup<br />

<strong>de</strong> vos lecteurs, je tombais <strong>de</strong> haut.<br />

Plus dure cependant <strong>de</strong>vait être la chute. C<strong>et</strong>te rigoureuse étu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> soixante-quinze pages ne faisait que prélu<strong>de</strong>r à une entreprise<br />

autrement importante <strong>de</strong> démystification radicale. Vous soutenez<br />

en 1968 <strong>et</strong> publiez en 1971, couronnée par notre <strong>Académie</strong>, une<br />

thèse monumentale : Michel <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> ou la hantise du masque.<br />

Le sous-titre avait <strong>de</strong> quoi attirer l'attention, non moins que<br />

son inquiétant complément : Essai <strong>de</strong> biographie critique. Quelques<br />

jours après la disparition <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>, le 7 avril 1962, Jacques<br />

Lemarchand avait écrit dans Le Figaro littéraire : « Maintenant<br />

qu'il est mort, je pense que les gens sérieux vont s'occuper<br />

<strong>de</strong> lui ». Vous étiez sérieux, plus qu'aucun autre, <strong>et</strong> vous alliez<br />

vous occuper <strong>de</strong> lui.<br />

Certains vous auront traité peut-être d'iconoclaste, parce que<br />

vous ruiniez un mythe. Une image <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> s'était incrustée


Réception <strong>de</strong> M. Roland Beyen 61<br />

dans les esprits, celle d'un auteur sulfureux <strong>et</strong> tourmenté, farouchement<br />

solitaire <strong>et</strong> misanthrope, la tête pleine <strong>de</strong>s « mordorée légen<strong>de</strong>s<br />

» contées par une mère naïvement artiste, qui croyait au diable<br />

<strong>et</strong> nourrissait son fils <strong>de</strong> récits folkloriques <strong>et</strong> fantastiques. On se<br />

plaisait à se le représenter enfant, tel qu'il se décrit lui-même<br />

auprès <strong>de</strong> son père, employé aux Archives Générales du Royaume,<br />

assis le soir, attentif <strong>et</strong> silencieux, sur le gros registre <strong>de</strong>s sentences<br />

du Conseil <strong>de</strong>s Troubles, à le regar<strong>de</strong>r feuill<strong>et</strong>er <strong>de</strong> vieux grimoires,<br />

happé déjà par le passé, revivant en imagination la terrible leyendra<br />

negra du terrorisme espagnol dans les Flandres <strong>de</strong> jadis. Mais<br />

chez Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>, il n'y avait pas que la Flandre qui fut un songe...<br />

Ici se révèle avant tout votre sens <strong>de</strong> la métho<strong>de</strong>, votre patience<br />

<strong>de</strong> fourmi, votre obstination à ne pas avancer un fait qui ne soit<br />

attesté. Rassemblant une prodigieuse moisson <strong>de</strong> documents, vous<br />

n'avez pas tardé à constater que Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> n'a pas moins fardé<br />

sa vie <strong>et</strong> son personnage que ses lectures, <strong>et</strong> qu'il serait vain<br />

d'échafau<strong>de</strong>r d'ingénieuses théories sur son œuvre tant qu'on ne<br />

verrait pas clair dans sa composition <strong>et</strong> sa chronologie. Comment<br />

parler <strong>de</strong> l'évolution du dramaturge <strong>de</strong> telle à telle pièce, si les<br />

dates sont truquées, si les renseignements fournis par l'auteur sont<br />

faux ? A force <strong>de</strong> confronter confi<strong>de</strong>nces, archives, l<strong>et</strong>tres, un<br />

Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> très différent <strong>de</strong> sa légen<strong>de</strong> se <strong>de</strong>ssinait, réfugié sous<br />

<strong>de</strong>s masques divers qui sont autant <strong>de</strong> trompe-l'œil <strong>et</strong> <strong>de</strong> moyens<br />

<strong>de</strong> protection d'une personnalité incertaine <strong>et</strong> inquiète.<br />

Vous vous en prenez d'abord aux fameux Entr<strong>et</strong>iens d'Osten<strong>de</strong>,<br />

réalisés par Roger Iglésis <strong>et</strong> Alain Trutat, jusqu'à vous la source <strong>de</strong><br />

tout savoir, <strong>et</strong> soudain chancellent les certitu<strong>de</strong>s. Vous remontez<br />

aux origines, vous suivez la genèse <strong>de</strong> ces textes, non pas spontanés,<br />

mais construits au fil <strong>de</strong> cinq années <strong>de</strong> r<strong>et</strong>ouches successives<br />

<strong>et</strong> bien éloignés <strong>de</strong> l'enregistrement primitif. Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> y crée un<br />

mythe, une légen<strong>de</strong>, élu<strong>de</strong> les questions embarrassantes, camoufle<br />

la réalité. A dix-neuf ans, en 1918, Adémar-Adolphe-Louis Martens<br />

choisit <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir Michel <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>, patronyme autrement<br />

prestigieux qu'il obtient en 1930 le droit <strong>de</strong> porter officiellement.<br />

Rien <strong>de</strong> mieux, mais le voilà qui, non content <strong>de</strong> c<strong>et</strong> éclatant<br />

pseudonyme, se cherche <strong>de</strong>s aïeux, s'invente une généalogie, consulte<br />

les héraldistes <strong>et</strong> se donne pour ancêtre un noble inquisiteur,<br />

assesseur au Conseil <strong>de</strong>s Troubles au XVI e siècle « Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> »,<br />

affirmait-il, vient « par déformation <strong>de</strong> scribe », <strong>de</strong> Ghentro<strong>de</strong>, nom


62 Raymond Trousson<br />

d'un fief du lointain Jacques Martens <strong>de</strong> Bassevel<strong>de</strong>. La vérité se<br />

découvre moins loin : son nom n'est pas inspiré par un « Ghentro<strong>de</strong><br />

» qui n'a que le tort <strong>de</strong> n'avoir jamais existé, mais par « Ghelro<strong>de</strong><br />

», un village <strong>de</strong>s environs <strong>de</strong> Louvain, le pays <strong>de</strong> sa mère.<br />

Premier masque <strong>et</strong> durable : « Martens » représentait ce qu'il refusait<br />

d'être, un p<strong>et</strong>it employé obscur, tandis que « <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> »<br />

était le symbole <strong>de</strong> ce qu'il voulait paraître <strong>et</strong> <strong>de</strong>venir, un seigneur<br />

<strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres. Moins un moyen <strong>de</strong> tromper les autres qu'une manière<br />

<strong>de</strong> se dépasser lui-même, une façon <strong>de</strong> récuser un père autoritaire<br />

<strong>et</strong> une famille bourgeoise : on ne s'étonne plus que le problème <strong>de</strong><br />

la personnalité hante son premier théâtre, jusqu'à ce que l'écrivain<br />

obtienne le droit <strong>de</strong> se nommer comme il le souhaitait.<br />

Et tant d'autres détails subirons une impitoyable coupellation !...<br />

La première pièce brève <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>. La Mort regar<strong>de</strong> à la fenêtre,<br />

fut écrite, chacun le sait, en une seule nuit fiévreuse... Eh ! non,<br />

mais bien en près <strong>de</strong> quatre mois d'écriture laborieuse. Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong><br />

fait aussi <strong>de</strong> Georges Eekhoud le maître capital <strong>de</strong> sa jeunesse, initiateur<br />

au conte comme aux dramaturges élisabéthains <strong>et</strong> espagnols,<br />

mais il a oublié <strong>de</strong> mentionner l'importance , autrement déterminante,<br />

<strong>de</strong> Julien Deladoès. Car votre magistrale enquête, Monsieur,<br />

ne concerne pas que Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> : elle ouvre <strong>de</strong> riches perspectives<br />

sur l'ensemble d'une époque, sur les milieux littéraires, sur les originaux<br />

<strong>et</strong> marginaux qui les hantaient. Légen<strong>de</strong> encore que celle <strong>de</strong><br />

la vie aventureuse du bohème aux cents métiers, <strong>et</strong> surtout du navigateur<br />

vers les lointains horizons : affecté, pendant son service<br />

militaire, en 1920, à l'unité <strong>de</strong>s Torpilleurs <strong>et</strong> Marins, le loup <strong>de</strong><br />

mer Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> ne navigua jamais, fût-ce à bord d'une péniche.<br />

Mystificateur incorrigible, il aimait surprendre <strong>et</strong> choquer : n'a-t-il<br />

pas été jusqu'à confier — si l'on peut dire ! -— qu'il avait épousé<br />

sa propre sœur, voire cédé à l'inceste avec sa sœur <strong>et</strong> sa mère ?<br />

Puis vient la fable, longtemps entr<strong>et</strong>enue, <strong>de</strong> l'écrivain bilingue,<br />

déjà dénoncée par Joseph Hanse. En réalité, toutes les collaborations<br />

au Vlaamsche Volkstoneel, <strong>de</strong> 1926 à 1932, ont été écrite en<br />

français. Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>, élevé dans c<strong>et</strong>te <strong>langue</strong> <strong>et</strong> ne connaissant<br />

qu'un vague patois local, n'ayant jamais réellement possédé le<br />

néerlandais. Devant la difficulté <strong>de</strong> percer dans le domaine <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres<br />

françaises, c'est en partie par arrivisme <strong>et</strong> opportunisme qu'il<br />

se prétendit flamand <strong>de</strong> race, <strong>de</strong> culture <strong>et</strong> d'esprit.<br />

On n'en finirait pas, Monsieur, d'énumérer tous les faits que


Réception <strong>de</strong> M. Roland Beyen 63<br />

vous révélez, les baudruches que vous dégonflez, les mythes que<br />

vous contraignez à l'aveu. C'est par vous qu'on saura ce qu'il en<br />

fut exactement <strong>de</strong>s mesures prises à l'égard <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> au len<strong>de</strong>main<br />

<strong>de</strong> la Libération, où il dénoncera la jalousie <strong>de</strong> ses collègues<br />

<strong>de</strong> l'administration communale <strong>et</strong> la persécution <strong>de</strong>s journalistes<br />

; par vous qu'on mesurera le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> ses sympathies pour les<br />

occupants, dont il se défendra ensuite comme un beau diable, <strong>et</strong> la<br />

nature <strong>de</strong> son antisémitisme.<br />

Sur ce compte rendu outrageusement schématique <strong>de</strong> votre<br />

thèse, je n'aimerais pas donner à croire que vous vous êtes rendu<br />

coupable d'un acharnement malsain. Certes, votre biographie critique<br />

n'a pas été élevée ad majorent Ghel<strong>de</strong>rodi gloriam, mais elle<br />

n'est ni <strong>de</strong> mauvaise foi ni hostile. Elle se veut seulement, <strong>et</strong> elle<br />

est, une entreprise d'une rare rigueur scientifique qui fait passer<br />

l'homme, <strong>et</strong> bientôt l'œuvre, du domaine du mythe à celui <strong>de</strong> l'histoire.<br />

Du reste, la secon<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> votre livre, consacrée à l'analyse<br />

<strong>de</strong> la personnalité, tente d'apporter une réponse à ces comportements<br />

<strong>de</strong> mystification <strong>et</strong> <strong>de</strong> dissimulation. L'homme qui a prétendu<br />

imposer aux autres le masque du misanthrope solitaire <strong>et</strong><br />

méprisant était d'abord un être fragile <strong>et</strong> en quête d'affection. Je<br />

suis, disait-il « un homme seul dans une chambre ». Que c<strong>et</strong>te solitu<strong>de</strong><br />

ait été délibérément choisie ou au contraire douloureusement<br />

subie, est une autre affaire. De nouveau, c<strong>et</strong>te fois pour se protéger,<br />

il joue un rôle, s'enferme — très tardivement d'ailleurs — dans un<br />

antre encombré d'obj<strong>et</strong>s bizarres, hétéroclites, dans une mise en<br />

scène qui convient au dramaturge démoniaque, inquiétant, qu'il<br />

veut paraître, alors que, peut-être, les obj<strong>et</strong>s, protecteurs, s'interposent<br />

entre lui-même <strong>et</strong> les autres.<br />

Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>, qui avait peu d'amis, était aussi incapable <strong>de</strong> conserver<br />

ceux qu'il avait, parce qu'ils ne tardaient pas à se montrer<br />

infidèles à l'image qu'il s'était forgée d'eux, donc à le décevoir.<br />

Aussi aimait-il mieux leur écrire que les rencontrer, inqui<strong>et</strong> du reste<br />

<strong>de</strong>s bruits, <strong>de</strong>s rumeurs, <strong>de</strong>s questions. Il souffre d'un complexe<br />

d'infériorité, redoute les photographes. On gar<strong>de</strong> trop le souvenir<br />

d'un auteur soudain célèbre, à la brève époque <strong>de</strong> la « ghel<strong>de</strong>rodite<br />

aiguë », en oubliant que quelques années <strong>de</strong> succès ne compensaient<br />

pas <strong>de</strong>s décennies d'échecs <strong>et</strong> <strong>de</strong> déceptions <strong>et</strong> que ce succès<br />

même n'apparaît, sinistre dérision, qu'au moment où l'écrivain est,<br />

<strong>de</strong>puis dix ans, frappé <strong>de</strong> stérilité. Au fil du temps, il s'enferme


64 Raymond Trousson<br />

dans sa peur <strong>de</strong>s femmes, dans son mépris <strong>de</strong> la société mo<strong>de</strong>rne,<br />

dépersonnalisante. Il en résulte <strong>de</strong>s haines viscérales. Il reprend<br />

volontiers la bouta<strong>de</strong> <strong>de</strong> Péladan à propos <strong>de</strong> l'Américain, « compromis<br />

entre le gorille <strong>et</strong> l'épicier », libère un anticléricalisme<br />

rageur, un antisémitisme primaire. Pour échapper à l'angoisse que<br />

fait peser sur lui le mon<strong>de</strong> extérieur, Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> fuit dans la mise<br />

en accusation, la recherche <strong>de</strong>s boucs émissaires. Même la foi,<br />

qu'il prétendait avoir perdue dès 1915, <strong>et</strong> dont il conserve pourtant<br />

une sorte <strong>de</strong> religiosité superstitieuse, ne lui est d'aucun secours<br />

pour <strong>de</strong>sserrer l'étau <strong>de</strong> ses angoisses. L'art seul, peut-être...<br />

Refuge à la fois contre les réalités sociales <strong>et</strong> contre lui-même, <strong>et</strong><br />

qui lui perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> fuir l'obsession <strong>de</strong> la mort <strong>et</strong> d'exorciser sa nostalgie<br />

<strong>de</strong> l'absolu. Pauvre artiste enfin, qui pouvait dire, comme le<br />

Juréal <strong>de</strong> Hop Signor ! : « Rien ne peut sortir <strong>de</strong> ma main que<br />

d'âpre ou <strong>de</strong> convulsé ». Le portrait n'est pas flatté, mais il fait<br />

place à la compréhension <strong>et</strong> à une tendresse en même temps qu'à<br />

une évaluation rigoureuse <strong>de</strong>s faits. On trouverait peu d'exemples,<br />

même en <strong>de</strong>hors du domaine <strong>de</strong> nos l<strong>et</strong>tres, d'une biographie intellectuelle<br />

menée avant autant <strong>de</strong> sens critique <strong>et</strong> d'honnêt<strong>et</strong>é, avec<br />

une telle exigence <strong>de</strong> sérieux dans la documentation, avec une telle<br />

volonté d'établir la vérité. Que ce livre fondamental, qui reçut en<br />

1971 le Prix <strong>de</strong>s Scriptores catholici, en soit aujourd'hui à sa troisième<br />

édition est une autre preuve, internationale celle-là, <strong>de</strong> ses<br />

exceptionnelles qualités.<br />

Jusqu'ici, <strong>et</strong> vous vous en expliquiez dans votre préface, vous<br />

n'aviez pas touché à l'œuvre. A peine achevée votre biographie,<br />

vous vous tournez vers celle-ci avec un Michel <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong><br />

publié en 1974, qui est peut-être, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s lectures impressionnistes<br />

ou tapageuses, l'exposé le plus <strong>de</strong>nse <strong>et</strong> le plus soli<strong>de</strong> sur<br />

une création qui va <strong>de</strong> La Mort regar<strong>de</strong> à la fenêtre à Marie la<br />

Misérable. Vous y tracez c<strong>et</strong>te fois l'évolution, non <strong>de</strong> l'homme,<br />

mais <strong>de</strong> l'écrivain, décrivez ses efforts pour se dégager du bric-àbrac<br />

expérimental qui encombrait <strong>de</strong>s pièces comme La Mort du<br />

docteur Faust ou Don Juan <strong>et</strong> la succession <strong>de</strong>s influences qui contribuèrent<br />

à le former. Grâce à votre incomparable connaissance <strong>de</strong><br />

l'arrière-plan, vous êtes, le premier, en mesure <strong>de</strong> préciser les dates<br />

<strong>de</strong> composition, embrouillées par Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> lui-même, vous faites<br />

usages <strong>de</strong> textes inédits qui éclairent la genèse <strong>et</strong> le sens, vous confrontez<br />

les interprétations critiques <strong>et</strong> les divers essais <strong>de</strong> mise en


Réception <strong>de</strong> M. Roland Beyen 65<br />

scène. Admirateur <strong>de</strong> l'œuvre, vous n'êtes nullement un thuriféraire<br />

inconditionnel, <strong>et</strong> vos remarques, souvent sévères, balaient ici<br />

encore les formules toutes faites dont se gargarisait une critique<br />

superficielle trop sensible à ce qui n'est parfois qu'un exotisme <strong>de</strong><br />

pacotille. Vous ne vous bornez pas à présenter, à analyser, à dater<br />

les pièces. Un grand chapitre <strong>de</strong> synthèse abor<strong>de</strong> l'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

moyens techniques propres à Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>, fait justice <strong>de</strong>s similitu<strong>de</strong>s<br />

— trop souvent supposées évi<strong>de</strong>ntes — entre les théories d'Antonin<br />

Artaud <strong>et</strong> le théâtre « cruel » <strong>de</strong> l'auteur <strong>de</strong> L'Ecole <strong>de</strong>s bouffons,<br />

m<strong>et</strong>tant au contraire en évi<strong>de</strong>nce les différences profon<strong>de</strong>s<br />

entre ce théâtre du verbe <strong>et</strong> les principes d'Artaud, si hostile à ce<br />

qu'il nommait le « logocentrisme occi<strong>de</strong>ntal ». Enfin, vous le situez<br />

avec pru<strong>de</strong>nce par rapport à ce qu'on appelait, voici quarante ans,<br />

le « nouveau théâtre ». Nouveau livre, nouvelle récompense amplement<br />

méritée : c<strong>et</strong>te fois le prix Léopold Rosy, décerné par notre<br />

<strong>Académie</strong>.<br />

J'aime qu'ici, comme dans votre premier livre, vous ne prétendiez<br />

nullement nous asservir à <strong>de</strong>s vérités définitives. Loin <strong>de</strong> dogmatiser,<br />

vous préférez ouvrir <strong>de</strong>s perspectives : problème <strong>de</strong>s<br />

influences, rôle du théâtre <strong>de</strong> marionn<strong>et</strong>tes, rapports entre peinture<br />

<strong>et</strong> théâtre. En insistant sur une « dramaturgie <strong>de</strong> l'instinct », vous<br />

invitez même parfois à vous chicaner. Certes, la cohésion du<br />

mon<strong>de</strong> imaginaire <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> se situe davantage au plan instinctif<br />

<strong>et</strong> poétique qu'à celui <strong>de</strong> la pensée conceptuelle , mais est-il<br />

bien sûr qu'il serait, comme vous dites, « injuste <strong>de</strong> s'attar<strong>de</strong>r aux<br />

idées <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> », « instables » <strong>et</strong> parfois d'un primarisme<br />

« horripilant » ? D'autant que vous ne laissez pas vous-même <strong>de</strong><br />

dégager une sorte <strong>de</strong> philosophie ghel<strong>de</strong>rodienne, fondée sur le<br />

scepticisme, une vision fataliste du mon<strong>de</strong>, la désacralisation <strong>de</strong>s<br />

mythes sociaux. N'est-ce pas rappeler opportunément, <strong>et</strong> un peu<br />

malgré vous, que toute philosophie ne se traduit pas nécessairement<br />

au niveau du discours, mais aussi à celui <strong>de</strong>s images <strong>et</strong> <strong>de</strong>s thèmes<br />

? Il faut faire, chez Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>, la part d'un art tourmenté,<br />

d'une angoisse physique <strong>et</strong> métaphysique qui relèvent d'une conception<br />

ou au moins d'une perception du mon<strong>de</strong>. Faut-il cé<strong>de</strong>r au<br />

mirage qu'il se plaisait à se susciter lui-même, quand il clamait :<br />

« Au titre d'intellectuel, qui pue, je préfère celui d'artisan, qui<br />

fleure bon ? » Mais je m'aperçois que je polémique <strong>et</strong> sors <strong>de</strong> mon


66 Raymond Trousson<br />

rôle. C'est votre faute, Monsieur : vos livres ne laissent pas indifférent.<br />

Quelques années passent <strong>et</strong> vous récidivez, en 1980, avec un<br />

Michel <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> ou la Comédie <strong>de</strong>s apparences, catalogue <strong>de</strong><br />

la gran<strong>de</strong> exposition tenue c<strong>et</strong>te année-là à Paris <strong>et</strong> à Bruxelles. Un<br />

catalogue ? Vous êtes mo<strong>de</strong>ste. Ce volume <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cent cinquante<br />

pages contient un aperçu biographique, un commentaire approfondi<br />

<strong>de</strong> chaque pièce exposée, une analyse fouillée <strong>de</strong> chaque œuvre,<br />

une étu<strong>de</strong> sur Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> <strong>et</strong> les musiciens, une introduction à<br />

Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> conteur, poète, chroniqueur, épistolier. Ce « catalogue<br />

» est un véritable instrument <strong>de</strong> travail <strong>et</strong> un résumé <strong>de</strong>s<br />

recherches que vous menez alors <strong>de</strong>puis vingt ans.<br />

Ce Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> que vous avez si souvent pris en flagrant délit<br />

<strong>de</strong> mystification ne vous aurait-il pas à son tour impitoyablement<br />

piégé ? Plus vous l'étudiez, plus vous en savez sur lui <strong>et</strong> son<br />

œuvre, <strong>et</strong> plus il vous semble qu'il <strong>de</strong>meure <strong>de</strong>s lacunes à combler.<br />

J'admire que vous ne soyez pas un chercheur égoïste, mais qu'au<br />

contraire vous m<strong>et</strong>tiez à la disposition <strong>de</strong>s autres votre inépuisable<br />

savoir ghel<strong>de</strong>rodien. Quoi <strong>de</strong> plus ingrat — <strong>et</strong> quoi <strong>de</strong> plus indispensable<br />

— qu'une bibliographie ? Sans elle, le chercheur se perd<br />

dans le maquis <strong>de</strong>s livres, <strong>de</strong>s articles, <strong>de</strong>s comptes rendus que l'inflation<br />

<strong>de</strong>s recherches universitaires a rendu aujourd'hui plus impénétrable<br />

que jamais. En 1987, notre <strong>Académie</strong> a publié votre colossale<br />

Bibliographie <strong>de</strong> Michel <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>. Ai-je oublié <strong>de</strong> dire,<br />

Monsieur, — c'est la moindre <strong>de</strong> vos qualités — que vous êtes un<br />

authentique bourreau <strong>de</strong> travail ? Si vous étiez en eff<strong>et</strong> entré dans<br />

les ordres, je gage que c'eût été dans celui <strong>de</strong>s bénédictins ! Tous<br />

les spécialistes sont en mesure d'imaginer les milliers d'heures <strong>de</strong><br />

patient labeur exigées par ce volume <strong>de</strong> près <strong>de</strong> huit cent cinquante<br />

pages. Plus <strong>de</strong> dix mille références, quatre in<strong>de</strong>x méthodiques. Tout<br />

s'y trouve : éditions <strong>de</strong>s œuvres, interviews, livres, brochures <strong>et</strong><br />

articles, comptes rendus <strong>de</strong>s représentations dans le mon<strong>de</strong> entier,<br />

présentation <strong>de</strong>s œuvres inédites, commentaire <strong>de</strong>s divers états <strong>de</strong>s<br />

textes, inventaire <strong>de</strong>s thèses <strong>et</strong> mémoires non publiés, émissions <strong>de</strong><br />

radio <strong>et</strong> <strong>de</strong> télévision, disques, cass<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> films. Chronologique,<br />

votre bibliographie perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> mesurer le chemin parcouru, <strong>de</strong>puis<br />

le mo<strong>de</strong>ste compte rendu par Albert Lepage, en 1922, d'une conférence<br />

<strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> à l'Université Populaire <strong>de</strong> Laeken, jusqu'à<br />

l'avalanche <strong>de</strong> livres <strong>et</strong> d'articles <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières années. Travail


Réception <strong>de</strong> M. Roland Beyen 67<br />

<strong>de</strong> Sisyphe, jamais compl<strong>et</strong>, jamais achevé, surtout quand on est<br />

aussi scrupuleux que vous. Peut-être y a-t-il quelque amertume<br />

dans les propos <strong>de</strong> votre préface : « On a dû négliger ses amis les<br />

plus chers, sacrifier tous ses loisirs, comprom<strong>et</strong>tre sa santé par <strong>de</strong>s<br />

excès <strong>de</strong> travail ». Ne regr<strong>et</strong>tez rien : l'estime <strong>et</strong> la reconnaissance<br />

<strong>de</strong> tous les « ghel<strong>de</strong>rodiens » vous sont définitivement acquises.<br />

D'une telle tâche, vous sortez épuisé, sans doute, mais non pas<br />

disposé à j<strong>et</strong>er le gant. Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> vous tient <strong>et</strong> vous tient bien.<br />

Dès le début, vos enquêtes vous ont mis sur la piste d'une torrentielle<br />

correspondance alors que, <strong>de</strong> ces milliers <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tres, cent<br />

trente-<strong>de</strong>ux seulement avaient été, vingt ans après la mort du dramaturge,<br />

publiées intégralement. En octobre 1982, lors d'un Colloque<br />

organisé à l'Université libre <strong>de</strong> Bruxelles, vous entr<strong>et</strong>eniez vos<br />

auditeurs d'un « Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> épistolier » <strong>et</strong> leur prom<strong>et</strong>tiez un premier<br />

volume pour l'année suivante. Hélas, le chercheur propose <strong>et</strong><br />

la recherche dispose. En 1982, vous estimiez le nombre <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres<br />

à six ou sept mille : vous pensez aujourd'hui à vingt mille, adressées<br />

à un millier <strong>de</strong> correspondants ! Résultat, tout provisoire :<br />

<strong>de</strong>puis 1991, trois volumes <strong>de</strong> cinq à six cents pages, qui nous conduisent<br />

jusqu'en 1935, à l'époque <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> la maturité,<br />

les premiers d'une série qui en comptera — dites-nous ? —<br />

huit, neuf, dix ? Nul n'ignore l'intérêt <strong>de</strong> ces vastes correspondances<br />

qui éclairent autant l'œuvre <strong>et</strong> sa genèse que l'homme <strong>et</strong> ses<br />

comportements, <strong>et</strong> celle-ci fait assurément <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> l'un <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>rniers grands épistoliers <strong>de</strong> notre temps. Je ne saurais m'attar<strong>de</strong>r<br />

ici à en détailler le contenu, ni à analyser les rapports <strong>de</strong> l'écrivain<br />

avec tel ou tel <strong>de</strong> ses amis, comme vous l'avez fait vous-même, à<br />

Cluj, à propos <strong>de</strong> Marcel Wyseur, l'un <strong>de</strong> ses fidèles. Inutile <strong>de</strong><br />

dire que toute sa carrière s'y déroule, qu'on y découvre à sa naissance<br />

le goût <strong>de</strong> l'archaïsme verbal, d'une <strong>langue</strong> pléthorique <strong>et</strong><br />

abondante, mais aussi l'homme avec ses hantises, ses proj<strong>et</strong>s, ses<br />

obsessions <strong>et</strong> — pourquoi pas ? — ses p<strong>et</strong>itesses <strong>et</strong> son opportunisme.<br />

R<strong>et</strong>rouver ces milliers <strong>de</strong> missives dont, tenu par les contraintes<br />

éditoriales, vous ne nous donnez d'ailleurs qu'un large choix, puisqu'une<br />

publication complète exigerait une quarantaine <strong>de</strong> volumes,<br />

c'était déjà un tour <strong>de</strong> force. Vous auriez pu vous en tenir à livrer<br />

les textes, laissant à d'autres le soin <strong>de</strong> les pourvoir <strong>de</strong>s renseignements<br />

indispensables. Ce serait mal vous connaître. Non seulement


68 Raymond Trousson<br />

ces l<strong>et</strong>tres sont annotées avec un savoir <strong>et</strong> une rigueur sans pareils<br />

— je relève <strong>de</strong>s notes <strong>de</strong> cinq pages, en texte serré ! —, mais les<br />

volumes sont encore pourvus <strong>de</strong> notices inestimables sur tous les<br />

correspondants, jusqu'aux plus obscurs. Des notices ? Quand je<br />

vous vois, Monsieur, consacrer douze pages à Hervé Ameels, l'une<br />

<strong>de</strong>s principales <strong>et</strong> <strong>de</strong>s moins connues relations <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>, je<br />

crois que le terme « notice » <strong>de</strong>vient singulièrement impropre. Et<br />

vous vous excusez d'avoir dû introduire <strong>de</strong>s explications « que certains<br />

trouveront un peu longues ! » Que non ! C<strong>et</strong> imposant travail<br />

est une mine inépuisable <strong>de</strong> renseignements sur les hommes, l'époque,<br />

les milieux littéraires <strong>et</strong> artistiques que vous connaissez mieux<br />

que personne.<br />

Je n'ai parlé que <strong>de</strong> vos livres. Vous me pardonnerez <strong>de</strong> ne rien<br />

dire <strong>de</strong> vos articles, comptes rendus, préfaces, commentaires, étu<strong>de</strong>s<br />

parues dans <strong>de</strong>s volumes d'hommage, communications présentées<br />

à <strong>de</strong>s colloques internationaux : l'après-midi n'y suffirait pas.<br />

Et je ne dis rien non plus <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nses notices confiées à tant <strong>de</strong> dictionnaires<br />

belges, français, italiens, hollandais ou américains où, un<br />

moment infidèle à votre Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>, vous traitez Brassens <strong>et</strong><br />

Césaire, Jarry <strong>et</strong> Genêt, Giraud <strong>et</strong> Jouhan<strong>de</strong>au, Maurois <strong>et</strong> Miomandre,<br />

<strong>et</strong> j'en passe. Rien <strong>de</strong> tout cela n'est négligeable, mais dans<br />

le domaine <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s ghel<strong>de</strong>rodiennes, vous vous êtes affirmé<br />

comme l'autorité majeure <strong>et</strong> il n'est étudiant ou thésard, aux quatre<br />

coins du mon<strong>de</strong>, qui ne vienne à vous comme à la source <strong>de</strong> tout<br />

savoir sur c<strong>et</strong> auteur.<br />

J'admire votre œuvre, Monsieur, mais plus encore que sa masse<br />

considérable <strong>et</strong> votre impeccable érudition, j'admire la sûr<strong>et</strong>é <strong>de</strong><br />

votre métho<strong>de</strong>, la rigueur <strong>de</strong> votre démarche, votre probité intellectuelle,<br />

votre inlassable dévouement à la chose littéraire. Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong><br />

a trouvé en Roland Beyen un biographe <strong>et</strong> un exégète sans flagornerie<br />

ni basse indulgence. <strong>Nos</strong> confrères — <strong>et</strong> moi tout le premier<br />

— ont trouvé en vous un savant éminent à la fois <strong>et</strong> mo<strong>de</strong>ste, qu'ils<br />

sont heureux <strong>de</strong> recevoir aujourd'hui dans leur compagnie.


Discours <strong>de</strong> M. Roland Beyen<br />

Monsieur,<br />

Si vous aviez succombé à la tentation <strong>de</strong> m'appcler « Votre<br />

Saint<strong>et</strong>é», j'aurais dû vous appeler «Mon cher fidèle» puisque<br />

trente ans avant mon élection comme « Pape <strong>de</strong>s ghel<strong>de</strong>rodiens »<br />

vous étiez déjà un ghel<strong>de</strong>rodien distingué : je me souviens que la<br />

première étu<strong>de</strong> sérieuse que j'aie lue sur le père <strong>de</strong> Ma<strong>de</strong>moiselle<br />

Jaïre, en 1962, s'intitulait L'œuvre <strong>et</strong> les thèmes <strong>de</strong> Michel <strong>de</strong><br />

Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>. Elle était signée Raymond Trousson. En 1976, vous<br />

m'avez déjà « chicané » sur mon manque d'enthousiasme pour la<br />

pensée discursive <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>, mais perm<strong>et</strong>tez-moi d'être à mon<br />

tour malicieux <strong>et</strong> <strong>de</strong> vous rappeler amicalement que neuf ans plus<br />

tôt, en 1967, vous aviez affirmé vous-même dans la Revue <strong>de</strong> <strong>littérature</strong><br />

comparée que l'œuvre <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> « déçoit en eff<strong>et</strong> ceux<br />

qui y cherchent une pensée soli<strong>de</strong>, structurée, originale », que<br />

« souvent Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> donne <strong>et</strong> se donne l'illusion <strong>de</strong> penser », que<br />

« son indigence est réelle sur le plan <strong>de</strong>s idées ». Mais trêve <strong>de</strong> chicanes<br />

: vous avez brillamment organisé à l'U.L.B., en 1982, le<br />

<strong>de</strong>uxième colloque international Michel <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> <strong>et</strong> vous<br />

avez dirigé avec beaucoup d'autorité à Cluj, en 1992, le débat passionné<br />

que nous y avons tenu <strong>de</strong>vant les caméras <strong>de</strong> la télévision<br />

roumaine. Perm<strong>et</strong>tez-moi donc <strong>de</strong> vous dire, Monsieur, que je suis<br />

d'autant plus sensible à vos paroles élogieuses, qu'elles émanent<br />

d'un <strong>de</strong>s membres les plus éminents <strong>de</strong> la compagnie prestigieuse<br />

qui m'accueille aujourd'hui : vous n'êtes pas seulement un comparatiste<br />

renommé dont les étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> thèmes font autorité, vous êtes<br />

un <strong>de</strong>s meilleurs connaisseurs <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres françaises <strong>de</strong> Belgique <strong>et</strong><br />

un spécialiste mondial du Siècle <strong>de</strong>s Lumières, plus particulièrement<br />

<strong>de</strong> Rousseau. Mais je m'arrête, car ce n'est pas votre éloge<br />

que je dois prononcer.


70 Roland Beyen<br />

Mesdames, Messieurs,<br />

Avant <strong>de</strong> rappeler le souvenir <strong>de</strong> Pierre Ruelle, je voudrais vous<br />

dire combien je suis ému, en ce moment, en pensant à tous ceux<br />

qui m'ont conduit du chalutier <strong>de</strong> mon père <strong>et</strong> <strong>de</strong> la poissonnerie<br />

<strong>de</strong> ma mère à c<strong>et</strong>te <strong>Académie</strong> <strong>de</strong> meilleure o<strong>de</strong>ur.<br />

Je pense tout d'abord à mon regr<strong>et</strong>té maître <strong>et</strong> père spirituel<br />

Joseph Hanse, qui m'a initié par son Dictionnaire aux difficultés<br />

<strong>de</strong> la <strong>langue</strong> française <strong>et</strong> par ses cours aux richesses <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres<br />

françaises <strong>de</strong> Belgique ; qui m'a accordé la faveur <strong>de</strong> consacrer ma<br />

thèse à Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>, en me laissant toute liberté, se contentant <strong>de</strong><br />

me donner le conseil <strong>de</strong> ne pas écrire pour une douzaine <strong>de</strong> spécialistes<br />

mais pour le plus grand nombre possible, ce qui m'a valu la<br />

chance <strong>de</strong> voir ma thèse <strong>de</strong>venir rapi<strong>de</strong>ment — la formule est <strong>de</strong><br />

Marcel Thiry — « le best-seller <strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong> ».<br />

D'autres personnes m'ont conduit à ce fauteuil : tout d'abord<br />

mes frères <strong>et</strong> sœur (qui, n'en déplaise à Paris-Match <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

semaine, n'ont jamais été dix-sept mais quatre : ce n'est pas moi<br />

mais ma mère qui était le 16 e <strong>de</strong>s 18 enfants d'un pêcheur <strong>de</strong> Nieuport<br />

<strong>et</strong> ce n'était pas ma mère mais ma grand-mère qui a voulu<br />

faire <strong>de</strong> moi un missionnaire) ; après mes frères <strong>et</strong> sœur, il y eut<br />

certains <strong>de</strong> mes professeurs, certains collègues, certains étudiants,<br />

mes amis surtout (que je suis heureux <strong>de</strong> voir si nombreux), mes<br />

enfants Gil, Sophie, Cloti <strong>et</strong> Mamix qui, tous les quatre, ont collaboré<br />

à un moment donné, à défaut d'ai<strong>de</strong> officielle, à la réalisation<br />

<strong>de</strong> mes ouvrages. Je voudrais surtout remercier Zeef, qui n'est pas<br />

seulement la mère <strong>de</strong> ces enfants charnels mais également la mère<br />

<strong>de</strong> mes enfants spirituels puisqu'elle a dactylographié, corrigé <strong>et</strong><br />

collationné au moins trois fois chacune <strong>de</strong>s quelque trois mille<br />

pages que j'ai publiées en français, ainsi que la cinquantaine d'articles<br />

que j'ai fait paraître en néerlandais avant <strong>de</strong> me concentrer sur<br />

Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>.<br />

Je voudrais également remercier celui-ci, car il n'est pas sûr que<br />

sans lui je me serais un jour r<strong>et</strong>rouvé dans c<strong>et</strong>te <strong>Académie</strong> dont il<br />

aurait tellement voulu faire partie, au point même <strong>de</strong> rédiger, quelques<br />

jours avant l'élection du 8 janvier 1952, une note étrangement<br />

opportuniste, précisant qu'il était « <strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong> sa carrière<br />

(1916) un écrivain <strong>de</strong> <strong>langue</strong> française, qui ne lit ni écrit la <strong>langue</strong><br />

flaman<strong>de</strong> » <strong>et</strong>, quelques jours après l'échec <strong>de</strong> sa candidature, un


Réception <strong>de</strong> M. Roland Beyen 71<br />

commentaire tellement scatologique que je n'aurai pas le mauvais<br />

goût <strong>de</strong> le lire ici, mais je le publierai dans le tome VII <strong>de</strong> sa Correspondance.<br />

Mesdames, Messieurs, Raymond Trousson vous a dit que j'aime<br />

les gageures. Il ne vous a pas dit que, <strong>de</strong> toutes celles qu'on m'ait<br />

jamais proposées, le discours que vous atten<strong>de</strong>z <strong>de</strong> moi m'a paru<br />

longtemps une <strong>de</strong>s plus difficiles à tenir.<br />

L'<strong>Académie</strong> Royale <strong>de</strong> Langue <strong>et</strong> <strong>de</strong> Littérature Françaises n'est<br />

pas une académie comme les autres. Elle fut, dès sa création en<br />

1920, plus originale, plus ouverte, moins académique. Le 16 février<br />

1921, lors <strong>de</strong> la séance d'inauguration, le ministre Jules Destrée<br />

donna les instructions suivantes aux quatorze premiers membres<br />

nommés par le Roi Albert : « Il vous faudra », disait-il, « gar<strong>de</strong>r la<br />

méfiance <strong>de</strong> l'esprit académique, <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'art officiel. A ceux qui<br />

viendront vers vous vous ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rez pas si leurs tendances sont<br />

favorables au pouvoir, vous ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rez pas que leur esthétique<br />

concor<strong>de</strong> avec la vôtre, vous ne leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rez que du talent. La<br />

loi du mimétisme est une loi pour insectes ; elle ne s'applique pas<br />

aux artistes. Il est, au contraire, dans leur nature <strong>de</strong> ne pas être<br />

« conformes » ; <strong>et</strong> souvent, ils ne s' affirment qu'en réaction, contre<br />

leur milieu. »<br />

Mes chers Confrères,<br />

En m'offrant <strong>de</strong> succé<strong>de</strong>r à Pierre Ruelle, vous avez manifestement<br />

voulu appliquer à la l<strong>et</strong>tre ces instructions. Pour remplacer un<br />

savant médiéviste, un dialectologue réputé, un professeur charismatique<br />

<strong>de</strong> l'Université Libre <strong>de</strong> Bruxelles, un franc-maçon convaincu,<br />

« un <strong>de</strong>s maîtres à penser » (selon Wallonie française) du<br />

Mouvement pour le R<strong>et</strong>our à la France, vous avez fait appel à un<br />

banal « vingtiémiste », ignorant tout du dialecte picard, professeur<br />

pas très orthodoxe à la Katholieke Universiteit Leuven, très attaché<br />

à la France <strong>et</strong> à la <strong>langue</strong> française mais sans pousser c<strong>et</strong> amour<br />

jusqu'au « rattachisme ». Après un moment <strong>de</strong> perplexité, j'ai<br />

relevé le défi, <strong>et</strong> je ne l'ai pas regr<strong>et</strong>té, car j'ai découvert en Pierre<br />

Ruelle un homme <strong>de</strong> science admirable <strong>et</strong> un homme <strong>de</strong> chair charmant,<br />

mo<strong>de</strong>ste, timi<strong>de</strong>, franc, courageux, généreux, chaleureux <strong>et</strong><br />

même passionné sous <strong>de</strong>s apparences <strong>de</strong> froi<strong>de</strong>ur, infiniment moins<br />

monolithique que je ne l'avais imaginé.


72 Roland Beyen<br />

Mesdames, Messieurs,<br />

C'est un singulier examen d'entrée que ce discours <strong>de</strong> réception<br />

où je dois parler <strong>de</strong> mon prédécesseur, que j'ai à peine connu, à<br />

ses proches, à ses meilleurs amis, à ses collègues, à ses étudiants,<br />

à ses consœurs <strong>et</strong> à ses confrères. Il est vrai que plusieurs <strong>de</strong> ces<br />

personnes m'ont beaucoup aidé par leurs témoignages, notamment<br />

Jean Tor<strong>de</strong>ur, Willy Bal, Marc Wilm<strong>et</strong>, Georges Sion, Roland Mortier,<br />

Reine Mantou, Jacques D<strong>et</strong>emmerman, André Williot Parmentier,<br />

ou en me prêtant, comme Madame Ruelle <strong>et</strong> Charles Bertin,<br />

<strong>de</strong> précieux documents audiovisuels qui m'ont permis <strong>de</strong> rédiger ce<br />

discours en écoutant la voix un peu rocailleuse, roulant voluptueusement<br />

les « r » <strong>de</strong> Pierre Ruelle <strong>et</strong> en regardant <strong>de</strong> temps à autre<br />

son visage, plus « photogénique » qu'il ne le prétend dans la cass<strong>et</strong>te<br />

vidéo réalisée ici même <strong>et</strong> chez lui à Mons par son ami Alain<br />

Mauchard quelques mois avant sa mort. Ce document, intitulé Le<br />

Grand Pierre, du Cul du qu'vau à l'<strong>Académie</strong>, commence par un<br />

extrait d'une l<strong>et</strong>tre du 26 mars 1992 où Ruelle écrit à Mauchard :<br />

« Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> plus en plus si ce que je pourrai dire présente<br />

beaucoup d'intérêt. Je ne m'étonne pas beaucoup plus d'être ce que<br />

je suis qu'un nègre d'être noir ou un Chinois d'avoir les yeux bridés.<br />

Pourquoi d'autres trouveraient-ils cela intéressant ? » Pourquoi<br />

? C'est ce que j'essaierai <strong>de</strong> vous dire, en utilisant ces documents,<br />

ainsi que les nombreux discours <strong>et</strong> communications où<br />

Pierre Ruelle, habituellement si réservé, évoque son enfance, son<br />

rôle dans la Résistance, son œuvre scientifique, son expérience <strong>de</strong><br />

patoisant, ses rêves politiques.<br />

Pierre Ruelle est né à Pâturages, près <strong>de</strong> Mons, le 10 avril 1911,<br />

dans un coron <strong>de</strong> houilleurs situé à <strong>de</strong>ux cents mètres <strong>de</strong> « la<br />

Boule », un <strong>de</strong>s quatre charbonnages qui étaient encore en activité<br />

autour <strong>de</strong> sa maison natale. Il était le quatrième <strong>et</strong> <strong>de</strong>rnier enfant<br />

d'un cordonnier, dont le père avait travaillé au fond <strong>de</strong> la mine à<br />

partir <strong>de</strong> l'âge <strong>de</strong> neuf ans. En famille <strong>et</strong> avec les voisins, Pierre<br />

ne parlait que le borain. Le contact avec la <strong>langue</strong> française à<br />

l'école du village constitua pour lui une véritable « révélation » <strong>et</strong><br />

lui inspira le désir <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir instituteur. En juin 1930, il quitta<br />

l'Ecole Normale Primaire <strong>de</strong> Mons nanti du diplôme nécessaire <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>ux mois plus tard il se trouva dans une <strong>de</strong>s écoles <strong>de</strong> Pâturages,


Réception <strong>de</strong> M. Roland Beyen 73<br />

celle du hameau « le Cul du qu'vau », <strong>de</strong>vant une classe <strong>de</strong>... cinquante-six<br />

enfants. Trois ans plus tard, en 1933, il épousa Marguerite<br />

De Jonge, jeune Flaman<strong>de</strong> dont il avait fait la connaissance à<br />

Paris en 1929, à la gare <strong>de</strong> Lyon : l'Union belge pour la Société<br />

<strong>de</strong>s Nations avait organisé entre les élèves <strong>de</strong>s écoles normales un<br />

concours <strong>de</strong> dissertation dont la récompense était un séjour à<br />

Genève <strong>et</strong> dont Pierre était un <strong>de</strong>s cinq lauréats francophones, Marguerite<br />

un <strong>de</strong>s cinq lauréats néerlandophones. Sans c<strong>et</strong>te rencontre<br />

si typiquement belge, Marguerite De Jonge aurait étudié la philologie<br />

germanique à l'Université <strong>de</strong> Gand, plutôt que <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir en<br />

1935 professeur <strong>de</strong> gymnastique au Lycée Marguerite Bervo<strong>et</strong>s <strong>de</strong><br />

Mons, trois mois après avoir donné le jour à David Ruelle (l'illustre<br />

physicien, Membre <strong>de</strong> l'Institut, promu récemment, le 18 mars<br />

1994, docteur honoris causa <strong>de</strong> l'Université <strong>de</strong> Mons-Hainaut).<br />

C'est à l'époque <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te première naissance que Pierre commença<br />

à se fatiguer <strong>de</strong> ses élèves, dont les cinquante paires <strong>de</strong> sabots lui<br />

« cassaient le système nerveux ». Dans l'espoir d'échapper un jour<br />

à c<strong>et</strong>te musique cacophonique, il s'inscrivit à l'Ecole Normale<br />

Moyenne <strong>de</strong> Nivelles <strong>et</strong> y décrocha le 23 juill<strong>et</strong> 1937, sans assister<br />

aux cours, le diplôme <strong>de</strong> régent littéraire.<br />

Mobilisé en 1939, il était sergent dans une compagnie flaman<strong>de</strong><br />

— flaman<strong>de</strong> parce que, comme instituteur, il était censé connaître<br />

le néerlandais — lorsque, vers le 20 mai 1940, il fut fait prisonnier<br />

à Gand. En décembre, il fut libéré, avec les Flamands <strong>de</strong> sa compagnie.<br />

Pour occuper ses loisirs, il « se bourra » <strong>de</strong> grec <strong>et</strong> <strong>de</strong> latin<br />

<strong>et</strong> en juin 1942 le Jury central lui accorda le certificat d'humanités<br />

anciennes donnant accès à l'université. Dans l'attente <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong><br />

la guerre, il entra dans la Résistance <strong>et</strong> <strong>de</strong>vint rapi<strong>de</strong>ment « responsable<br />

du Front <strong>de</strong> l'Indépendance pour Mons <strong>et</strong> environs », puis<br />

corédacteur du journal clan<strong>de</strong>stin L'Alou<strong>et</strong>te, dont on peut consulter<br />

chez son épouse les vingt-huit numéros stencilés, datés du 1 er<br />

août 1943 au 11 septembre 1944. Dans ses souvenirs <strong>de</strong> la Résistance<br />

publiés en mai 1990 dans La Revue générale, il évoque c<strong>et</strong><br />

épiso<strong>de</strong> sans le moindre triomphalisme. A la question <strong>de</strong> savoir<br />

pourquoi il a pris part à la Résistance, il répond simplement : « Ce<br />

n'était pas pour l'Honneur, la Patrie, la Gloire, pas même, expressément,<br />

pour la Liberté, notions abstraites, mais contre l'abus <strong>de</strong> la<br />

force, la méchanc<strong>et</strong>é, le mensonge, la cruauté, dont, chaque jour,<br />

nous avions <strong>de</strong>s exemples sous les yeux ».


74 Roland Beyen<br />

La fin <strong>de</strong> la guerre sonna le glas, provisoirement, <strong>de</strong> l'homme<br />

d'action. Pierre Ruelle — alors âgé <strong>de</strong> trente-trois ans — s'inscrit<br />

à l'U.L.B. <strong>et</strong>, tout en continuant à enseigner à l'Ecole Normale Primaire<br />

<strong>de</strong> Mons <strong>et</strong>, à partir <strong>de</strong> 1947, à l'Ecole Normale Secondaire,<br />

il suit à Bruxelles, dans la mesure du possible, les cours <strong>de</strong> philologie<br />

romane. En 1948, il obtient le diplôme <strong>de</strong> licencié avec un<br />

mémoire sur Le Vocabulaire professionnel du Houilleur borain qui<br />

sera publié en 1953 par l'<strong>Académie</strong> Royale <strong>de</strong> Langue <strong>et</strong> <strong>de</strong> Littérature<br />

Françaises. C<strong>et</strong> ouvrage est d'autant plus précieux que sa<br />

rédaction serait aujourd'hui totalement impossible en raison <strong>de</strong> la<br />

ferm<strong>et</strong>ure en 1976 <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers charbonnages du Borinage <strong>et</strong> du<br />

dépérissement du patois borain. L'auteur avoue dans son introduction<br />

que son classement alphabétique rend son livre quelque peu<br />

« rébarbatif », mais que la rigueur méthodologique lui est plus<br />

chère que le plaisir du lecteur : « Le classement par « centres d'intérêt<br />

», écrit-il, aurait peut-être donné plus d'attrait à l'ouvrage, la<br />

lecture en aurait peut-être été rendue plus aisée au profane, mais<br />

la philologie y eût perdu quelque chose à supposer que le pittoresque<br />

y eût gagné. » C<strong>et</strong>te phrase préfigure toute l'œuvre scientifique<br />

<strong>de</strong> Pierre Ruelle.<br />

Sans abandonner son enseignement à l'Ecole Normale Moyenne<br />

<strong>de</strong> Mons <strong>et</strong>, à partir <strong>de</strong> 1954, à l'Institut supérieur <strong>de</strong> commerce<br />

Warocqué, le jeune chercheur se lance dans l'aventure <strong>de</strong> la thèse<br />

<strong>de</strong> doctorat, mais, plutôt que d'exploiter le succès <strong>de</strong> son mémoire<br />

ou <strong>de</strong> s'atteler à un suj<strong>et</strong> à la mo<strong>de</strong>, il accepte humblement, à la<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> son « maître » Julia Bastin, <strong>de</strong> procurer une nouvelle<br />

édition critique <strong>de</strong> la chanson <strong>de</strong> geste Huon <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux, dont la<br />

<strong>de</strong>rnière édition, vieille <strong>de</strong> cent ans, est épuisée <strong>et</strong> dépassée. Ce<br />

« labeur », ingrat mais utile comme tous les travaux qui suivront,<br />

touche à son terme en 1958. Quelques mois plus tard, le jeune docteur<br />

est nommé chargé <strong>de</strong> cours à l'U.L.B., qui le nommera professeur<br />

extraordinaire en 1960 <strong>et</strong> professeur ordinaire en 1963, ce<br />

qu'il restera jusqu'à l'âge <strong>de</strong> l'éméritat qu'il atteindra en 1981,<br />

après cinquante <strong>et</strong> un ans — plus d'un <strong>de</strong>mi-siècle — d'enseignement.<br />

A l'U.L.B., Pierre Ruelle est titulaire <strong>de</strong>s cours <strong>de</strong> grammaire<br />

historique du français <strong>et</strong> d'ancien français, cours difficiles <strong>et</strong> réputés<br />

ingrats que, selon le témoignage <strong>de</strong> ses anciens étudiants, le<br />

nouveau professeur, très méticuleux, armé <strong>de</strong> fiches <strong>et</strong> vite fâché,


Réception <strong>de</strong> M. Roland Beyen 75<br />

grand <strong>et</strong> beau mais un tantin<strong>et</strong> misogyne <strong>et</strong> sans pitié pour qui ne<br />

partage pas son ar<strong>de</strong>ur au travail, ne s'efforce guère <strong>de</strong> rendre plus<br />

attrayants.<br />

En 1960, il déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> se consacrer exclusivement, au prix <strong>de</strong><br />

douloureux sacrifices, à sa carrière scientifique <strong>et</strong> publie Huon <strong>de</strong><br />

Bor<strong>de</strong>aux, la première d'une douzaine d'éditions critiques <strong>de</strong> textes<br />

médiévaux saluées toutes par les spécialistes comme « excellentes<br />

», « impeccables », « exemplaires ». Plusieurs <strong>de</strong> ces livres<br />

n'ont rien à voir avec la <strong>littérature</strong> : Actes d'intérêt privé <strong>de</strong> 1316<br />

à 1433 (1962), Trente <strong>et</strong> un chirographes tournaisiens 1282-1366<br />

(1962), L 'Ornement <strong>de</strong>s dames (1967), Chartes en <strong>langue</strong> française<br />

antérieures à 1271 conservées dans la province <strong>de</strong> Hainaut (1984).<br />

Les autres, à part Huon <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux, sont plutôt historiques, didactiques,<br />

religieux, moraux <strong>et</strong> moralisateurs que proprement littéraires<br />

: Les Congés d'Arras <strong>de</strong> Jean Bo<strong>de</strong>l, Bau<strong>de</strong> Fastoul, Adam <strong>de</strong><br />

la Halle (1965), Les dits du Clerc <strong>de</strong> Vaudoy (1969), Le Besant <strong>de</strong><br />

Dieu <strong>de</strong> Guillaume le clerc <strong>de</strong> Normandie (1973), L'Esope <strong>de</strong><br />

Julien Macho (1982), Le Dialogue <strong>de</strong>s créatures. Traduction par<br />

Colart Mansion (1482) du Dialogus creaturarum (1985), Les Apologues<br />

<strong>de</strong> Guillaume Tardif <strong>et</strong> les Fac<strong>et</strong>iae morales <strong>de</strong> Laurent<br />

Valla ( 1986), Les fables du Spéculum historiale (sous presse). Lorsqu'on<br />

lit ces textes, même ceux qui répon<strong>de</strong>nt le mieux à la notion<br />

mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> « <strong>littérature</strong> », on constate que leur éditeur s'attache en<br />

premier lieu à la <strong>langue</strong>, comme le confirment l'abondance <strong>et</strong> la<br />

précision <strong>de</strong> ses glossaires <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses notes philologiques, en second<br />

lieu à l'histoire. En 1992, il confia d'ailleurs à Alain Mauchard :<br />

« Ce qui m'intéresse, ce n'est même pas, pour dire les choses telles<br />

qu'elles sont, ce n'est même pas la <strong>littérature</strong>. Ce qui m'intéresse,<br />

c'est l'histoire <strong>de</strong>s hommes dans leur vie profon<strong>de</strong>, dans leur vie<br />

intérieure. Au fond, c'est l'histoire <strong>de</strong>s sensibilités. Et presque tous<br />

les travaux que j'avais faits appartiennent à ce domaine-là. »<br />

Pierre Ruelle oubliait seulement, en 1992, qu'il était toujours<br />

resté fidèle à la dialectologie <strong>et</strong> que la connaissance approfondie du<br />

vieux picard l'avait beaucoup aidé à établir <strong>et</strong> à interpréter correctement<br />

ses textes médiévaux. En 1970, dix-sept ans après Le Vocabulaire<br />

professionnel du Houilleur borain, il avait publié Les noms<br />

<strong>de</strong>s veines <strong>de</strong> charbon dans le Borinage (XV e -XX e S.), suivi d'une<br />

série <strong>de</strong> notes savantes sur le lexique, les proverbes <strong>et</strong> les jurons<br />

borains <strong>et</strong>, entre 1979 <strong>et</strong> 1992, <strong>de</strong> cinq brochures intitulées Dites-


76 Roland Beyen<br />

moi, d'où viennent donc ces mots borains ? où il avait rassemblé<br />

une centaine d'articles parus entre septembre 1974 <strong>et</strong> avril 1992<br />

dans Echos, dans La Pensée Wallonne <strong>et</strong> dans le Journal <strong>de</strong> Quaregnon.<br />

Ces fascicules prouvent que le savant professeur n'a jamais<br />

dédaigné prêter sa plume alerte à <strong>de</strong>s journaux locaux <strong>et</strong> qu'il<br />

excellait à m<strong>et</strong>tre sa gran<strong>de</strong> érudition à la portée d'un public <strong>de</strong><br />

non-spécialistes, d'ailleurs friand <strong>de</strong> ces chroniques inspirées par la<br />

curiosité linguistique <strong>et</strong> la nostalgie <strong>de</strong> l'enfance.<br />

Pierre Ruelle ne s'est pas contenté <strong>de</strong> vulgariser ses connaissances<br />

du borain : il a écrit <strong>et</strong> enregistré en patois <strong>de</strong> Pâturages six<br />

contes insolites, dont les quatre premiers, accompagnés <strong>de</strong> la traduction<br />

française, ont été publiés en 1990 dans le tome 7 <strong>de</strong> Tradition<br />

wallonne, la revue du Conseil supérieur d'Ethnologie. Il est à<br />

la fois amusant <strong>et</strong> émouvant d'écouter les cass<strong>et</strong>tes artisanales où<br />

Pierre Ruelle lit ces espèces <strong>de</strong> fables, avec beaucoup <strong>de</strong> talent,<br />

chantant, imitant les hurlements lugubres du loup-garou, sifflant la<br />

finale <strong>de</strong> la neuvième <strong>de</strong> Be<strong>et</strong>hoven pour prouver que son héros,<br />

qui lui ressemble beaucoup, n'a pas peur. Il est dommage que notre<br />

dialectologue n'ait écrit que ces six contes, mais il ne faisait grand<br />

cas, paradoxalement, ni <strong>de</strong> la <strong>littérature</strong> dialectale ni même, ce qui<br />

est plus surprenant encore, <strong>de</strong>s dialectes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s patois. Willy Bal a<br />

rappelé en 1975, dans le brillant discours qu'il prononça ici même<br />

pour accueillir Pierre Ruelle, combien il avait été attristé en 1967,<br />

à la Biennale <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> française <strong>de</strong> Québec, par la communication<br />

Le français <strong>et</strong> les patoisants dans laquelle son ami borain<br />

défendait la thèse que, plutôt que <strong>de</strong> lutter pour la survie <strong>de</strong>s patois,<br />

il valait mieux s'efforcer d'améliorer la qualité du français.<br />

Pierre Ruelle est revenu à plusieurs reprises, tout en la durcissant,<br />

sur c<strong>et</strong>te thèse <strong>de</strong> 1967, notamment dans la communication<br />

qu'il fit à Louvain-la-Neuve le 18 février 1989, dans le cadre du<br />

colloque sur « La Wallonie <strong>de</strong> <strong>de</strong>main ». Dans c<strong>et</strong>te communication<br />

intitulée Langue française <strong>et</strong> francophonie, un atout pour la<br />

Wallonie, il s'en prend sévèrement au mouvement pour l'enseignement<br />

du wallon à l'école, qu'il taxe d'« aberration » parce que le<br />

wallon n'est qu'un <strong>de</strong>s dialectes parlés en Wallonie, fragmenté<br />

d'ailleurs en plusieurs sous-dialectes : « L'idée <strong>de</strong> l'homogénéité<br />

du wallon, explique-t-il, est une illusion liégeoise, mais — il faut<br />

y insister — c'est une illusion <strong>de</strong> non-spécialistes, due au fait que<br />

le wallon liégeois constitue un groupe compact qui débor<strong>de</strong> large-


Réception <strong>de</strong> M. Roland Beyen 77<br />

ment <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong> Liège <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa banlieue. Elle est, d'autre part,<br />

renforcée par le souvenir, qui émeut les Liégeois mais laisse les<br />

autres assez indifférents, <strong>de</strong> ce que fut la principauté <strong>de</strong> Liège. Il<br />

s'en faut <strong>de</strong> beaucoup que Liège <strong>et</strong> son ancien territoire soient<br />

toute la Wallonie. »<br />

Trois ans après c<strong>et</strong>te communication, Pierre Ruelle revint dans<br />

le p<strong>et</strong>it film d' Alain Mauchard sur le sens <strong>de</strong> ses recherches dialectologiques<br />

: « Je pense qu'il faut parler à l'heure actuelle d'archéologie<br />

linguistique. Ce qu'il faut conserver <strong>de</strong>s dialectes, ce<br />

n'est pas leur usage, c'est tout ce qu'ils peuvent nous apporter pour<br />

la connaissance d'eux-mêmes, bien entendu, pour la connaissance<br />

du français, pour la grammaire comparée, la linguistique comparée<br />

<strong>de</strong>s divers dialectes parlés dans le Nord <strong>de</strong> la Gaule puisque c'est<br />

là que nous sommes. Mais il faut les conserver dans <strong>de</strong>s glossaires,<br />

<strong>de</strong>s dictionnaires, <strong>de</strong>s grammaires, <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> toutes les sortes.<br />

Mais vouloir apprendre à <strong>de</strong>s enfants un dialecte que leurs parents<br />

eux-mêmes ne parlent plus, je n'en vois pas l'intérêt. (...) Si ce<br />

n'est encombrer la mémoire <strong>de</strong> ce qui est <strong>de</strong>venu un fatras inutile.<br />

» Suit un vibrant éloge <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> française, dont voici le<br />

début : « Le français répond à tous les besoins intellectuels, scientifiques<br />

<strong>et</strong> moraux d'un être humain. C'est une gran<strong>de</strong> chance que<br />

d'avoir comme <strong>langue</strong> maternelle une belle <strong>langue</strong>, une gran<strong>de</strong> <strong>langue</strong>,<br />

une <strong>langue</strong> universelle comme le français. J'en dirais autant<br />

<strong>de</strong> l'anglais, j'en dirais autant du russe. Mais je n'en dirais pas<br />

autant, pourquoi ne pas aller jusqu'au fond <strong>de</strong> sa pensée, je n'en<br />

dirais pas autant du néerlandais ou du flamand, ni du br<strong>et</strong>on d'ailleurs,<br />

ni du provençal. »<br />

C<strong>et</strong> éloge du français est émouvant, même si l'on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

si Pierre Ruelle l'aurait fait dans les mêmes termes, aux dépens<br />

d'autres <strong>langue</strong>s <strong>et</strong> notamment <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> néerlandaise, s'il avait<br />

mieux connu celle-ci. La <strong>langue</strong> néerlandaise, si on la connaît vraiment<br />

bien, est aussi « belle » que le français, aussi apte à exprimer<br />

toutes les nuances <strong>de</strong> l'esprit <strong>et</strong> du cœur, aussi capable d'inspirer<br />

<strong>de</strong> grands poètes, Guido Gezelle ou Hugo Claus par exemple, qui<br />

ne sont nullement inférieurs à ceux que semble préférer Pierre<br />

Ruelle : Lamartine, Victor Hugo, Leconte <strong>de</strong> Lisle, Péguy.<br />

L'amour passion <strong>de</strong> Pierre Ruelle pour le français faisait partie<br />

<strong>de</strong> son amour mythique, voire mystique <strong>de</strong> la France, qui lui inspira<br />

en 1987 un p<strong>et</strong>it livre controversable, Un certain amour <strong>de</strong> la


78 Roland Beyen<br />

France, dont les premières lignes sont on ne peut plus significatives<br />

: « Ce p<strong>et</strong>it livre est un livre naïf. Celui qui l'a écrit n'est ni<br />

philosophe ni sociologue. Il a aimé <strong>de</strong>s êtres <strong>de</strong> chair <strong>et</strong> <strong>de</strong> sang.<br />

Il a aimé la Justice, la Vérité, la Sagesse <strong>et</strong> la Beauté. Il n'a rien<br />

aimé si longuement <strong>et</strong> avec tant <strong>de</strong> constance que la France. Bien<br />

qu'il ait un esprit peu religieux, il ne manque pas <strong>de</strong> sens du sacré<br />

<strong>et</strong> il dirait volontiers, comme le général <strong>de</strong> Gaulle, « Notre-Dame<br />

la France ». » C<strong>et</strong> amour <strong>de</strong> la France remonte à l'âge <strong>de</strong> douze<br />

ans, lorsque Pierre <strong>et</strong> son ami Jean firent pour la première fois le<br />

bref traj<strong>et</strong> qui séparait leur village natal <strong>de</strong> la frontière française <strong>et</strong><br />

lorsque, foulant enfin le sol du « pays <strong>de</strong> Victor Hugo <strong>et</strong> <strong>de</strong> Lamartine<br />

», ils déclarèrent, « transportés d'une sorte d'ar<strong>de</strong>ur mystique<br />

» : « Nous sommes chez nous. » Dix-sept ans plus tard, le<br />

14 juin 1940, lorsqu'il apprit au camp d'Altengrabow que l'armée<br />

alleman<strong>de</strong> venait d'entrer dans Paris, Pierre « pleur(a) à gros sanglots,<br />

comme il ne l'avait plus fait <strong>de</strong>puis son enfance, comme il<br />

ne le fera plus que lorsqu'il perdra un <strong>de</strong> ses fils, <strong>de</strong>s années plus<br />

tard » (son fils Clau<strong>de</strong>, mort en 1949, à l'âge <strong>de</strong> onze ans, <strong>de</strong>s suites<br />

d'une appendicite).<br />

C<strong>et</strong> amour <strong>de</strong> la France, si passionné soit-il, n'est pourtant pas<br />

aveugle. Pierre Ruelle dénonce, par exemple, le « sentiment <strong>de</strong><br />

supériorité qu'affichent trop souvent trop <strong>de</strong> Français hexagonaux<br />

», (...) supériorité illusoire (qui) se double souvent, en ce qui<br />

concerne les « Belges », d'une ignorance stupéfiante » illustrée par<br />

<strong>de</strong>s « histoires belges (...) d'une vulgarité affligeante ». Pierre<br />

Ruelle critique la façon dont les Français massacrent leur belle <strong>langue</strong>,<br />

notamment à la télévision. Mais l'idée maîtresse du livre<br />

figure à la <strong>de</strong>rnière page du <strong>de</strong>rnier chapitre, intitulé L'union : «<br />

La seule chance <strong>de</strong> survie <strong>de</strong> la Wallonie, c'est l'union avec la<br />

France. »<br />

Pour savoir comment Pierre Ruelle concevait concrètement c<strong>et</strong>te<br />

union <strong>et</strong>, par voie <strong>de</strong> conséquence, le sort <strong>de</strong> Bruxelles <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />

royauté, il faut lire l'intervention intitulée Notre i<strong>de</strong>ntité française<br />

qu'il fit à Lille le 30 novembre 1991, lors du premier congrès du<br />

« Mouvement wallon pour le R<strong>et</strong>our à la France », dont il avait été<br />

un <strong>de</strong>s fondateurs en 1986. Mais, plutôt que <strong>de</strong> résumer c<strong>et</strong>te intervention<br />

ahurissante, qui figure dans les Actes du colloque, ou <strong>de</strong><br />

puiser dans les trois allocutions publiées partiellement, très édulcorées,<br />

dans Un certain amour <strong>de</strong> la France, je préfère citer les paro-


Réception <strong>de</strong> M. Roland Beyen 79<br />

les essentielles du discours, reproduit intégralement dans Wallonie<br />

française en mars 1993, que Pierre Ruelle prononça à Jemappes,<br />

en sa qualité <strong>de</strong> prési<strong>de</strong>nt d'honneur du « Souvenir français », le<br />

7 novembre 1992, à l'occasion <strong>de</strong> la commémoration du bicentenaire<br />

<strong>de</strong> la bataille qui, pour une vingtaine d'années, rendit « nos<br />

provinces » à la France, « leur patrie ».<br />

Devant les changements politiques qui se préparent à ce moment<br />

en Belgique, l'orateur détaille, tout en les fustigeant, différents<br />

groupes <strong>de</strong> politiciens qui sont en train d'élucubrer <strong>de</strong>s solutions :<br />

« Tirés <strong>de</strong> leur belgeoise léthargie par la volonté d'indépendance<br />

<strong>de</strong>s Flamands, les uns imaginent une Belgique dans une association<br />

dont ils sont bien incapables <strong>de</strong> définir les modalités. Ils disputent<br />

longuement <strong>et</strong> obscurément sur le fédéralisme <strong>et</strong> le confédéralisme,<br />

sans pouvoir se faire comprendre <strong>et</strong> sans se comprendre euxmêmes.<br />

D'autres appellent <strong>de</strong> leurs vœux une Wallonie indépendante<br />

dont ils refusent <strong>de</strong> préciser l'i<strong>de</strong>ntité, faisant abstraction<br />

d'un million <strong>de</strong> Bruxellois francophones à 85 %, ignorant le problème<br />

<strong>de</strong>s communes à facilités. D'autres voient dans la Wallonie<br />

une région d'Europe distincte <strong>de</strong> la France <strong>et</strong> opposée à elle <strong>de</strong><br />

vingt manières. Certains, qui <strong>de</strong>vraient savoir <strong>de</strong> quoi ils parlent<br />

mais n'ont gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> préciser les voies <strong>et</strong> moyens <strong>de</strong> leur désir, souhaitent<br />

une Wallonie unie par une <strong>langue</strong> que l'on forgerait <strong>de</strong> toutes<br />

pièces avec <strong>de</strong>s matériaux puisés à Liège, à Namur, à Charleroi<br />

<strong>et</strong> sans doute aussi dans le Hainaut picard <strong>et</strong> la partie lorraine du<br />

Luxembourg. C<strong>et</strong>te caricature <strong>de</strong>viendrait <strong>langue</strong> officielle <strong>et</strong> le<br />

français pourrait n'être plus qu'une secon<strong>de</strong> <strong>langue</strong>. »<br />

Toutes ces solutions, qui « sont un défi au bon sens », Pierre<br />

Ruelle les rej<strong>et</strong>te vigoureusement, pour leur opposer la seule issue<br />

valable à ses yeux : « Ces Belges prolongés, ces fédéralistes, ces<br />

confédéralistes, ces indépendantistes myopes, ces Wallons wallonisants,<br />

qu'ont-ils <strong>de</strong> commun ? (...) Ils ne sont pas tous pour la<br />

même idée, ils n'ont pas tous en vue le même but : ils sont tous<br />

contre une seule <strong>et</strong> même chose. La chose dont ils ont peur, car<br />

elle bousculerait leurs habitu<strong>de</strong>s, les obligerait à voir au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong><br />

leur canton ou <strong>de</strong> leur province, les j<strong>et</strong>terait tout frileux dans le<br />

vent d'une aventure dont ils redoutent encore plus la nouveauté que<br />

les risques, c'est le r<strong>et</strong>our <strong>de</strong> la Wallonie à la France. »<br />

Avant <strong>de</strong> conclure, Pierre Ruelle s'en prend particulièrement<br />

aux défenseurs <strong>de</strong> la « culture wallonne » qui, selon lui, n'existe


80 Roland Beyen<br />

pas. En 1989, à Louvain-la-Neuve, il s'était déjà distancié du<br />

Manifeste pour la culture wallonne <strong>de</strong> 1983 <strong>et</strong> <strong>de</strong> la branche wallonne<br />

<strong>de</strong> l'« Association pour la défense <strong>de</strong>s <strong>langue</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong>s cultures<br />

menacées ». Le 19 mars 1990 il avait même présenté à José Happart<br />

sa démission du mouvement « Wallonie — Région d'Europe »<br />

dont il avait été un <strong>de</strong>s fondateurs en 1986 mais dont il condamnait<br />

à présent « les tendances antifrançaises (...) <strong>de</strong>venues évi<strong>de</strong>ntes »,<br />

ainsi que l'erreur <strong>de</strong> défendre, contre la France, les « fantômes » <strong>de</strong><br />

la <strong>langue</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> la culture wallonnes.<br />

Et voici la conclusion du discours <strong>de</strong> Jemappes : « L'avenir <strong>de</strong><br />

la Wallonie va se jouer dans les années <strong>et</strong>, peut-être, dans les mois<br />

qui viennent. Le moment est venu <strong>de</strong> lever tous les voiles, <strong>de</strong><br />

dénoncer toutes les hypocrisies, <strong>de</strong> voir enfin, pour la première fois<br />

<strong>de</strong>puis longtemps, les réalités en face, <strong>de</strong> nous reconnaître pour ce<br />

que nous sommes, <strong>de</strong>s Français. Il faudra nous y employer sans<br />

plus attendre. A nous d'éclairer les Wallons, <strong>et</strong>, d'aventure, aussi<br />

les Français <strong>de</strong> la République, sur les données d'un problème simple<br />

que tant d'hommes aveugles ou intéressés se sont évertués à<br />

obscurcir. Il n'y a pas <strong>de</strong> cours naturel au long fleuve <strong>de</strong> l'Histoire.<br />

L'Histoire coule dans le lit que les hommes lui creusent. C'est à<br />

nous <strong>de</strong> vouloir <strong>et</strong> d'agir afin que, <strong>de</strong> part <strong>et</strong> d'autre d'une frontière<br />

irréelle <strong>et</strong> absur<strong>de</strong>, les Français soient enfin réunis <strong>et</strong> que, du sud<br />

au nord, d'un même effort, ils fassent en sorte que, plus gran<strong>de</strong>,<br />

plus heureuse <strong>et</strong> plus belle, vive la France. »<br />

Ce sont là, Mesdames, Messieurs, les <strong>de</strong>rnières paroles prononcées<br />

publiquement par Pierre Ruelle, <strong>de</strong>ux semaines avant les premières<br />

manifestations <strong>de</strong> l'implacable maladie qui allait l'emporter<br />

le 14 janvier 1993, à l'âge <strong>de</strong> quatre-vingt-un ans, alors qu'il travaillait<br />

à l'édition critique <strong>de</strong> textes latins <strong>et</strong> <strong>de</strong> leurs traductions<br />

françaises connus sous le nom d'Ars moriendi, d'Art <strong>de</strong> (bien)<br />

mourir (que sa disciple Reine Mantou est en train d'achever). On<br />

a beau ne pas partager les idées « rattachistes » ou « réunionistes »<br />

<strong>de</strong> Pierre Ruelle, on a beau penser que la Belgique serait un pays<br />

fascinant si ses communautés apprenaient à se connaître <strong>et</strong> unissaient<br />

leurs efforts comme dans l'admirable « kunstenFESTIVAL<strong>de</strong>sArts<br />

» qui vient <strong>de</strong> se terminer à Bruxelles, on ne peut rester<br />

indifférent à l'idéalisme <strong>et</strong> à la combativité dont Pierre Ruelle, ce<br />

grand philologue engagé mais terriblement solitaire, a fait preuve<br />

jusqu'au bout <strong>de</strong> son éblouissant parcours. Dans une communica-


Réception <strong>de</strong> M. Roland Beyen 81<br />

tion prononcée ici même le 11 décembre 1982, il avait proposé du<br />

philologue la définition suivante : « Le philologue est simplement<br />

un serviteur éclairé, vigilant, intègre <strong>et</strong> mo<strong>de</strong>ste <strong>de</strong> la Pensée. Par<br />

lui, elle apparaît telle qu'elle est, telle que <strong>de</strong>vrait être la Vérité,<br />

nue. » Si le portrait que je viens d'esquisser <strong>de</strong> Pierre Ruelle est<br />

forcément incompl<strong>et</strong>, j'ose néanmoins espérer avoir réussi à m<strong>et</strong>tre<br />

en lumière les lignes <strong>de</strong> force <strong>et</strong> la gran<strong>de</strong> originalité <strong>de</strong> sa pensée<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> sa vérité.


Réception<br />

<strong>de</strong> M me Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris<br />

Discours <strong>de</strong> Monsieur Georges SION<br />

Respectons en ce moment <strong>de</strong>ux usages. Le premier veut qu'un<br />

membre <strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong>, lorsqu'il accueille un confrère, lui rappelle,<br />

malgré sa gloire ou sa célébrité, les titres qui l'ont fait élire. Le<br />

second veut, quelles que soient leurs relations antérieures, souvent<br />

très amicales, que tous <strong>de</strong>ux tentent <strong>de</strong> prendre un ton <strong>de</strong> circonstance.<br />

Les <strong>de</strong>ux usages me conduisent donc à vous dire « Madame »,<br />

mais j'ajoute aussitôt que je n'en ferai pas une habitu<strong>de</strong> !<br />

Madame, vous voici donc parmi nous. Nul, dans c<strong>et</strong>te salle, ne<br />

doutera que vous soyez très proche <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>puis longtemps. En<br />

eff<strong>et</strong>, vous incarnez à la fois <strong>de</strong>puis pas mal d'années, la mobilité<br />

comme la proximité. Vous incarnez aussi un parcours qui a fait<br />

d'une Anversoise une Parisienne, qui vous a incitée à tous les<br />

voyages du corps <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'esprit, mais qui vous aura donné <strong>de</strong>s stabilités<br />

très chères <strong>et</strong> parfaitement conciliables. Ainsi êtes-vous une<br />

Française qui a mérité bien <strong>de</strong>s honneurs <strong>et</strong> bien <strong>de</strong>s ancrages, tout<br />

en restant une Belge qui a su dédoubler son esprit sans trahir<br />

aucune <strong>de</strong> ses fidélités.<br />

C'est ainsi que brillante romancière française élue en 1970 à<br />

l'<strong>Académie</strong> Goncourt, vous êtes aujourd'hui un membre belge qui<br />

honore notre <strong>Académie</strong> <strong>royale</strong> <strong>de</strong> <strong>langue</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>littérature</strong> françaises.<br />

Je tiens à dire, sans plus attendre, que nous sommes très heureux, <strong>et</strong><br />

aussi très honorés <strong>de</strong> voir l'<strong>Académie</strong> Goncourt s'associer à nous<br />

aujourd'hui. Je salue donc dans c<strong>et</strong>te salle son Prési<strong>de</strong>nt, son Secrétaire<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> ses membres, c'est-à-dire quatre écrivains qui nous<br />

sont très chers : Hervé Bazin, François Nourissier, Emmanuel Roblès<br />

<strong>et</strong> Michel Tournier. Leur présence nous honore <strong>et</strong> nous va au cœur.<br />

Pensant à ces <strong>de</strong>ux titres que vous portez, j'ai grand plaisir à


Réception <strong>de</strong> A/""' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris 83<br />

rappeler d'abord ce jour du 15 décembre 1973, où l'<strong>Académie</strong><br />

Goncourt nous faisait l'honneur <strong>et</strong> la joie <strong>de</strong> nous rejoindre à<br />

Bruxelles : nous voulions célébrer ensemble le centième anniversaire<br />

<strong>de</strong> la naissance <strong>de</strong> Col<strong>et</strong>te, la gran<strong>de</strong> Col<strong>et</strong>te que nous avions<br />

élue en 1935 pour succé<strong>de</strong>r à Anna <strong>de</strong> Noailles <strong>et</strong> que l'<strong>Académie</strong><br />

Goncourt avait élue à son tour en 1950.<br />

Si je rappelle ces <strong>de</strong>ux dates, que nul ne croie à une intention<br />

<strong>de</strong> montrer que nous avions <strong>de</strong>vancé Paris. J'aimais souligner, au<br />

contraire, que l'<strong>Académie</strong> Goncourt, en accueillant Col<strong>et</strong>te, <strong>de</strong>vançait<br />

largement d'autres Compagnies illustres qui ont suivi son<br />

exemple avec trente ans <strong>de</strong> r<strong>et</strong>ard. Et soi dit en passant, c'était en<br />

élisant Marguerite Yourcenar qui était <strong>de</strong>s nôtres <strong>de</strong>puis dix ans...<br />

Donc, le 15 décembre 1973, l'<strong>Académie</strong> Goncourt nous donnait<br />

le privilège <strong>de</strong> sa présence <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa participation pour un grand<br />

hommage à Col<strong>et</strong>te. Je rappellerai aussi, avec un bref sourire, que<br />

les choix <strong>de</strong> nos confrères respectifs nous m<strong>et</strong>taient déjà, vous <strong>et</strong><br />

moi, côte à côte ou face à face pour dire l'admiration que nous portions<br />

tous à l'auteur <strong>de</strong> Sido.<br />

Tout <strong>de</strong> même qui aurait prédit en 1973 les r<strong>et</strong>rouvailles qui<br />

nous attendaient ? C<strong>et</strong>te année-là, c'était Col<strong>et</strong>te. Un an plus tard,<br />

la généreuse ouverture <strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong> Goncourt m'appelait à Paris,<br />

<strong>et</strong> je tiens à redire ici combien j'en étais ému <strong>et</strong> fier. Depuis lors,<br />

j'ai donc été, chaque fois que je l'ai pu, votre voisin <strong>de</strong> table chez<br />

Drouant, dans une atmosphère à la fois cordiale <strong>et</strong> passionnante.<br />

Enfin, dans ce prologue à une étu<strong>de</strong> qui va parler <strong>de</strong> vous, comment<br />

ne pas rappeler également, même si elle va être la substance<br />

<strong>de</strong> ce que vous nous direz, l'ombre ou mieux : la présence, parmi<br />

nous, <strong>de</strong> celle qui vous a précédée ? Il n'est pas question d'usurper<br />

une évocation qui vous appartient, mais nous pensons tous à notre<br />

chère Suzanne, si fidèle à nos séances <strong>et</strong> à notre amitié, si attentive<br />

à ce que nous étions ou à ce que nous faisions. Elle nous apportait<br />

sagesse <strong>et</strong> curiosité, sourire <strong>et</strong> réflexion... Quelque chose tremble<br />

en nous, <strong>et</strong> je puis le dire, en moi, lorsque nous parlons d'elle.<br />

Mais ce n'est pas Françoise Lilar qui est à c<strong>et</strong>te table aujourd'hui<br />

: c'est Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris. Nous voici donc à ce grand<br />

ren<strong>de</strong>z-vous. Avec bonheur, certes, mais sans facilité. Car vous êtes<br />

si riche, si diverse, que le critique attaché à vous cerner ou à vous<br />

définir se trouve souvent comme désorienté par une itinérance


84 Georges Sion<br />

créatrice qui semblerait nier votre unité, mais qui, au contraire, la<br />

définit sans cesse.<br />

Je ne dis pas cela en pensant à vos premiers vers : tant <strong>de</strong><br />

romanciers, voire <strong>de</strong> philosophes, ont commencé par <strong>de</strong>s poèmes<br />

que ce serait là une diversité banale. J'aime les évoquer, pourtant,<br />

parce que j'ai aimé ces quelques poèmes que vous aviez écrits dans<br />

vos quinze ans <strong>et</strong> qui parurent dans un format <strong>de</strong> cahier d'écolier.<br />

Vous les aviez montrés à Marie Gevers dont l'encouragement était<br />

précieux, <strong>et</strong> aussi à Bernanos, un jour qu'il était à Anvers chez<br />

votre père, grand avocat maritime <strong>et</strong> fiitur ministre. Bernanos avait<br />

dit : « Si elle a fait ça elle-même, elle ira loin... »<br />

Il ne savait pas, disant cela, que peu après, vous partiriez pour<br />

les Etats-Unis, mais il avait vu juste. Et si les voyages seront nombreux<br />

dans votre vie, l'un <strong>de</strong> vos paradoxes est précisément c<strong>et</strong>te<br />

existence qui bouge sans cesse, mêlée au goût <strong>de</strong> la maison, qu'elle<br />

soit <strong>de</strong> briques ou <strong>de</strong> papier. Vous avez d'ailleurs au minimum<br />

<strong>de</strong>ux adresses, l'une à Paris, l'autre à Bruxelles. C'est un symbole.<br />

Mais voici votre premier roman. A-t-on parlé, à l'époque, <strong>de</strong> ce<br />

Rempart <strong>de</strong>s béguines, nourri, obsédé même par une ville que vous<br />

aviez quittée <strong>de</strong>puis trois ou quatre ans, mais qui vous habitait toujours<br />

<strong>et</strong> qui reviendra encore habiter votre création. Ce premier roman<br />

n'était ni apaisant ni apaisé, mais il était déjà bien <strong>de</strong> vous, même si<br />

vous aviez choisi <strong>de</strong> prendre un pseudonyme. Vous aviez dit « Mall<strong>et</strong><br />

» sans penser que plusieurs Mall<strong>et</strong> étaient déjà installés en <strong>littérature</strong>.<br />

Vous ajouterez Joris <strong>et</strong> le double nom se répandra très vite. Avec<br />

une suite du Rempart, qui s'intitule La chambre rouge, puis les nouvelles<br />

<strong>de</strong> Cordélia, où Emile Henriot voyait déjà la simplicité comme<br />

la rapidité <strong>de</strong> la maîtrise, qui seront une <strong>de</strong> vos marques.<br />

Il n'est pas question, bien sûr, d'analyser ici chacune <strong>de</strong> vos<br />

œuvres : toute la séance n'y suffirait pas. Il m'arrivera donc<br />

d'om<strong>et</strong>tre tel ou tel livre. Je préfère, si j'ose dire, choisir mes escales<br />

pour rencontrer à la fois l'unité <strong>et</strong> la diversité <strong>de</strong> vos itinéraires.<br />

Mais je n'ai pas oublié ce personnage qui emplit, qui occupe un<br />

roman comme Les Mensonges. Klaes van Baarnheim est riche,<br />

entouré, puissant : il joue <strong>et</strong> se joue une sorte <strong>de</strong> dure comédie sentimentale<br />

: tenir entre ses mains le sort <strong>de</strong> son entourage <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses<br />

inférieurs, <strong>et</strong> exiger d'eux <strong>de</strong>s signes d'affection ; être une provi<strong>de</strong>nce<br />

pour les autres, mais au prix <strong>de</strong> leur soumission. Une femme<br />

aura raison <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te servitu<strong>de</strong>. Elle préfère la déchéance ou la


Réception <strong>de</strong> A/""' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris 85<br />

misère à c<strong>et</strong>te obéissance. C'est passionnant. Le prix <strong>de</strong>s Libraires<br />

avait d'ailleurs récompensé Les Mensonges.<br />

En 1958, L'Empire céleste reçoit le prix Fémina que vous aviez<br />

déjà frôlé <strong>de</strong>ux ans plus tôt. Il faut dire que les travaux <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier<br />

jury n'allaient pas sans orages en ce temps- là. Sa composition<br />

féminine ne pouvait donner d'illusions là-<strong>de</strong>ssus qu'à ceux qui<br />

ignoraient notamment la présence <strong>et</strong> le caractère <strong>de</strong> la prési<strong>de</strong>nte,<br />

c<strong>et</strong>te femme étonnante qui, en <strong>littérature</strong> comme au théâtre, s'était<br />

fait un nom avec un prénom : Mme Simone.<br />

Saluons au passage ces dames du Fémina, résistant à la colère<br />

<strong>de</strong> leur prési<strong>de</strong>nte qui annonça le prix — votre prix — sans cacher<br />

son désaccord. Je n'ai pas oublié Mme Simone parlant, <strong>de</strong>vant le<br />

micro, du choix <strong>de</strong> son jury. Elle le faisait avec <strong>de</strong>s compliments<br />

féroces <strong>et</strong> une gentillesse empoisonnée qui m'emplissaient à la fois<br />

<strong>de</strong> colère <strong>et</strong> d'amusement. Mais je me disais que les grands livres<br />

durent, tandis que les échos vivent ce que vivent les échos : l'espace<br />

d'un potin.<br />

Le recul <strong>et</strong> votre accomplissement sont beaucoup plus importants<br />

<strong>et</strong> j'aime m'attar<strong>de</strong>r un moment à c<strong>et</strong> Empire céleste, qui<br />

n'est pas la Chine d'autrefois, mais plus mo<strong>de</strong>stement un restaurant<br />

grec <strong>de</strong> Montparnasse, où se réunissent les habitués <strong>de</strong> l'immeuble<br />

<strong>et</strong> du quartier. Le miracle <strong>de</strong> l'œuvre, c'est ce p<strong>et</strong>it mon<strong>de</strong> décrit<br />

avec un réalisme raffiné, mais qui se nourrit <strong>de</strong> songes ou <strong>de</strong><br />

mythes. Chacun y compense ses échecs ou y conforte ses illusions.<br />

Mais ne nous y trompons pas : cela conduit doucement — on voudrait<br />

dire : tendrement — à <strong>de</strong>s heures <strong>de</strong> cruelle vérité.<br />

A voir ensuite le roman qui s'intitule Les Personnages, on mesure<br />

aussitôt que vous n'acceptez pas <strong>de</strong> vous répéter, ou qu'en tout cas<br />

vous refusez <strong>de</strong> prolonger par une redite une réussite <strong>et</strong> un succès.<br />

Nous observerons ce courage, <strong>et</strong> j'ose dire : c<strong>et</strong>te dignité, à toutes les<br />

étapes <strong>de</strong> votre création. Dans Les Personnages, vous voici amenée<br />

à l'histoire <strong>de</strong> France, avec Louis XIII, Anne d'Autriche <strong>et</strong> Richelieu.<br />

Avec Louise <strong>de</strong> La Fay<strong>et</strong>te aussi, c<strong>et</strong>te jeune fille que les politiques<br />

veulent éloigner d'un roi qui l'aime <strong>et</strong> qu'elle aime. Ils la pousseront<br />

vers le couvent, parce que c'est moins dangereux que la violence. Il<br />

y a <strong>de</strong>s douceurs aussi coupables que la cruauté.<br />

Aussitôt après, avec L<strong>et</strong>tre à moi-même, vous montrez à nouveau<br />

votre liberté. C'est un essai, dit la couverture. En vérité, c'est la transcription<br />

d'un mon<strong>de</strong> extérieur, avec ses rêves ou ses idées, ses proj<strong>et</strong>s


86 Georges Sion<br />

ou ses distractions, ses vétilles ou ses gran<strong>de</strong>s questions. Avec ce<br />

refus <strong>de</strong>s conformismes, qui vous est comme une i<strong>de</strong>ntité. Je me rappelle<br />

une page où, en pleine époque sartrienne, vous compariez Bau<strong>de</strong>laire<br />

<strong>et</strong> Rimbaud vus dans c<strong>et</strong>te optique :<br />

Bau<strong>de</strong>laire n 'arrivepas à égaler Rimbaud dans l'imagerie esthético-populaire.<br />

Il suffit qu 'une fois, une seule, le pauvre ait pris la<br />

résolution jamais tenue <strong>de</strong> se lever tôt le matin <strong>et</strong> <strong>de</strong> travailler régulièrement,<br />

cela suffit. M. Jean-Paul Sartre ne le lui pardonnera<br />

jamais. Il ne pourra rach<strong>et</strong>er le tort d'avoir fait <strong>de</strong>ux ou trois fois sa<br />

prière <strong>et</strong> bu un verre <strong>de</strong> moins, M. Sartre ne badine pas là-<strong>de</strong>ssus (...)<br />

Tandis que Rimbaud, c 'est le mythe parfait, on ne sait rien.<br />

En 1964, Marie Mancini vous ramène à l'Histoire. Pas nécessairement<br />

celle du faste ou du bruit. « Solitu<strong>de</strong> <strong>et</strong> silence, doubles<br />

miroirs <strong>de</strong>vant lesquels Marie se tient bien rai<strong>de</strong>, dans sa robe<br />

grise <strong>et</strong> blanche... ». Nous r<strong>et</strong>rouverons encore c<strong>et</strong>te voie, c<strong>et</strong> attrait<br />

<strong>et</strong> ce don, mais j'aime rappeler que l'année <strong>de</strong> Marie Mancini,<br />

vous recevez le prix <strong>de</strong> Monaco.<br />

C'était quinze ans avant que j'entre dans le jury <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te Fondation,<br />

où j'ai succédé à Carlo Bronne, une Fondation qui sert bien<br />

la <strong>littérature</strong> <strong>de</strong>puis quarante ans en signalant ceux qui l'illustrent.<br />

A trente-quatre ans, vous étiez <strong>et</strong> vous restez l'un <strong>de</strong>s plus jeunes,<br />

sinon le plus jeune <strong>de</strong>s écrivains couronnés. Vous y figurez, les<br />

précédant ou les suivant, avec Jean Giono ou Marcel Brion, Alexis<br />

Curvers ou Jean Cassou, Hervé Bazin ou Eugène Ionesco, Anne<br />

Hébert ou Marguerite Yourcenar, François Nourissier ou Jean Starobinski,<br />

Léopold Sedar Senghor ou Yves Berger. Comme on dit,<br />

c'est une belle compagnie.<br />

Une belle compagnie. Une gran<strong>de</strong> époque aussi. Il est bon <strong>de</strong><br />

rappeler qu'il y a un quart <strong>de</strong> siècle, le roman <strong>de</strong> <strong>langue</strong> française<br />

était un ensemble très divers, où doctrines <strong>et</strong> talents s'accumulaient,<br />

mais aussi s'affrontaient jusqu'à se détruire ou se nier.<br />

C'était le temps <strong>de</strong> Nouveau Roman, <strong>et</strong> comme l'expression pouvait<br />

sembler banale, on l'avait décorée <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux majuscules.<br />

Certains se sentaient coupables s'ils racontaient une histoire ou<br />

s'ils donnaient un nom à leurs personnages. D'autres résistaient en<br />

s'attardant à <strong>de</strong> vieux systèmes. Comme toujours, <strong>et</strong> quel que soit<br />

leur camp, il y avait les créateurs <strong>et</strong> les suiveurs, <strong>et</strong> le recul nous<br />

ai<strong>de</strong> souvent à les distinguer. Le talent créateur dans L'Amante<br />

anglaise <strong>de</strong> Marguerite Duras ou La conquête <strong>de</strong> Prague <strong>de</strong> Jac-


Réception <strong>de</strong> A/""' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris 87<br />

ques-Gérard Linze authentifiaient alors la nouvelle voie, mais Le<br />

Rivage <strong>de</strong>s Syrtes <strong>de</strong> Julien Gracq ou Les Jardins du désert <strong>de</strong><br />

Charles Bertin montraient qu'elle n'était pas obligatoire. Il est tonique,<br />

après coup, <strong>de</strong> penser que théories <strong>et</strong> snobismes se diluent toujours<br />

avec le temps.<br />

L'autonomie, qui est la vraie clé <strong>de</strong> la création, vous l'incarnez<br />

avec ténacité. Voici Les Signes <strong>et</strong> les Prodiges, <strong>et</strong> ma réflexion me<br />

disait que ce titre pourrait vous définir. Ce roman est loin <strong>de</strong>s<br />

recherches formelles, mais il est riche <strong>de</strong> science <strong>et</strong> <strong>de</strong> talent. Il<br />

confronte <strong>de</strong>s angoisses <strong>et</strong> <strong>de</strong>s amours. J'ai souvent pensé à la rencontre<br />

familiale <strong>de</strong> la fin, qui est pour moi une austère leçon <strong>et</strong> un<br />

inoubliable chant <strong>de</strong> la faiblesse <strong>et</strong> <strong>de</strong> la vocation humaines.<br />

C<strong>et</strong>te vocation, vous vouliez, aussitôt après, en évoquer les responsabilités<br />

<strong>et</strong> les charmes sur un plan plus familial, ou plus familier.<br />

La Maison <strong>de</strong> papier allait <strong>de</strong>venir ainsi un <strong>de</strong> vos titres légendaires.<br />

Même si vous ne la décriviez pas avec minutie ou précision,<br />

elle donnait à vos innombrables lecteurs le sentiment d'y être entré,<br />

d'y avoir vécu, d'y avoir été accueilli. Vos joies <strong>et</strong> vos soucis,<br />

votre foi <strong>de</strong>venue plus mûre <strong>et</strong> votre joie <strong>de</strong>venue plus sûre, <strong>de</strong>s<br />

journées pleines <strong>de</strong> tâches simples <strong>et</strong> <strong>de</strong> plaisirs subtils : tout <strong>de</strong>venait<br />

nôtre sans que nous puissions nous sentir indiscr<strong>et</strong>s.<br />

Vous ne m'en voudrez pas <strong>de</strong> vous dire que si tout le mon<strong>de</strong><br />

parlait <strong>de</strong> La Maison <strong>de</strong> papier, je me sentais heureux, mais je me<br />

<strong>de</strong>mandais comment vous alliez continuer votre œuvre. Certes, je<br />

savais que vous n'aimiez pas vous répéter, mais je me disais aussi<br />

que certains bonheurs peuvent inciter à s'attar<strong>de</strong>r en eux.<br />

Appréhension dérisoire avec Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris. Vos bonheurs<br />

familiers avaient succédé aux élans dévoyés <strong>de</strong> trois femmes<br />

qu'on appelait sorcières <strong>et</strong> qui cherchaient peut-être mal l'Absolu.<br />

Vos bonheurs familiers précé<strong>de</strong>ront un autre livre où, subtilement,<br />

vous exorcisez la tentation <strong>de</strong> vous abandonner à la commodité.<br />

Dans Le Jeu du souterrain, il y a Robert, c<strong>et</strong> écrivain qui n'écrit<br />

plus <strong>et</strong> qui emplit sa vie <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ites tâches agréables <strong>et</strong> apparemment<br />

utiles. Une chance lui est offerte <strong>de</strong> se reprendre : elle échoue <strong>et</strong><br />

il restera dans son confort stérile. Mais la romancière qui l'a créé<br />

a su se dire par lui que les pièges sont partout, même <strong>et</strong> peut-être<br />

surtout dans une confortable indolence.<br />

Vous alliez cependant r<strong>et</strong>rouver le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'Absolu en l'interrogeant<br />

au meilleur <strong>de</strong> lui-même à travers un personnage historique


88 Georges Sion<br />

exceptionnel, Jeanne Guyon. Il y a trois siècles, c<strong>et</strong> être <strong>de</strong> foi<br />

vivait totalement sa vocation, mais le mon<strong>de</strong>, autour d'elle, n'était<br />

qu'intrigues ou soupçons. Le Quiétisme qui la définissait <strong>de</strong>venait,<br />

par une ironie <strong>de</strong>s choses <strong>et</strong> <strong>de</strong>s mots, le signe <strong>de</strong> tous les orages.<br />

Jamais sans doute Jeanne Guyon n'aura trouvé, pour la décrire, une<br />

exigence <strong>et</strong> une honnêt<strong>et</strong>é comme les vôtres.<br />

Est-ce cela qui fait entrer, dans la galerie <strong>de</strong> vos personnages,<br />

après un romancier qui se disperse <strong>et</strong> une femme qui se trouve dans<br />

la vie mystique, un être en qui, durement, une passion coupe toutes<br />

les issues ? Allegra rencontre le p<strong>et</strong>it Rachid mu<strong>et</strong>, noué, fermé au<br />

mon<strong>de</strong> , elle va lui vouer tout son <strong>de</strong>stin. En peu <strong>de</strong> temps, elle<br />

apprend tout grâce à lui : l'amour, la possession, le secr<strong>et</strong>, la jalousie,<br />

l'angoisse, le bonheur, le danger. Allegra est un grand roman<br />

qui passe <strong>de</strong> la feinte innocence à l'inéluctable.<br />

Mais jamais votre liberté n'a été aussi évi<strong>de</strong>nte qu'alors, puisque<br />

vous publiez, en même temps qu'Allegra qui est tragique, un p<strong>et</strong>it<br />

livre, J'aurais voulu jouer <strong>de</strong> l'accordéon, qui est allègre, <strong>et</strong> ce<br />

goût <strong>de</strong>s différences vous mènera même du côté <strong>de</strong> la chanson. Si<br />

certains pouvaient craindre que ce soit une dispersion, vous leur<br />

répon<strong>de</strong>z aussitôt par un roman qui élargit c<strong>et</strong>te expérience passagère<br />

: Dickie-Roi.<br />

Naturellement, ce n'était qu'une étape. J'aime évoquer ici le<br />

bref roman qui parut en 1981, Un chagrin d'amour <strong>et</strong> d'ailleurs.<br />

Il n'est peut-être pas <strong>de</strong> ceux qui ont atteint le plus vaste public,<br />

mais je tiens à dire en passant que je ne l'ai pas oublié. Avec ce<br />

maire d'une ville du Nord qui va inaugurer une maison <strong>de</strong> la culture,<br />

<strong>et</strong> sa femme qui était en clinique pour se guérir <strong>de</strong> l'alcoolisme<br />

<strong>et</strong> qui veut être à ses côtés ce jour-là, voici <strong>de</strong>ux personnages<br />

qui arrivent chargés <strong>de</strong> ce qui va les détruire en les réunissant. Ils<br />

se cherchent dans les désordres d'une fête, se manquent. Ces <strong>de</strong>ux<br />

êtres qui jouent leur <strong>de</strong>stin dans un lieu <strong>et</strong> une fête où ils ne se rencontrent<br />

pas, ces comparses qui jouent si bien leur rôle, <strong>et</strong> même<br />

c<strong>et</strong>te confi<strong>de</strong>nte rivale : c'est presque un Racine insolite dans une<br />

maison <strong>de</strong> la culture où on ne le jouera sans doute pas très souvent...<br />

D'autres créatures <strong>de</strong> votre talent nous feront encore frémir ou<br />

rêver. Ainsi Lou, c<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite Anversoise qui a fait sa vie en France.<br />

Elle avait quatre ans quand sa mère Adrienne a quitté son foyer pour<br />

suivre un Italien. Un jour, Lou découvre <strong>de</strong>s poèmes signés Adriana


Réception <strong>de</strong> A/""' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris 89<br />

Sposa. Ce qu'on dit <strong>de</strong> leur auteur est troublant : passé anversois,<br />

abandon <strong>de</strong>s siens. Il y a là <strong>de</strong> quoi renforcer la jeune femme dans<br />

sa révolte, mais une phrase suggère que la signataire <strong>de</strong>s poèmes pensait<br />

à sa fille <strong>et</strong> la regr<strong>et</strong>tait. Alors commence ce voyage <strong>de</strong> Lou sur<br />

les traces <strong>de</strong> sa mère : une certaine Italie, un amour, une mémoire.<br />

Alors se déploie un dialogue impossible entre une vivante <strong>et</strong> une<br />

morte, mais un lien fait d'énigmes ne se rompra plus.<br />

Il y a même ici, pourrait-on dire, les liens mystérieux <strong>de</strong> certains<br />

lieux, comme la gare Centrale d'Anvers <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> Milan, qui portent<br />

le même nom <strong>et</strong> cousinent dans une certaine opulence verrière.<br />

Je venais, par coïnci<strong>de</strong>nce, <strong>de</strong> passer peu avant par Anvers <strong>et</strong> par<br />

Milan. J'avais senti mystérieusement c<strong>et</strong>te parenté que le roman<br />

suggère si bien.<br />

Mais il est temps que j'en vienne à votre plus récent ouvrage,<br />

qui a paru c<strong>et</strong>te année : Les Larmes. C'est assurément un <strong>de</strong> vos<br />

romans les plus téméraires. Vous y montrez une jeune femme qui<br />

sculpte la cire pour expliquer l'anatomie, mais dont la matière première<br />

lui est fournie — c'était alors la seule solution — par les<br />

bourreaux après l'exécution <strong>de</strong>s condamnés. Sous la Régence, les<br />

choses en sont toujours au point où elles en étaient pour Vésale qui<br />

avait fait à ce prix les expériences nécessaires à c<strong>et</strong>te Anatomie du<br />

corps humain publiée voici quatre-cent cinquante ans pour le premier<br />

progrès magistral <strong>de</strong> la mé<strong>de</strong>cine.<br />

Mais dans Les larmes, plusieurs <strong>de</strong>stins se jouent, <strong>et</strong> notamment<br />

celui <strong>de</strong>s Sanson, c<strong>et</strong>te véritable dynastie <strong>de</strong> bourreaux, qui assurait<br />

sa tâche sans manquer pour autant <strong>de</strong> scrupules ou <strong>de</strong> cœur. Toutes<br />

les can<strong>de</strong>urs <strong>et</strong> tous les cynismes, tous les courages <strong>et</strong> toutes les<br />

faiblesses, toute une société dure à vivre <strong>et</strong> toutes les plus furtives<br />

tendresses sont ici, inséparables, fascinantes <strong>et</strong> maîtrisées par un<br />

talent souverain.<br />

Combien <strong>de</strong> choses aurais-je pu dire encore sur c<strong>et</strong>te vingtaine<br />

<strong>de</strong> livres où vous avez engagé votre expérience comme votre imagination,<br />

votre conscience comme votre liberté. Combien <strong>de</strong> remarques<br />

sur le chemin qui vous a menée, <strong>et</strong> nous avec vous, du Rempart<br />

<strong>de</strong>s béguines aux Larmes ! Ce chemin traverse les siècles <strong>et</strong><br />

les frontières. Il a <strong>de</strong>s étapes <strong>de</strong> puissance <strong>et</strong> <strong>de</strong>s étapes <strong>de</strong> fragilité,<br />

<strong>de</strong>s escales d'audace <strong>et</strong> <strong>de</strong>s escales <strong>de</strong> prière. Il nous propose <strong>de</strong>s<br />

amours fous <strong>et</strong> <strong>de</strong>s bonheurs familiers, <strong>de</strong>s bourreaux sensibles <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>s bienfaiteurs inquiétants...


90 Georges Sion<br />

Mais avant <strong>de</strong> conclure, j'aimerais rappeler un autre itinéraire,<br />

celui <strong>de</strong> nos rencontres, qui étaient toujours une joie pour moi. Je<br />

revoyais, en préparant c<strong>et</strong>te bienvenue, telle soirée à Anvers dans<br />

la gran<strong>de</strong> <strong>et</strong> superbe maison <strong>de</strong> la rue Jordaens. Le hasard <strong>de</strong>s évolutions<br />

lorsqu'on quitte la table m'avait arrêté un instant entre<br />

Suzanne Lilar, votre sœur Marie (qui <strong>de</strong>vait écrire <strong>de</strong> si beaux<br />

livres sur le XVIIF gantois) <strong>et</strong> vous. J'étais ébloui par ce trio. Je<br />

vois encore Albert Lilar me disant avec un sourire d'humour cordial<br />

: « Eh bien, mon ami, vous me voyez, moi, avec mes trois<br />

femmes... »<br />

Je pense à nos rencontres professionnelles, qui étaient toujours<br />

<strong>de</strong>s joies pour moi : telle soirée <strong>de</strong>s Gran<strong>de</strong>s Conférences Catholiques<br />

(qui n'ont rien d'une maison fermée, on le sait) où vous aviez<br />

parlé <strong>de</strong> la foi avec le R.P. Carré. Ou telle autre où nous avions<br />

voulu célébrer votre mère, bien vivante, dans un hommage que<br />

nous avions intitulé « Autour <strong>de</strong> Suzanne Lilar ». Vous y parliez,<br />

bien sûr, mais on entendit tour à tour Julien Gracq, le Père Carré,<br />

Roland Mortier, Armand Lanoux, Jacques De Decker <strong>et</strong> Jean Tor<strong>de</strong>ur.<br />

Trois <strong>Académie</strong>s, mais une seule ferveur admirative, que<br />

Suzanne percevait, assise aux côtés <strong>de</strong> la Reine.<br />

Plus tard, nous avons parlé ensemble <strong>de</strong> vous <strong>et</strong> du roman féminin<br />

à la Conférence du Jeune Barreau <strong>de</strong> Bruxelles, ou à Anvers<br />

pour le groupe « Connaissance <strong>et</strong> Vie d'aujourd'hui » qui mérite<br />

bien son nom, <strong>et</strong> qui a essaimé aussitôt dans tout le pays <strong>et</strong> même<br />

en France.<br />

Et je ne puis oublier c<strong>et</strong>te séance <strong>de</strong>s Midis <strong>de</strong> la Poésie dont<br />

les initiateurs avaient voulu fêter Suzanne Lilar au seuil <strong>de</strong> ses 90<br />

ans. Vous parliez d'elle avec André Delvaux que nous sommes si<br />

heureux <strong>de</strong> savoir ici aujourd'hui <strong>et</strong> qui l'avait si bien comprise en<br />

tournant Benvenuta d'après La Confession anonyme.<br />

Mais je dois m'arrêter. C'est vous que, tous ici dans c<strong>et</strong>te<br />

gran<strong>de</strong> salle, nous avons envie d'entendre. Vous qui avez accompli<br />

un parcours qui vous a menée dans les maisons d'un immense<br />

public, qui vous a menée hier chez les Goncourt <strong>et</strong> aujourd'hui<br />

chez nous.<br />

Dans tout ceci, nous avons au moins une certitu<strong>de</strong> : nous pouvons<br />

encore attendre beaucoup <strong>de</strong> vous. C<strong>et</strong>te confiance est bien le<br />

meilleur signe <strong>de</strong> notre bienvenue. Accueillez-le comme nous vous<br />

le tendons : <strong>de</strong> tout cœur.


Discours <strong>de</strong> M me Françoise MALLET-JORIS<br />

Mes chers Collègues,<br />

Lorsqu'en 1956 Monsieur Pierre Nothomb reçut, ici même, ma<br />

mère Suzanne Lilar, il évoqua la notion <strong>de</strong> dédoublement comme<br />

l'une <strong>de</strong>s clés majeures <strong>de</strong> son œuvre, encore inachevée.<br />

C'est un dédoublement, aussi, que je ressens à me trouver au<br />

milieu <strong>de</strong> vous, qui m'avez fait l'honneur <strong>de</strong> m'accueillir, dans<br />

c<strong>et</strong>te auguste maison, qui compte tant <strong>de</strong> noms que j'apprécie <strong>et</strong><br />

que j'admire. Mais c<strong>et</strong>te maison, comme je vous l'ai dit dans<br />

l'émotion <strong>de</strong> la première séance à laquelle il m'a été donné d'assister,<br />

c'est aussi mon pays que je n'ai jamais quitté qu'à <strong>de</strong>mi, <strong>et</strong> où,<br />

grâce à vous, je rentre par la gran<strong>de</strong> porte.<br />

C'est donc doublement que je vous remercie.<br />

Doublement, car Georges Sion, qui vient <strong>de</strong> me recevoir avec<br />

autant d'indulgence que d'esprit <strong>et</strong> <strong>de</strong> pénétration, n'est pas seulement<br />

l'auteur <strong>de</strong> théâtre connu <strong>de</strong> tous, le critique suivi du public,<br />

mais encore mon collègue à l'<strong>Académie</strong> Goncourt où il ne compte<br />

que <strong>de</strong>s amis — ce qui n'est pas si facile —, <strong>et</strong> encore, <strong>et</strong> surtout,<br />

il fut l'interlocuteur <strong>de</strong> prédilection <strong>et</strong> l'ami fidèle <strong>de</strong> ma mère —<br />

ce qui n'était pas toujours facile non plus —, avant <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir le<br />

mien. A tous ces titres, mon cher Georges, merci <strong>de</strong> tout cœur.<br />

Gageure plus difficile à tenir, le fait que ce grand écrivain, c<strong>et</strong>te<br />

femme exceptionnelle, ce cœur si ferme à la fois <strong>et</strong> si tourmenté,<br />

c'était ma mère. Cela donne à la cérémonie d'aujourd'hui, pour<br />

moi, une ambiguïté heureuse <strong>et</strong> douloureuse à la fois, une double<br />

émotion, une double difficulté <strong>et</strong>, quelle que soit la solennité <strong>de</strong><br />

l'occasion, je ne puis m'empêcher <strong>de</strong> l'imaginer, dans un au-<strong>de</strong>là<br />

à sa mesure, me regar<strong>de</strong>r avec une certaine malice, <strong>et</strong> se dire, avec<br />

ce mélange <strong>de</strong> tendresse <strong>et</strong> <strong>de</strong> défi qui était le ton <strong>de</strong> notre étroite<br />

relation : « Voyons un peu comment elle va s'en tirer »


92 AT'' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris<br />

C<strong>et</strong>te œuvre si importante <strong>et</strong> si profon<strong>de</strong>, qui poursuit son chemin<br />

comme un cours d'eau sans cesse enrichi <strong>de</strong>s alluvions d'une<br />

admiration <strong>et</strong> d'une compréhension qui ne font que croître, on en<br />

a beaucoup <strong>et</strong> bien parlé. L'admirable préface <strong>de</strong> Julien Gracq au<br />

Journal <strong>de</strong> l'Analogiste, la lumineuse introduction <strong>de</strong> Jean Tor<strong>de</strong>ur,<br />

les textes pénétrants <strong>de</strong> Georges Sion, <strong>de</strong> Jacques Reda, <strong>de</strong> Jacques<br />

De Decker, <strong>et</strong>, jusqu'aux images d'André Delvaux qui ajouta ses<br />

sortilèges propres a la magie <strong>de</strong> l'œuvre, tous ces précé<strong>de</strong>nts<br />

seraient <strong>de</strong>.nature à m'intimi<strong>de</strong>r si je n'étais convaincue que, tout<br />

en s'amusant <strong>de</strong> mon embarras, elle est aussi, quelque part, présente<br />

pour me secourir.<br />

Quelques mois avant sa mort, il advint qu'en sortant <strong>de</strong> chez<br />

elle, ma mère me dit distraitement <strong>et</strong> sans s'apercevoir qu'elle avait<br />

les doigts posés dans l'entrebaîllement <strong>de</strong> la porte : « Ferme<br />

vite ! ». Je fermai. Pour rouvrir aussitôt la porte qui l'avait cruellement<br />

meurtrie. Je vous passe le détail <strong>de</strong> l'ambulance appelée, <strong>de</strong><br />

l'intervention, <strong>de</strong>s pansements, du r<strong>et</strong>our. Je ne veux que noter<br />

l'impassibilité <strong>de</strong> ma mère qui n'avait pas poussé un cri, à peine<br />

pâli, <strong>et</strong> qui, par la suite, aimait à rappeler ce moment en se<br />

moquant gentiment <strong>de</strong> moi : « Moi, j'étais tout à fait calme, <strong>et</strong> j'ai<br />

vu le moment où Françoise allait s'évanouir », disait-elle avec ce<br />

rire à elle qui contenait, à la fois, du stoïcisme, un peu <strong>de</strong> dédain<br />

pour qui ne sait pas cacher ses émotions, <strong>et</strong>, aussi, une tendresse<br />

qui se refusait à toute autre démonstration qu'un regard, une main<br />

pressée.<br />

Dire que ce rire, que c<strong>et</strong>te main, me manquent, c'est la louer,<br />

pleurer ma mère. Mais quand elle ajoutait, soudain pensive ou<br />

ironique : « Ce doit être ça, la différence <strong>de</strong> l'essayiste au<br />

romancier », l'acci<strong>de</strong>nt échappait soudain à la chronique familiale,<br />

<strong>et</strong> c'était l'écrivain pour qui tout est proven<strong>de</strong>, expérience,<br />

matière à réflexion, qui m'apparaissait, avec qui je poursuivais la<br />

controverse, <strong>et</strong> dont je partage, avec d'autres, l'absence <strong>et</strong> le<br />

regr<strong>et</strong>.<br />

Ce transfert <strong>de</strong> l'anecdote à la réflexion, poursuivi jusqu'aux<br />

tout <strong>de</strong>rniers jours <strong>de</strong> sa vie, me servira <strong>de</strong> fil au long d'une œuvre<br />

qu'elle a vécue comme une aventure spirituelle intense, scientifique<br />

aussi : chaque découverte en amenant une autre, chaque péripétie<br />

engendrant une recherche ultérieure, sans jamais qu'on y sente un<br />

arrêt, un repos, qui, pour elle, eût frisé la complaisance. Elle ne se


Réception <strong>de</strong> A/""' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris 93<br />

reposait pas. Longtemps elle lut <strong>de</strong>bout, <strong>et</strong> sa rigueur liait le corps<br />

à l'esprit, contraignant l'un à une gymnastique quotidienne, cependant<br />

qu'elle ne passait aucune journée sans consacrer quelques heures<br />

à la relecture <strong>de</strong>s textes qu'elle estimait fondamentaux, <strong>de</strong> Plotin<br />

à Ruysbroek. « Se reposer ? Pourquoi ? » dit-elle longtemps. Le<br />

repos lui était danger, faiblesse. Je n'en veux pour preuve que les<br />

préfaces dont elle accompagna chacun <strong>de</strong> ses textes, <strong>et</strong> qui, loin<br />

d'en être la justification ou l'exégèse, semblent au contraire contraindre<br />

l'œuvre à <strong>de</strong>meurer ouverte, à engendrer sa propre suite,<br />

à s'avouer étape. C'est pourquoi, je pense, rarement œuvre fut plus<br />

diverse dans sa forme, <strong>et</strong> plus suivie dans son développement obstiné.<br />

Trois œuvres théâtrales marquèrent ses débuts. Point <strong>de</strong> départ<br />

qui aurait pu tromper un spectateur peu porté l'introspection. Les<br />

préfaces, ici, sont les comptes-rendus d'une bataille à son aurore,<br />

mais déjà elles nous dissua<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> croire au divertissement pur<br />

qu'apporte parfois le théâtre.<br />

Dès Le Burlador, coup d'essai, coup <strong>de</strong> maître, qu'aima Montherlant,<br />

ce personnage masculin par excellence, traité jusque là par<br />

<strong>de</strong>s hommes, elle l'éclaira ; j'irai jusqu'à dire qu'elle l'imprégna <strong>de</strong><br />

sa féminité. Première ambiguïté à laquelle s'ajoute, aussitôt, c<strong>et</strong>te<br />

« double révélation du Bien <strong>et</strong> du Mal » par laquelle ce Don Juan<br />

tout neuf voue les femmes désirées, <strong>et</strong> se voue lui-même, à un perpétuel<br />

conflit.<br />

Mais ce conflit est encore, pour l'écrivain <strong>de</strong> 1945, un choix.<br />

Elle n'en a pas approfondi encore la richesse <strong>et</strong> la nécessité. Dans<br />

sa préface, elle regar<strong>de</strong> son œuvre ; elle s'en détache. Non comme<br />

on se renie ou comme on se satisfait, mais comme on observe le<br />

creus<strong>et</strong> où s'opère une transmutation au résultat encore incertain.<br />

Tous les Chemins mènent au Ciel, pièce qui se situe à Gand, sa<br />

ville natale, au XIV e siècle, va plus loin, plus profond, avec une<br />

sorte d'émerveillement juvénile dans l'élan. C'est Gracq qui<br />

emploie, à propos <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te femme qui vécut longtemps, l'adjectif<br />

juvénile <strong>et</strong>, jusqu'à la fin, elle le mérita. Ici, l'auteur se justifie<br />

avec esprit <strong>de</strong> l'envie d'écrire une préface <strong>et</strong>, à travers la gravité<br />

<strong>de</strong> l'enjeu, on r<strong>et</strong>rouve son sourire : « Lorsqu 'il achève sa prière,<br />

l'auteur est un homme qui a beaucoup <strong>de</strong> choses à dire, <strong>et</strong> qui n 'a<br />

pu réussir à placer un mot... »<br />

Il y a beaucoup <strong>de</strong> choses contenues, en eff<strong>et</strong>, dans c<strong>et</strong>te Note


94 AT'' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris<br />

sur l'Extase Luci<strong>de</strong> qui est comme l'œuf alchimique <strong>et</strong> renferme,<br />

en germe, une cosmogonie. La belle histoire <strong>de</strong> la jeune béguine<br />

Ludgar<strong>de</strong>, son amour, son abaissement volontaire, contiennent déjà,<br />

légèrement aseptisés par le costume d'époque, l'initiation amoureuse<br />

<strong>de</strong> la Confession anonyme. Mais c'est la méditation <strong>de</strong> l'ermite,<br />

c<strong>et</strong>te parole admirable qui tourne encore dans un labyrinthe,<br />

qui semble prémonitoire du cheminement <strong>de</strong> l'auteur. Le mot <strong>de</strong><br />

conflit ne s'y est pas encore détaché <strong>de</strong> l'idée d'option. «Aucun <strong>de</strong><br />

ces personnages», écrit-elle, «n'a opté pour l'Absolu». Mais,<br />

déjà, elle hasar<strong>de</strong> l'hypothèse que c'est <strong>de</strong> la confrontation du<br />

conscient <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'inconscient que jaillit la seule extase estimable, <strong>et</strong><br />

que ce jaillissement naît d'une contradiction.<br />

C<strong>et</strong>te contradiction, elle ne la résoudra jamais. Et c'est pourquoi<br />

je dis que, si on a peu connu son rire, on a peu connu, aussi, ce<br />

tourment, ce besoin <strong>et</strong> ce refus d'infini, qui la hantaient. Mais si<br />

elle ne l'a pas résolue (ou seulement dans le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> son cœur),<br />

elle l'a transmutée, au sens le plus alchimique du terme. Le conflit,<br />

la lutte, sont là cependant, la tentation <strong>de</strong> l'ascétisme <strong>et</strong> celle <strong>de</strong><br />

l'extase.<br />

Au moment où elle écrit Le Roi Lépreux, elle dit encore : « Je<br />

ne souffre pas que l'homme renonce à sa dignité ». Elle admire<br />

encore ce jeune roi qui, pour ne pas s'attendrir à leur chant, faisait<br />

égorger les rossignols <strong>de</strong> son jardin ; Elle va dépasser c<strong>et</strong>te notion<br />

<strong>de</strong> « dignité » qui la serre un peu aux épaules, comme un vêtement<br />

<strong>de</strong> para<strong>de</strong>. Elle ne renoncera jamais à c<strong>et</strong>te maîtrise <strong>de</strong> soi assez<br />

stoïcienne, <strong>et</strong>, <strong>de</strong> tous les inconvénients du grand âge dont elle eut<br />

à souffrir, je ne l'entendis jamais se plaindre. Mais il suffisait <strong>de</strong><br />

l'entendre dire, quand on tentait <strong>de</strong> lui porter secours : « Ne nous<br />

attendrissons pas », pour savoir que la tendresse était en elle,<br />

comme une source souterraine qui n'attendait, pour jaillir, que<br />

quelque chose qui en fut digne... Et si elle avait eu à choisir, dans<br />

c<strong>et</strong>te Note sur l'Extase Luci<strong>de</strong>, le vocable le plus important, qui<br />

sait si c'est la lucidité qu'elle aurait choisie ?<br />

Le Roi Lépreux est sa troisième <strong>et</strong> <strong>de</strong>rnière approche <strong>de</strong> la<br />

scène. Elle estime que le théâtre n'a plus rien à lui apprendre dans<br />

la recherche qui est la sienne. Elle en a tiré son miel. Rien ne fut<br />

jamais plus loin <strong>de</strong> ma mère que l'idée <strong>de</strong> carrière, ou même d'une<br />

continuité apparente qui eût été artificielle. Elle détesta toujours<br />

ces vies où tout est concerté, calculé, <strong>et</strong> ce qu'elle appelle « la


Réception <strong>de</strong> A/""' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris 95<br />

force <strong>de</strong> l'habitu<strong>de</strong> <strong>et</strong> la tendance <strong>de</strong>s hommes à être conséquents<br />

».<br />

Elle s'était servie du théâtre comme on se sert, pour une expérience,<br />

<strong>de</strong> la cornue ou <strong>de</strong> l'éprouv<strong>et</strong>te, ou même d'un verre à <strong>de</strong>nts<br />

que l'on trouverait sous sa main. Ce qui l'avait intéressé surtout,<br />

dans c<strong>et</strong>te histoire du temps <strong>de</strong>s Croisa<strong>de</strong>s, c'était les trois niveaux<br />

sur lesquels se joue la pièce : le réel où <strong>de</strong>s acteurs que nous connaissons<br />

comme tels sont en scène, le présent où jouent <strong>de</strong>s acteurs<br />

fictifs figurés par les comédiens réels, <strong>et</strong> le passé ressuscité <strong>de</strong> la<br />

légen<strong>de</strong>. C'était le rôle du trompe-l'œil dans l'œuvre qui s'annonçait.<br />

J'étais auprès <strong>de</strong> l'auteur, j'étais auprès <strong>de</strong> ma mère, au moment<br />

où elle rédigeait c<strong>et</strong>te pièce. Elle en pesait les termes, historiques<br />

surtout, avec le scrupule qui fut toujours le sien, <strong>et</strong> ces envies <strong>de</strong><br />

rire soudaines qui la transfiguraient. Elle me consultait, un peu, je<br />

le soupçonne, pour entr<strong>et</strong>enir ce feu pétillant <strong>de</strong> gai<strong>et</strong>é.<br />

— Françoise, si tu entends crier : « Attention ! Voici les mangonneaux<br />

! » ' est-ce que ça te ferait rire ?<br />

— Peut-être un peu, disais-je avec précaution.<br />

— Ce sont <strong>de</strong>s machines <strong>de</strong> guerre, pourtant.<br />

— Peut-être que dans le contexte... Mais tu sais ce qui me fait<br />

rire ? C'est quand Lusignan veut insulter la reine <strong>et</strong> lui dit : 'Vous<br />

n 'êtes que la fille <strong>de</strong> Jocelyn le Fol ! »<br />

— Ça te fait rire, Jocelyn le Fol ?<br />

— Franchement, oui. C 'est ridicule, écoute !<br />

Elle avait la bonté <strong>de</strong> rire aussi. Mais, obstinée :<br />

— Mais pourquoi est-ce que c 'est ridicule ?<br />

— Je ne sais pas... Ça fait marionn<strong>et</strong>tes.<br />

Et elle <strong>de</strong> s'illuminer <strong>et</strong> <strong>de</strong> re<strong>de</strong>venir l'écrivain qui réfléchit,<br />

même s'il sourit encore :<br />

« Tu as raison. Ça fait marionn<strong>et</strong>tes. C'est exactement l'eff<strong>et</strong><br />

que je cherche... »<br />

Jocelyn le Fol est resté présent dans Le Roi Lépreux. Mais c<strong>et</strong><br />

« eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> marionn<strong>et</strong>tes », c<strong>et</strong>te distanciation, d'ailleurs réductible,<br />

que l'auteur voulait introduire dans le triple spectacle qu'elle nous<br />

proposait, c<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> d'optique, c'était déjà l'Analogiste.<br />

Le Journal <strong>de</strong> l'Analogiste... Comment rendre justice à ce livre<br />

qui parut comme un éclatement, un feu d'artifice <strong>de</strong> « moments<br />

merveilleux », pour employer le titre d'un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers textes <strong>de</strong>


96 AT'' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris<br />

ma mère, une méditation, une éthique, une cosmogonie, un<br />

poème ? Ici la ferm<strong>et</strong>é ne nuit pas à l'élan, ni la rigueur à la spontanéité.<br />

Maître livre qui, <strong>de</strong>puis le début en apparence mo<strong>de</strong>ste (ce<br />

chien archétype qui agaçait un peu Pierre Nothomb), va en s'amplifiant<br />

dans sa traque <strong>de</strong> la poésie, comme le chevauchement joyeux<br />

<strong>et</strong> héroïque <strong>de</strong> quelque chasse à courre mythique à la traque <strong>de</strong> la<br />

Licorne ou du Griffon.<br />

De ce livre, Julien Gracq a dit la persistante mo<strong>de</strong>rnité. Le livre<br />

est <strong>de</strong> 1954, le texte <strong>de</strong> Gracq <strong>de</strong> 1978. Le Journal <strong>de</strong> l'Analogiste<br />

reste neuf, surprenant, on n'a pas fini d'en explorer les perspectives.<br />

« La <strong>de</strong>tte du livre envers le surréalisme est certaine », nous<br />

dit Gracq, « puisque l'idée <strong>de</strong> la poésie détachée du langage est<br />

présentée comme acquise » dès les premières lignes, dès les premières<br />

pages. Sa nouveauté tient au vi<strong>de</strong> que le livre prend pour<br />

tâche <strong>de</strong> combler... Alors que les images du début se succè<strong>de</strong>nt,<br />

détachées comme autant <strong>de</strong> diapositives dans la visionneuse, dans<br />

la secon<strong>de</strong> partie, l'écriture <strong>de</strong>vient extrêmement souple <strong>et</strong> ramifiée.<br />

Un peu comme dans les essais qui s'intercalent entre les<br />

séquences romanesques dans A la recherche du temps perdu. C<strong>et</strong>te<br />

allusion à Proust est riche <strong>de</strong> sens : en eff<strong>et</strong>, n'est-ce pas à partir<br />

<strong>de</strong> Proust que, concevant les extrêmes, le temps extrait du temps<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>venu intemporel, notre auteur a franchi c<strong>et</strong>te étape cruciale,<br />

passant du conflit <strong>de</strong> hasard au conflit <strong>de</strong> nécessité, je dirai même<br />

<strong>de</strong> provocation ?<br />

Le mot est là, dans Le Journal, mais ce n'est pas — ou pas seulement<br />

— le lecteur que l'auteur provoque à la poésie, à d'autres<br />

visions, à l'intrépi<strong>de</strong> brisure du réel. C'est elle-même qui se prend<br />

pour suj<strong>et</strong> d'expérience, <strong>et</strong> c'est ce qui lui perm<strong>et</strong>tra plus tard, définissant<br />

sa vision <strong>de</strong> la vie, d'associer en une seule formule « le jeu<br />

<strong>et</strong> le risque ». Car ce jeu <strong>de</strong>s analogies, <strong>de</strong>s apparences, générateur<br />

<strong>de</strong> sensations étranges <strong>et</strong> d'aperçus révélateurs, peut échouer, <strong>et</strong> ce<br />

que l'auteur appelle « l'apparence dépossédée » ne laisser dans les<br />

mains <strong>de</strong> l'analogiste que ce vi<strong>de</strong> même où il s'efforce <strong>de</strong> susciter<br />

l'étincelle <strong>de</strong> la métamorphose.<br />

Jamais on n'a frôlé <strong>de</strong> si près — <strong>et</strong> esquivé —jeu <strong>et</strong> risque, une<br />

mystique du néant. Relisons ces lignes admirables <strong>et</strong> dangereuses :<br />

« ... mon ravissement se situait au cœur même <strong>de</strong> la métamorphose,<br />

<strong>et</strong> au moment précis <strong>de</strong> son accomplissement. Et jamais sans doute<br />

le mot ravissement n 'a été employé plus justement car, me mon-


Réception <strong>de</strong> A/""' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris 97<br />

trant, confondues, <strong>de</strong>s perspectives que le champ limité <strong>de</strong> la perception<br />

normale ne parvient pas à embrasser, m 'ouvrant un instant<br />

les <strong>de</strong>ux, la métamorphose m 'emportait au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la condition<br />

terrestre ». De la brièv<strong>et</strong>é, pourtant voulue, <strong>de</strong> ce « ravissement »,<br />

j'ai cru parfois —je l'ai dit — qu'elle souffrait.<br />

« Mes trois pièces », avait-elle dit précé<strong>de</strong>mment, « sont trois<br />

pièces sur l'extase». Mais à la façon dont l'on tourne autour<br />

d'une sculpture que l'ombre <strong>et</strong> le soleil modèlent, <strong>et</strong> que l'on<br />

n'embrasse jamais dans sa totalité. Ici, l'analogiste se mesure<br />

avec l'extase, le ravissement, le mystérieux sentiment poétique, le<br />

heurt du dyonisiaque <strong>et</strong> l'apollonien. En sus <strong>de</strong> l'admirable écriture<br />

qu'elle s'est forgée, elle y m<strong>et</strong> ce que Gracq appelle du<br />

« sang-froid », <strong>et</strong> Georges Sion, avec plus <strong>de</strong> justesse encore, du<br />

« courage ». Il en fallait pour, après tant d'autres qui l'ont tenté,<br />

se lancer dans l'analyse du sentiment poétique <strong>et</strong>, risquant <strong>de</strong><br />

susciter la stupeur, l'indignation peut-être, d'en tirer en le<br />

dépouillant <strong>de</strong> l'épi<strong>de</strong>rme <strong>de</strong>s mots, comme une sorte d'écorché,<br />

le comportement poétique.<br />

C'est donc non seulement un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensée, mais un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

vision, <strong>et</strong> presque un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie, que nous proposait l'auteur du<br />

Journal <strong>de</strong> l'Analogiste, s'y engageant elle-même intrépi<strong>de</strong>ment. Et<br />

l'apparente simplicité <strong>de</strong>s exemples sur lesquels s'étayait l'admirable<br />

<strong>et</strong> sévère construction du Journal, nous confirmait dans la certitu<strong>de</strong><br />

que l'auteur n'allait pas, quittant le terrain <strong>de</strong> ce quotidien<br />

qu'elle avait su transfigurer, nous abandonner dans l'aridité <strong>de</strong><br />

l'abstraction.<br />

Il suffirait d'ailleurs pour nous rassurer d'avoir lu ce passage<br />

où elle nous dit exulter <strong>de</strong>vant la réussite <strong>de</strong> Sainte-Thérèse<br />

d'Avila <strong>et</strong>, précise-t-elle bien, <strong>de</strong>vant celle <strong>de</strong>s Fondations. « Je ne<br />

m 'illusionne pas sur mon cas », écrit-elle, « Ce que j'admire en<br />

Thérèse d'Avila est la réussite humaine. Mais qu'on ne triomphe<br />

pas trop vite. Il s'agit d'une réussite sur les <strong>de</strong>ux plans : le terrestre<br />

<strong>et</strong> le surnaturel, puisque l'optique humaine est vouée à ce strabisme<br />

».<br />

Elle s'y perdait parfois, ma mère. Ou feignait <strong>de</strong> s'y perdre. Un<br />

eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> soleil dans une rue d'Anvers sur un p<strong>et</strong>it garçon très blond,<br />

très pâle que promenait l'une <strong>de</strong> ses amies, la faisait s'écrier avec<br />

émerveillement : « On dirait un albinos ! Un véritable albinos ! »


98 AT'' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris<br />

Peu familiarisée avec le charme <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s d'optique, la dame<br />

s'éloignait sans ravissement excessif.<br />

Et je ne sais si c'est la mère ou l'écrivain qui n'aimait pas être<br />

contredite, mais un jour où je n'étais pas exactement <strong>de</strong> son avis,<br />

elle se ficha un peu <strong>et</strong> dit : « Je voudrais tout <strong>de</strong> même savoir si<br />

tu veux simplement me contredire, ou si nous ne nous comprenons<br />

pas du tout ! » Mais, à ma réponse souriante : « Je veux seulement<br />

créer l'harmonie <strong>de</strong>s contraires, Maman », ce qui était une citation,<br />

elle eut un éclat <strong>de</strong> rire loyal <strong>de</strong> duelliste.<br />

Ce n'était pas une mère facile, ma mère. Je n'aurais pas aimé<br />

une mère facile.<br />

Je n'aurais pas aimé un écrivain facile non plus. Et la complexité<br />

sans complications qui la montrait arrivée à la maîtrise parfaite<br />

<strong>de</strong> son art, je la r<strong>et</strong>rouve dans ces <strong>de</strong>ux romans qui suivent<br />

Le Journal, La Confession anonyme <strong>et</strong> Le Divertissement portugais.<br />

La Confession anonyme ne fut pas signée, pour <strong>de</strong>s raisons<br />

d'opportunité, <strong>et</strong> c'est grand dommage. Car elle forme, avec Le<br />

Divertissement, écrit presqu'en même temps, un ensemble indissociable,<br />

double variation sur un thème commun, d'une virtuosité si<br />

étourdissante qu'il m'est arrivé, relisant ces <strong>de</strong>ux ouvrages, l'un à<br />

la suite <strong>de</strong> l'autre, <strong>de</strong> souhaiter les voir publiés ensemble comme<br />

les <strong>de</strong>ux profils d'un même visage. On sait que les profils sont souvent<br />

dissemblables.<br />

Dans les <strong>de</strong>ux livres, c'est bien le théâtre <strong>de</strong> l'amour dont il<br />

s'agit, comme dans Le Burlador ; <strong>et</strong> ce thème commun l'est jusque<br />

dans <strong>de</strong> multiples détails. Mais alors que Benvenuta, l'héroïne <strong>de</strong><br />

La Confession, réussit la transmutation <strong>de</strong> son amour comme à<br />

l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> la pierre philosophale, <strong>et</strong> à travers la chair rencontre la<br />

Connaissance, Sophie, dans Le Divertissement portugais, échoue,<br />

par manque <strong>de</strong> lucidité ou <strong>de</strong> courage. Elle ne tirera <strong>de</strong> son aventure,<br />

d'ailleurs platonique, <strong>et</strong> peut-être parce que platonique, aucun<br />

enseignement : <strong>de</strong> la lassitu<strong>de</strong>, <strong>de</strong> la mélancolie, un désenchantement<br />

qui ne va pas loin.<br />

La Confession anonyme mène, à travers un parcours initiatique,<br />

ses héros à d'autres accomplissements. Mais si Le Divertissement<br />

sert, comme l'a dit justement Jacques De Decker, <strong>de</strong> « couverture »<br />

à la plus sulfureuse confession, il n'est pas que cela. En eff<strong>et</strong>, alors<br />

que les personnages échouent à explorer les voies que pourrait leur


Réception <strong>de</strong> A/""' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris 99<br />

ouvrir un amour à peine esquissé, il semble que le décor s'ingénie<br />

à les tenter, à leur proposer, dans une exubérance manuéline admirablement<br />

décrite, le secr<strong>et</strong> qui se révèle aux amants plus fervents<br />

<strong>de</strong> La Confession anonyme lors <strong>de</strong> la visite <strong>de</strong> la Villa <strong>de</strong>s Mystères.<br />

Ma mère n'avait pas été choquée <strong>de</strong> me voir comparer ce procédé<br />

aux jeux enfantins qui consistent, sur une image apparemment<br />

innocente, à dissimuler la silhou<strong>et</strong>te d'un animal dans un enchevêtrement<br />

<strong>de</strong> branchages, une tête d'homme dans les voiles d'un<br />

bateau ou <strong>de</strong> tout autre <strong>de</strong>ssin que l'on r<strong>et</strong>ourne. Ainsi en est-il,<br />

parmi les splen<strong>de</strong>urs du cloître <strong>de</strong> Torralva, <strong>de</strong> la « trouée <strong>de</strong><br />

lumière» <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te fenêtre heureusement placée <strong>et</strong> par où «l'illusion<br />

s'impose d'un <strong>de</strong> ces paysages exemplaires sur lesquels les<br />

artistes anciens ouvrent, ou entrebâillent, les croisées <strong>de</strong> leurs<br />

peintures ». Ici c'est le livre qui s'ouvre <strong>et</strong> révèle au lecteur attentif<br />

ce que le couple trop frivole n'a pu découvrir.<br />

Le couple... N'était-il pas logique, <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te logique <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs<br />

qui était celle <strong>de</strong> notre auteur, que ces <strong>de</strong>ux romans, où<br />

dans l'un, le couple n'est qu'un accessoire <strong>de</strong> la nature, un détail<br />

qui n'a pas su affirmer sa propre importance, <strong>et</strong> où l'autre nous<br />

montre ce couple au premier plan, comme le creus<strong>et</strong> privilégié <strong>de</strong><br />

l'expérience totale, que ces <strong>de</strong>ux romans l'amènent à une<br />

réflexion plus structurée, <strong>et</strong> l'engendrent dans ce processus <strong>de</strong><br />

continuité qui fait <strong>de</strong> toute l'œuvre une seule <strong>et</strong> même coulée <strong>de</strong><br />

lave.<br />

Un article sur le Couple s'ensuit donc pour La Nef puis un<br />

livre. Encore une fois viennent à l'esprit les mots d'intrépidité, <strong>de</strong><br />

courage, <strong>de</strong> lucidité : il faut y ajouter celui d'enthousiasme, un<br />

enthousiasme qui apparente c<strong>et</strong> ouvrage capital au Journal <strong>de</strong><br />

l'Analogiste. Si Hector Bianciotti avait défini Le Journal comme<br />

une cosmogonie <strong>et</strong> Alain Bosqu<strong>et</strong> comme une éthique, ici le couple<br />

en est l'emblème. Qu'elle parle <strong>de</strong> Rubens <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux mariages,<br />

<strong>de</strong> John Donne, d'Héloïse ou <strong>de</strong> Grisélidis, la vie <strong>et</strong> les couleurs<br />

éclatantes <strong>de</strong> ces portraits pourraient presque en faire oublier la<br />

pensée, si elle n'était d'une égale ferm<strong>et</strong>é <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssin : resacraliser<br />

le Couple, restaurer la chair dans sa dignité <strong>de</strong> moyen <strong>de</strong> connaissance,<br />

mais <strong>de</strong> moyen privilégié, combattre la démystification<br />

mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> toutes les valeurs, mais avec ses propres armes, c'està-dire,<br />

comme elle le déclare « dans la mesure où elle (c<strong>et</strong>te


100 AT'' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris<br />

démystification) aura profité à ces valeurs mêmes qu'elle prétendait<br />

détruire en les triant, en dégageant en elles le fondamental <strong>et</strong><br />

l'essentiel du contingent ».<br />

Resacraliser l'amour, démêler le social <strong>et</strong> l'érotique dans la conjugalité,<br />

réconcilier l'éros <strong>et</strong> l'agapé, c'était une entreprise hardie<br />

<strong>et</strong> difficile ; il était impossible que n'y fut pas abordée la question<br />

du féminisme, il eût paru illogique d'y élu<strong>de</strong>r l'entreprise inverse<br />

<strong>de</strong> Sartre <strong>et</strong> <strong>de</strong> Simone <strong>de</strong> Beauvoir. Le Couple <strong>et</strong> son imagerie<br />

envoûtante entraînaient donc à sa suite, car il n'était pas dans la<br />

nature <strong>de</strong> ma mère d'élu<strong>de</strong>r quoi que ce soit, l'important A Propos<br />

<strong>de</strong> Sartre <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'Amour, <strong>et</strong>, dans la foulée, Le Malentendu du<br />

Deuxième Sexe.<br />

Au cours du passionnant colloque <strong>de</strong> 1983 suggéré par Jean Tor<strong>de</strong>ur<br />

<strong>et</strong> organisé par Henri Ronse, Elisab<strong>et</strong>h Badinter exprimait<br />

avec beaucoup <strong>de</strong> charme <strong>et</strong> d'esprit son embarras <strong>de</strong>vant le<br />

dilemme que lui posaient <strong>de</strong>ux femmes, <strong>de</strong>ux écrivains d'importance,<br />

qui, sur bien <strong>de</strong>s points s'opposaient, pour ne pas dire s'affrontaient.<br />

C<strong>et</strong> embarras, j'avoue que je l'ai partagé. C<strong>et</strong>te féminité<br />

mise en jeu dans l'éros, <strong>et</strong> qui doit se dissocier <strong>de</strong> la conduite <strong>de</strong><br />

la vie, laissant libre cours à l'indépendance <strong>et</strong> à l'affirmation <strong>de</strong><br />

soi, me paraissait irréalisable. Sans adhérer aveuglément au fameux<br />

« On ne naît pas femme, on le <strong>de</strong>vient », le poids du social me<br />

paraissait plus contraignant qu'à ma mère, <strong>et</strong> il me semblait souhaitable,<br />

mais difficilement réalisable, <strong>de</strong> passer ainsi d'un « rôle » —<br />

c'est le mot qu'elle emploie —, à l'autre, sans que l'un ou l'autre<br />

y perdît <strong>de</strong>s plumes.<br />

C'était moi pourtant qui avais fait observer à l'auteur du Roi<br />

Lépreux que dans la préface <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te pièce, elle frôlait déjà le<br />

thème <strong>de</strong> la bissexualité, dans l'intérêt qu'elle montrait pour le travesti,<br />

tel que l'utilisent les élisabéthains. Le personnage féminin <strong>de</strong><br />

Rosalin<strong>de</strong>, interprété par un comédien, <strong>et</strong> se travestissant à son tour<br />

en jeune garçon (thème repris par Téophile Gautier dans Ma<strong>de</strong>moiselle<br />

<strong>de</strong> Maupin) « non seulement soulignait le dédoublement du<br />

comédien, mais le personnage ainsi créé se diluait dans <strong>de</strong> nouvelles<br />

métamorphoses où il perdait le peu <strong>de</strong> matérialité qui lui restait<br />

».<br />

A c<strong>et</strong>te « perte <strong>de</strong> matérialité », on voit que la pensée <strong>de</strong> l'auteur<br />

n'était pas allée encore jusqu'à l'affirmation tout à fait matérielle<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te bissexualité, soli<strong>de</strong>ment étayée par <strong>de</strong>s arguments


Réception <strong>de</strong> A/""' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris 101<br />

scientifiques, telle qu'on la trouvera dans Le Malentendu du<br />

Deuxième Sexe. Sur ce point nous étions d'accord. Mais quand elle<br />

me montrait les pages d'un journal qu'elle avait tenu entre vingt<br />

<strong>et</strong> trente ans, où l'amour <strong>et</strong> la maternité avaient momentanément<br />

assoupi en elle la créativité latente, si je lui faisais observer que ces<br />

pages semblaient donner, au moins partiellement, raison à Madame<br />

<strong>de</strong> Beauvoir, l'écrivain me rétorquait, avec quelque vivacité, que<br />

l'expérience vécue avait bien son prix, <strong>et</strong> quand elle critiquait âprement,<br />

comme elle <strong>de</strong>vait le faire plus tard dans le Journal en partie<br />

double, ces lignes un peu conventionnelles <strong>de</strong> la jeune femme sagement<br />

appliquée qu'elle avait été, si je lui objectais qu'elle me<br />

paraissait, c<strong>et</strong>te jeune femme, aimable <strong>et</strong> touchante, c'était la mère<br />

qui répondait, un peu fâchée : « Toutes les filles voudraient avoir<br />

<strong>de</strong>s mères idiotes, on sait cela ! ».<br />

Nous nous en tirions par la plaisanterie. Je ne résiste pas au plaisir<br />

<strong>de</strong> vous raconter l'une d'elles, <strong>de</strong>venue tradition. Dans ses <strong>de</strong>rnières<br />

années, ma mère s'obligeait, par hygiène, après le repas <strong>de</strong><br />

midi, à faire une courte sieste. Tendrement tyrannique, elle souhaitait<br />

que je la partageasse. «Je ne peux pas dormir l'après-midi »...<br />

objectais-je. Avec c<strong>et</strong> éclair <strong>de</strong> malice dans l'œil qu'elle eut jusqu'au<br />

<strong>de</strong>rnier moment, elle rétorqua : « Prends un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers<br />

romans <strong>de</strong> Simone <strong>de</strong> Beauvoir». Elle était un peu sorcière, ma<br />

mère. Je m'endormis. Elle en fut ravie comme d'un triomphe. Et<br />

ce <strong>de</strong>vint entre nous l'obj<strong>et</strong> d'un <strong>de</strong> ces fous rires bêtes, que la<br />

répétition aggrave au lieu <strong>de</strong> les désamorcer. Chaque fois que je<br />

venais <strong>de</strong> Paris pour déjeuner avec elle : « Veux-tu t'allonger un<br />

instant ? », « Tu sais bien que je ne peux pas... », « Prends un <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>rniers romans... ».<br />

Parfois elle me tendait un livre, sans un mot. Cela suffisait à<br />

déclencher notre gai<strong>et</strong>é. Puisse, dans l'au-<strong>de</strong>là, l'auteur infiniment<br />

respectable du Deuxième Sexe pardonner c<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite vengeance à<br />

celle qu'elle avait taxée <strong>de</strong> « scientisme fumeux ».<br />

On voit à <strong>de</strong> tels souvenirs combien il m'est difficile <strong>de</strong> séparer<br />

l'écrivain que j'ai tant admiré <strong>de</strong> la mère que j'ai tant aimée.<br />

Aujourd'hui même, quand je relis tel passage, telle phrase qui me<br />

touchent particulièrement, je ne sais, <strong>de</strong> ces émotions, laquelle<br />

l'emporte : l'enthousiasme <strong>et</strong> l'émulation que suscite en chaque<br />

écrivain une œuvre inspirée, ou la fierté, <strong>de</strong>venue douloureuse,<br />

d'être la fille d'une telle mère.


102 AT'' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris<br />

Aucun texte ne suscite c<strong>et</strong>te confusion <strong>de</strong>s perspectives davantage<br />

qu'Une Enfance gantoise. Ici je me r<strong>et</strong>rouve le lecteur passionné<br />

d'une légen<strong>de</strong> qui est aussi un peu mon histoire, à laquelle<br />

je tiens par mes racines, <strong>et</strong> volontiers je m'écrierais, à tel ou tel<br />

épiso<strong>de</strong> connu, que ma grand-mère même me racontait parfois, <strong>et</strong><br />

comme un enfant qui exige toujours la même version du Chaperon<br />

Rouge : « Ce n 'est pas comme cela que tu disais l'autre jour ».<br />

Telle la métamorphose opérée dans Le Journal sur le fameux chien<br />

<strong>de</strong>venu archétype, je trouve dans Une Enfance gantoise l'oncle<br />

Carlo, l'histoire <strong>de</strong>s moustaches <strong>de</strong> mon grand-père, le beffroi <strong>de</strong><br />

Gand visité comme enfant, la Coupure — le cours d'eau qui traverse<br />

Gand —, la p<strong>et</strong>ite maison coqu<strong>et</strong>te <strong>de</strong> ma grand-mère, à sa<br />

taille, car elle était minuscule, le souvenir <strong>de</strong> ma tante Augusta, <strong>et</strong><br />

je m'en trouve <strong>de</strong>pouillée. Ce n'est plus MA tante, MA promena<strong>de</strong>,<br />

MON enfance : par la grâce <strong>de</strong> ce grand écrivain, ce sont les souvenirs<br />

<strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong>, un enchantement qu'avec la générosité <strong>de</strong>s<br />

êtres inspirés, elle sème au vent <strong>de</strong> la lecture, comme la jolie figure<br />

symbolique du Larousse.<br />

Ainsi la métamorphose a joué en ma défaveur, ou, plutôt l'aurait<br />

fait, si je n'avais été lecteur <strong>et</strong> écrivain aussi, reprenant d'une main<br />

ce que l'autre avait dû laisser échapper. Et disant cela, je pense,<br />

<strong>et</strong> je m'excuse <strong>de</strong> me citer moi-même, à une phrase qui, un jour,<br />

vint sous ma plume, <strong>et</strong> qu'à l'imitation <strong>de</strong> ma mère, je regardai<br />

soudain à la bonne distance, à sa distance : «Je voudrais que l'on<br />

pût écrire <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mains, <strong>et</strong> que chacune écrivît le contraire <strong>de</strong><br />

l'autre ».<br />

D'où venait-elle, c<strong>et</strong>te phrase ? D'où, l'inspiration <strong>de</strong> ma soeur<br />

Marie lorsqu'elle choisit pour illustrer la <strong>de</strong>rnière photo <strong>de</strong> notre<br />

mère, non quelque vers<strong>et</strong> plus ou moins approprié, mais c<strong>et</strong>te belle<br />

phrase <strong>de</strong> Maman elle-même : «J'avançais, tenant à la main quelque<br />

tige arrachée au champ, car c'est porteuse <strong>de</strong> l'épi <strong>de</strong> Déméter<br />

que je me présentais <strong>de</strong>vant la Vierge ».<br />

Il suffisait <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r en nous pour voir monter, comme sur<br />

l'eau noire du révélateur du photographe, un visage <strong>de</strong> plus en plus<br />

précis ; il suffisait d'apaiser en nous les heurts, les contradictions<br />

qui troublent tout amour, pour apercevoir, comme dans un étang<br />

pur que ne trouble plus aucun souffle, reposant tout au fond, une<br />

alliance.<br />

Ma mère est là, pour moi, dans sa contradiction permanente qui


Réception <strong>de</strong> A/""' Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris 103<br />

était tourment, recherche, qui était exigence suprême, qui était<br />

aspiration <strong>et</strong>, parfois, sous une forme à peine différente, le «Je<br />

choisis tout » <strong>de</strong> la p<strong>et</strong>ite Thérèse, qu'elle aimait. Elle est là pour<br />

moi, mère <strong>et</strong> écrivain, l'une <strong>de</strong> ses mains vieillie, un peu tremblante,<br />

posée sur la mienne, <strong>et</strong> l'autre, qui traçait, qui pesait les<br />

mots, dressée vers le ciel, élevant une balance d'or.


Littérature <strong>et</strong> régionalité<br />

Communication <strong>de</strong> M. Lucien GUISSARD<br />

à la séance mensuelle du 8 janvier 1994<br />

En septembre <strong>de</strong>rnier, on célébrait, en Ar<strong>de</strong>nne, au bord <strong>de</strong><br />

l'Ourthe, la mémoire d'Arsène Soreil. Ayant été invité à contribuer<br />

à c<strong>et</strong>te célébration, l'idée m'est ensuite venue <strong>de</strong> prolonger quelque<br />

peu la réflexion amorcée à c<strong>et</strong>te occasion sur la régionalité en <strong>littérature</strong>.<br />

A vrai dire, bien avant <strong>de</strong> relire Arsène Soreil <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'entendre<br />

chanter, avec le naturel le plus simple, ses origines, ses sources<br />

ou, comme nous disons, ses racines, je m'étais déjà souvent interrogé<br />

<strong>de</strong>puis que je lis, sous la plume <strong>de</strong>s critiques littéraires ou<br />

dans les histoires littéraires, les mots : régionalisme, régionaliste.<br />

Parfois, le langage se colore <strong>de</strong> con<strong>de</strong>scendance, sinon <strong>de</strong> mépris ;<br />

on n'est pas loin <strong>de</strong> ce que Malraux voulait bannir : « ce mot<br />

hi<strong>de</strong>ux <strong>de</strong> province ». Mais ce qui domine, sans que jamais, ou<br />

presque jamais, on n'en discute, c'est l'imprécision <strong>de</strong>s concepts.<br />

De quoi parle-t-on au juste ? Que désigne-t-on : un lieu, une<br />

province, une région, une nationalité ? Que suspecte-t-on : l'exiguïté<br />

du champ humain, la médiocrité littéraire, les complicités<br />

purement locales, le refus <strong>de</strong> l'intellectualisme, la militance particulariste<br />

plus ou moins déclarée, le chauvinisme, que sais-je<br />

encore ? Vous le savez, comme moi, la terminologie critique souffre<br />

congénitalement <strong>de</strong> ces à peu près, <strong>de</strong> ces mots passe-partout,<br />

<strong>de</strong> ces qualifications floues, dont on ne peut certes pas se passer,<br />

le vocabulaire étant ce qu'il est, mais qui n'en sont pas moins le<br />

propre <strong>de</strong>s « préposés aux choses vagues » (Paul Valéry). On dit<br />

folklore, couleur locale, pittoresque, <strong>et</strong> l'exotisme est là, qui brille<br />

par sa force <strong>de</strong> séduction à défaut <strong>de</strong> définition.<br />

Je ne puis plus utiliser les mots : régionalisme, régionaliste,<br />

s'agissant <strong>de</strong> <strong>littérature</strong>, sans tenter aussitôt <strong>de</strong> faire voir ce que je


Littérature <strong>et</strong> régionalité 105<br />

m<strong>et</strong>s là-<strong>de</strong>ssous <strong>et</strong> ce que je n'y m<strong>et</strong>s pas, sans aller au-<strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s<br />

réactions péjoratives ou indulgentes. En toute hypothèse, régionalisme<br />

ou pas, il n'existe pas <strong>de</strong> présupposés théoriques perm<strong>et</strong>tant<br />

<strong>de</strong> classifier la <strong>littérature</strong> ou les auteurs selon qu'ils déclarent une<br />

allégeance géographique ou n'en déclarent pas, <strong>et</strong> la chose est<br />

rarissime. C'est <strong>de</strong> jugement littéraire qu'il s'agit, d'un jugement<br />

qui se veut tel ; toute la question est là.<br />

Il n'a pas fallu attendre Arsène Soreil qui, on en conviendra, <strong>et</strong><br />

avec toute l'estime qu'il mérite, ne compte pas parmi les grands<br />

écrivains français, ne serait-ce qu'en raison <strong>de</strong> la nature fragmentaire<br />

<strong>de</strong> son œuvre <strong>et</strong> d'une créativité limitée, il n'a pas fallu l'attendre<br />

pour savoir que la régionalité, synonyme <strong>de</strong> localité, est une<br />

constante banale en <strong>littérature</strong>. Elle a la banalité <strong>de</strong> l'inévitable.<br />

Sur les racines <strong>et</strong> les origines, en réaction contre la voracité tentaculaire<br />

<strong>de</strong>s villes, contre la disparition <strong>de</strong>s traditions, contre l'uniformisation<br />

<strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vie, contre l'aplatissement <strong>de</strong> l'individualité,<br />

l'absence <strong>de</strong> références historiques <strong>et</strong> <strong>de</strong> généalogie, on a<br />

écrit, <strong>de</strong>puis quelques dizaines d'années, une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> livres.<br />

Le r<strong>et</strong>our à la campagne <strong>et</strong> la recherche <strong>de</strong>s ancêtres a été un thème<br />

très en vogue. Beaucoup <strong>de</strong> ces livres appartiennent à ce que Jacques<br />

Brenner a appelé « les livres sans <strong>littérature</strong> » ; mais beaucoup<br />

préten<strong>de</strong>nt bel <strong>et</strong> bien au statut littéraire, <strong>et</strong> certains vont jusqu'à<br />

revendiquer d'être « une <strong>littérature</strong> populaire ». Populaire par l'audience,<br />

populaire par le suj<strong>et</strong>.<br />

La France est un bon exemple <strong>de</strong> ce qui se passe. Ce pays <strong>de</strong><br />

longue <strong>et</strong> profon<strong>de</strong> tradition paysanne, sans oublier cependant sa<br />

tradition maritime, négocie laborieusement, en <strong>littérature</strong> comme<br />

en politique, son passage à une époque nouvelle. Le <strong>de</strong>venir littéraire<br />

accompagne celui <strong>de</strong> la société tout entière. Le composé typiquement<br />

français, qu'on peut généraliser à l'ensemble méditerranéen,<br />

en pensant, par exemple, à l'Italie avec son Mezzogiorno, ses<br />

écrivains lombards mais ses écrivains siciliens, ne serait sans doute<br />

pas aussi sensible si la France n'était un cas assez particulier, dans<br />

l'Europe occi<strong>de</strong>ntale, <strong>de</strong> conscience nationale forte.<br />

Voici qu'on parle d'une « école <strong>de</strong> Brive ». Il y a <strong>de</strong> la simplification<br />

journalistique là-<strong>de</strong>dans, mais le phénomène n'est pas fictif.<br />

L'homme <strong>de</strong> Brive, c'est Clau<strong>de</strong> Michel<strong>et</strong> ; il a trouvé sur sa route<br />

<strong>de</strong> paysan-écrivain un autre Corrézien, Jacques Peuchmaurd, éditeur<br />

à Paris (chez Robert Laffont) <strong>et</strong> lui-même écrivain <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te


106 Lucien Guissard<br />

famille qui se pose comme terrienne <strong>et</strong> populaire. Périgord, Corrèze,<br />

Auvergne, Quercy, les vieux terroirs se donnent ren<strong>de</strong>z-vous<br />

autour <strong>de</strong> Clau<strong>de</strong> Michel<strong>et</strong> <strong>et</strong> on peut ainsi regrouper, pour une<br />

même veine fortement régionalisée, Michel Peyramaure, Georges-<br />

Emmanuel Clancier, Jean Angla<strong>de</strong>, Christian Signol, Denis Tillinac,<br />

Gilbert Bor<strong>de</strong>s, pour ne citer que ceux-là. Gros tirages, très<br />

gros tirages, relayés par les clubs <strong>et</strong> par France-Loisirs ; les libraires<br />

approuvent <strong>et</strong> comprennent.<br />

Ce n'est pas ici le lieu d'analyser rigoureusement la nature <strong>et</strong><br />

les raisons d'un tel succès <strong>de</strong> lecture. Contentons-nous <strong>de</strong> noter en<br />

passant qu'il n'a rien <strong>de</strong> comparable avec le succès du polar ou <strong>de</strong><br />

la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée, quant aux mobiles avoués <strong>et</strong> au public touché.<br />

Et si nous comparons avec le lectorat <strong>de</strong> l'immense majorité <strong>de</strong>s<br />

« romans parisiens », <strong>de</strong> ceux qui ont droit à la télévision culturelle,<br />

les chiffres sont éloquents.<br />

Le phénomène est donc largement sociologique. Il ne serait pas<br />

sociologique aussi assurément s'il n'était psychologique. Mot d'un<br />

libraire à propos <strong>de</strong>s personnages <strong>de</strong> Clau<strong>de</strong> Michel<strong>et</strong> : « Le lecteur<br />

s'y r<strong>et</strong>rouve »... Voilà un lieu commun, mais on ne peut le bannir<br />

<strong>de</strong> la perspective critique ; il exprime comme il peut une indéracinable<br />

vérité humaine. Je vous avouerai que, pour mon compte personnel,<br />

je n'ai pas cessé d'être ce lecteur-là. Il a la particularité <strong>de</strong><br />

vivre en bon voisinage avec le professionnel qui a fréquenté le<br />

« nouveau roman », qui a admiré les techniques à la Perec <strong>et</strong> est<br />

disposé à recevoir toutes les possibilités langagières auxquelles<br />

l'art littéraire donne libre cours. On ne se refait pas.<br />

Dans ce débat qui est culturel, Arsène Soreil n'apporte qu'une<br />

voix <strong>de</strong> vieil enfant d'Ar<strong>de</strong>nne. Pas plus mais pas moins. L'esthéticien,<br />

très classique, qu'il était <strong>de</strong>venu à force <strong>de</strong> lire la <strong>littérature</strong><br />

française du passé, ne s'est pas aventuré à discuter vraiment le<br />

vocabulaire que tout à l'heure nous découvrions approximatif. Sa<br />

position était que non seulement on naît régionaliste, mais qu'il<br />

faut le rester. Cela signifiait tout bonnement que le pays natal, le<br />

p<strong>et</strong>it pays <strong>de</strong> l'ardoise bleue <strong>et</strong> <strong>de</strong>s myrtilles, dépose dans une psychologie<br />

une marque vitale <strong>et</strong> qu'il faut pratiquer la fidélité. C'était<br />

pour lui une déclaration d'i<strong>de</strong>ntité <strong>et</strong> un moyen d'autodéfense.<br />

On put observer le territoire étroit <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te défense lorsque, le<br />

10 août 1969, il fit, à l'<strong>Académie</strong> luxembourgeoise, une communi-


Littérature <strong>et</strong> régionalité 107<br />

cation intitulée Sur le régionalisme '. Le thème avait déjà été<br />

abordé quelques années plus tôt <strong>et</strong>, à c<strong>et</strong>te occasion, Pierre<br />

Nothomb avait récusé le terme en ce qui concernait son œuvre.<br />

Arsène Soreil remonte dans le temps <strong>et</strong> cite le célèbre manifeste du<br />

Groupe du lundi, publié dans le Mercure <strong>de</strong> France du 1 er mai<br />

1928. Robert Poul<strong>et</strong>, Marie Gevers, Michel <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>, Paul<br />

Fierens, Charles Plisnier, Robert Vivier, Franz Hellens, principal<br />

inspirateur du texte, Marcel Thiry, quelques autres encore, en<br />

étaient les signataires. « Ce n'est pas parce que Mauriac, Chateaubriant,<br />

Verhaeren <strong>et</strong> Krains découvrent <strong>de</strong>s problèmes humains<br />

dans le terroir bor<strong>de</strong>lais, vendéen, flamand ou hesbignon, qu'il est<br />

permis <strong>de</strong> ranger ces auteurs sous la même rubrique que tel conteur<br />

<strong>de</strong> sous-préfecture ou collectionneur d'ana cantonaux. De même on<br />

peut adm<strong>et</strong>tre que le régionalisme, même pris dans un sens plus<br />

étroit, ait eu un rôle à jouer dans nos l<strong>et</strong>tres, à 1 a fin du siècle <strong>de</strong>rnier,<br />

époque où s'inaugurait dans notre pays l'art mo<strong>de</strong>rne du<br />

roman. Mais un tel avantage passager <strong>de</strong> l'esprit <strong>de</strong> terroir ne saurait<br />

faire oublier les dommages que c<strong>et</strong> esprit a causé à nos l<strong>et</strong>tres...<br />

Autant il est naturel que la <strong>littérature</strong> qui s'inspire <strong>de</strong> la vie régionale<br />

exerce sa fonction <strong>de</strong> divertissement local <strong>et</strong> d'exercice préparatoire,<br />

à la limite <strong>de</strong> l'art <strong>et</strong> du folklore, autant il est dangereux<br />

<strong>de</strong> réduire l'activité littéraire à c<strong>et</strong>te défense <strong>et</strong> illustration <strong>de</strong>s particularités<br />

géographiques. Dans l'ordre psychologique, le moindre<br />

fait qui puisse intéresser l'écrivain digne <strong>de</strong> ce nom, c'est le fait<br />

humain. Dans l'ordre intellectuel, le moindre cadre qu'il puisse<br />

accepter, c'est l'ensemble d'une culture ».<br />

Arsène Soreil n'a pas r<strong>et</strong>enu ce qui donnait sa portée véritable<br />

à ce manifeste <strong>et</strong> qui avait trait à la situation <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres belges dans<br />

« l'ensemble d'une culture », à part entière dans la <strong>littérature</strong> française.<br />

En 1969, date <strong>de</strong> son intervention académique, cela pouvait<br />

paraître déjà anachronique ; cela relevait <strong>de</strong> l'histoire culturelle <strong>de</strong><br />

la Belgique francophone, plus exactement <strong>de</strong> la <strong>littérature</strong> écrite en<br />

français par <strong>de</strong>s Belges. La réplique <strong>de</strong> l'Ar<strong>de</strong>nnais fut pour ramener<br />

le débat au centre ingénu <strong>de</strong> son appartenance paysanne. Non<br />

pas pour « se bloquer dans un univers, en gros, pensé « paysannement<br />

» comme dit Emmanuel Mounier songeant au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

1. Cahiers <strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong> luxembourgeoise. Nouvelle série, 4. 1970.


108 Lucien Guissard<br />

Ramuz, mais pour sauvegar<strong>de</strong>r, par besoin intérieur <strong>et</strong> par souci <strong>de</strong><br />

profon<strong>de</strong>ur humaine, ce côté <strong>de</strong> l'âme qui est localisé, signé du<br />

signe natal. Le Groupe du Lundi n'avait nullement mis en danger<br />

c<strong>et</strong>te reconnaissance <strong>de</strong> soi ; on a pu lui reprocher, en <strong>de</strong>hors même<br />

<strong>de</strong>s querelles belgo-belges, le recours à un universalisme trop<br />

abstrait 2 . En eff<strong>et</strong>, que signifie « le fait humain » pour départager<br />

ce qui serait régionalisme « au sens étroit », d'une <strong>littérature</strong> apte<br />

à l'universel ? Les <strong>et</strong>hnologues vous diront que les livres, les<br />

romans aussi, catalogués régionalistes, sont une source précieuse <strong>de</strong><br />

documents sur « le fait humain ».<br />

Pourtant, il faut bien se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r quand <strong>et</strong> comment c<strong>et</strong>te <strong>littérature</strong><br />

franchit les frontières <strong>de</strong> la région, du pays natal, pour toucher<br />

le reste <strong>de</strong>s humains, à tout le moins dans l'aire européenne.<br />

Le Manifeste du Groupe du Lundi énumérait pêle-mêle Mauriac,<br />

Alphonse <strong>de</strong> Châteaubriant, Verhaeren ; le critique français André<br />

Bourin <strong>de</strong>vait publier beaucoup plus tard un livre plein <strong>de</strong> bonnes<br />

intentions, sous le titre : Province terre d'inspiration 3 <strong>et</strong> traitait <strong>de</strong><br />

Mauriac, encore lui, Giono, Genevoix, Henri Bosco, Henri Queffélec,<br />

André Chamson. Ne suffit-il pas d'aligner ces noms pour que<br />

se manifeste, au-<strong>de</strong>là même <strong>de</strong>s mensurations littéraires qui sont<br />

inégales, la diversité <strong>de</strong>s styles régionalistes, les façons différentes<br />

d'exploiter le sol natal ou la région d'adoption ? Bien que Mauriac<br />

ait écrit sur La province <strong>et</strong> sur un horizon <strong>de</strong> lan<strong>de</strong>s authentiquement<br />

provinciales, il n'est pas régionaliste comme le br<strong>et</strong>on Queffélec,<br />

lequel n'a pas, surtout dans ses <strong>de</strong>rniers livres, débordé par<br />

le haut la société <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> mer. Entre la bourgeoisie bor<strong>de</strong>laise<br />

<strong>et</strong> ce mon<strong>de</strong>-là, s'étend toute la distance qui sépare <strong>de</strong>ux<br />

romanciers, <strong>de</strong>ux écrivains. Mais Henri Bosco <strong>et</strong> Jean Giono<br />

n'exaltent pas la Provence <strong>et</strong> la Méditerranée d'une même passion,<br />

ni dans la même tonalité spirituelle.<br />

L'appartenance à une géographie serait-elle un faux problème ?<br />

Autrement dit, n'y aurait-il pas <strong>de</strong> problème du tout ? Pour les<br />

enfants fidèles comme Arsène Soreil, il n'y a, en eff<strong>et</strong>, aucune<br />

question à se poser ; pour être soi-même, pour avoir une personnalité,<br />

à l'inverse <strong>de</strong> l'uniformisation sociale qu'il redoutait, rien<br />

n'est plus indiqué que <strong>de</strong> toujours reprendre le chemin <strong>de</strong> la mai-<br />

2. Marc Quaghebeur. in Alphab<strong>et</strong> <strong>de</strong>s L<strong>et</strong>tres belges <strong>de</strong> <strong>langue</strong> française, 1982.<br />

3. Albin Michel, 1960.


Littérature <strong>et</strong> régionalité 109<br />

son. Mais le r<strong>et</strong>our ne s'opère pas d'une seule <strong>et</strong> unique façon qui<br />

serait nostalgique, peinture naïve pour faire ressemblant <strong>et</strong> pour<br />

que le lecteur s'y r<strong>et</strong>rouve, comme dit le libraire. La démarche originelle<br />

est la <strong>de</strong>scription, la tentative documentaire, le tableau <strong>de</strong><br />

choses vues ; on n'abolira pas ces procédés fondamentaux du littéraire,<br />

mais l'intérêt d'une réflexion critique sur la régionalité vient<br />

précisément <strong>de</strong> l'attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'écrivain envers c<strong>et</strong>te ambition première<br />

qui veut décrire, la distanciation esthétique, le parti pris <strong>de</strong><br />

fiction ou <strong>de</strong> vérisme, le travail spécifiquement littéraire : créer un<br />

univers qui ne soit qu'à l'écrivain lui-même, opérer la métamorphose<br />

du personnage <strong>et</strong> du paysage, passer du réel à l'art, fécon<strong>de</strong>r<br />

par un imaginaire n'importe quel canton <strong>de</strong> la terre, qui est alors<br />

appelé à être poétique <strong>et</strong> éventuellement mythique.<br />

En considérant les <strong>littérature</strong>s du mon<strong>de</strong>, la régionalité est <strong>de</strong><br />

partout ; les noms d'écrivains surabon<strong>de</strong>nt. J'en ai choisi <strong>de</strong>ux :<br />

Jean Giono, William Faulkner. Ce sont <strong>de</strong>ux Sudistes. Je vois d'ici<br />

les sourires ; les sourires <strong>de</strong> ceux qui ont en tête les stéréotypes<br />

réducteurs <strong>de</strong> la régionalité ; les sourires <strong>de</strong> ceux qui ne perçoivent<br />

pas quelle parenté il y aurait entre le Sud <strong>de</strong> Giono <strong>et</strong> le Sud <strong>de</strong><br />

Faulkner. Il n'y en a aucune pour l'historien, pour le géographe<br />

peut-être, sauf que le Sud s'i<strong>de</strong>ntifie par relation avec un Nord, <strong>et</strong><br />

le Nord se reconnaît par une confrontation similaire, assez souvent<br />

antagoniste 4 . La France a le Nord, l'Italie <strong>de</strong> même, <strong>et</strong> l'Europe.<br />

L'histoire américaine est encore traumatisée par le conflit <strong>de</strong>s<br />

points cardinaux ; Julien Green lui-même qu'on a tort <strong>de</strong> croire<br />

Français en est un témoin tout proche. Je ne vous infligerai pas un<br />

exposé, même bref, sur le mythe du Sud chez Faulkner : c'est <strong>de</strong><br />

notoriété publique, <strong>et</strong> il est escorté dans l'histoire littéraire américaine<br />

par nombre <strong>de</strong> romanciers <strong>et</strong> <strong>de</strong> romancières, marqués<br />

comme lui <strong>de</strong> l'atavisme, la malédiction disent certains, qui<br />

remonte à la Guerre <strong>de</strong> Sécession <strong>et</strong> plus lointainement à une certaine<br />

religion puritaine. Car, c'est une habitu<strong>de</strong> chez les « régionalistes<br />

» : ils s'inspirent du pays <strong>et</strong> ils s'inspirent <strong>de</strong> l'histoire. Deux<br />

éléments romanesques, que <strong>de</strong>s foules <strong>de</strong> lecteurs apprécient<br />

aujourd'hui plus que jamais.<br />

Giono, c'est autre chose, <strong>et</strong> qui nous concerne <strong>de</strong> plus près. S'il<br />

4. A signaler Le génie du Nord, par Jacques Darras. Grass<strong>et</strong>.


110 Lucien Guissard<br />

vivait encore, il ne ferait pas partie <strong>de</strong> l'école <strong>de</strong> Brive » <strong>et</strong> il n'y<br />

aura pas d'« école <strong>de</strong> Manosque ». Aus. 1 paradoxal que cela puisse<br />

paraître, tant il est loin <strong>de</strong> l'application <strong>de</strong>scriptive, son souci profond<br />

fut celui <strong>de</strong> l'authenticité. Dans ses romans, un sudiste se<br />

r<strong>et</strong>rouve <strong>et</strong> ne se r<strong>et</strong>rouve pas ; quant à nous, nous sommes invités<br />

dans une Provence, autre nom <strong>de</strong> « province », qui ressemble à nos<br />

fantasmes <strong>et</strong> ne leur ressemble pas. J'appelle fantasmes, les images<br />

toutes faites, ou les souvenirs touristiques. Giono détestait la Provence<br />

<strong>de</strong> l'imagerie. « Je ne connais pas la Provence, a-t-il écrit.<br />

Quand j'entends parler <strong>de</strong> ce pays, je me prom<strong>et</strong>s bien <strong>de</strong> ne jamais<br />

y m<strong>et</strong>tre les pieds. D'après ce qu'on m'en dit, il est fabriqué en<br />

carton blanc, en décor collé à la colle <strong>de</strong> pâte ; <strong>de</strong>s ténors <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

barytons y roucoulent en promenant leur ventre enroulé <strong>de</strong> ceintures<br />

rouges ; <strong>de</strong>s poètes officiels armés <strong>de</strong> tambourins <strong>et</strong> <strong>de</strong> flûtes<br />

y « bar<strong>de</strong>nt » périodiquement en manifestations lyriques qui tiennent<br />

moins <strong>de</strong> la poésie que d'une sorte <strong>de</strong> flux cholériforme... Il<br />

paraît qu'il existe une Provence en félibres. Je ne la connais pas ».<br />

Et tant pis pour Mistral ! Giono ne s'est pas souvent préoccupé<br />

<strong>de</strong> faire parler ses personnages en <strong>langue</strong> d'oc. Il préférait convoquer<br />

Homère <strong>et</strong> Virgile, unifier le vaste territoire sudiste qui bor<strong>de</strong><br />

la Méditerranée, ouvrir la Provence aux routes d'un univers où les<br />

dieux avaient hanté les hommes, remembrer une géographie du<br />

cœur <strong>et</strong> <strong>de</strong> la poétique. L'eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> grossissement qu'il cultivait<br />

autant qu'il en était victime pouvait le conduire à déclarer que, <strong>de</strong><br />

tous les écrivains, celui qui a le mieux parlé <strong>de</strong> la Provence, c'est<br />

Shakespeare. Comme il invoquait l'épopée homérique, il invoquait<br />

les gran<strong>de</strong>s passions <strong>de</strong> la tragédie pour peupler une province plus<br />

vraie que celle qu'on voit. Moyennant quoi, il ne craignait pas <strong>de</strong><br />

dire que les moules marinières avaient pour lui, l'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> l'Odyssée<br />

<strong>et</strong> la fougasse à l'huile celle <strong>de</strong> Yllia<strong>de</strong> ; cela sent « le camp<br />

<strong>de</strong>s Grecs »... Et le point final, le voilà : « Il n'y a pas <strong>de</strong> Provence<br />

; qui l'aime aime le mon<strong>de</strong> ou n'aime rien » 5 .<br />

C'est ce bond <strong>de</strong> la régionalité vers le mon<strong>de</strong> qui donne la<br />

mesure <strong>de</strong>s écrivains. Pourquoi, sans cela, l'islandais Halldor Laxness<br />

aurait-il mérité le Prix Nobel, lui qui n'a pas d'autre suj<strong>et</strong><br />

d'écriture que les pêcheurs d'Islan<strong>de</strong> ? Les romans <strong>de</strong> « l'école <strong>de</strong><br />

5. Jean Giono : Provence. Gallimard, 1993. Textes réunis par Henri Godard.


Littérature <strong>et</strong> régionalité 111<br />

Brive » jouent sur le besoin d'i<strong>de</strong>ntification ressenti par tous les<br />

lecteurs, mais d'abord par les lecteurs qui sont « du pays » ou connaissent<br />

une paysannerie comme la leur. L'i<strong>de</strong>ntification à laquelle<br />

parviennent les lecteurs <strong>de</strong> partout en lisant Faulkner, ou Giono, ou<br />

Laxness, trouve <strong>de</strong>vant elle l'obstacle <strong>de</strong> la différence, l'exotisme<br />

si l'on veut ; pourtant elle se réalise assez pour qu'on adopte ces<br />

écrivains dans une <strong>littérature</strong> universelle, au moins internationale.<br />

La thématique, la mythologie comme art <strong>de</strong> la fable, du<br />

« muthos », sautent par <strong>de</strong>ssus les frontières. Si les <strong>langue</strong>s locales<br />

ou les emprunts aux dialectes interviennent ici ou là, ils sont facilement<br />

dépassés par le lecteur ; ils ne jouent plus que leur rôle proprement<br />

régionaliste <strong>de</strong> signes <strong>de</strong> connivence <strong>et</strong> <strong>de</strong> preuves d'authenticité.<br />

Ils serviront à faire sentir les difficultés <strong>de</strong> la traduction.<br />

Mais les artifices du double langage, si volontiers utilisés par les<br />

régionalistes ordinaires — Arsène Soreil citait Henri Pourrat —<br />

n'ont qu'une importance toute relative pour un Faulkner.<br />

Nous voilà assez loin <strong>de</strong>s bords <strong>de</strong> l'Ourthe. La <strong>littérature</strong> est<br />

sans rivages <strong>et</strong> c'est en partant d'un village d'Ar<strong>de</strong>nne qu'on arrive<br />

au comté fantastique imaginé par un Américain, en passant par la<br />

Provence. L'espace parcouru est tellement riche <strong>et</strong> évocateur qu'on<br />

en r<strong>et</strong>ire une métho<strong>de</strong> nouvelle <strong>de</strong> traiter <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> la <strong>littérature</strong><br />

avec la géographie ; au lieu <strong>de</strong>s nationalités <strong>et</strong> <strong>de</strong>s <strong>langue</strong>s, il<br />

y a les communications transversales ; le recours à la régionalité<br />

fait naître <strong>de</strong>s rapprochements peu aperçus qui débouchent sur la<br />

<strong>littérature</strong> <strong>et</strong> ses mo<strong>de</strong>s d'emploi, bien plus que sur le culte du pays<br />

natal.


Antepost<br />

Conte linguistique<br />

Lecture <strong>de</strong> M. Marc WILMET<br />

à la séance mensuelle du 12 février 1994<br />

Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,<br />

La vaillance <strong>et</strong> l'honneur <strong>de</strong> son temps ? le sais-tu ?<br />

(Pierre Corneille)<br />

... la prose littéraire <strong>et</strong> la <strong>langue</strong> poétique changent souvent la place<br />

ordinaire <strong>de</strong> l'épithète pour produire <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> style fort variés.<br />

(Maurice Grevisse)<br />

Employé comme épithète, l'adjectif se place soit avant soit après le nom<br />

qu'il détermine. A quelques exceptions près, il est difficile d'établir <strong>de</strong>s<br />

règles précises rendant compte <strong>de</strong> l'utilisation <strong>de</strong> l'une ou <strong>de</strong> l'autre<br />

position.<br />

(André Martin<strong>et</strong>)<br />

... le français, tirant profit <strong>de</strong> la tendance à la polarisation, s'est constitué<br />

une bonne soixantaine <strong>de</strong> couples <strong>de</strong> séquences sur adjectif i<strong>de</strong>ntique.<br />

Ce phénomène est sans doute un <strong>de</strong> ses traits les plus exotiques.<br />

(Clau<strong>de</strong> Hagège)<br />

A moi, conte, <strong>de</strong>ux mots.<br />

(M. W. Cramil<strong>et</strong>)


Antepost 113<br />

II était une fois au royaume <strong>de</strong>s mots...<br />

Non, dispense-moi, je t'en prie, lecteur, <strong>de</strong> ces clichés puérils.<br />

Es-tu d'ailleurs un enfant ? Une gran<strong>de</strong> personne ? Peu importe.<br />

J'aimerais toucher ton cœur d'enfant <strong>et</strong> ton intelligence adulte.<br />

Laissons donc aux gobe-mouches, aux songe-creux les princes<br />

charmants, leurs bergères, les tendres princesses, les bonnes fées ou<br />

les méchantes sorcières. Et consens que je te vouvoie en signe <strong>de</strong><br />

respect.<br />

Je recommence.<br />

Il n'y a pas très longtemps, dans la république <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres...<br />

Les l<strong>et</strong>tres animent une communauté <strong>de</strong> mots, <strong>de</strong> phrases <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

textes. Ce kaléidoscope a ses lois, rigi<strong>de</strong>s ou souples. Jadis, le tyran<br />

Aristote <strong>et</strong> une dynastie <strong>de</strong> successeurs stoïciens <strong>et</strong> alexandrins<br />

avaient cloîtré les vocables à l'intérieur <strong>de</strong> classes hermétiques. Les<br />

privilèges <strong>de</strong> la naissance, les barrières sociales ont aujourd'hui<br />

fondu. Chacun vagabon<strong>de</strong>, dépouille l'espace d'un instant sa prétendue<br />

nature, exerce <strong>de</strong> nouvelles fonctions : les verbes ai<strong>de</strong>nt les<br />

noms à prodiguer le manger <strong>et</strong> le boire, entraînent <strong>de</strong>s sourires,<br />

libèrent <strong>de</strong>s rires, narguent le qu'en dira-t-on, fournissent un adjectif<br />

au fer à friser, à la brosse à reluire, à la planche à repasser, aux<br />

gens comme il faut. L'adverbe <strong>et</strong> l'adjectif échangent leurs rôles,<br />

s'habillent jeune, pédalent facile, dissua<strong>de</strong>nt une fille bien <strong>de</strong> bronzer<br />

idiot. Le nom lui offre en costume d'adjectif <strong>de</strong>s colifich<strong>et</strong>s<br />

mauves ou marron.<br />

Bref, plus <strong>de</strong> castes, la fin <strong>de</strong>s chasses gardées <strong>et</strong> <strong>de</strong>s apanages.<br />

Quand je vous le disais que les rois n'avaient rien à faire ici...<br />

Tout irait pour le mieux si, à l'époque où se passe mon histoire,<br />

un ferment <strong>de</strong> sécession n'était né au sein <strong>de</strong> la phrase.<br />

La faute en incombe à l'Institut national <strong>de</strong>s statistiques. Figurez-vous<br />

que les chiffres prétendaient régenter les l<strong>et</strong>tres. Des<br />

employés en mal d'avancement avaient conçu le beau proj<strong>et</strong> d'attribuer<br />

aux adjectifs (notés A dans leur registre) un numéro d'ordre<br />

selon qu'ils précè<strong>de</strong>nt ou suivent le nom (N). Vous êtes gentil<br />

membre? Adjectif antéposé <strong>de</strong> rang 1. Pain bénit? Adjectif postposé<br />

<strong>de</strong> rang 2.<br />

Or, beaucoup d'adjectifs hésitaient. On comprenait à la rigueur<br />

que sage balançât entre les sages-femmes <strong>et</strong> les hommes sages.<br />

Comment expliquer néanmoins que fougueux s'attelle à un cheval<br />

fougueux ou à un fougueux <strong>de</strong>strier ?


114 Marc Wilm<strong>et</strong><br />

L'Administration ne tint aucun compte <strong>de</strong>s scrupules. La nuance<br />

n'est pas son fort. Il fallut choisir un camp, r<strong>et</strong>irer d'un guich<strong>et</strong><br />

spécialement aménagé soit la carte frappée du sigle AN (adjectif +<br />

nom), soit la carte estampillée NA (nom + adjectif).<br />

Au début, l'opération se déroula dans la bonhomie. Les NA traitaient-ils<br />

les AN d'« ânes » ? Les AN qualifiaient en r<strong>et</strong>our les NA<br />

d'« énarques ». Personne n'avait la <strong>langue</strong> en poche. Les brocards<br />

fusaient. Le menu peuple se distrayait.<br />

Mais les plaisanteries anodines dégénérèrent rapi<strong>de</strong>ment en querelles<br />

<strong>de</strong> préséance.<br />

« Pourquoi, murmuraient anticonstitutionnel, soupçonneux,<br />

podagre ou valétudinaire, ceux-là toujours <strong>de</strong>vant <strong>et</strong> nous toujours<br />

<strong>de</strong>rrière ? » « Parce que vous êtes obèses <strong>et</strong> balourds », leur répondaient<br />

p<strong>et</strong>it, beau, jeune... « Notre taille vous semble à ce point<br />

imposante ? » persiflaient sec, dur <strong>et</strong> maigre.<br />

Dorsal s'accommodait <strong>de</strong> son lot, mais abdominal, ventral <strong>et</strong><br />

pectoral criaient à l'imposture.<br />

« A quoi bon mon audace, grognait intrépi<strong>de</strong>, on m'oblige le<br />

plus souvent à marcher abrité. » « Et notre couleur ? » clamaient<br />

rouge <strong>et</strong> noir, qui eurent tôt fait <strong>de</strong> prendre la tête du mouvement<br />

contestataire. « Une ascendance guerrière méritait plus <strong>de</strong> considération<br />

», se rengorgeaient normand, prussien, tartare... (ils feignaient<br />

d'ignorer qu'italien, espagnol, javanais, chinois, arabe,<br />

suisse, wallon... n'étaient guère mieux servis).<br />

Des meneurs haranguaient la foule. Des exaltés, coiffés du bonn<strong>et</strong><br />

phrygien, dansant la carmagnole, voulaient à toute force bannir<br />

du dictionnaire les ci-<strong>de</strong>vant. Un tribun libertaire conspuait les hiérarchies,<br />

avec l'appui d'un grand homme <strong>de</strong> stature médiocre,<br />

impatient <strong>de</strong> se métamorphoser en homme grand, mais l'hostilité<br />

farouche d'une p<strong>et</strong>ite dame <strong>et</strong> d'une grosse matrone, réconciliées<br />

pour la circonstance.<br />

Des ligues s'organisèrent. On se divisait en sections. Etendards,<br />

gonfalons, cliques, fanfares <strong>et</strong> monômes proliféraient, emplissaient<br />

les rues <strong>de</strong> groupes bariolés.<br />

Les jaunes défilaient à l'enseigne <strong>de</strong> bonn<strong>et</strong> blanc <strong>et</strong> blanc bonn<strong>et</strong>.<br />

Ils prêchaient aux uns la charité, prônaient aux autres la résignation.<br />

Leurs colonnes s'étoffaient d'une poignée <strong>de</strong> NA fiers <strong>de</strong><br />

brandir un parchemin attestant qu'ils avaient eu possédé le statut<br />

AN. Un vivant anachronisme que ces francs bourgeois, ces nues


Antepost 115<br />

propriétés, ces immaculées conceptions sortis tout droit <strong>de</strong> l'ancien<br />

régime ! Du coup, <strong>de</strong>s régionalistes se ralliaient. Et l'on vit <strong>de</strong> propres<br />

blouses du dimanche <strong>et</strong> parfois <strong>de</strong> pauvres troués souliers se<br />

frotter aux chausses aristocratiques <strong>et</strong> aux gil<strong>et</strong>s fleur<strong>de</strong>lisés.<br />

Les pistaches arboraient (c'est le cas <strong>de</strong> le dire) la cocar<strong>de</strong><br />

réversible du chou vert-vert chou. « Pendant que vous ergotez,<br />

ruminaient-ils, nos prairies épuisent leur chlorophyle <strong>et</strong> notre ciel<br />

son ozone. L'air pur n'est-il pas une pure merveille à protéger ?<br />

Unissons-nous, dépassons les disputes mesquines, travaillons à la<br />

sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'espèce. Supprimons industriel, chimique, pollué,<br />

atomique, nucléaire..., ou parquons-les dans <strong>de</strong>s enclos. » Les conservateurs<br />

leur prédisaient à l'envi une écrasante défaite <strong>et</strong> les progressistes<br />

une défaite écrasante. N'empêche, le slogan « AN, NA<br />

ne sont que <strong>de</strong>s prénoms, adjectif est notre patronyme » séduisait<br />

<strong>de</strong> semaine en semaine les peureux, les aigris, les bucoliques ou les<br />

indécis.<br />

Les viol<strong>et</strong>s trépignaient <strong>de</strong> rage contenue. Au fond d'euxmêmes,<br />

sondant la vanité <strong>de</strong>s apparences, ils s'ébahissaient qu'on<br />

préfère une riche idée <strong>de</strong> savant, un subtil talent d'écrivain à un<br />

empire économique ou un établissement bancaire. Ces utilitaristes<br />

avaient naguère recommandé l'élimination <strong>de</strong>s articles pour dépenser<br />

moins au télégraphe : « Grève matée. Salaires réduits. Ca<strong>de</strong>nces<br />

maximales. » On ne les avait pas suivis. C<strong>et</strong>te fois, à les entendre,<br />

il suffisait <strong>de</strong> remplacer rouge par red, noir par black, blanc par<br />

white, vert par green, incolore par colourless, disque compact par<br />

compact dise, <strong>et</strong>c. Un tour d'escamotage <strong>et</strong> hop ! plus <strong>de</strong> NA<br />

traîne-la-patte, tous AN gagnants. L'intendance distribuerait si<br />

nécessaire aux nostalgiques un brunâtre élixir euphorisant à base <strong>de</strong><br />

kola.<br />

En un mot comme en cent, la situation s'envenimait. De drôles<br />

<strong>de</strong> silhou<strong>et</strong>tes pas comiques pour un sou terrorisaient les badauds.<br />

Les braves gens se barricadaient, honteux <strong>de</strong> leur couardise, tandis<br />

que <strong>de</strong> tristes sires festoyaient gaîment. Le mon<strong>de</strong> à l'envers.<br />

Quel Solon, quel Salomon découvrirait le remè<strong>de</strong> ?<br />

La république <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres entr<strong>et</strong>enait un corps <strong>de</strong> grammairiens<br />

législateurs. Le plus réputé se nommait Grevance. Une couronne <strong>de</strong><br />

cheveux argentés lui conférait l'auréole d'un mage <strong>et</strong> l'aura d'un<br />

philosophe. Bien peu se souvenaient <strong>de</strong>s décr<strong>et</strong>s impitoyables qu'il<br />

avait promulgués durant son noviciat. Assagi désormais, il édictait


116 Marc Wilm<strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>s jugements paternels, renvoyait les plai<strong>de</strong>urs dos à dos, l'œil<br />

malin, la paupière filtrante. Son modèle était le « bon usage » <strong>de</strong>s<br />

«bons auteurs» qu'il assurait reconnaître infailliblement à l'onction<br />

du « bon usage ». Ce credo circulaire satisfaisait les familles.<br />

Les instituteurs <strong>et</strong> les parents ach<strong>et</strong>aient en étrennes aux élèves studieux<br />

le fort volume où il consignait, greffier méticuleux, ses arbitrages.<br />

On l'adjura d'apaiser les passions. Il prit son temps, mit l'affaire<br />

en délibéré, compulsa les co<strong>de</strong>s <strong>et</strong> la jurispru<strong>de</strong>nce, entassa les<br />

attendus discordants, secoua, malaxa, rendit sa sentence.<br />

Je la reproduis littéralement.<br />

« L'adjectif placé avant le nom indique une « unité <strong>de</strong><br />

pensée ». Placé après le nom, il indique une « dualité <strong>de</strong> pensée<br />

», sauf si <strong>de</strong>s facteurs historiques ou émotifs puissants<br />

viennent à interférer. »<br />

Est-il besoin <strong>de</strong> le spécifier, la rec<strong>et</strong>te déçut. « Simplisme, recula<strong>de</strong><br />

», tonnaient les AN. « Duplicité, fuite en avant », fulminaient<br />

les NA. Pourtant, une pléia<strong>de</strong> <strong>de</strong> grammairiens subalternes hélés à<br />

la rescousse ne purent faire mieux. Les ca<strong>de</strong>ts postulaient dans<br />

galante compagnie un renforcement <strong>de</strong> l'adjectif, dans grand-père<br />

grand-mère ou vert galant un affaiblissement. Les aînés soutenaient<br />

l'inverse. Divers esthètes conseillaient <strong>de</strong> s'en rem<strong>et</strong>tre au<br />

verdict <strong>de</strong> l'oreille, ce qui eut l'eff<strong>et</strong> immédiat d'irriter les sourds<br />

<strong>et</strong> les musiciens, jaloux <strong>de</strong> leur monopole.<br />

En désespoir <strong>de</strong> cause, on songea aux linguistes.<br />

Ceux-ci n'avaient pas trop bonne presse. La radio <strong>et</strong> la télévision<br />

les négligeaient. La tutelle scolaire leur reprochait <strong>de</strong> corrompre<br />

la jeunesse du fait qu'ils se refusaient, en matière <strong>de</strong> langage,<br />

à punir les infractions, qu'ils amnistiaient au contraire les dérèglements<br />

<strong>et</strong> saluaient dans les bâtardises mo<strong>de</strong>rnes la norme du len<strong>de</strong>main.<br />

Ils polarisaient l'animosité <strong>de</strong>s rouges (qui aspiraient bizarrement<br />

aux élégances surannées), <strong>de</strong>s jaunes (qui les accusaient d'expurger<br />

l'orthographe <strong>de</strong>s scories que les siècles avaient sanctifiées),<br />

<strong>de</strong>s pistaches (qui les blâmaient d'en épargner) <strong>et</strong> <strong>de</strong>s viol<strong>et</strong>s (qui<br />

<strong>de</strong> façon générale se méfiaient <strong>de</strong>s intellectuels).<br />

Ajoutez que les linguistes ne s'accordaient sur rien, sinon leur<br />

instinctive répulsion envers les confecteurs <strong>de</strong> manuels <strong>et</strong> les amateurs<br />

<strong>de</strong> beau langage — les « gendarmes <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres » ironisaient-


Antepost 117<br />

ils —, coupables d'enfouir sous un amas <strong>de</strong> fioritures, festons <strong>et</strong><br />

astragales, la sobriété du temple. Les grammairiens rétorquaient,<br />

ulcérés, que ces « grands architectes », quand ils se flattaient d'apporter<br />

une pierre taillée, la bougeaient journellement d'endroit <strong>et</strong><br />

minaient l'édifice. Au surplus, les écoles linguistiques se chicanaient.<br />

Elles multipliaient ad nauseam les bannières : taxonomistes,<br />

transformistes, contorsionnistes, arborescents, gibistes, cognitivistes,<br />

psychomécaniciens... Le public y perdait son latin.<br />

Le premier pressenti fut un penseur visionnaire à la barbe fleurie.<br />

Grand-Guillaume vivait reclus, entouré d'un cercle restreint<br />

d'ouailles chargées <strong>de</strong> répercuter ses oracles. Le débat l'excitait<br />

modérément. Il s'en dépêtra en pimentant à sa fantaisie l'arrêt <strong>de</strong><br />

Grevance. L'« unité » <strong>et</strong> la « dualité <strong>de</strong> pensée » <strong>de</strong>vinrent l'« idéogénèse<br />

simultanée ou différée » <strong>de</strong> l'adjectif <strong>et</strong> du nom, une innovation<br />

terminologique que les fidèles applaudirent. Les profanes<br />

dénoncèrent haut <strong>et</strong> fort le subterfuge.<br />

Guillaume le Grand calfeutré en sa tour d'ivoire, on interrogea<br />

ses fils spirituels <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux continents, les Guillem<strong>et</strong>s <strong>et</strong> les Sikhs.<br />

Ils ressassèrent les paraboles du maître <strong>et</strong> flétrirent les impies qui<br />

montraient une insolente propension à taxer <strong>de</strong> sacrée ordonnance<br />

une ordonnance sacrée.<br />

Les consultations menaçaient <strong>de</strong> durer. Compère Martin-<br />

Pêcheur, ménager <strong>de</strong> sa plume (<strong>et</strong> <strong>de</strong> ses plumes), avait transmis<br />

le brûlot à une nichée d'oisillons effarés. Commère Martin-Chasseur<br />

leur tirait sa poudre. Haschich se proposa. Son immense notoriété<br />

lui venait <strong>de</strong> ce qu'il maniait à la perfection cent cinquant<strong>et</strong>rois<br />

idiomes exotiques. On l'exhibait dans les salons, les galas, sur<br />

les plateaux <strong>et</strong> les tréteaux, où il effectuait <strong>de</strong> la meilleure grâce<br />

<strong>de</strong>s vocalises en palau, en haoussa, en tikar, en thiois... Il entama<br />

sous le feu <strong>de</strong>s projecteurs le répertoire exhaustif <strong>de</strong>s types AN<br />

« ascendant », NA « <strong>de</strong>scendant », AN ou NA « ascendant-<strong>de</strong>scendant<br />

» <strong>de</strong> l'univers mais capitula écœuré à mi-côte. Homme <strong>de</strong><br />

parole, malgré ses penchants mondains, il fut marri <strong>de</strong> manger la<br />

sienne.<br />

Loin <strong>de</strong>s remous, un professeur débutant (on l'appelait Cramil<strong>et</strong>,<br />

je crois, les sources varient <strong>et</strong> la tradition n'a r<strong>et</strong>enu que les initiales<br />

tête-bêche du prénom : M. W.) œuvrait dans une université<br />

<strong>de</strong> province. Il embrigada ses étudiants, leur fit lire crayon en main<br />

<strong>de</strong>s monceaux <strong>de</strong> romans <strong>et</strong> <strong>de</strong> nouvelles, compter, recompter les


118 Marc Wilm<strong>et</strong><br />

adjectifs <strong>et</strong> les noms. Lui grattait <strong>de</strong>s fiches, sommait les résultats,<br />

traçait <strong>de</strong>s graphiques. Après <strong>de</strong>ux ans <strong>de</strong> labeur, il publia une dissertation,<br />

en expédia copie à ses pairs, invita les représentants <strong>de</strong>s<br />

partis rouge, jaune, pistache <strong>et</strong> viol<strong>et</strong>.<br />

« Messieurs », dit-il en son exor<strong>de</strong>, « ce n'est pas la place qui<br />

honore ou dégra<strong>de</strong> l'adjectif, mais la façon dont il la remplit ».<br />

Un bourdonnement <strong>de</strong> ruche l'environnait. Il serra les <strong>de</strong>nts,<br />

déglutit <strong>et</strong> attaqua crânement.<br />

— Regar<strong>de</strong>z à la ron<strong>de</strong> la troupe mu<strong>et</strong>te <strong>de</strong>s adjectifs comblés.<br />

Les quantifiants <strong>de</strong>vancent le nom auquel ils se rapportent : articles<br />

le, la, les..., numériques un, <strong>de</strong>ux, trois, quatre..., déictiques ce,<br />

c<strong>et</strong>te, ces..., personnels mon, ton, son, ma, ta, sa, mes, tes, ses,<br />

notre, votre, leur, nos, vos, leurs. Qui s'en émeut ? Et vos cousins<br />

caractérisants jamais ne se plaignent. A gauche, les numériques <strong>et</strong><br />

les personnels : un premier amour, un second essai, le troisième<br />

cavalier, une mienne aïeule... A droite, les nominaux : le château<br />

<strong>de</strong> ma mère, la gloire <strong>de</strong> mon père, une charr<strong>et</strong>te à bras..., les verbaux<br />

: l'homme qui rit, l'idée que Poil-<strong>de</strong>-Carotte fût spirituel...,<br />

les adverbiaux : le temps jadis, une l<strong>et</strong>tre exprès...<br />

— Au fait ! lança du parterre un impatient.<br />

Il accéléra le débit.<br />

— La séquence N + A aligne sur ces nominaux, ces verbaux <strong>et</strong><br />

ces adverbiaux les adjectifs apparentés à un nom, un verbe ou un<br />

adverbe.<br />

Une grêle <strong>de</strong> vociférations s'abattit <strong>de</strong>s tribunes.<br />

— Assez <strong>de</strong> rhétorique, à bas le pédantisme, mort aux cuistres,<br />

<strong>de</strong>s exemples concr<strong>et</strong>s !<br />

— J'y arrive. Un air bête, un succès bœuf, un coup vache sont<br />

<strong>de</strong>s noms transférés en adjectifs.<br />

Un lourd silence accueillit c<strong>et</strong>te assertion zoologique. L'orateur<br />

y puisa contre toute attente un encouragement <strong>et</strong> se crut autorisé<br />

à poursuivre d'une haleine.<br />

« Une carte routière est une carte <strong>de</strong>s routes, un tour cycliste se<br />

court à bicycl<strong>et</strong>te, le crédit agricole intéresse Y agriculture ou les<br />

agriculteurs, la contestation estudiantine mobilise les étudiants,<br />

l'accent marseillais fleure bon la Provence <strong>et</strong> Marseille. »<br />

Insensiblement, l'atmosphère changeait. En la salle surchauffée,<br />

une toux sèche crépita. L'assistance r<strong>et</strong>enait son souffle.<br />

« Constat i<strong>de</strong>ntique pour les verbes. Les participes passés, les


Antepost 119<br />

participes présents (que vos grammairiens réputent « adjectifs verbaux<br />

»), les adjectifs en -able, -ible, -uble, -if, -eur, -ice... se postposent<br />

? Evi<strong>de</strong>mment : une porte fermée est une porte qu'on a fermée,<br />

une attitu<strong>de</strong> provocante s'exhibe <strong>et</strong> provoque, une substance<br />

soluble se dissout, un fils adoptif fut un jour adopté, la force<br />

motrice a la capacité <strong>de</strong> mouvoir, le poker menteur frime ou...<br />

ment. Enfin, antérieur, postérieur, inférieur, supérieur, extérieur,<br />

ultérieur intègrent les adverbes-prépositions érudits ante, post,<br />

infra, supra, extra, ultra <strong>et</strong> signifient « plus en avant, plus en<br />

arrière... ». Vous le voyez, les adjectifs tardigra<strong>de</strong>s cumulent les<br />

vertus <strong>de</strong> trois souches éminentes. Ne leur marchandons pas nos<br />

hommages. »<br />

Au fur <strong>et</strong> à mesure que le monologue progressait, les NA redressaient<br />

la tête, bombaient le torse, toisaient leurs vis-à-vis. Cramil<strong>et</strong><br />

se hâta d'enchaîner.<br />

« Quant au tan<strong>de</strong>m A + N, il s'inspire <strong>de</strong>s caractérisants numériques<br />

<strong>et</strong> personnels. Prenez <strong>de</strong>uxième, troisième, quatrième..., centième,<br />

millième..., qui localisent un être ou un obj<strong>et</strong> dans une série.<br />

Comparez maintenant la <strong>de</strong>rnière semaine (c'est-à-dire la semaine<br />

s succédant à x, y, z : un archipel) <strong>et</strong> la semaine <strong>de</strong>rnière (« la<br />

semaine s révolue » : un îlot). J'espère pour moi que la <strong>de</strong>rnière<br />

heure que nous allons occuper ensemble n'est pas mon heure <strong>de</strong>rnière<br />

<strong>et</strong> pour vous que le but <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong> votre existence n'en sera<br />

pas le <strong>de</strong>rnier but. »<br />

L'auditoire se détendait. Les timorés quémandaient du coin <strong>de</strong><br />

la prunelle une opinion. Les diplomates cultivaient leur mystère.<br />

Une ingénue soupira, le rose aux joues. Courtois <strong>et</strong> flagorneur donnèrent<br />

le signal <strong>de</strong>s applaudissements. Cramil<strong>et</strong> s'épongea le front,<br />

leva la main, attendit que le brouhaha décline <strong>et</strong> à présent sûr <strong>de</strong><br />

lui acheva la démonstration.<br />

« Une autre saveur modifie son bouqu<strong>et</strong>, le renouvelle, le transcen<strong>de</strong><br />

; une saveur autre est inédite, originale, répudie les filiations.<br />

La même honnêt<strong>et</strong>é décalque un patron, Y honnêt<strong>et</strong>é même<br />

n'en a cure, elle se définit en soi. Se trouve-t-il parmi vous <strong>de</strong><br />

futurs linguistes (en gestation) ? Ils auront saisi mon principe avant<br />

les linguistes futurs. <strong>Nos</strong> prochaines empoigna<strong>de</strong>s s'annoncent dès<br />

lors plus lointaines que prochaines. »<br />

Un murmure approbateur parcourut les rangées. Cramil<strong>et</strong>, vite<br />

accoutumé aux bravos — <strong>et</strong> que la mo<strong>de</strong>stie n'étouffait pas, c'est


120 Marc Wilm<strong>et</strong><br />

paraît-il fréquent chez les linguistes —, conclut son allocution d'un<br />

ton doctoral.<br />

« J'ai cité les personnels mien, tien, sien... Eh ! bien, ils adressent<br />

le nom qu'ils déterminent à un repère (moi, toi, lui...). Vous<br />

tolérerez par analogie que ma propre chemise, ta propre expression,<br />

sa propre fortune soient véritablement « à moi, à toi, à lui ou<br />

à elle », non la chemise propre (ou n<strong>et</strong>te) <strong>de</strong> l'archiduchesse, une<br />

expression propre (ou correcte), une fortune propre (honnête ou<br />

patrimoniale). Mais il y a plus. Un gros mangeur, un bon rimeur,<br />

un chaud lapin ne seront plantureux, excellents, chaleureux qu'en<br />

leurs activités gastronomiques, prosodiques ou (il marqua une<br />

pause <strong>de</strong>stinée à souligner l'humour du propos)... gymniques. Un<br />

noir corbeau, une blanche colombe, une verte prairie, un gai luron<br />

sont noir, blanche, verte, gai comme ils ou elles le sont tous, toutes<br />

<strong>et</strong> toujours. Et le contrastant in- perm<strong>et</strong> d'antéposer <strong>de</strong>s adjectifs<br />

réfractaires : l'imperceptible dérision, Y incommensurable désarroi<br />

que je <strong>de</strong>vine sur telle ou telle physionomie ne pouvaient pas plus<br />

être une perceptible dérision <strong>et</strong> un commensurable désarroi que le<br />

malheur non réparable auquel notre collectivité semblait promise<br />

ne s'avère un irréparable malheur. »<br />

Il s'arrêta. Juste à temps, la mercuriale commençait à peser (les<br />

ténors <strong>de</strong> la chaire ou du barreau tombent quelquefois dans ce travers).<br />

Fraternellement réunis, les adjectifs entrelacèrent à sa sortie<br />

une haie d'honneur. La paix réenveloppa les villes <strong>et</strong> les bourga<strong>de</strong>s.<br />

Cramil<strong>et</strong> obtint sa mutation pour l'université <strong>de</strong> la capitale.<br />

Ses rivaux malchanceux colportaient mezza voce qu'il savait se<br />

pousser.<br />

POSTFACE<br />

Bien que les événements relatés dans ce conte soient rigoureusement<br />

authentiques, les noms <strong>de</strong>s protagonistes ont été modifiés. Toute ressemblance<br />

avec une personne vivante ou morte ne saurait <strong>de</strong> la sorte être que<br />

fortuite. L'auteur se perm<strong>et</strong> d'indiquer aux curieux quelques ouvrages <strong>de</strong><br />

référence.<br />

GREVISSE (Maurice), Le bon usage. Grammaire française avec <strong>de</strong>s Remarques<br />

sur la <strong>langue</strong> française d'aujourd'hui, Gembloux, Duculot, 1936,<br />

1980".


Antepost 121<br />

GUILLAUME (Gustave), Leçons <strong>de</strong> linguistique. 1956-1957 (Roch VALIN,<br />

Walter HIRTLE & André JOLY éds), vol. IX, Lille-Québec, Presses universitaires-Presses<br />

<strong>de</strong> l'Université Laval, 1989.<br />

HAGÈGE (Clau<strong>de</strong>), L'homme <strong>de</strong> paroles, Paris, Fayard, 1985.<br />

MARTINET (André) [sous la direction <strong>de</strong> —, avec la collaboration <strong>de</strong> Fernand<br />

BENTOLILA, Jacques CORTES, Col<strong>et</strong>te FEUILLARD, Elisab<strong>et</strong>h<br />

FREIGE, Hanne MARTINET, Jeanne MARTINET & Anne SZULMAJSTER],<br />

Grammaire fonctionnelle du français, Paris, Didier, 1979.<br />

WAUGH (Linda), A semantic Analysis of Word Or<strong>de</strong>r. Position of the<br />

Adjective in French, Lei<strong>de</strong>n, Brill, 1977.<br />

WILMET (Marc), « Antéposition <strong>et</strong> postposition <strong>de</strong> l'épithète qualificative<br />

en français contemporain : matériaux » (Travaux <strong>de</strong> Linguistique, 7,<br />

1980, p. 179-202).<br />

WILMET (Marc), « Sur la place <strong>de</strong> l'adjectif qualificatif en wallon », dans<br />

Hommages à la Wallonie. Mélanges offerts à Maurice-Aurélien<br />

Arnould <strong>et</strong> Pierre Ruelle (Bruxelles, Editions <strong>de</strong> l'Université, 1981), p.<br />

467-477.<br />

WILMET (Marc), La détermination nominale. Quantification <strong>et</strong> caractérisation,<br />

Paris, P.U.F., 1986.<br />

*<br />

* *<br />

I.e conte dont ces pages sont un extrait, a paru, par la suite, in extenso sous<br />

le même titre aux Éditions <strong>de</strong>s Éperonniers (Bruxelles, 1994).


De Ma<strong>et</strong>erlinck à Ionesco<br />

Communication <strong>de</strong> M. Robert FRICKX<br />

à la séance mensuelle du 12 mars 1994<br />

Rien <strong>de</strong> plus différent, en apparence, que le théâtre <strong>de</strong> Ma<strong>et</strong>erlinck,<br />

dont le comique (selon la formule peu aimable, mais pertinente,<br />

<strong>de</strong> ses détracteurs) ne saurait être qu'involontaire, <strong>et</strong> celui<br />

d'Ionesco, qui, d'une manière générale, recourt abondamment au<br />

grotesque <strong>et</strong> à la dérision ; <strong>et</strong> pourtant, mise à part c<strong>et</strong>te question<br />

<strong>de</strong> genre — ou plus précisément <strong>de</strong> registre —, ne se trouve-t-on<br />

pas <strong>de</strong>vant le même univers dramatique, <strong>de</strong>vant le même questionnement<br />

métaphysique sur la mort <strong>et</strong> sur le mystère <strong>de</strong> la <strong>de</strong>stinée ?<br />

C'est la question à laquelle je vais tenter <strong>de</strong> répondre, sans<br />

hypostasier le concept <strong>de</strong> source, mais en m<strong>et</strong>tant en lumière certaines<br />

analogies <strong>de</strong> détail qui justifient, me semble-t-il, l'hypothèse<br />

heuristique d'une filiation entre l'auteur <strong>de</strong> L'intruse <strong>et</strong> celui du<br />

Roi se meurt.<br />

Le 5 octobre 1885, La Jeune Belgique publiait in extenso, sous<br />

le titre <strong>de</strong> Maldoror, la strophe XI du premier <strong>de</strong>s douze Chants,<br />

révélant ainsi à ses lecteurs un poète, le « Vicomte <strong>de</strong> Lautréamont<br />

» (sic), totalement inconnu à ce jour. Je pense — <strong>et</strong> j'ai tenté<br />

naguère <strong>de</strong> le démontrer 1 — que les créateurs du théâtre symboliste,<br />

Van Lerberghe, Ma<strong>et</strong>erlinck <strong>et</strong> Grégoire Le Roy, puisèrent<br />

dans ce fragment l'idée d'un proj<strong>et</strong> dramaturgique qui rompait délibérément<br />

avec les habitu<strong>de</strong>s scéniques <strong>de</strong> l'époque.<br />

D'autres chercheurs — Joseph Hanse, Gustave Vanwelkenhuy-<br />

1. Robert FRICKX, « L'influence <strong>de</strong> Lautréamont sur les poètes <strong>de</strong> La Jeune Belgique<br />

», dans Regards sur les l<strong>et</strong>tres françaises <strong>de</strong> Belgique. Etu<strong>de</strong>s dédiées à la<br />

mémoire <strong>de</strong> Gustave Vanwelkenhuyzen <strong>et</strong> publiées par Paul Delsemme, Roland<br />

Mortier <strong>et</strong> Jacques D<strong>et</strong>emmerman. Bruxelles, André De Rache, 1976, pp. 145-155.


De Ma<strong>et</strong>erlinck à Ionesco 123<br />

zen — m'avaient précédé dans la même voie, en quête d'une<br />

réponse à c<strong>et</strong>te question jusque-là mystérieuse : comment expliquer<br />

la naissance presque simultanée d'une série <strong>de</strong> pièces aussi voisines,<br />

sur le plan <strong>de</strong> l'inspiration, que Les flaireurs <strong>de</strong> Van Lerberghe,<br />

L'intruse <strong>de</strong> Ma<strong>et</strong>erlinck, L'annonciatrice <strong>de</strong> Grégoire Le<br />

Roy ? Les explications fournies par les intéressés eux-mêmes sont,<br />

soit inexistantes, soit invraisemblables. C'est ainsi que, dans Bulles<br />

bleues 2 , Ma<strong>et</strong>erlinck attribue tour à tour à la mort <strong>de</strong> son frère<br />

ca<strong>de</strong>t <strong>et</strong> à l'empreinte <strong>de</strong> Villiers <strong>de</strong> L'Isle-Adam l'atmosphère<br />

lugubre dans laquelle baignent ses premières pièces ; mais Joseph<br />

Hanse a montré que le décès du frère est postérieur à la publication<br />

<strong>de</strong> L'intruse 3 ; quant à l'influence <strong>de</strong> Villiers, que l'auteur fréquenta<br />

pendant un moment lors <strong>de</strong> son second séjour à Paris<br />

(1886), elle me paraît difficile à cerner dans le «théâtre <strong>de</strong> l'angoisse<br />

». Je continue à penser que la strophe XI <strong>de</strong>s Chants <strong>de</strong> Maldoror,<br />

parodie dramatique du Roi <strong>de</strong>s Aulnes <strong>de</strong> Gœthe, est à l'origine<br />

<strong>de</strong>s Flaireurs, <strong>de</strong> L'intruse, d'Intérieur, <strong>de</strong> La mort <strong>de</strong> Tintagiles<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> la pièce inachevée <strong>de</strong> Le Roy.<br />

Je ne vais pas reprendre ici ma démonstration <strong>de</strong> 1976 ; ce que<br />

je voulais m<strong>et</strong>tre en évi<strong>de</strong>nce, au seuil <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te communication,<br />

c'est la nouveauté d'un univers dramaturgique sans rapport aucun<br />

avec le théâtre naturaliste ou la comédie <strong>de</strong> mœurs, en vogue à<br />

l'époque ; ce que j'aimerais montrer en outre, c'est l'influence<br />

déterminante exercée par l'œuvre <strong>de</strong> Ma<strong>et</strong>erlinck sur <strong>de</strong>s auteurs<br />

comme Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>, Crommelynck, Hellens, Beck<strong>et</strong>t, Ionesco <strong>et</strong><br />

quelques autres. Le temps, la place me manquent pour étendre c<strong>et</strong>te<br />

démonstration à tous les écrivains cités ci-<strong>de</strong>ssus. Contentons-nous<br />

<strong>de</strong> signaler au passage que, dans Les entr<strong>et</strong>iens d'Osten<strong>de</strong> 4 , Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong><br />

reconnaît explicitement sa <strong>de</strong>tte envers Ma<strong>et</strong>erlinck, <strong>et</strong> rap-<br />

2. Maurice MAETERLINCK, Bulles bleues. Monaco, Ed. du Rocher, 1948 ; Le<br />

Club du livre du mois, Liège, Solédi, 1948, pp. 152 <strong>et</strong> 202.<br />

3. Joseph HANSE, « La genèse <strong>de</strong> L'intruse». Bruxelles, Palais <strong>de</strong>s <strong>Académie</strong>s,<br />

1962. (Tiré à part du Bull<strong>et</strong>in <strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong> <strong>royale</strong> <strong>de</strong> Langue <strong>et</strong> <strong>de</strong> Littérature<br />

françaises, t. XL, n° 3, 1962, pp. 161-186.) L'auteur signale, dans le même article,<br />

que Le Roy conçut L'annonciatrice trois ans avant la mort <strong>de</strong> son père, qui était<br />

censée en constituer la source.<br />

4. Michel DE GHELDERODE, Les entr<strong>et</strong>iens d'Osten<strong>de</strong>. Paris, Ed. <strong>de</strong> L'Arche,<br />

1956, pp. 74 <strong>et</strong> 83.


124 Robert Frickx<br />

pelons, comme nous l'avons précisé en 1979 5 , qu'il existe, entre<br />

son théâtre <strong>et</strong> celui d'Ionesco, <strong>de</strong>s ressemblances tellement patentes<br />

qu'on peut envisager la double hypothèse d'une influence directe<br />

<strong>et</strong>/ou d'une source commune. On sait, d'autre part, ce qu'Hellens<br />

doit à Ma<strong>et</strong>erlinck 6 . Quant à Crommclynck, beaucoup <strong>de</strong> ses pièces<br />

portent la marque <strong>de</strong> l'auteur <strong>de</strong>s Aveugles. Enfin, il y a tout<br />

lieu <strong>de</strong> penser que, sans Les flaireurs <strong>et</strong> L'intruse, Saint-Georges<br />

De Bouhélier n'eût pas écrit Le carnaval <strong>de</strong>s enfants (1910).<br />

Mais venons-en à l'influence <strong>de</strong> Ma<strong>et</strong>erlinck sur Ionesco, <strong>et</strong> relisons,<br />

à ce propos, la préface que le dramaturge gantois rédigea, en<br />

1901, pour l'édition <strong>de</strong> son théâtre 1 . Parlant <strong>de</strong> ses premiers drames,<br />

il déclare notamment :<br />

Au fond, on y trouve l'idée du Dieu chrétien, mêlée à celle <strong>de</strong><br />

la fatalité antique, refoulée dans la nuit impénétrable <strong>de</strong> la nature,<br />

<strong>et</strong>, <strong>de</strong> là, se plaisant à gu<strong>et</strong>ter, à déconcerter, à assombrir les proj<strong>et</strong>s,<br />

les pensées, les sentiments <strong>et</strong> l'humble félicité <strong>de</strong>s hommes.<br />

C<strong>et</strong> inconnu prend le plus souvent la forme <strong>de</strong> la mort. La présence<br />

infinie, ténébreuse, hypocritement active <strong>de</strong> la mort remplit<br />

tous les interstices du poème. Au problème <strong>de</strong> l'existence, il n'est<br />

répondu que par l'énigme <strong>de</strong> son anéantissement. (...).<br />

Longtemps encore (...), toujours peut-être, nous ne serons que <strong>de</strong><br />

précaires <strong>et</strong> fortuites lueurs, abandonnées sans <strong>de</strong>ssein appréciable<br />

à tous les souffles d'une nuit indifférente. A peindre c<strong>et</strong>te faiblesse<br />

immense <strong>et</strong> inutile, on se rapproche le plus <strong>de</strong> la vérité <strong>de</strong>rnière <strong>et</strong><br />

radicale <strong>de</strong> notre être, <strong>et</strong>, si <strong>de</strong>s personnages qu 'on livre ainsi à ce<br />

néant hostile, on parvient à tirer quelques gestes <strong>de</strong> grâce <strong>et</strong> <strong>de</strong> tendresse,<br />

quelques paroles <strong>de</strong> douceur, d'espérance fragile, <strong>de</strong> pitié <strong>et</strong><br />

d amour, on a fait ce qu 'on peut humainement faire quand on transporte<br />

l'existence aux confins <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te gran<strong>de</strong> vérité immobile qui<br />

glace l'énergie <strong>et</strong> le désir <strong>de</strong> vivre.<br />

Ce que résume fort bien Paul Gorceix dans ces quelques lignes<br />

extraites <strong>de</strong> son introduction à La princesse Maleine 8 :<br />

5. Robert FRICKX, « Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> <strong>et</strong> Ionesco : d'évi<strong>de</strong>ntes affinités », dans Revue<br />

générale, n° 6/7, juin-juill<strong>et</strong> 1979, pp. 25-38.<br />

6. Voir à ce suj<strong>et</strong> : Robert FRICKX, « Hellens <strong>et</strong> Ma<strong>et</strong>erlinck », dans Aspects <strong>de</strong><br />

la <strong>littérature</strong> française <strong>de</strong> Belgique, Poitiers, La Licorne, n° 12, 1986. pp. 75-84.<br />

7. Maurice MAETERLINCK, Préface au Théâtre. Bruxelles, Paul Lacomblez,<br />

1901. Reprise en appendice par Paul Gorceix dans Maurice Ma<strong>et</strong>erlinck, Serres<br />

chau<strong>de</strong>s. Quinze chansons. La princesse Maleine. Paris, Gallimard, Coll. « Poésie »,<br />

1983, pp. 296-301.<br />

8. Paul GORCEIX, op. cit.. Préface, p. 22.


De Ma<strong>et</strong>erlinck à Ionesco 125<br />

Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s influences, peut-être encore mal assimilées dans ce<br />

premier drame, on décèle <strong>de</strong>s traits qui appartiennent en propre à<br />

l'écrivain gantois. Ce sont d'abord les problème existentiels, obsédants<br />

<strong>de</strong>puis les Serres chau<strong>de</strong>s, <strong>et</strong> qui continueront <strong>de</strong> nourrir le<br />

théâtre ma<strong>et</strong>erlinckien après La Princesse Maleine : l'angoisse métaphysique<br />

<strong>et</strong> l'idée <strong>de</strong> la fatalité, l'impossibilité d'accé<strong>de</strong>r à l'amour<br />

<strong>et</strong> au bonheur, l'obsession <strong>de</strong> l'inconnu <strong>et</strong> du mystère <strong>et</strong> par-<strong>de</strong>ssus<br />

tout : « la présence infinie, ténébreuse, hypocritement active <strong>de</strong> la<br />

mort » (Préface au Théâtre).<br />

Il est difficile <strong>de</strong> ne pas distinguer dans ce programme les caractères<br />

essentiels du théâtre d'Ionesco. Pourtant, objecteront certains,<br />

Ionesco fait rire quand Ma<strong>et</strong>erlinck trouble ou inquiète. Mais peuton<br />

dire <strong>de</strong> pièces comme La leçon, Les chaises, Tueur sans gages,<br />

Rhinocéros, Jeux <strong>de</strong> massacre, La soif <strong>et</strong> la faim, L'homme aux<br />

valises qu'elles n'inquiètent guère ? Et Ionesco lui-même ne nous<br />

confiait-il pas qu'il avait écrit La cantatrice dans un état <strong>de</strong> malaise<br />

permanent, si bien que les rires <strong>de</strong>s spectateurs, lors <strong>de</strong> la première,<br />

lui avaient paru déplacés 9 ? Si la panique <strong>de</strong> Bérenger, sa dialectique<br />

cauteleuse <strong>et</strong> dérisoire nous font rire, dans l.e roi se meurt,<br />

sort-on <strong>de</strong> la représentation comme on sort d'un vau<strong>de</strong>ville <strong>de</strong> Fey<strong>de</strong>au<br />

ou d'une comédie <strong>de</strong> Labiche : sereins, dispos, in<strong>de</strong>mnes ?<br />

Lorsqu'Ionesco résume, en 1960, le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> son art par<br />

c<strong>et</strong>te formule : « Le comique n'est qu'une autre face du tragique<br />

10 », il définit du même coup sa position vis-à-vis du théâtre <strong>de</strong><br />

Ma<strong>et</strong>erlinck ; reprenant sur le mo<strong>de</strong> parodique les thèmes récurrents<br />

du dramaturge gantois, il en donne en quelque sorte le négatif.<br />

R<strong>et</strong>ourné, le vêtement prête à rire ; pourtant, la trame est restée<br />

la même.<br />

Ionesco est le seul, après Ma<strong>et</strong>erlinck, qui ait réussi à tirer <strong>de</strong><br />

son angoisse existentielle une dramaturgie aussi fascinante qu'on<br />

relise les scènes <strong>de</strong> cauchemar du Piéton <strong>de</strong> l'air, le <strong>de</strong>rnier acte<br />

<strong>de</strong> Tueur sans gages ou <strong>de</strong> La soif <strong>et</strong> la faim. Même certaines pièces<br />

plus courtes, comme Jacques ou La soumission, Le nouveau<br />

locataire, Victimes du <strong>de</strong>voir, sont génératrices, chez le spectateur,<br />

d'un sentiment <strong>de</strong> malaise. C'est qu'Ionesco, après Ma<strong>et</strong>erlinck,<br />

9. Eugene IONESCO, Notes <strong>et</strong> contre-notes, Paris, Gallimard, Coll. « Idées »,<br />

1966, p. 252.<br />

10. IBID., p. 176.


126 Robert Frickx<br />

considère le théâtre comme « la projection sur scène du mon<strong>de</strong> du<br />

<strong>de</strong>dans 11 » ; qu'il ait, délibérément, décidé <strong>de</strong> « grossir les eff<strong>et</strong>s »,<br />

<strong>de</strong> « rendre les ficelles plus visibles », d'« aller à fond dans le grotesque,<br />

la caricature », <strong>de</strong> « revenir à l'insoutenable », <strong>de</strong> « pousser<br />

tout au paroxysme, là où sont les sources du tragique 12 » ne fait<br />

que rendre plus sensible l'angoisse qui l'habite. Pour susciter celle<br />

du spectateur, Ma<strong>et</strong>erlinck <strong>et</strong> Van Lerberghe avaient choisi <strong>de</strong><br />

situer l'intrigue <strong>de</strong> leurs pièces à mi-chemin du réel <strong>et</strong> du rêve.<br />

Leurs personnages n'ont pas d'i<strong>de</strong>ntité véritable ; on ne sait d'où<br />

ils viennent ni ce qu'ils font sur terre ; eux-mêmes, du reste, l'ignorent<br />

; ils sont dépourvus d'ambition <strong>et</strong> <strong>de</strong> volonté. C'est ce qui les<br />

fait qualifier par l'auteur <strong>de</strong> L'intruse <strong>de</strong> « p<strong>et</strong>its êtres fragiles, grelottants,<br />

passivement pensifs 13 ». Victimes d'une fatalité qui les<br />

écrase <strong>et</strong> les terrifie, <strong>et</strong> qui trouve sans doute sa justification profon<strong>de</strong><br />

dans le domaine <strong>de</strong> l'inconscient, ils sont pareils aux pantins<br />

d'un jeu <strong>de</strong> marionn<strong>et</strong>tes. Ma<strong>et</strong>erlinck lui-même estimait du reste<br />

que son théâtre n'était pas <strong>de</strong>stiné au spectacle <strong>et</strong> que la présence<br />

<strong>de</strong>s acteurs ne pouvait qu'en pervertir le sens.<br />

Or, le rêve <strong>et</strong> l'inconscient jouent un rôle important dans le<br />

théâtre d'Ionesco, <strong>et</strong> le recours aux pantins, aux fantoches, aux<br />

marionn<strong>et</strong>tes géantes, aux baudruches <strong>de</strong> tout genre contribue fortement<br />

à déréaliser l'action, à lui donner c<strong>et</strong>te dimension symbolique<br />

que visait déjà Ma<strong>et</strong>erlinck. La première relation <strong>de</strong> rêve se trouve<br />

dans Jacques ou La soumission, mais l'auteur en fera par la suite<br />

un usage abondant. D'autre part, beaucoup <strong>de</strong> ses pièces se déroulent<br />

dans une atmosphère étrange <strong>et</strong> inquiétante qui les apparente<br />

à <strong>de</strong>s cauchemars ; citons, pour exemple, Victimes du <strong>de</strong>voir, Tueur<br />

sans gages, La soif <strong>et</strong> la faim, Le roi se meurt, Le piéton <strong>de</strong> l air,<br />

L'homme aux valises, Voyage chez les morts.<br />

En 1974, j'écrivais à ce propos 14 :<br />

11. Eugène IONESCO, L'impromptu <strong>de</strong> l'Aima. Théâtre compl<strong>et</strong>, Bibliothèque <strong>de</strong><br />

la Pléia<strong>de</strong>, 1991, p. 465.<br />

12. Notes <strong>et</strong> contre-notes, pp. 59-60.<br />

13. Maurice MAETERLINCK, Préface au Théâtre. Bruxelles, Paul Lacomblez,<br />

1901.<br />

14. Robert FRICKX, Ionesco. L<strong>et</strong>tre préface d'Eugène Ionesco. Paris, Femand<br />

Nathan, Bruxelles, Ed. Labor, 1974, p. 225. Nous nous perm<strong>et</strong>tons <strong>de</strong> renvoyer le<br />

lecteur à c<strong>et</strong> ouvrage pour ce qui concerne l'analyse <strong>de</strong>s pièces où le rêve intervient.


De Ma<strong>et</strong>erlinck à Ionesco 127<br />

L'apport le plus original d'Ionesco au théâtre rési<strong>de</strong> probablement<br />

dans le recours systématique à l'onirisme comme moyen <strong>de</strong> se<br />

distancier du réel <strong>et</strong> d'exprimer symboliquement les obsessions <strong>et</strong> les<br />

angoisses dont il a fait le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> son œuvre.<br />

Contrairement aux rêves <strong>de</strong> la tragédie classique, qui émanaient<br />

<strong>de</strong> la puissance divine <strong>et</strong> dont le rôle était purement prémonitoire,<br />

les hallucinations hypnagogiques <strong>de</strong> Jacques, <strong>de</strong> Choubert, d'Amédée<br />

ou <strong>de</strong> Jean traduisent leurs pulsions inconscientes <strong>et</strong> connotent<br />

leur comportement social en l'éclairant <strong>de</strong> l'intérieur.<br />

Quant aux autres éléments qui contribuent à dématérialiser l'action,<br />

à la poétiser en quelque sorte, beaucoup trouvent également<br />

leur origine dans le théâtre symboliste qui fut le premier en date<br />

à y recourir systématiquement. Comme Ma<strong>et</strong>erlinck (<strong>et</strong>, après lui,<br />

Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>), Ionesco aime ponctuer les temps forts <strong>de</strong> ses pièces<br />

par <strong>de</strong>s phénomènes naturels extraordinaires qui, en raison <strong>de</strong>s circonstances,<br />

prennent valeur <strong>de</strong> signes ou <strong>de</strong> présages ; c'est le cas<br />

notamment dans Le roi se meurt, dans Amédée, dans Le piéton <strong>de</strong><br />

l'air, dans La soif <strong>et</strong> la faim : arcs-en-ciel, pluies d'étoiles filantes,<br />

échelles lumineuses renforcent le caractère magique du spectacle<br />

en soulignant le rôle <strong>de</strong> la fatalité. D'autre part, le dramaturge use<br />

abondamment <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> mise en scène : jeux <strong>de</strong> lumière, bruitages<br />

variés, voix off, pantomimes <strong>et</strong> ball<strong>et</strong>s, mouvements <strong>de</strong> foules,<br />

figuration nombreuse <strong>et</strong> colorée.<br />

Evoquant l'une <strong>de</strong> ses propres pièces, Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> déclare à ce<br />

suj<strong>et</strong>, dans Les entr<strong>et</strong>iens d'Osten<strong>de</strong> 15 :<br />

C 'était, comme on disait alors, du « théâtre impressif », un théâtre<br />

qui tenait compte <strong>de</strong>s ambiances, <strong>de</strong>s impondérables, <strong>de</strong>s bruits<br />

<strong>de</strong> la rue, <strong>de</strong>s craquements <strong>de</strong>s portes, <strong>de</strong>s sonn<strong>et</strong>tes <strong>de</strong>s boutiques,<br />

<strong>de</strong>s tramway qui passaient — une sorte <strong>de</strong> réalité poétique qui perm<strong>et</strong>tait<br />

<strong>de</strong>s ejf<strong>et</strong>s très curieux. Ma<strong>et</strong>erlinck <strong>et</strong> Charles Van Lerberghe<br />

se trouvaient à l'origine <strong>de</strong> ce théâtre impressif (... ) ' 6 .<br />

Impossible d'entreprendre ici le relevé systématique <strong>de</strong>s procédés<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te espèce chez les <strong>de</strong>ux dramaturges. Contentons-nous <strong>de</strong><br />

rappeler la présence, dans Les flaireurs, <strong>de</strong> voix off <strong>et</strong> <strong>de</strong> bruits<br />

divers, tels <strong>de</strong>s sonneries <strong>de</strong> cor ; un j<strong>et</strong> d'eau « sanglote étrangement<br />

» dans le parc éclairé par la lune <strong>de</strong> La princesse Maleine ;<br />

la lune est également présente dans Pelléas <strong>et</strong> Mélisan<strong>de</strong> ; c'est à<br />

15. Michel DE GHELDERODE, op. cit., p. 83.<br />

16. C'est le critique Armand Bour qui, semble-t-il, inventa l'expression.


128 Robert Frickx<br />

minuit précis que la mort se dévoile, tant dans Les flaireurs que<br />

dans L'intruse ; dans La princesse Maleine, on note l'apparition<br />

d'une comète <strong>et</strong> la chute d'une pluie d'étoiles ; dans L'intruse<br />

encore, la mort se manifeste par une série <strong>de</strong> bruits inquiétants, tels<br />

<strong>de</strong>s pas, une porte qui grince, une faux qu'on aiguise ; enfin, dans<br />

la plupart <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> Ma<strong>et</strong>erlinck, <strong>de</strong>s fenêtres s'allument <strong>et</strong><br />

s'éteignent tour à tour. Mais c'est évi<strong>de</strong>mment L'oiseau bleu qui<br />

fait la part la plus belle aux eff<strong>et</strong>s scéniques <strong>et</strong> recourt le plus<br />

abondamment aux trucages sonores <strong>et</strong> lumineux.<br />

Ainsi, bien avant Ionesco, Ma<strong>et</strong>erlinck démontre qu' « on peut<br />

tout faire au théâtre » <strong>et</strong> qu'« il est donc non seulement permis,<br />

mais recommandé, <strong>de</strong> faire jouer les accessoires, faire vivre les<br />

obj<strong>et</strong>s, animer les décors, concrétiser les symboles 17 ». Programme<br />

que l'auteur du Piéton <strong>de</strong> l'air ne cessera d'appliquer tout au long<br />

<strong>de</strong> son œuvre, <strong>de</strong>puis Amédée jusqu'à Voyages chez les morts, en<br />

passant par Rhinocéros, Jeux <strong>de</strong> massacre, Macb<strong>et</strong>t, La soif <strong>et</strong> la<br />

faim : apparitions, métamorphoses, lévitations, phénomènes surprenants<br />

émaillent un théâtre qui, sans tomber dans le piège <strong>de</strong> la virtuosité<br />

gratuite, se donne néanmoins pour enjeu d'exploiter toutes<br />

les ressources dramaturgiques possibles. En guise d'exemple, extrayons<br />

du troisième acte d'Amédée ces <strong>de</strong>ux didascalies :<br />

La scène est très éclairée par c<strong>et</strong>te lune. A l'apparition d'Amédée,<br />

elle le sera davantage, comme à un signal : d immenses bouqu<strong>et</strong>s<br />

d'étoiles <strong>de</strong>vront surgir, <strong>de</strong>s comètes <strong>et</strong> étoiles filantes, <strong>de</strong>s<br />

feux d'artifice dans le ciel.<br />

En eff<strong>et</strong>, le bruit a fait déclencher les aboiements <strong>de</strong>s chiens ; a<br />

provoqué la mise en marche <strong>de</strong> trains que l'on entend rouler dans<br />

le lointain, faiblement d abord, plus fort par la suite.<br />

Au <strong>de</strong>uxième acte <strong>de</strong> Tueur sans gages, exploitant au maximum<br />

les ressources du son <strong>et</strong> <strong>de</strong> la lumière, Ionesco transforme la scène<br />

en un théâtre d'ombres chinoises pendant vingt minutes environ,<br />

l'action dramatique ne sera constituée que par le passage <strong>de</strong> piétons<br />

<strong>de</strong>rrière une fenêtre fermée <strong>et</strong> un mélange burlesque, mais un peu<br />

inquiétant, <strong>de</strong> bruits venus, soit <strong>de</strong> la rue, soit <strong>de</strong> l'intérieur <strong>de</strong> la<br />

maison : bribes <strong>de</strong> chansons, <strong>de</strong> conversations variées <strong>et</strong> absur<strong>de</strong>s,<br />

pétara<strong>de</strong>s <strong>de</strong> moteurs, coups <strong>de</strong> marteaux, cris d'enfants, claquements<br />

<strong>de</strong> portes, aboiements. Rappelons encore que Le piéton <strong>de</strong><br />

17. Eugène IONESCO, Notes <strong>et</strong> contre-notes, p. 178.


De Ma<strong>et</strong>erlinck à Ionesco 129<br />

l'air fait un usage abondant <strong>de</strong> décors mobiles, <strong>de</strong> machines, <strong>de</strong><br />

trucages, <strong>de</strong> trompe-l'œil, <strong>et</strong> que certains épiso<strong>de</strong>s relèvent du cirque<br />

ou du music-hall : disparition ou surgissement d'obj<strong>et</strong>s divers,<br />

répliques chantées, envol <strong>de</strong> Bérenger, numéro acrobatique du<br />

héros sur une bicycl<strong>et</strong>te, <strong>et</strong>c.<br />

Enfin, pour me limiter à ces quatre pièces — mais je pourrais<br />

tout aussi bien évoquer Jeux <strong>de</strong> massacre ou Ce formidable bor<strong>de</strong>l<br />

! — je puiserai quelques exemples dans L'hommes aux valises,<br />

l'une <strong>de</strong>s pièces les moins connues d'Ionesco. Les didascalies —<br />

abondantes, comme dans tout son théâtre — nous renseignent avec<br />

précision sur le rôle important dévolu aux signifiants acoustiques<br />

dans ce drame mi-rêvé, mi-réel, <strong>et</strong> qui fait une si gran<strong>de</strong> place à<br />

la pensée inconsciente. A la scène première, on perçoit le « bruit<br />

<strong>de</strong> l'eau qui coule » ; <strong>de</strong>s sons divers <strong>et</strong> le recours à la musique<br />

illustrent les scènes VI <strong>et</strong> IX ; à la scène VIII, on entend le sifflement<br />

<strong>et</strong> le roulement d'un train. Les indications sonores abon<strong>de</strong>nt<br />

également aux scènes X, XIII <strong>et</strong> XVI. Dans la même pièce, ainsi<br />

que dans Voyages chez les morts, les changements <strong>de</strong> décor <strong>et</strong> les<br />

trucs <strong>de</strong> mise-en-scène sont si nombreux qu'on a pu qualifier ces<br />

<strong>de</strong>ux œuvres — difficilement jouables — <strong>de</strong> « pièces à machines ».<br />

On sait, d'autre part, que les drames <strong>de</strong> Van Lerberghe <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

Ma<strong>et</strong>erlinck baignent dans un symbolisme parfois primaire ; or, les<br />

symboles, plus élaborés, c<strong>et</strong>te fois, <strong>et</strong> très souvent liés aux archétypes<br />

freudiens <strong>et</strong> jungiens, imprègnent fortement le théâtre d'Ionesco<br />

<strong>de</strong>puis La leçon jusqu'à Voyages chez les morts. Dans<br />

L'homme aux valises, l'auteur utilise, par exemple, <strong>de</strong>s motifs<br />

comme l'obscurité, la nuit, la couleur noire (scène III), la maison<br />

en flammes pour évoquer la mort ou sa menace imminente.<br />

Mais c'est sans doute dans le refus <strong>de</strong> l'anecdote, du sociologisme<br />

<strong>et</strong> du psychologisme que l'analogie avec Ma<strong>et</strong>erlinck s'impose<br />

<strong>de</strong> la manière la plus évi<strong>de</strong>nte. Relisons, à ce propos, ces<br />

lignes <strong>de</strong> Notes <strong>et</strong> contre-notes l8 , qui pourraient être signées par<br />

l'auteur <strong>de</strong> L'intruse :<br />

Je voudrais pouvoir, quelquefois, pour ma part, dépouiller l'action<br />

théâtrale <strong>de</strong> tout ce qu 'elle a <strong>de</strong> particulier ; son intrigue, les<br />

traits acci<strong>de</strong>ntels <strong>de</strong> ses personnages, leurs noms, leur appartenance<br />

sociale, leur cadre historique, les raisons apparentes du conflit dra-<br />

18. IBID., p. 298.


130 Robert Frickx<br />

matique. toutes justifications, toutes explications, toute la logique du<br />

conflit. Le conflit existerait, autrement il n 'y aurait pas théâtre, mais<br />

on n 'en connaîtrait pas la raison.<br />

Au terme <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te brève étu<strong>de</strong>, il reste à nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si, dans<br />

l'un <strong>de</strong> ses nombreux ouvrages théoriques, Ionesco fait allusion a<br />

la <strong>de</strong>tte qu'il semble avoir contractée envers le théâtre <strong>de</strong> Ma<strong>et</strong>erlinck.<br />

En fait, l'auteur <strong>de</strong>s Chaises qui, ne l'oublions pas, est romaniste,<br />

a toujours prétendu avoir peu subi l'influence <strong>de</strong>s dramaturges<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>voir davantage aux poètes <strong>et</strong> aux romanciers 19 ; s'il cite<br />

effectivement Ma<strong>et</strong>erlinck parmi les écrivains qui ont marqué ses<br />

débuts, c'est, selon toute apparence, au créateur <strong>de</strong>s Serres chau<strong>de</strong>s<br />

qu'il fait allusion, non à celui <strong>de</strong> L'intruse ou d'Intérieur 20 . Il me<br />

paraît néanmoins impossible qu'il ait ignoré l'auteur dramatique. Je<br />

pense du reste qu'il connaissait aussi l'essayiste <strong>et</strong> j'en vois une<br />

preuve dans ces <strong>de</strong>ux passages <strong>de</strong> Bulles bleues que l'on r<strong>et</strong>rouve<br />

presque textuellement dans Le roi se meurt :<br />

Les souvenirs sont les traces incertaines <strong>et</strong> fugaces que nous laissent<br />

nos jours. Que chacun recueille les siens, ils ne rempliront pas<br />

le creux <strong>de</strong> la main ; mais ce reste <strong>de</strong> poussière est le seul trésor<br />

que nous voudrions arracher à la mort <strong>et</strong> emporter avec nous dans<br />

un autre séjour (...) 21 .<br />

L'épouvante <strong>de</strong> la mort s'éteignit en moi à mesure qu 'y grandissait<br />

l'intérêt <strong>de</strong> son mystère.<br />

J'appris à la connaître, à la regar<strong>de</strong>r en face, à l'interroger<br />

comme une visiteuse. Je me dis, d 'après Epicure, que, quand nous<br />

sommes, la mort n 'est pas <strong>et</strong> que, lorsqu 'elle est, c 'est nous qui ne<br />

sommes plus, si bien que nous ne la rencontrons jamais (...) 11 .<br />

Certes, la référence à Epicure perm<strong>et</strong> d'envisager l'hypothèse<br />

d'une source commune : il n'est pas impossible qu'Ionesco ait lu<br />

le philosophe grec (encore qu'il ne le mentionne nulle part, me<br />

semble-t-il) ; mais, même s'il s'agit d'une coïnci<strong>de</strong>nce, j'estime<br />

qu'elle est significative <strong>et</strong> qu'elle illustre fort bien, chez nos <strong>de</strong>ux<br />

19. Clau<strong>de</strong> BONNEFOY, Entr<strong>et</strong>ien avec Eugène Ionesco. Paris, Pierre Bel fond,<br />

1966, p. 57.<br />

20. IBID., pp. 30 <strong>et</strong> 63.<br />

21. Maurice MAETERLINCK, Bulles bleues, p. 10. Cf. Le roi se meurt. Bibliothèque<br />

<strong>de</strong> la Pléia<strong>de</strong>, 1991, p. 794.<br />

22. IBID., p. 152. Cf. Le roi se meurt. Bibliothèque <strong>de</strong> la Pléia<strong>de</strong>, 1991, p. 777.


De Ma<strong>et</strong>erlinck à Ionesco 131<br />

auteurs, l'existence <strong>de</strong> préoccupations métaphysiques fort semblables.<br />

J'ajouterai que la relecture <strong>de</strong> Bulles bleues m'a mis sur la piste<br />

d'une autre source probable. Ne serait-ce pas dans ce volume <strong>de</strong><br />

souvenirs que le dramaturge aurait puisé l'idée première <strong>de</strong>s Chaises<br />

(1952)?<br />

Sous le titre <strong>de</strong> L'île du cim<strong>et</strong>ière 23 , Ma<strong>et</strong>erlinck y relate en<br />

eff<strong>et</strong> une bien curieuse histoire m<strong>et</strong>tant en scène un couple <strong>de</strong> vieillards<br />

dont la propriété, envahie par les tombes qu'ils y creusent,<br />

rétrécit au fil du temps <strong>et</strong> semble repousser la maison vers l'océan.<br />

En voici le début :<br />

II y a une cinquantaine d'années, je visitais avec un ami dont le<br />

père avait <strong>de</strong>s intérêts dans un pol<strong>de</strong>r zélandais à l'embouchure <strong>de</strong><br />

l'Escaut <strong>et</strong> <strong>de</strong> la Meuse, une p<strong>et</strong>ite île ou plutôt un îlot rocheux, ce<br />

qui est assez rare dans ce pays, dont on ne parlait qu 'avec <strong>de</strong>s réticences<br />

<strong>et</strong> qui était connu sous le nom <strong>de</strong> l'île du cim<strong>et</strong>ière.<br />

Elle n 'était habitée que par un vieux couple qu 'on croyait aux<br />

trois quarts fou. Ils vivaient là absolument isolés <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s temps<br />

qu 'on ne précisait point, <strong>et</strong> seul, le vieillard à l'ai<strong>de</strong> d'un canot, à<br />

la rame ou à la voile selon les circonstances, venait une fois par<br />

semaine se ravitailler dans une île voisine.<br />

Non seulement on r<strong>et</strong>rouve dans ce récit le motif <strong>de</strong> la prolifération<br />

(les tombes remplaçant les chaises), mais les <strong>de</strong>ux vieillards<br />

dépeints par Ma<strong>et</strong>erlinck, atteints <strong>de</strong> démence sénile, fabulent <strong>et</strong> se<br />

mentent l'un à l'autre, exactement comme le font la Vieille <strong>et</strong> le<br />

Vieux mis en scène par Ionesco. On éprouve, à lire le texte <strong>de</strong>s<br />

Bulles bleues, une sensation d'oppression <strong>et</strong> d'étouffement en tout<br />

point comparable à celle qui nous saisit au spectacle éprouvant <strong>de</strong>s<br />

Chaises.<br />

Cela dit, je ne voudrais pas terminer c<strong>et</strong>te communication sans<br />

insister sur la fragilité <strong>de</strong>s critiques <strong>de</strong> sourpes ni sans relativiser<br />

l'importance <strong>de</strong>s découvertes que l'on peut faire dans ce domaine.<br />

Il va <strong>de</strong> soi que, selon la parole <strong>de</strong> Gi<strong>de</strong>, « rien ne part <strong>de</strong> rien »,<br />

<strong>et</strong> que l'histoire <strong>de</strong> la pensée humaine constitue un fabuleux réservoir<br />

d'idées, <strong>de</strong> thèmes, <strong>de</strong> motifs dans lequel l'écrivain se trouve,<br />

par la force <strong>de</strong>s choses, obligé <strong>de</strong> puiser ; qu'il le fasse consciemment<br />

ou non n'est pas d'une importance capitale ; l'essentiel est<br />

23. IBID., pp. 223-228.


132 Robert Frickx<br />

qu'il apporte à son œuvre assez d'éléments personnels pour la distinguer<br />

<strong>de</strong> celles dont il s'inspire. Ionesco lui-même l'avait bien<br />

compris, qui confiait à Clau<strong>de</strong> Bonnefoy 24 :<br />

La gran<strong>de</strong> erreur <strong>de</strong> la <strong>littérature</strong> comparée — du moins telle<br />

qu 'elle était il y a vingt ans — était <strong>de</strong> penser que les influences sont<br />

conscientes <strong>et</strong> même <strong>de</strong> penser que les influences existent. Or très<br />

souvent les influences n 'existent pas. Les choses simplement sont là.<br />

Nous sommes plusieurs à réagir d 'une même façon. Nous sommes à<br />

la fois libres <strong>et</strong> déterminés.<br />

Au <strong>de</strong>meurant, mon intention était moins <strong>de</strong> prouver qu'Ionesco<br />

s'inspire <strong>de</strong> Ma<strong>et</strong>erlinck que <strong>de</strong> souligner, à la lumière <strong>de</strong> l'œuvre<br />

<strong>de</strong> l'écrivain roumain, l'importance <strong>de</strong> la révolution dramaturgique<br />

entreprise, tout à fait inconsciemment, par l'auteur <strong>de</strong> L'intruse.<br />

Sans doute, en élaborant ses pièces pour marionn<strong>et</strong>tes, Ma<strong>et</strong>erlinck<br />

n'espérait-il pas qu'elles seraient un jour représentées ; bien moins<br />

encore se doutait-il <strong>de</strong> la fascination qu'elles exerceraient sur les<br />

dramaturges <strong>de</strong> la génération suivante. Il reste néanmoins que,<br />

créateur avec Van Lerberghe, d'un « théâtre <strong>de</strong> l'angoisse » dominé<br />

par la fatalité <strong>et</strong> par le mystère, il a su, bien avant Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> ou<br />

Ionesco, tirer parti <strong>de</strong>s signes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s prodiges pour rendre sensible<br />

la proximité <strong>de</strong> la mort <strong>et</strong> la menace immanente du <strong>de</strong>stin ; comme<br />

Van Lerberghe dans Les flaireurs, il accor<strong>de</strong> une importance capitale<br />

au décor, aux bruits <strong>et</strong> à la lumière, <strong>et</strong> recourt abondamment<br />

à <strong>de</strong>s procédés dramaturgiques originaux (voix off, silhou<strong>et</strong>tes profilées,<br />

trucages) ; mais surtout, il est le premier à substituer au<br />

drame naturaliste un théâtre irréaliste <strong>et</strong> intemporel, projection<br />

directe <strong>de</strong> ses préoccupations métaphysiques <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses fantasmes, <strong>et</strong><br />

dont les personnages, impliqués malgré eux dans une action inconsistante,<br />

s'apparentent bien plus à <strong>de</strong>s fantoches qu'à <strong>de</strong>s êtres<br />

vivants. Enfin, conjointement avec Van Lerberghe toujours, il<br />

invente un style dramatique nouveau, où le discours se désagrège<br />

en balbutiements, où la can<strong>de</strong>ur s'unit au lyrisme, où la psalmodie<br />

alterne avec le dialogue <strong>et</strong> la stichomythie avec le plain-chant.<br />

C<strong>et</strong>te leçon ne sera perdue ni pour Crommelynck ni pour Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong><br />

ni pour Ionesco.<br />

24. Clau<strong>de</strong> BONNEFOY, op. cit., p. 58. On relève également, dans Antidotes,<br />

c<strong>et</strong>te parole significative : « Nous sommes tous les fils <strong>de</strong> nos lectures. » (Eugène<br />

Ionesco, Antidotes. Paris, Gallimard, 1977, p. 218).


Constant Burniaux conteur<br />

Communication <strong>de</strong> M. Jacques-Gérard LINZE<br />

à la séance mensuelle du 9 avril 1994<br />

Lorsque Constant Burniaux est « entré en <strong>littérature</strong> », les l<strong>et</strong>tres<br />

françaises <strong>de</strong> Belgique faisaient bonne figure. Il y avait eu ou il y<br />

avait encore non seulement quelques personnalités <strong>de</strong> grand format,<br />

tels Charles De Coster, Camille Lemonnier, Emile Verhaeren,<br />

Maurice Ma<strong>et</strong>erlinck, Max Elskamp <strong>et</strong>, à un niveau peut-être un<br />

peu moins élevé, Georges Ro<strong>de</strong>nbach, Fernand Séverin, Albert<br />

Mockel <strong>et</strong> Georges Eekhoud, mais aussi <strong>de</strong>s groupes, <strong>de</strong>s mouvements,<br />

<strong>et</strong> notamment ces symbolistes qui ont joué un rôle capital<br />

jusque dans les cercles parisiens. Mais, côté prose, les ténors restaient<br />

rares <strong>et</strong> il semble que la critique n'ait reconnu, hormis De<br />

Coster <strong>et</strong> Lemonnier, que ce qu'on appelait alors <strong>de</strong>s conteurs<br />

(même s'ils avaient aussi publié un ou <strong>de</strong>ux romans). On pouvait<br />

s'en rendre compte encore en 1958 quand a paru le volumineux<br />

ouvrage collectif intitulé Les l<strong>et</strong>tres françaises <strong>de</strong> Belgique, plus<br />

familièrement appelé « Charlier-Hanse ». Au chapitre Quatre maîtres<br />

conteurs, Arsène Soreil, Gustave Vanwelkenhuyzen, Louis<br />

Dumont-Wil<strong>de</strong>n <strong>et</strong> Robert Van Nuffel présentaient respectivement<br />

Hubert Krains, Edmond Glesener, Louis Delattre <strong>et</strong> André Bâillon.<br />

Mais ce n'était pas sans formuler, très luci<strong>de</strong>ment, quelques réserves,<br />

tout au moins quant à certaines <strong>de</strong> leurs oeuvres. On peut tout<br />

<strong>de</strong> même avoir l'impression, avec le recul, que pour les amateurs<br />

<strong>de</strong> lecture d'avant la première guerre mondiale, nos l<strong>et</strong>tres ne<br />

comptaient, à côté <strong>de</strong> quelques ve<strong>de</strong>ttes, que d'honorables poètes<br />

<strong>et</strong>... <strong>de</strong>s conteurs souvent champions d'un mo<strong>de</strong>ste <strong>et</strong> somme toute<br />

sympathique régionalisme.


134 Jacques-Gérard Linze<br />

*<br />

* *<br />

Mais revenons à Constant Bumiaux. On oublie trop souvent, je<br />

trouve, qu'il n'a pas été qu'un romancier fécond <strong>et</strong> un critique<br />

clairvoyant. C'était aussi un adorable poète (« malicieux comme<br />

Max Jacob, joueur comme Jean Cocteau, drôle comme Raymond<br />

Queneau », disent joliment <strong>de</strong> lui Liliane Wouters <strong>et</strong> Alain Bosqu<strong>et</strong><br />

dans leur anthologie <strong>de</strong> La poésie francophone <strong>de</strong> Belgique). Mais<br />

je crains que l'on ne se rappelle guère davantage ses recueils d'histoires<br />

brèves, assez nombreuses tout <strong>de</strong> même pour que lui, leur<br />

auteur, puisse, dans notre pays <strong>et</strong> pour son temps, être tenu pour<br />

l'un <strong>de</strong>s représentants notables du genre. Il est évi<strong>de</strong>mment assez<br />

souvent arrivé que <strong>de</strong>s romanciers comm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> temps à autre <strong>de</strong><br />

courts récits. On se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> parfois s'ils ne l'ont pas fait pour<br />

occuper leur plume durant les pério<strong>de</strong>s où tardait à leur venir l'inspiration<br />

d'un plus long ouvrage. Il me semble que nous ne pouvons<br />

prêter à Bumiaux pareille intention <strong>de</strong> « peloter en attendant partie<br />

», comme disait délicieusement M me <strong>de</strong> Sévigné : sa bibliographie<br />

est assez copieuse pour nous autoriser à croire en la générosité<br />

<strong>de</strong> son imagination <strong>et</strong> à sa totale capacité <strong>de</strong> consacrer le meilleur<br />

<strong>de</strong> son temps au roman. Toujours est-il que nous lui <strong>de</strong>vons <strong>de</strong>s<br />

contes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s récits <strong>de</strong> belle tenue <strong>et</strong>, sous les <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la narration,<br />

avec <strong>de</strong>s pages proprement philosophiques, d'autres que l'on<br />

pourrait croire extraites d'un journal informel, empreint <strong>de</strong> tendre<br />

bonhomie, <strong>et</strong> même quelques vraies nouvelles du genre qu'ont pratiqué<br />

avec la maîtrise que l'on sait <strong>de</strong>s écrivains anglo-saxons ou<br />

avant eux Anton Tchékhov. C'est précisément en me fondant sur<br />

les œuvres <strong>de</strong> ceux-ci, je l'ai déjà dit dans une communication précé<strong>de</strong>nte,<br />

que j'entends quant à moi l'appellation «nouvelle». Je<br />

faisais d'ailleurs observer, soit dit en passant, qu'il a été, lui, Burniaux,<br />

l'auteur d'une autre communication à notre <strong>Académie</strong>, intitulée<br />

Recherche sur la poésie <strong>de</strong> la nouvelle. Entreprenant c<strong>et</strong>te<br />

tâche ardue que peut être la formulation d'une définition capable<br />

<strong>de</strong> bien distinguer la nouvelle du conte (tâche presque aussi difficile,<br />

peut-être, que la définition <strong>de</strong> la poésie), il disait :<br />

« Un beau conte, c 'est une jeune fille, jolie <strong>de</strong> préférence, qui danse<br />

parmi l'herbe fleurie, n 'ayant d'autre poids que celui <strong>de</strong> ses gestes,<br />

qui parfois s'évaporent vers le ciel. Disons plutôt que la nouvelle se


Constant Burniaux conteur 135<br />

différencie du conte par l'analyse, par son goût <strong>de</strong> s'enfermer dans<br />

<strong>de</strong>s limites : une anecdote, un épiso<strong>de</strong>, un caractère. Une bonne nouvelle<br />

est un haut lieu <strong>de</strong> l'intelligence <strong>et</strong> <strong>de</strong> la sensibilité. »<br />

Sans doute Burniaux ne nous a-t-il pas livré là l'apparemment<br />

impossible définition sûre, complète <strong>et</strong> objective <strong>de</strong> la nouvelle,<br />

mais je crois qu'il s'en est approché, notamment en évoquant le<br />

« goût <strong>de</strong> s'enfermer dans <strong>de</strong>s limites » — <strong>et</strong> quand il dit « une<br />

anecdote, un épiso<strong>de</strong>, un caractère », il faut bien entendre, à mon<br />

avis : anecdote unique, épiso<strong>de</strong> isolé, caractère singulier. Ce goût<br />

<strong>de</strong> l'enfermement dans <strong>de</strong>s limites peut faire que, pour entreprendre<br />

la composition d'une nouvelle, l'écrivain doit souvent se lancer à<br />

lui-même un véritable défi.<br />

Dans la même communication, Burniaux constatait plus loin :<br />

« ... la nouvelle donne à la poésie qu 'elle accueille une saveur particulière.<br />

C<strong>et</strong>te poésie [...] naît <strong>de</strong> la dualité fondamentale <strong>de</strong> la nouvelle,<br />

d une confrontation <strong>de</strong> l intelligence <strong>et</strong> <strong>de</strong> la sensibilité ; du<br />

décalage entre le rêve <strong>et</strong> la réalité; [...]; du contraste entre les<br />

limites du quotidien <strong>et</strong> la fuite du temps. »<br />

Je pense qu'il est parvenu ici à i<strong>de</strong>ntifier un élément essentiel<br />

<strong>de</strong> ce qui fait le charme parfois un peu vénéneux <strong>de</strong> certaines nouvelles<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> quelques-unes <strong>de</strong>s siennes en particulier : c<strong>et</strong>te opposition<br />

entre le quotidien aisément, prosaïquement mesurable <strong>et</strong> le<br />

temps qui fuit, nous échappe <strong>et</strong>, ce faisant, se dérobe à toute entreprise<br />

d'examen <strong>et</strong> d'évaluation.<br />

Certes, je le répète, tous les récits <strong>de</strong> Burniaux ne sont pas <strong>de</strong><br />

ceux que j'appellerais nouvelles. Mais il est remarquable que, surtout<br />

dans les <strong>de</strong>rniers <strong>de</strong> ses quinze recueils d'histoires brèves,<br />

nous trouvions plusieurs textes que je rangerais volontiers dans la<br />

catégorie « nouvelle » alors qu'à la même époque <strong>et</strong> aujourd'hui<br />

encore, dans les l<strong>et</strong>tres françaises, bien peu d'œuvres méritent c<strong>et</strong>te<br />

qualification que j'aimerais voir <strong>de</strong>venir appellation contrôlée '.<br />

Mais prenons la carrière <strong>de</strong> l'écrivain à son début.<br />

Burniaux avait déjà vu quelques-uns <strong>de</strong> ses écrits, avant la pre-<br />

1. Ainsi que je l'ai souligné dans ma communication <strong>de</strong> 1992, le souhait <strong>de</strong> ne<br />

pas voir appeler « nouvelles » <strong>de</strong>s textes qui ne possè<strong>de</strong>nt pas certains caractères<br />

déterminés n'implique chez moi aucun jugement <strong>de</strong> valeur. Une nouvelle manquée<br />

peut être une histoire médiocre tandis qu'un récit ou un conte n'appartenant pas au<br />

genre « nouvelle » peuvent être <strong>de</strong>s chefs-d'œuvre.


136 Jacques-Gérard Linze<br />

mière guerre mondiale, publiés par un périodique voué au tourisme,<br />

mais ces travaux-là, d'un garçon <strong>de</strong> vingt-<strong>de</strong>ux ou vingt-trois ans,<br />

n'ont sans doute pas laissé <strong>de</strong> traces. Les tout premiers textes vraiment<br />

littéraires, parus après la fin <strong>de</strong>s hostilités, sont ceux <strong>de</strong> Sensations<br />

<strong>et</strong> souvenirs <strong>de</strong> la guerre 1914-1918. Ils nous révèlent un<br />

Burniaux habile conteur <strong>et</strong> aussi prosateur capable, sans toujours<br />

recourir à une narration déroulant péripéties sur péripéties, <strong>de</strong> fixer<br />

pour nous, en poète, l'instant vécu, l'émotion éprouvée, comme si<br />

par une mystérieuse alchimie images <strong>et</strong> sons pouvaient, captés,<br />

s'immobiliser sur une feuille <strong>de</strong> papier sensible. C'est pourquoi<br />

nous ne lisons pas, dans ce premier volume, que <strong>de</strong> brefs récits ou<br />

contes, mais aussi <strong>de</strong>s <strong>de</strong>scriptions, <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> coups <strong>de</strong> cœur<br />

ou d'états d'âme. Dans ces Sensations <strong>et</strong> souvenirs, assez souvent,<br />

certaines pages sont <strong>de</strong>s tableautins statiques, voire <strong>de</strong>s instantanés,<br />

p<strong>et</strong>its portraits ou paysages que du reste ni leur auteur ni leur éditeur<br />

ne veulent présenter comme nouvelles. Et pourtant il arrive<br />

que certains <strong>de</strong> ces morceaux soient autre chose <strong>et</strong> bien plus que<br />

<strong>de</strong>s esquisses ou <strong>de</strong>s pocha<strong>de</strong>s : ils évoquent d'abord une scène<br />

(figée ou animée), nous faisant croire <strong>de</strong> confiance à la préexistence<br />

d'une action dont nous ne saurons rien, que nous ne pourrons<br />

que présumer, <strong>et</strong> tout aussitôt ils nous dévoilent le fait ou la moralité<br />

venant m<strong>et</strong>tre un terme au fragment <strong>de</strong> durée qui lui-même<br />

conclut c<strong>et</strong>te action pressentie ou supposée. Mais on ne peut déclarer<br />

pour autant que l'écrivain ait, là, délibérément visé à écrire <strong>de</strong>s<br />

nouvelles, c'est-à-dire, selon mon lexique personnel, <strong>de</strong> ces textes<br />

qui, sous les apparences du récit, privilégient non l'intrigue, non le<br />

passage d'une situation à une autre, mais une situation, sans plus ;<br />

<strong>et</strong> peu importe que celle-ci soit initiale ou finale <strong>et</strong> peu importe<br />

aussi ce que nous savons <strong>de</strong> ses tenants <strong>et</strong> aboutissants. (C'est bien<br />

entendu la situation finale qui, en général, donne son poids à l'œuvre,<br />

lui confère valeur, saveur, signification, un peu <strong>de</strong> la même<br />

manière que, chez certains poètes, les tout <strong>de</strong>rniers vers viennent,<br />

comme par surprise, dévoiler le secr<strong>et</strong> grâce auquel la lecture que<br />

l'on vient <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> l'ensemble prend tout son prix, comme si ce<br />

secr<strong>et</strong> fournissait la clef d'une interprétation au second <strong>de</strong>gré.)<br />

Dans ce p<strong>et</strong>it ouvrage, le tout premier <strong>de</strong> l'écrivain, le texte intitulé<br />

Une chapelle abandonnée nous offre un bon exemple <strong>de</strong> ce<br />

que l'on peut appeler un instantané. Il débute, en guise <strong>de</strong> présentation,<br />

par une première impression :


Constant Burniaux conteur 137<br />

« C'est une humble chapelle <strong>de</strong> pierre au bord du chemin. On a volé<br />

son Dieu <strong>et</strong> ses images... »<br />

Viennent ensuite quelques lignes d'une <strong>de</strong>scription un peu plus<br />

détaillée puis, pour bientôt conclure, ce rappel :<br />

« Des soldats ont écrit leurs noms aux murs blancs. La p<strong>et</strong>ite chapelle<br />

est si triste, du lierre noir pleure sur elle, on a volé ses images<br />

<strong>et</strong> son Dieu ! »<br />

Ce n'est donc pas <strong>de</strong> la nouvelle mais c'en est tout <strong>de</strong> même<br />

finalement plus proche, à mon avis, que du banal récit : on dirait<br />

que l'auteur n'a conservé que les éléments <strong>de</strong>scriptifs, le décor <strong>et</strong><br />

les états d'âme que lui inspire celui-ci.<br />

Voilà ce que je veux dire quand je parle <strong>de</strong> relation <strong>de</strong> coup <strong>de</strong><br />

cœur.<br />

Ce sera encore le cas du texte bref intitulé Un pêcher rose :<br />

« Je flânais ce matin sous les hautes cimes ou languissent encore <strong>de</strong>s<br />

feuilles d'automne. Tout à coup, non loin <strong>de</strong> la chapelle éventrée,<br />

j'ai vu ce pêcher rose contre un mur blanc... O mon enfance !... O<br />

le joli jardin où gambadait ma gaîté !<br />

Un pêcher rose contre un mur blanc !... O mon jardin ! O mon<br />

vieux grand-père qui surprenait ma course dans les sentiers odorants<br />

<strong>et</strong> me r<strong>et</strong>enait un instant dans ses bras. Un pêcher rose contre<br />

un mur blanc !... Un éclaboussement <strong>de</strong> chair contre le mur ! Un peu<br />

<strong>de</strong> vie tendre dans les ruines <strong>de</strong> l'église <strong>et</strong> <strong>de</strong> la cure ; <strong>de</strong> fines<br />

lèvres <strong>de</strong> femme qui rient dans la lumière, un espoir, une joie, un<br />

souvenir /... hélas ! un souvenir... un pêcher rose contre un mur<br />

blanc, là-bas... dans un printemps perdu <strong>de</strong> mon enfance .'... »<br />

Mais Constant Burniaux publie, en même temps que ces<br />

tableaux, paysages ou portraits, <strong>de</strong>s histoires très structurées <strong>et</strong><br />

même, parfois, articulées en plusieurs parties semblables à <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its<br />

chapitres. Certaines d'entre elles rapportent <strong>de</strong>s intrigues, d'autres<br />

non. Ces <strong>de</strong>rnières sont peut-être, dès lors, les toutes premières<br />

nouvelles écrites par Burniaux. L'une d'elles, intitulée Le 3 janvier<br />

1916, est exemplaire : le jeune militaire raconte qu'il s'est levé<br />

tard ; en quelques mots il nous fait savoir qu'après ses ablutions il<br />

a déjeuné puis s'est assis pour lire ; un obus <strong>de</strong> gros calibre tombe<br />

à proximité, d'autres suivront ; il y a un blessé <strong>et</strong> Burniaux, qui est<br />

brancardier, se précipite pour porter secours ; mais l'homme expire.<br />

Le soir <strong>de</strong> ce jour-là, le narrateur est seul : ses compagnons sont


138 Jacques-Gérard Linze<br />

allés boire un verre. La nuit est belle, Burniaux sort <strong>de</strong> son poste<br />

<strong>et</strong>, dit-il :<br />

« Un chant joyeux passe sur la route... Ce sont les camara<strong>de</strong>s du<br />

mort qui reviennent soûls. »<br />

L'écriture révèle, dans ce recueil édité en 1920, mais composé<br />

à partir <strong>de</strong> septembre 1914, une maturité, une habil<strong>et</strong>é, que l'on ne<br />

trouvera guère dans le court roman intitulé Poème romanesque —<br />

Sans rimes ni raison, pourtant achevé, lui, en 1919 <strong>et</strong> publié en<br />

1920 aussi. Et l'on ne verra pas davantage <strong>de</strong> maturité littéraire<br />

trois ans plus tard dans Le film en flammes, lequel montre encore<br />

assez les défauts véniels d'une recherche ingénue d'eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong><br />

plume.<br />

*<br />

* *<br />

Avec Les brancardiers, l'écrivain reviendra bientôt à ses<br />

mémoires <strong>de</strong> guerre, dans la même veine que les pages les plus<br />

résolument narratives <strong>de</strong> Sensations <strong>et</strong> souvenirs. Assez bizarrement,<br />

les éditeurs <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage vont très vite le republier, accolé<br />

sous le titre d'ensemble La gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s humbles à un mince<br />

recueil intitulé Les maîtres d'école — Monsieur Ducan. Il faut<br />

noter ici que l'on peut éprouver quelque difficulté à dater avec précision<br />

la production <strong>de</strong> Burniaux en fait <strong>de</strong> courts récits, surtout<br />

dans la première partie <strong>de</strong> sa carrière, entre 1920 <strong>et</strong> 1933, vu qu'à<br />

plus d'une reprise on a réédité <strong>de</strong>s textes déjà parus, parfois en <strong>de</strong>s<br />

versions quelque peu différentes <strong>et</strong> parfois non, parfois sous le<br />

même titre d'ensemble <strong>et</strong> parfois, diversement assemblés, sous<br />

d'autres titres. Ainsi Les brancardiers, publiés d'abord sous c<strong>et</strong>te<br />

appellation, reparaissent-ils, quelque peu modifiés mais surtout<br />

augmentés, dans Les désarmés puis, plus proches <strong>de</strong> leur version<br />

originale, dans La gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s humbles avec Les maîtres d'école<br />

— Monsieur Ducan, c<strong>et</strong> ouvrage ayant déjà paru sous la couverture<br />

<strong>de</strong>s Maîtres d'école <strong>et</strong> <strong>de</strong>vant reparaître comme secon<strong>de</strong> partie du<br />

volume intitulé L'aquarium. De même, <strong>de</strong>s scènes éparses, entre<br />

autres, en 1977, dans le roman posthume La vertu d'opposition. On<br />

croit <strong>de</strong>viner que Constant Burniaux n'espérait se libérer du poids<br />

<strong>de</strong> ses souvenirs qu'en les évoquant, si nécessaire à plusieurs reprises.


Constant Burniaux conteur 139<br />

Nous n'avons pas affaire, avec Les maîtres d'école, à <strong>de</strong>s nouvelles,<br />

mais bien à <strong>de</strong>s récits <strong>de</strong> type traditionnel, plus structurés,<br />

du point <strong>de</strong> vue dramatique, que les pocha<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Sensations <strong>et</strong> souvenirs<br />

<strong>de</strong> la guerre <strong>et</strong> témoignant déjà du souci <strong>de</strong> l'écrivain <strong>de</strong><br />

ménager une chute <strong>et</strong> donc d'avantager le récit qui prépare ou<br />

amène une situation finale.<br />

La gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s humbles comprend donc <strong>de</strong>ux suites <strong>de</strong> textes<br />

brefs : avec Les brancardiers, Les maîtres d'école, p<strong>et</strong>ites scènes<br />

« scolaires » dans le sillage <strong>de</strong> La bêtise <strong>et</strong> <strong>de</strong> Crânes tondus, mais<br />

peut-être plus tendres, plus apaisées, débarrassées <strong>de</strong> presque toute<br />

là virulence <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux ouvrages. On pourrait dire, en simplifiant<br />

beaucoup, que si le conte, le récit, le court roman, visent à répondre<br />

à l'attente du lecteur qui désire suivre une belle (ou horrible)<br />

histoire, participer à une action, se dépayser peut-être, « sortir <strong>de</strong><br />

sa peau » en tout cas, la nouvelle cherche surtout à produire chez<br />

ce même lecteur une satisfaction d'ordre esthétique ou sentimental.<br />

En 1929 paraissent, dans la revue La Gaule, Les désarmés qui,<br />

réédités à <strong>de</strong>ux reprises, un puis <strong>de</strong>ux ans plus tard, seront présentés<br />

comme roman. Ce livre n'est, à vrai dire, ni roman ni recueil<br />

<strong>de</strong> nouvelles : il s'agit <strong>de</strong> nouveau <strong>de</strong> souvenirs <strong>de</strong> guerre traités<br />

séparément en croquis ou courtes histoires mais, c'est manifeste,<br />

leur auteur a voulu quelque peu les organiser en les faisant se succé<strong>de</strong>r<br />

dans un ordre chronologique plutôt lâche. Il dédie c<strong>et</strong><br />

ouvrage à son fils Robert, le futur Jean Muno, mais c'est à un<br />

neveu imaginaire, Paul, qu'il prétend raconter <strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la<br />

vie, sur le front <strong>de</strong> l'Yser, d'un frère lui aussi imaginaire. C<strong>et</strong>te<br />

façon <strong>de</strong> prendre ou marquer ses distances à l'égard <strong>de</strong> l'anecdote<br />

a pour eff<strong>et</strong> un récit moins dur <strong>et</strong> moins con<strong>de</strong>nsé que celui <strong>de</strong>s<br />

Sensations <strong>et</strong> souvenirs. Les désarmés, en fait, ne doivent <strong>de</strong> pouvoir<br />

s'appeler roman qu'à ce principe d'unité qu'est la narration au<br />

jeune neveu. Ses chapitres n'en constituent pas moins <strong>de</strong>s récits<br />

distincts que ne rapprochent que le cadre historique, le décor <strong>et</strong> le<br />

style <strong>de</strong> l'auteur. Il semble bien que la part <strong>de</strong> l'imaginaire soit très<br />

réduite dans ces pages qui, on peut le présumer si l'on connaît Burniaux,<br />

homme <strong>de</strong> totale sincérité, sont <strong>de</strong> bout en bout, pour l'essentiel,<br />

transcriptions d'expériences vécues.<br />

Avec Un pur, en 1933, Constant Burniaux s'attachera ensuite à<br />

noter au vol les attitu<strong>de</strong>s, expressions <strong>et</strong> paroles <strong>de</strong> son jeune fils<br />

qui, je le rappelle, n'est autre que le futur Jean Muno : il tient ainsi,


140 Jacques-Gérard Linze<br />

avec beaucoup <strong>de</strong> sensibilité, sans guère livrer <strong>de</strong> précisions chronologiques,<br />

le journal <strong>de</strong> sa paternité. Ces textes, souvent extrêmement<br />

concis, ne peuvent être considérés comme éléments d'une<br />

œuvre romanesque : distincts les uns <strong>de</strong>s autres, ils relèvent d'un<br />

genre à part, étant faits <strong>de</strong> notations brèves comme, sept ans plus<br />

tôt, La bêtise que tout le mon<strong>de</strong>, moi compris, a eu tort <strong>de</strong> baptiser<br />

roman. Mais, à la différence <strong>de</strong>s récits <strong>de</strong> La bêtise, ceux d'Un pur<br />

ne mor<strong>de</strong>nt pas — je veux dire par là qu'ils n'ont rien <strong>de</strong> corrosif.<br />

Ce sont <strong>de</strong>s pages charmantes, épanouies, heureuses, ressemblant<br />

peu à celles, si douloureuses, <strong>de</strong> La bêtise qui, en 1925, avait<br />

révélé Burniaux aux critiques <strong>et</strong> aux lecteurs.<br />

On revient, la même année 1933, au mon<strong>de</strong> scolaire, <strong>et</strong> <strong>de</strong> nouveau<br />

avec, apparemment, un peu moins d'amertume que dans La<br />

bêtise : c'est L'aquarium, c<strong>et</strong> aquarium que le maître d'école installe<br />

dans la classe <strong>et</strong> qui constitue le principe d'unité <strong>et</strong> <strong>de</strong> continuité<br />

<strong>de</strong> la narration. Chaque chapitre, ici, nous offre une histoire<br />

complète, ce qui ne nous interdit toutefois pas d'appeler c<strong>et</strong><br />

ouvrage roman.<br />

Deux ans plus tard, Le village ajoute un nouveau recueil <strong>de</strong><br />

courts récits à la bibliographie déjà copieuse <strong>de</strong> Constant Burniaux.<br />

Marie Gevers a écrit du Village qu'il est une œuvre flaman<strong>de</strong>, <strong>et</strong><br />

elle avait raison. Du reste, Burniaux se disait volontiers flamand,<br />

<strong>et</strong> sa mère l'était. Il y a du réalisme, voire du naturalisme <strong>et</strong> parfois<br />

du fantastique dans c<strong>et</strong> ensemble <strong>de</strong> proses en trois parties : Le village<br />

proprement dit, qui occupe le plus grand nombre <strong>de</strong> pages,<br />

nonante environ, puis Quatre histoires <strong>de</strong> la guerre, quelque vingt<br />

pages, <strong>et</strong> enfin Contes aci<strong>de</strong>s, une vingtaine <strong>de</strong> pages encore. C'est<br />

Le village, avec dix-huit courts récits, qui justifie le mieux l'observation<br />

<strong>de</strong> Marie Gevers. Les Quatre histoires <strong>de</strong> la guerre sont<br />

sans doute, d'un point <strong>de</strong> vue strictement littéraire, plus concertées,<br />

mieux organisées, que celles que Burniaux nous avait données,<br />

avec une autre émotion, dans les années qui ont suivi immédiatement<br />

la fin <strong>de</strong>s hostilités, <strong>et</strong> c'est compréhensible. Il est évi<strong>de</strong>nt,<br />

aussi, que l'écrivain a gagné en métier <strong>et</strong> qu'il maîtrise mieux le<br />

traitement du discours narratif.<br />

Les Contes aci<strong>de</strong>s, quant à eux, moins réussis, sont plus cruels,<br />

d'allure plus sinistre, non sans une pointe d'humour noir. C'est<br />

pourtant là que, sans doute, le conteur du grand cycle romanesque


Constant Burniaux conteur 141<br />

<strong>de</strong>s Temps inqui<strong>et</strong>s commence à se révéler tel que nous l'avons<br />

connu plus tard, partagé entre tendresse <strong>et</strong> désenchantement, entre<br />

sa vision du mon<strong>de</strong>, à tout prendre assez pessimiste, <strong>et</strong> son goût<br />

<strong>de</strong>s situations comiques ou qui le seraient si elles ne conduisaient<br />

comme fatalement à l'échec.<br />

*<br />

• *<br />

Mais quelque chose <strong>de</strong> neuf, en 1939, va se faire jour avec La<br />

grotte.<br />

Ce livre comprend trois histoires. On hésite à dire si celle qui<br />

lui donne son titre est plutôt une assez longue nouvelle <strong>de</strong> cent<br />

pages ou un court mais vrai roman, plaisant <strong>et</strong> assez riche en mouvements<br />

en sens divers, dans un univers somme toute familier, pour<br />

plaire à un large éventail <strong>de</strong> lecteurs. Ce sont douze chapitres qui<br />

ren<strong>de</strong>nt compte <strong>de</strong>s douze étapes successives, <strong>et</strong> progressives, du<br />

déroulement d'une intrigue.<br />

Avril suit La grotte. Ce récit <strong>de</strong> dix chapitres <strong>et</strong> cinquante-sept<br />

pages mérite que nous nous y arrêtions. Ce pourrait passer pour un<br />

roman, malgré la brièv<strong>et</strong>é du développement. Mais il nous offre,<br />

outre la subtilité <strong>de</strong> son articulation, c<strong>et</strong>te particularité remarquable<br />

que chacun <strong>de</strong> ses chapitres, quoique relatant une phase du déroulement<br />

d'une aventure, constitue à lui seul une nouvelle achevée <strong>et</strong><br />

bien conforme à l'idée que je me fais du genre : relation d'une<br />

brève suite <strong>de</strong> moments privilégiés apparemment dégagés <strong>de</strong>s contraintes<br />

<strong>de</strong> toute intrigue. Chacun <strong>de</strong> ces dix chapitres est une totale<br />

réussite <strong>et</strong> un modèle <strong>de</strong> finesse dans la recréation d'un climat <strong>et</strong><br />

la suggestion <strong>de</strong> mécanismes psychologiques. C'est très juste <strong>et</strong><br />

délicatement vibrant d'émotion <strong>et</strong> <strong>de</strong> sentiment. Nous pressentons<br />

ce que seront, quelques années plus tard, les pages les plus tendres<br />

mais aussi tellement pudiques <strong>de</strong> Jeunesse !, <strong>de</strong>uxième tome <strong>de</strong>s<br />

Temps inqui<strong>et</strong>s, <strong>et</strong> notamment celles qui relatent la visite <strong>de</strong> Jean<br />

Chenevière à sa marraine <strong>de</strong> guerre française, en Charente Maritime.<br />

On comprend ici que Constant Burniaux, sous son aspect un<br />

peu austère, mari <strong>et</strong> père sans faiblesse, détenait le trésor d'un imaginaire<br />

hanté par la vénération <strong>de</strong> la femme <strong>et</strong> la sublimation <strong>de</strong><br />

la relation dans le couple.<br />

Vingt-quatre pages, six courts chapitres : le troisième récit du


142 Jacques-Gérard Linze<br />

même recueil, intitulé Ma jambe, n'est pas moins bon quant à<br />

l'écriture, mais il est moins touchant, moins attachant aussi. C<strong>et</strong>te<br />

relation d'une infidélité conjugale avortee coïncidant avec un état<br />

<strong>de</strong> plus en plus inquiétant <strong>de</strong> la santé du héros ne vise qu'à la surprise<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières lignes (<strong>et</strong> en cela il semblerait bien appartenir<br />

au genre nouvelle si la narration n'était si prolixe). Toutefois, il ne<br />

provoque c<strong>et</strong>te surprise qu'au prix d'un agencement mécanique à<br />

coup sûr intelligent, mais un peu froid, comme détaché.<br />

Seize ans séparent La grotte <strong>de</strong> L 'autocar, une seule histoire<br />

brève, plus proche du roman, toutefois, que <strong>de</strong> la nouvelle, <strong>de</strong><br />

même que, du reste, un an plus tard, Marines. Il y a, dans ce laps<br />

<strong>de</strong> temps, les quatre années <strong>de</strong> l'occupation, durant lesquelles,<br />

comme beaucoup d'autres, Burniaux s'est interdit <strong>de</strong> publier.<br />

*<br />

* *<br />

Mais le temps vient où notre auteur va écrire <strong>et</strong> voir paraître <strong>de</strong>s<br />

textes brefs d'allure <strong>et</strong> <strong>de</strong> structure différentes, dont certains appartiennent<br />

indubitablement au genre « nouvelle ». Les premiers figurent,<br />

mêlés à d'autres qui sont encore <strong>de</strong> type romanesque, voire<br />

<strong>de</strong> la catégorie <strong>de</strong>s souvenirs, dans Les âges <strong>de</strong> la vie.<br />

Ayant souvent conversé avec Constant Burniaux à propos <strong>de</strong> son<br />

œuvre, je me crois fondé à supposer que, même s'il était grand lecteur<br />

<strong>et</strong> critique très ouvert à <strong>de</strong>s voies littéraires non parallèles aux<br />

siennes 2 , bien au fait <strong>de</strong> toute la <strong>littérature</strong> contemporaine d'Europe<br />

<strong>et</strong> d'Amérique du Nord, lui, Burniaux ne s'était pas fait une<br />

idée « théorisante » <strong>de</strong>s nouvelles telles qu'en produisent Britanniques<br />

<strong>et</strong> Américains, <strong>et</strong> n'avait surtout pas, délibérément, choisi<br />

d'écrire dans le même esprit. Je pense que c'est mû par une nécessité<br />

interne qu'il a réduit (car cela paraît bien constituer une réduction<br />

aux yeux du lecteur peu attentif), la substance du récit à l'évo-<br />

2. Dans sa communication à l'<strong>Académie</strong>, Recherche sur la poésie <strong>de</strong> la nouvelle,<br />

Constant Burniaux a parlé, <strong>et</strong> très justement, <strong>de</strong> Ray Bradbury, un auteur que<br />

nous serions pourtant enclins à croire très éloigné <strong>de</strong> son univers littéraire. Certes,<br />

pour Bumiaux, ce qui distingue la nouvelle du conte, c'est, avant tout, la présence<br />

<strong>de</strong> la poésie. 11 n'empêche : sans le savoir peut-être, il nous a donné plusieurs nouvelles<br />

qui, par le mécanisme narratif, par la structure, sinon par la sensibilité, semblent<br />

plus proches <strong>de</strong> la tradition anglo-saxonne que <strong>de</strong> la française.


Constant Burniaux conteur 143<br />

cation d'une situation <strong>et</strong> d'une conclusion (modification d'attitu<strong>de</strong><br />

du personnage central, par exemple, telle que résignation ou prise<br />

<strong>de</strong> conscience).<br />

*<br />

* *<br />

Il semble que l'on puisse souscrire, dans une certaine mesure,<br />

à ce que Constant Burniaux dit <strong>de</strong> la poésie <strong>et</strong> donc <strong>de</strong> la nouvelle<br />

(qui, je le répète, est selon lui porteuse <strong>de</strong> poésie) par opposition<br />

au roman : poèmes <strong>et</strong> nouvelles seraient les produits <strong>de</strong> ce que<br />

Freud appelle la pensée symbolique, issue du subconscient, alors<br />

que le roman serait le fruit <strong>de</strong> la pensée logique. Burniaux s'empresse<br />

<strong>de</strong> préciser que la source <strong>de</strong> la nouvelle n'est tout <strong>de</strong> même<br />

pas la seule pensée symbolique mais, avec celle-ci, la pensée logique.<br />

Il lui importait, en eff<strong>et</strong>, <strong>de</strong> ne pas dresser <strong>de</strong>s cloisons étanches<br />

entre genres : le roman peut être le siège d'un énorme potentiel<br />

poétique <strong>et</strong>, moins rarement qu'on ne le croit, le poème n'est<br />

formulé que sous un certain contrôle <strong>de</strong> la pensée logique.<br />

La vie plurielle, en 1965, comporte dix textes intéressants à<br />

divers titres. Il y a là, à côté d'« histoires » que nous n'appellerons<br />

peut-être pas nouvelles, une émouvante L<strong>et</strong>tre à mon père mort <strong>et</strong><br />

un étonnant Amour impossible, <strong>de</strong>ux pièces inclassables, encore<br />

que la secon<strong>de</strong> puisse passer pour un mini-roman.<br />

Parlons <strong>de</strong> la L<strong>et</strong>tre, d'abord. Les rapports <strong>de</strong> Constant Burniaux<br />

avec son père avaient été ambigus, marqués d'une part par une<br />

conception étroite, plutôt typique <strong>de</strong> ce temps-là, <strong>de</strong> la disparité <strong>de</strong><br />

condition entre un père, donc un adulte, <strong>et</strong> un fils, donc un enfant<br />

ou un adolescent, <strong>et</strong> déterminés, d'autre part, par la méfiance que<br />

le père nourrissait peut-être à l'égard <strong>de</strong> son fils <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa vocation<br />

littéraire. C<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre est le récit d'une rêverie. Un jour <strong>de</strong> pluie,<br />

Constant Burniaux (qui a plus <strong>de</strong> septante ans) tente <strong>de</strong> raconter à<br />

son père défunt un séjour à Paris avec sa femme <strong>et</strong> sans son fils,<br />

dont il imagine toutefois la présence. Le moment est venu <strong>de</strong><br />

rem<strong>et</strong>tre en question <strong>de</strong>s relations qui n'ont pas été faciles. Mais<br />

c<strong>et</strong>te tentative va échouer :<br />

« Je vous raconte ces choses, mon père, pour que vous ne vous sentiez<br />

pas trop seul. Mais je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> aussitôt si les morts sont<br />

vraiment seuls. Où êtes-vous ? Personne n 'en sait rien ici. Parfois<br />

je suis sûr que vous êtes présent, dans un lieu que vous auriez pro-


144 Jacques-Gérard Linze<br />

fondément aimé, par exemple. Il est certain que si vous pouviez revenir,<br />

c'est là que vous reviendriez. Et même si vous ne pouviez pas<br />

revenir, l'idée seule que vous auriez pu vivre heureux dans un lieu,<br />

c<strong>et</strong>te idée seule est une présence. Il m 'arrive d'y croire avec force.<br />

C 'est alors que vous êtes là, par votre volonté ancienne <strong>et</strong> par mon<br />

désir actuel. Vous êtes là comme Dieu est présent dans une prière,<br />

je le sens bien... Hélas ! aussitôt que je me recule loin <strong>de</strong> vous, il<br />

me semble que je me trompe. Tout me revient <strong>et</strong> mon désir fléchit.<br />

Le lien qui paraissait me lier à vous se fait lâche. La déception <strong>et</strong><br />

la mélancolie que j'éprouve achèvent <strong>de</strong> nous séparer. »<br />

Un amour impossible, l'autre texte important du recueil, est très<br />

différent, non seulement <strong>de</strong>s autres mais aussi <strong>et</strong> surtout <strong>de</strong> tout ce<br />

qu'a écrit Constant Burniaux. C'est d'abord, je l'ai annoncé, un<br />

très court roman, ni nouvelle ni récit bref <strong>de</strong> l'espèce à laquelle<br />

nous sommes habitués. Ensuite, c'est l'histoire d'une inclination<br />

incestueuse, contée avec pu<strong>de</strong>ur <strong>et</strong> délicatesse. Il est assez étrange<br />

que le narrateur ait imaginé un personnage adolescent épris <strong>de</strong> sa<br />

gran<strong>de</strong> sœur, lui qui, ayant eu une jeune sœur, a rompu toute relation<br />

avec elle dès qu'il a quitté le cercle familial, <strong>et</strong> n'a jamais<br />

parlé d'elle. Y aurait-il, dans son rêve, comme la recherche d'une<br />

compensation parce que, <strong>de</strong>venu homme, il aurait regr<strong>et</strong>té <strong>de</strong><br />

n'avoir pas mieux aimé c<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite Carmen ?<br />

*<br />

* *<br />

Avec D'humour <strong>et</strong> d'amour l'écrivain nous livre <strong>de</strong> courts textes<br />

qui ne sont surtout pas <strong>de</strong>s nouvelles, <strong>et</strong> à peine, <strong>de</strong>çà <strong>de</strong>là, <strong>de</strong>s<br />

contes. Ce sont <strong>de</strong>s pages <strong>de</strong> journal, du Journal d'un homme sensible,<br />

comme lui-même le dit en sous-titre.<br />

Mais Burniaux appelle bien « nouvelles » les textes <strong>de</strong> L'amour<br />

<strong>de</strong> vivre qui sont toutefois récits plus que nouvelles, récits imprégnés<br />

<strong>de</strong> l'amour que leur auteur portait à la mer du Nord <strong>et</strong> à la<br />

Manche.<br />

Le <strong>de</strong>rnier ouvrage paru du vivant <strong>de</strong> Burniaux aura été Kalloo,<br />

le village imaginé, autre recueil aux accents flamands <strong>et</strong>, par<br />

moments, fantastiques.<br />

Quand il est mort, en 1975, Constant Burniaux avait encore dans<br />

ses cartons trois manuscrits prêts à être édités. L'un a été publié,<br />

par la volonté <strong>de</strong> sa femme, Jeanne Taillieu, sous le titre <strong>de</strong> La<br />

vertu d'opposition. C'est un roman où l'on r<strong>et</strong>rouve quantité d'épi-


Constant Burniaux conteur 145<br />

sodés, à coup sûr vécus, dont se sont nourries tant d'oeuvres antérieures.<br />

Il y a aussi <strong>de</strong>ux ensembles <strong>de</strong> textes brefs <strong>de</strong>meurés inédits<br />

: Le livre <strong>de</strong> mon père <strong>et</strong> Journal <strong>de</strong> la guerre 1940-1945, qui<br />

réorganise, notamment selon la chronologie, <strong>de</strong>s fragments ayant<br />

servi à alimenter <strong>de</strong>s pages <strong>de</strong> livres déjà parus.<br />

*<br />

* *<br />

Certains diront sans doute, non sans quelque mauvaise foi, que<br />

les romans <strong>et</strong> récits <strong>de</strong> Constant Burniaux datent un peu, que leurs<br />

qualités d'écriture ne s'imposent plus, <strong>de</strong> nos jours, avec autant<br />

d'autorité que celles d'autres écrivains <strong>de</strong> la même époque. Et c'est<br />

vrai, par exemple, que la première guerre mondiale, qu'il a durement<br />

<strong>et</strong> longuement vécue, n'a pas inspiré à Constant Burniaux<br />

beaucoup <strong>de</strong> pages aussi <strong>de</strong>nses, aussi saisissantes, que celles du<br />

Feu <strong>de</strong> Barbusse, <strong>de</strong>s Croix <strong>de</strong> bois <strong>de</strong> Dorgelès ou d'A l'ouest rien<br />

<strong>de</strong> nouveau <strong>de</strong> Remarque. En fait, Burniaux n'a nullement voulu<br />

être un auteur d'avant-gar<strong>de</strong>. Il déclarait volontiers qu'il s'était<br />

formé en la compagnie <strong>de</strong> Gustave Flaubert <strong>et</strong> Fiodor Dostoïevski.<br />

Mais sa gourmandise <strong>de</strong> lecteur <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te ouverture qu'il présentait,<br />

ainsi que je l'ai signalé, aux jeunes écrivains <strong>de</strong> tous pays, même<br />

les plus mo<strong>de</strong>rnes, ont tout <strong>de</strong> même gardé son style d'un quelconque<br />

asservissement aux exemples <strong>de</strong> maîtres du siècle <strong>de</strong>rnier. Et<br />

peut-être <strong>de</strong>vons-nous r<strong>et</strong>enir <strong>de</strong> ses livres, plutôt que les romans,<br />

la poésie (à mon avis cela ne peut se discuter) <strong>et</strong> les récits qui, pièces<br />

brèves cohérentes, homogènes, refermées sur elles-mêmes, sans<br />

grands développements narratifs, comme le sont celles <strong>de</strong>s meilleurs<br />

nouvellistes, nous offrent plus que <strong>de</strong> simples <strong>et</strong> belles histoires.


La visite à la grand-mère<br />

Lecture <strong>de</strong> monsieur Charles BERTIN<br />

à la séance mensuelle du 8 mai 1944<br />

Bien <strong>de</strong>s poètes firent moins que vous<br />

qui reçurent <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ites couronnes.<br />

Charles PLISNIER<br />

C<strong>et</strong>te nuit, l'envie m'est venue d'aller dire bonjour à ma grandmère.<br />

Ce n'est pas la première fois qu'elle me manque, mais je<br />

n'avais jamais éprouvé avec autant d'insistance le besoin <strong>de</strong> la<br />

revoir. Comme elle est morte <strong>de</strong>puis près d'un <strong>de</strong>mi-siècle, j'ai<br />

pensé qu'il était préférable <strong>de</strong> me m<strong>et</strong>tre en route tout <strong>de</strong> suite :<br />

j'avais déjà un pied hors du lit quand je me suis réveillé pour <strong>de</strong><br />

bon.<br />

Tout <strong>de</strong> même, je ne suis pas mécontent. Mon rêve <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te nuit<br />

m'a remis en mémoire un épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> la geste <strong>de</strong> la p<strong>et</strong>ite dame que<br />

j'avais oublié : à l'instant où elle m'est apparue, elle se trouvait<br />

glorieusement perchée sur un tabour<strong>et</strong> entre les capucines du perron<br />

à encorbellement <strong>de</strong> sa maison <strong>de</strong> Bruges <strong>et</strong> elle sonnait <strong>de</strong><br />

l'olifant en mon honneur. Je crois que j'avais dix ans ce jour-là :<br />

c'est la façon qu'elle avait choisie <strong>de</strong> saluer mon anniversaire.<br />

Bien sûr, l'olifant magnifie un peu les choses, mais je suis sûr<br />

que la trompe d'occasion dans laquelle ma grand-mère soufflait à<br />

perdre haleine sans souci <strong>de</strong> troubler la tranquillité du quartier était<br />

revêtue d'une dignité au moins équivalente dans son esprit. En fait,<br />

l'instrument n'était qu'un <strong>de</strong> ces p<strong>et</strong>its corn<strong>et</strong>s <strong>de</strong> laiton à embouchure<br />

<strong>de</strong> cuivre que les gar<strong>de</strong>-freins portaient autour du cou au<br />

temps <strong>de</strong> mon enfance <strong>et</strong> qu'ils utilisaient pour signaler les mouvements<br />

<strong>de</strong>s rames en manœuvre. L'obj<strong>et</strong> avait appartenu à mon<br />

grand-père <strong>et</strong> il l'avait conservé en souvenir <strong>de</strong> ses débuts mo<strong>de</strong>stes


La visite à la grand-mère 147<br />

à la Société <strong>de</strong>s Chemins <strong>de</strong> Fer : j'étais souvent tombé <strong>de</strong>ssus en<br />

fouinant dans les tiroirs <strong>de</strong> la cuisine.<br />

Ainsi embouché par ma grand-mère dont les connaissances historiques<br />

étaient assez vagues, mais qui nourrissait une révérence<br />

infinie à l'égard <strong>de</strong>s fastes du passé, le corn<strong>et</strong> <strong>de</strong> fer blanc se voyait<br />

promu par la circonstance au rang <strong>de</strong>s tromp<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> la Renommée<br />

: quelque chose comme la sonnerie du sacre <strong>de</strong>s Rois, le cor<br />

<strong>de</strong> Roland victorieux, le buccin qui salue l'entrée <strong>de</strong> César. A choisir,<br />

je pencherais plutôt pour l'entrée <strong>de</strong> César... Car s'il s'agit<br />

bien, comme je le pense, <strong>de</strong> mon dixième anniversaire, nous sommes<br />

en 1929, l'année même où la version mu<strong>et</strong>te <strong>de</strong> Ben-Hur<br />

enflamme le public <strong>de</strong>s cinémas <strong>de</strong> province : quelques semaines<br />

plus tôt, ma grand-mère m'avait accordé le privilège <strong>de</strong> l'accompagner<br />

au Vieux Bruges, la salle <strong>de</strong> la rue <strong>de</strong>s Pierres, <strong>et</strong> le spectacle<br />

nous avait bouleversés tous les <strong>de</strong>ux.<br />

C'est donc très probablement dans le magasin d'accessoires <strong>de</strong><br />

la Rome hollywoodienne qu'elle avait puisé l'inspiration <strong>de</strong> sa<br />

mise en scène, <strong>et</strong> j'imagine que la tromp<strong>et</strong>te, autant que le tabour<strong>et</strong><br />

qu'elle avait extrait <strong>de</strong> la salle <strong>de</strong> bains, ne <strong>de</strong>vaient représenter à<br />

ses yeux que les signes exemplaires du vaste décor sous-entendu <strong>de</strong><br />

colonna<strong>de</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong> terrasses qui longeaient la Voie sacrée entre le<br />

Champ <strong>de</strong> Mars <strong>et</strong> le Capitole. Je suis même prêt à parier qu'elle<br />

n'avait pas hésité à mobiliser mentalement quelques cohortes pour<br />

aligner sur tout ce marbre la double haie <strong>de</strong>s vexillaires chargés<br />

d'incliner leurs étendards sur mon passage.<br />

Dans la scène à <strong>de</strong>ux personnages qu'elle avait rêvé d'interpréter<br />

avec moi ce matin-là, elle m'avait naturellement réservé le rôle<br />

le plus glorieux, mais l'expérience démontrait que ma composition<br />

du triomphateur était un échec total : selon toute évi<strong>de</strong>nce, je ne<br />

possédais ni les moyens dramatiques <strong>de</strong> l'emploi, ni l'effronterie<br />

flegmatique nécessaire à son exercice.<br />

La vérité était que j'étais mort <strong>de</strong> honte à la pensée <strong>de</strong>s voisins,<br />

arrachés à leur p<strong>et</strong>it déjeuner dominical, qui, par-<strong>de</strong>ssus les haies<br />

séparant les jardin<strong>et</strong>s du faubourg, ne perdaient rien du spectacle<br />

offert par par grand-mère juchée sur son podium improvisé entre<br />

les capucines du perron <strong>et</strong> parfaitement consciente <strong>de</strong> son pouvoir<br />

sur le public : droite comme un « i », tête levée, la tromp<strong>et</strong>te pointée<br />

vers le ciel, cambrant sa taille menue avec c<strong>et</strong>te fierté qui paraît<br />

naturelle à ceux qui ont un compte particulier à régler avec l'uni-


148 Charles Bertin<br />

vers, elle prenait ouvertement à témoin la population <strong>de</strong> Saint-<br />

André-lez-Bruges <strong>de</strong> la gloire que les dieux prom<strong>et</strong>taient à son<br />

p<strong>et</strong>it-fils. J'avais beau l'implorer d'abréger ma torture : les quelques<br />

« Grand-mère ! » suppliants que je parvenais à articuler d'une<br />

voix étranglée n'arrivaient pas jusqu'à elle, tandis que le p<strong>et</strong>it corn<strong>et</strong>,<br />

auquel étaient venus se joindre au bout d'un moment <strong>de</strong>ux ou<br />

trois coqs <strong>de</strong>s environs stimulés par la concurrence, continuait à<br />

sonner son insupportable diane enrouée par-<strong>de</strong>ssus les jardins.<br />

Lorsque c<strong>et</strong>te scène se déroula, mon grand-père était mort<br />

<strong>de</strong>puis plusieurs années.<br />

Etrange alchimie <strong>de</strong> la mémoire... Tout ce qu'il me reste <strong>de</strong> lui,<br />

en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la foisonnante chronique <strong>de</strong> ma grand-mère, c'est<br />

c<strong>et</strong>te tromp<strong>et</strong>te dérisoire <strong>et</strong> le souvenir <strong>de</strong> la réponse qu'il fit à une<br />

<strong>de</strong> mes questions d'enfant.<br />

Je revois un crépuscule d'été au jardin. Je trottine près <strong>de</strong> lui,<br />

au milieu <strong>de</strong>s fraisiers <strong>et</strong> <strong>de</strong>s roses. Je ne lui arrive pas à la taille :<br />

— Pourquoi habites-tu Bruges, Grand-Père ?<br />

Il s'arrête brusquement <strong>et</strong> me regar<strong>de</strong> comme si ma question<br />

méritait qu'on y réfléchisse. Ensuite, il s'accroupit pour que son<br />

visage se trouve à la hauteur du mien, <strong>et</strong> il me dit avec gravité,<br />

presque à l'oreille :<br />

— Cela a été décidé en haut lieu.<br />

En même temps, il me considère d'un air matois comme s'il<br />

voulait me faire entendre qu'il pourrait m'en révéler bien davantage<br />

s'il n'était tenu par le secr<strong>et</strong> professionnel. Puis, il hoche la<br />

tête. Je hoche la tête moi aussi pour l'assurer <strong>de</strong> ma connivence.<br />

Je n'ose pas lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> me fournir quelques précisions sur ce<br />

haut lieu qui dispose ainsi <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong>s gens, mais je suis très<br />

impressionné.<br />

En fait, j'avais en toute innocence posé la bonne question. Mes<br />

grands-parents, qui étaient nés dans les environs <strong>de</strong> Mons <strong>et</strong> ne<br />

connaissaient pas un mot <strong>de</strong> flamand, n'avaient nullement choisi <strong>de</strong><br />

vivre à Bruges. Mais ils s'étaient trouvés embarqués dès leur<br />

mariage dans l'existence noma<strong>de</strong> que la Direction <strong>de</strong>s Chemins <strong>de</strong><br />

Fer <strong>de</strong> l'époque imposait à un certain nombre <strong>de</strong> ses agents. Le service<br />

<strong>de</strong>s affectations ayant jugé bon d'ajouter le piment <strong>de</strong> la sur-


La visite à la grand-mère 149<br />

prise linguistique aux éléments traditionnels d'incertitu<strong>de</strong> qui résultent<br />

<strong>de</strong>s différences <strong>de</strong> climat, <strong>de</strong> relief <strong>et</strong> d'environnement, ils<br />

furent transbahutés, au cours <strong>de</strong> ces années mythologiques <strong>de</strong> la fin<br />

du siècle, <strong>de</strong> Welkenraedt à Philippeville, <strong>de</strong> Saint-Nicolas-Waes à<br />

Libramont. C'est ainsi qu'ils avaient vu naître leurs enfants aux<br />

quatre coins du pays.<br />

Mon grand-père, qui avait été élevé dans le respect <strong>de</strong> la hiérarchie,<br />

s'accommodait sans trop <strong>de</strong> peine <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te vie <strong>de</strong> bohémiens<br />

qui exaspérait sa femme. Il est difficile <strong>de</strong> penser qu'il ait pris le<br />

moindre plaisir à c<strong>et</strong>te casca<strong>de</strong> <strong>de</strong> déménagements, mais il faisait<br />

apparemment confiance à la sagesse <strong>de</strong> son employeur sans visage.<br />

En tout cas, il ne se posait pas <strong>de</strong> questions. Je serais assez porté<br />

à croire qu'il imaginait que pour organiser, en tenant compte <strong>de</strong><br />

lois aussi rigoureuses que celles <strong>de</strong> la mécanique céleste, une répartition<br />

équilibrée <strong>de</strong> la main-d'œuvre sur le réseau national, il fallait<br />

qu'une sorte d'infatigable dieu obscur, abrité quelque part dans les<br />

entrailles <strong>de</strong> la machinerie administrative, assurât la bonne marche<br />

<strong>de</strong> toute une quincaillerie délicate, hérissée d'engrenages subtils <strong>et</strong><br />

lestée <strong>de</strong>s contrepoids opportuns, assez semblable en fait aux<br />

monstres mécaniques que Tinguely inventerait un jour. C'est sans<br />

doute ce qu'il appelait le haut lieu.<br />

C<strong>et</strong>te crédulité agaçait fortement ma grand-mère qui ne voyait<br />

dans ce qu'elle appelait « un brassage <strong>de</strong> loterie » qu'une manifestation<br />

<strong>de</strong> l'arbitraire du pouvoir : Il m 'est arrivé <strong>de</strong> lui dire qu 'il<br />

avait une mentalité d'esclave», m'avoua-t-elle un jour. Et elle<br />

ajoutait en rougissant un peu : « Ce sont les seules véritables querelles<br />

que nous ayons eues pendant toute notre vie »...<br />

Il y a dans l'Intermezzo <strong>de</strong> Giraudoux une scène superbe qui<br />

offre au Contrôleur <strong>de</strong>s Poids <strong>et</strong> Mesures l'occasion d'exposer à<br />

Isabelle la complexité r<strong>et</strong>orse <strong>et</strong> poétique <strong>de</strong>s règles qui régissent<br />

le jeu <strong>de</strong>s promotions dans l'Administration française : elle m'a<br />

toujours fait penser au <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> mes grands-parents.<br />

Au moins, dans c<strong>et</strong>te partie <strong>de</strong> jeu <strong>de</strong> l'oie que fut leur existence,<br />

l'ultime coup <strong>de</strong> dés fut heureux. Tout se passa comme si<br />

la Némésis administrative, prise <strong>de</strong> remords, s'était soudainement<br />

avisée <strong>de</strong> refaire ses comptes : en 1923, mon grand-père, classé<br />

« agent <strong>de</strong> haut mérite », fut propulsé dans la case marquée Bruges<br />

pour les quelques années qui le séparaient <strong>de</strong> la r<strong>et</strong>raite.<br />

Après tant <strong>de</strong> campements <strong>de</strong> fortune, <strong>de</strong> carrefours malencon-


150 Charles Bertin<br />

treux, <strong>de</strong> bifurcations hasar<strong>de</strong>uses, c'était en fin <strong>de</strong> compte la halte<br />

rêvée. Avec l'enthousiasme <strong>de</strong> fiancés en quête <strong>de</strong> leur premier<br />

gîte, mes grands-parents se mirent à la recherche d'un logis.<br />

On leur indiqua au cœur du faubourg <strong>de</strong> Saint-André, passé la<br />

porte Maréchale, une sorte <strong>de</strong> clos <strong>de</strong> verdure formé d'un groupe<br />

<strong>de</strong> quelques cottages entourés <strong>de</strong> leurs jardins. L'un <strong>de</strong> ceux-ci, qui<br />

se trouvait à louer, leur parut convenir en tous points : c'était enfin<br />

une vraie <strong>de</strong>meure, avec une ou <strong>de</strong>ux pelouses, quelques arbres, <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>s fleurs. Il y avait même un lopin annexe où mon grand-père<br />

pourrait planter <strong>de</strong>s sala<strong>de</strong>s <strong>et</strong> les regar<strong>de</strong>r pousser.<br />

Je ne suis jamais parvenu à savoir qui inspirait l'autre, mais<br />

d'emblée, une manière <strong>de</strong> complicité amoureuse s'installa entre le<br />

génie <strong>de</strong> la maison <strong>et</strong> la personnalité <strong>de</strong> ma grand-mère. Durant les<br />

sept années au cours <strong>de</strong>squelles j'ai passé là-bas la plus gran<strong>de</strong> partie<br />

<strong>de</strong> mes vacances d'été, j'ai été le témoin privilégié <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

osmose. J'en fus aussi, au premier chef, le bénéficiaire. Comment<br />

le dire ? J'ai toujours éprouvé le sentiment que le bonheur <strong>de</strong> vivre<br />

s'enrichissait d'une stimulation insolite sous son toit. Si bien qu'après<br />

plus <strong>de</strong> soixante années, la maison <strong>et</strong> le jardin <strong>de</strong> Bruges<br />

<strong>de</strong>meurent auréolés dans ma mémoire d'une grâce d'élection particulière<br />

: celle <strong>de</strong>s lieux où l'ajustement parfait <strong>de</strong>s êtres <strong>et</strong> <strong>de</strong>s choses<br />

nous ménage une connivence avec les puissances amicales <strong>de</strong><br />

l'invisible.<br />

L'enchantement commençait dès l'entrée du clos dans une rue<br />

voisine <strong>de</strong> la chaussée <strong>de</strong> Gistel : la grille ouvrait sur une allée bordée<br />

<strong>de</strong> haies assez hautes que jalonnaient une série d'ogives <strong>de</strong> verdure<br />

bâties sur un treillage dont l'armature avait disparu <strong>de</strong>puis<br />

longtemps sous la végétation. Au fil du temps, les ramures avaient<br />

tressé <strong>de</strong>s passerelles <strong>de</strong> feuillage entre les arca<strong>de</strong>s jusqu'à composer<br />

sur une vingtaine <strong>de</strong> mètres une charmille unique arrondie en<br />

berceau. Ce véritable tunnel <strong>de</strong> feuillée qui serpentait en flânant<br />

entre les jardins se divisait en plusieurs sentiers qui conduisaient<br />

aux maisons encore invisibles dans la masse <strong>de</strong>s arbres : celle <strong>de</strong><br />

mes grands-parents était la <strong>de</strong>rnière.<br />

Au cœur <strong>de</strong> l'été, ce mo<strong>de</strong>ste réseau <strong>de</strong> sentes figurait à mes<br />

yeux le labyrinthe du Minotaure. Mon plaisir était naturellement<br />

d'imaginer que j'aurais été capable <strong>de</strong> m'y perdre, <strong>et</strong> je m'étais<br />

appliqué à r<strong>et</strong>enir que pour arriver chez nous il fallait, <strong>de</strong>puis la


La visite à la grand-mère 151<br />

grille, suivre l'allée principale sur une longueur <strong>de</strong> 67 pas, faire<br />

ensuite 32 pas dans le premier chemin qui s'ouvrait sur la gauche<br />

avant <strong>de</strong> s'engager dans un sentier vers la droite (26 pas) qui aboutissait<br />

au p<strong>et</strong>it portillon à claire-voie dont la peinture vert pomme<br />

se fondait dans le feuillage.<br />

J'ai passé bien <strong>de</strong>s heures heureuses dans ce déambulatoire <strong>de</strong><br />

verdure dont j'étais la plupart du temps l'hôte unique, si j'excepte<br />

le chat <strong>de</strong> nos plus proches voisins. Quand il faisait soleil, il y<br />

régnait, même au plus fort du jour, une pénombre dorée dont la<br />

paix claustrale me ravissait <strong>et</strong> m'inquiétait un peu. L'irréalité <strong>de</strong> la<br />

lumière poudreuse qui jouait à travers les feuilles, ce silence d'eau<br />

profon<strong>de</strong> où j'avais l'impression <strong>de</strong> me haler comme un plongeur,<br />

<strong>et</strong> jusqu'à la légère oppression que suscitait dans mon esprit la<br />

luxuriance d'une végétation qui paraissait capable <strong>de</strong> submerger<br />

toute autre vie que la sienne, contribuaient à me persua<strong>de</strong>r qu'à<br />

quelques dizaines <strong>de</strong> mètres <strong>de</strong> la chaussée, le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s hommes<br />

était aboli. Un <strong>de</strong> mes jeux favoris consistait d'ailleurs à me comporter<br />

en survivant : je m'étais ménagé à l'insu du chat une ou<br />

<strong>de</strong>ux caches dans les buissons, <strong>et</strong> je négligeais rarement, en vue<br />

d'une dis<strong>et</strong>te éventuelle, <strong>de</strong> compléter l'ordinaire <strong>de</strong> mon goûter en<br />

grappillant quelques provisions supplémentaires à la cuisine.<br />

Mais les instants <strong>de</strong> haute félicité que j'ai connus sous mes voûtes<br />

<strong>de</strong> frondaison <strong>de</strong>meurent unis dans mon souvenir à ces journées<br />

<strong>de</strong> temps incertain que ma grand-mère appelait du temps d'arc-enciel,<br />

où le soleil continuait à briller entre les nuages au cœur même<br />

<strong>de</strong>s averses <strong>de</strong> pluie tiè<strong>de</strong>.<br />

Dès mes premiers pas sous le couvert <strong>de</strong> l'allée, j'avais l'impression<br />

<strong>de</strong> dériver au fil d'un courant d'effluves émanant <strong>de</strong> la<br />

mosaïque <strong>de</strong>s jardins qui m'entouraient. J'épelais tout un alphab<strong>et</strong><br />

d'o<strong>de</strong>urs où le parfum <strong>de</strong>s roses échauffées par le jour, suavement<br />

exalté par l'ondée, se mêlait à la senteur puissante <strong>de</strong> la terre<br />

mouillée.<br />

Mais la véritable fête, c'était la lumière qui me la donnait : les<br />

jeux conjugués <strong>de</strong> la pluie <strong>et</strong> du soleil transformaient mon repaire<br />

<strong>de</strong> verdure en une manière <strong>de</strong> grotte océanique où tous les tons du<br />

vert, du ja<strong>de</strong> au céladon, <strong>de</strong> l'émerau<strong>de</strong> à l'aigue-marine, rivalisaient<br />

dans une pénombre élyséenne criblée <strong>de</strong> rayons. La plus<br />

mince ramure baignait dans une mousse <strong>de</strong> lumière dorée qui<br />

paraissait puiser son éclat à quelque fabuleuse source intérieure. Je


152 Charles Bertin<br />

ne me lassais pas <strong>de</strong> contempler à travers l'épaisseur du feuillage<br />

encore nappé <strong>de</strong> pluie, mais d'où montaient déjà les premières<br />

vapeurs, l'irisation <strong>de</strong>s gouttes suspendues qui, durant un moment<br />

dont j'aurais souhaité prolonger les délices, continuaient l'une<br />

après l'autre à se détacher, comme à regr<strong>et</strong>, <strong>de</strong> l'extrême pointe <strong>de</strong>s<br />

feuilles vernissées.<br />

Je ne savais pas encore que je découvrais dans c<strong>et</strong> avènement<br />

éphémère d'une œuvre <strong>de</strong> la nature une préfiguration du plaisir que<br />

je trouverais un jour dans les accomplissements <strong>de</strong> l'art <strong>de</strong>s hommes.<br />

Mon grand-père ne connut pas le bonheur <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r longtemps<br />

pousser ses sala<strong>de</strong>s. Au printemps <strong>de</strong> 1925, il mourut brusquement<br />

d'une thrombose cérébrale, laissant sa femme dans une gran<strong>de</strong> solitu<strong>de</strong>.<br />

Mes parents eurent l'intelligence <strong>de</strong> me conduire dare-dare à<br />

Saint-André. Quand on voulut me pousser dans les bras <strong>de</strong> la p<strong>et</strong>ite<br />

dame vêtue <strong>de</strong> noir, aux traits ravagés, qui nous accueillait sur le<br />

seuil, je me détournai violemment en <strong>de</strong>mandant où était ma grandmère.<br />

C'est la seule fois que je la vis pleurer.<br />

Je passai mes vacances auprès d'elle. J'étais à l'époque son unique<br />

p<strong>et</strong>it-enfant. Comme il est naturel, elle s'attacha farouchement<br />

à moi. De mon côté, j'ai le sentiment <strong>de</strong> lui avoir donné tout<br />

l'amour que le cœur d'un garçon <strong>de</strong> cinq ans était capable <strong>de</strong> contenir.<br />

Dans une <strong>de</strong>s images les plus anciennes que ma mémoire ait<br />

conservées d'elle, je me découvre entre ses bras. Mais à l'instant<br />

où elle va m'embrasser — nous sommes presque tête contre tête —<br />

je rej<strong>et</strong>te la nuque en arrière pour suivre doucement <strong>de</strong> l'in<strong>de</strong>x,<br />

comme sur l'émail d'une porcelaine précieuse, le lacis <strong>de</strong>s craquelures<br />

que les ri<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ssinent sur la peau <strong>de</strong> ses pomm<strong>et</strong>tes. Et je<br />

me rappelle m'être parfois <strong>de</strong>mandé si, en lui tapotant la joue du<br />

bout <strong>de</strong> l'ongle, le visage <strong>de</strong> ma grand-mère se m<strong>et</strong>trait à chanter.<br />

J'ai pourtant fort peu <strong>de</strong> souvenirs précis <strong>de</strong> ce premier long<br />

séjour à Saint-André. Quand je m'efforce d'évoquer quelque trace<br />

<strong>de</strong>s événements <strong>de</strong> c<strong>et</strong> été-là, je ne r<strong>et</strong>rouve qu'une sorte <strong>de</strong> brume<br />

dorée où flotte un bonheur aux contours indistincts. Il faut la


La visite à la grand-mère 153<br />

chance d'un rêve comme celui que j'ai fait c<strong>et</strong>te nuit pour qu'une<br />

très vieille marée reflue, laissant à nu l'un ou l'autre trésor fascinant<br />

<strong>et</strong> dérisoire : le tintement <strong>de</strong> la cloch<strong>et</strong>te du portillon d'entrée<br />

annonçant l'apparition quotidienne du facteur au seuil <strong>de</strong> l'allée du<br />

jardin, la longue note flûtée que file la grive du soir à la pointe du<br />

bouleau, ma grand-mère assise <strong>de</strong>vant moi dans le fauteuil à bascule<br />

en train <strong>de</strong> peloter la laine dont je maintiens l'écheveau bien<br />

tendu entre mes poign<strong>et</strong>s écartés, ma course extasiée autour du<br />

grand mûrier <strong>de</strong> la pelouse bourdonnant d'une nuée <strong>de</strong> hann<strong>et</strong>ons<br />

dans la lumière du crépuscule...<br />

En fait, c'est sur ma mémoire inconsciente que ces semaines ont<br />

exercé leur empire le plus durable. C'est ainsi que le nom <strong>de</strong> Bruges<br />

a conservé dans mon esprit une connotation festive si intense<br />

qu'aujourd'hui encore je ne puis l'entendre prononcer sans un frisson<br />

<strong>de</strong> bonheur, comme si, par-<strong>de</strong>ssus un gouffre <strong>de</strong> soixante-dix<br />

années, il avait le pouvoir <strong>de</strong> rendre la vie à c<strong>et</strong> univers <strong>de</strong> poésie<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> liberté auquel le visage <strong>de</strong> ma grand-mère est si ar<strong>de</strong>mment<br />

associé. Depuis ma p<strong>et</strong>ite enfance, je lui ai toujours attribué une<br />

dignité particulière dans l'aristocratie <strong>de</strong>s mots qui, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> 1'<br />

étroite signification que leur prête le consentement général, enrichissent<br />

le tissu sensoriel du langage <strong>de</strong> tout un trésor <strong>de</strong> saveurs,<br />

<strong>de</strong> couleurs <strong>et</strong> <strong>de</strong> parfums : la seule magie <strong>de</strong> sa consonance suscite<br />

en moi le sentiment d'une complicité exultante entre l'idée <strong>de</strong> ville<br />

<strong>et</strong> celle <strong>de</strong> volupté, <strong>de</strong> velours <strong>et</strong> <strong>de</strong> vacances.<br />

Ma grand-mère ne possédait aucune culture littéraire. Soumise<br />

dès la naissance aux lois d'un milieu social qui considérait la lecture<br />

comme un luxe interdit aux femmes, mariée très jeune à un<br />

homme qui ne s'intéressait qu'à sa profession, bientôt chargée<br />

d'enfants, elle avait passé sa vie à sécher sur pied dans une gran<strong>de</strong><br />

faim d'évasion mentale entre les tyrannies <strong>de</strong> la marmaille <strong>et</strong> les<br />

urgences du pot-au-feu, pour se r<strong>et</strong>rouver, la soixantaine venue,<br />

avec une voracité intacte, <strong>de</strong>s loisirs inattendus, <strong>et</strong> tout aussi ignorante<br />

qu'à vingt ans.<br />

Comme elle n'était pas femme à se résigner sans combattre,<br />

l'idée lui vint un matin qu'il n'était peut-être pas trop tard pour<br />

regagner une partie du temps perdu. Mais elle ne se décida pour


154 Charles Bertin<br />

<strong>de</strong> bon qu'au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> mon grand-père. Elle se mit<br />

alors à fréquenter avec assiduité la Bibliothèque communale. Au<br />

cours <strong>de</strong>s premières semaines <strong>de</strong> son <strong>de</strong>uil, sa visite hebdomadaire<br />

à la place Jean Van Eyck fut même l'unique sortie qu'elle s'autorisât.<br />

Les promeneurs <strong>de</strong>s après-midi <strong>de</strong> printemps occupés à rêver<br />

du côté <strong>de</strong> la Loge <strong>de</strong>s Bourgeois <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'ancien Tonlieu croisaient<br />

le vendredi vers la tombée du jour une p<strong>et</strong>ite dame serrant <strong>de</strong>ux ou<br />

trois volumes sous le bras qui trottinait dans la direction <strong>de</strong> la rue<br />

<strong>de</strong>s Pierres sans se rendre compte que sa toque <strong>de</strong> fourrure était<br />

comiquement posée <strong>de</strong> travers sur ses cheveux blancs. Il arrivait à<br />

certains <strong>de</strong> se détourner en l'apercevant à cause <strong>de</strong> c<strong>et</strong> air <strong>de</strong><br />

gran<strong>de</strong> solitu<strong>de</strong> qu'ils lisaient sur son visage.<br />

Ainsi qu'on pouvait l'espérer, le temps fit son œuvre dans l'esprit<br />

<strong>de</strong> ma grand-mère. Au fil <strong>de</strong>s mois, la pratique <strong>de</strong>s livres dans<br />

laquelle elle n'avait vu à l'origine que le symbole <strong>de</strong> sa libération<br />

<strong>et</strong> l'instrument d'une revanche sur le <strong>de</strong>stin, finit par se muer en<br />

passion toute pure. Elle connut la surprise d'accueillir en elle, avec<br />

la violence <strong>de</strong>s tentations majeures, le besoin <strong>de</strong> dévorer le mon<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s autres pour en faire sa substance. Mais comme elle ne disposait<br />

pas <strong>de</strong>s instruments <strong>de</strong> mesure qu'une éducation élémentaire aurait<br />

pu lui apporter, elle ne parvint jamais à faire la distinction entre<br />

le meilleur <strong>et</strong> le pire : sa disponibilité permanente à l'égard <strong>de</strong> tous<br />

les dépaysements <strong>de</strong> l'imaginaire l'amenait à absorber avec la<br />

même avidité Balzac <strong>et</strong> Paul Bourg<strong>et</strong>, Zola <strong>et</strong> Marcel Prévost,<br />

Maupassant <strong>et</strong> Henry Bor<strong>de</strong>aux. Chaque lecture nouvelle lui<br />

ouvrait les portes d'un ailleurs fabuleux, étranger aux mesquineries<br />

<strong>de</strong> la vie quotidienne, où tout était signe <strong>et</strong> couleur, innocence <strong>et</strong><br />

plaisir.<br />

Il était inévitable qu'en me voyant plongé à toute heure du jour<br />

dans ces récits d'aventures qui avaient assez d'empire sur mon<br />

esprit pour que j'en oublie l'heure <strong>de</strong>s repas, elle en arrivât à s'intéresser<br />

elle-même à mes lectures. C'était d'ailleurs tout à fait dans<br />

la ligne du plan qu'elle avait conçu à mon suj<strong>et</strong>.<br />

Ce qu'elle n'avait sans doute pas prévu, c'est qu'elle se prendrait<br />

au jeu <strong>et</strong> qu'après avoir dévoré en <strong>de</strong>ux ou trois semaines tout<br />

le lot <strong>de</strong> livres que j'avais apportés dans mes bagages, elle me<br />

presserait <strong>de</strong> l'accompagner à la Bibliothèque pour l'ai<strong>de</strong>r à en<br />

choisir d'autres.<br />

En fait, nous possédions beaucoup <strong>de</strong> traits communs : comme


La visite à la grand-mère 155<br />

moi, elle prenait tout ce qu'elle lisait pour argent comptant <strong>et</strong> elle<br />

engageait son être entier dans l'entreprise <strong>de</strong> la lecture jusqu'à<br />

mener en compagnie <strong>de</strong> ses héros une existence parallèle à celle<br />

qui était la sienne au milieu <strong>de</strong>s hommes. C<strong>et</strong>te aptitu<strong>de</strong> à déserter<br />

la réalité au profit <strong>de</strong>s prodiges <strong>de</strong> la vie rêvée lui aurait sans doute<br />

valu un certain nombre <strong>de</strong> déboires dans la société locale, si elle<br />

n'avait possédé la maîtrise absolue d'un talent que je n'ai connu<br />

à personne d'autre : celui <strong>de</strong> s'absenter à volonté <strong>de</strong> la conversation<br />

sans que son interlocuteur s'en aperçût. Elle était tout à fait capable<br />

<strong>de</strong> faire excellente figure dans un salon <strong>et</strong> <strong>de</strong> prononcer à point<br />

nommé les paroles qui conviennent tout en se trouvant par la pensée<br />

à <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> kilomètres. Elle pouvait articuler d'une voix<br />

désabusée : « Il est bien vrai, chère Madame qu 'il n'y a plus <strong>de</strong><br />

saisons », pendant qu'elle galopait en esprit avec le <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>s<br />

Mohicans dans la vaste plaine <strong>de</strong> l'Hudson.<br />

Je me souviens qu'elle m'a fait un jour l'aveu d'une distraction<br />

<strong>de</strong> ce genre en pouffant <strong>de</strong>rrière sa p<strong>et</strong>ite main gantée, tandis que<br />

nous passions la porte Maréchale en revenant d'un <strong>de</strong> ces thés <strong>de</strong><br />

veuves auxquels il arrivait qu'elle fut conviée à Saint-André. Je me<br />

revois en train d'en rire avec elle. Il est vrai qu'à beaucoup<br />

d'égards, nous avions le même âge.<br />

Sans que nous l'eussions prémédité le moins du mon<strong>de</strong>, notre<br />

vie en commun s'était organisée d'elle-même autour d'un certain<br />

nombre d'habitu<strong>de</strong>s dont quelques-unes avaient acquis au long <strong>de</strong>s<br />

années une sorte <strong>de</strong> dignité rituelle.<br />

J'ai déjà évoqué ces instants privilégiés <strong>de</strong>s fins d'après-midi<br />

où, rentrant du jardin après avoir longuement robinsonné dans les<br />

arbres, je r<strong>et</strong>rouvais ma grand-mère <strong>et</strong> son tricot sur le perron :<br />

c<strong>et</strong>te trêve d'une heure qu'elle s'accordait avant le dîner était un<br />

<strong>de</strong>s seuls moments <strong>de</strong> pur loisir où nous avions l'occasion d'être<br />

ensemble. Comme je savais que c<strong>et</strong>te halte était un <strong>de</strong>s bonheurs<br />

<strong>de</strong> sa journée, je m'efforçais d'être à l'heure au ren<strong>de</strong>z-vous. Mais<br />

pour être franc, c'était moins le souci <strong>de</strong> ne pas lui faire <strong>de</strong> peine<br />

qui occupait ma pensée que la curiosité du programme qu'elle<br />

allait me proposer ce soir-là. Car les bâtons rompus n'étaient pas<br />

son fort <strong>et</strong> elle n'abandonnait jamais au hasard le soin d'organiser<br />

notre conversation.<br />

Chaque fois qu'elle se sentait en veine <strong>de</strong> confi<strong>de</strong>nces, elle


156 Charles Bertin<br />

reprenait le cours <strong>de</strong> la chronique familiale dont elle avait commencé<br />

<strong>de</strong> dérouler le fil quelques semaines plus tôt. Mais il arrivait<br />

aussi qu'elle me suggérât une « récréation ». Son esprit lui soufflait<br />

quantité d'idées dont l'invention <strong>et</strong> la diversité m'étonnaient toujours<br />

: elle se plaisait par exemple à élaborer <strong>de</strong>s concours fondés<br />

sur les souvenirs que nous avions gardés <strong>de</strong> nos lectures communes.<br />

Elle agençait le jeu avec assez d'adresse pour me perm<strong>et</strong>tre<br />

d'oublier que j'en étais l'unique participant. Si bien qu'à l'issue <strong>de</strong><br />

l'épreuve, je trouvais parfaitement naturel que ma sagacité se trouvât<br />

récompensée par l'habituel berlingot <strong>de</strong> pâtes d'aman<strong>de</strong>s <strong>de</strong>stiné<br />

au lauréat.<br />

Je présume que dans la pensée <strong>de</strong> ma grand-mère, ces séances<br />

faisaient partie du plan d'éducation qu'elle avait mitonné à mon<br />

suj<strong>et</strong>. Mais quelle qu'en ait été l'intention, il n'est pas douteux que<br />

la subtilité <strong>de</strong> leur inspiration en aurait remontré à bien <strong>de</strong>s pédagogues<br />

: le tour à la fois plaisant <strong>et</strong> imprévisible <strong>de</strong>s fabulations<br />

qu'elles m<strong>et</strong>taient en œuvre s'accordait à merveille avec ce goût <strong>de</strong><br />

l'étu<strong>de</strong> associé à la passion du jeu qui, en ce temps-là déjà, était<br />

une <strong>de</strong>s particularités <strong>de</strong> ma nature.<br />

Je n'ai pas gardé le souvenir <strong>de</strong> tous les suj<strong>et</strong>s que nous avons<br />

abordés en ces circonstances. Mais il est une <strong>de</strong> ces séances au<br />

moins dont le plus p<strong>et</strong>it détail est <strong>de</strong>meuré présent dans ma<br />

mémoire : celle où, pour les besoins du jeu qui m'était proposé, ma<br />

grand-mère m'apprit à utiliser le dictionnaire.<br />

Le respect sans limites qu'elle nourrissait à l'égard <strong>de</strong> toutes les<br />

expressions <strong>de</strong> la culture s'étendait naturellement à ses instruments.<br />

L'autel réservé dans les maisons romaines au culte <strong>de</strong>s dieux<br />

domestiques était figuré chez nous par l'étagère du salon où le<br />

Nouveau P<strong>et</strong>it Larousse illustré trônait à côté <strong>de</strong> La France Pittoresque,<br />

<strong>de</strong>s Fables <strong>de</strong> La Fontaine, <strong>de</strong> La Légen<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Siècles, <strong>et</strong><br />

— Dieu sait pourquoi ! — <strong>de</strong> la Harpe d'Armorique d'Auguste<br />

Brizeux.<br />

Le volume à la fleur <strong>de</strong> pissenlit semée au vent représentait pour<br />

ma grand-mère une manière d'oracle qui était censé avoir réponse<br />

à tout. Elle le consultait non seulement pour apaiser ses anxiétés<br />

orthographiques lorsqu'elle entreprenait d'écrire à l'un <strong>de</strong> ses multiples<br />

correspondants, mais chaque fois que la vie lui posait un problème<br />

dont la solution ne se trouvait pas dans son livre <strong>de</strong> cuisine.<br />

Elle entr<strong>et</strong>enait avec lui les rapports <strong>de</strong> déférence précautionneuse


La visite à la grand-mère 157<br />

qui unissent une dévote à son missel <strong>et</strong> elle savourait le texte <strong>de</strong><br />

ses définitions comme autant <strong>de</strong> friandises.<br />

En ce qui me concerne, je ne connaissais l'ouvrage que par le<br />

crédit dont il jouissait dans l'esprit <strong>de</strong> ma grand-mère : l'instituteur<br />

<strong>de</strong> mon village ne l'utilisait pas en classe <strong>et</strong> mes parents paraissaient<br />

le dédaigner au profit du dictionnaire en six volumes dont<br />

l'aspect monumental m'avait toujours découragé.<br />

Une après-midi <strong>de</strong> juill<strong>et</strong>, pour les besoins d'un <strong>de</strong> ces concours<br />

dont j'ai parlé, le p<strong>et</strong>it Larousse aboutit pour la première fois sur<br />

la table du perron.<br />

J'avais mission <strong>de</strong> rechercher un tableau qui illustrât une <strong>de</strong>s<br />

campagnes <strong>de</strong> l'Empire. Comme ma grand-mère avait maintes fois<br />

constaté que les exploits <strong>de</strong> l'épopée napoléonienne enflammaient<br />

mon imagination, elle n'avait évi<strong>de</strong>mment pas choisi le suj<strong>et</strong> en<br />

toute innocence. Au hasard <strong>de</strong>s pages, mon regard tomba sur le<br />

1814 <strong>de</strong> Meissonier, qui m'était inconnu. Le choc fut considérable :<br />

le spectacle <strong>de</strong> la plaine enneigée où le vaincu <strong>de</strong> Borodino, la<br />

main posée sur l'estomac, chevauche mélancoliquement à la tête du<br />

cortège <strong>de</strong> ses maréchaux frigorifiés, sous l'œil <strong>de</strong> la piétaille massée<br />

en flanc-gar<strong>de</strong> qui voit « pour la première fois l'aigle baisser<br />

la tête », me bouleversa si profondément qu'en dépit <strong>de</strong>s efforts<br />

que je fis pour dissimuler mon émotion à ma grand-mère, je ne pus<br />

m'empêcher <strong>de</strong> verser quelques larmes.<br />

Mon trouble l'enchanta si fort qu'elle céda dans l'instant à la<br />

tentation <strong>de</strong> faire défiler <strong>de</strong>vant moi la série complète <strong>de</strong>s seize<br />

« planches Beaux-Arts » du dictionnaire. Au cours <strong>de</strong> la <strong>de</strong>miheure<br />

suivante, j'encaissai sans aucun ménagement Les Funérailles<br />

d'Atala, L'Appel <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières victimes <strong>de</strong> la Terreur, La Barque<br />

<strong>de</strong> Dante, L'Assassinat du duc <strong>de</strong> Guise, Les Pestiférés <strong>de</strong> Jaffa,<br />

Le Serment du Jeu <strong>de</strong> Paume, Le Ra<strong>de</strong>au <strong>de</strong> la Méduse, <strong>et</strong> quantité<br />

d'autres œuvres du même genre à forte connotation historico-sentimentale.<br />

La charge émotionnelle dégagée par ce panoramique accéléré<br />

était assez intense pour m<strong>et</strong>tre hors <strong>de</strong> soi un garçon <strong>de</strong> mon âge<br />

dont la curiosité ne connaissait pas <strong>de</strong> bornes, mais dont la culture<br />

historique <strong>et</strong> picturale était à peu près nulle. Lorsque ma grandmère<br />

en arriva à la <strong>de</strong>rnière planche (Thomyris faisant plonger la<br />

tête <strong>de</strong> Cyrus dans un vase <strong>de</strong> sang), je me trouvais dans un état<br />

d'excitation difficile à décrire.


158 Charles Bertin<br />

Car chaque tableau que me proposait ma grand-mère éveillait<br />

vingt questions dans mon esprit. Aucune, il faut le dire, ne concernait<br />

les peintres eux-mêmes, à l'égard <strong>de</strong> qui la qualité détestable<br />

<strong>de</strong>s reproductions du p<strong>et</strong>it Larousse m'incitait à <strong>de</strong>meurer sans opinion.<br />

Ce qui motivait mon intérêt <strong>et</strong> mes questions, c'étaient les suj<strong>et</strong>s<br />

traités : ils évoquaient la plupart du temps <strong>de</strong>s personnages dont je<br />

n'avais jamais entendu le nom, mais dont l'aventure paraissait les<br />

situer hors du commun. Est-il besoin d'ajouter que mon désir d'en<br />

savoir davantage sur leur <strong>de</strong>stin s'accroissait subtilement du fait<br />

que les titres dont les peintres avaient affublé leurs œuvres semblaient<br />

se draper à plaisir dans le mystère <strong>de</strong> leurs constituants lexicaux<br />

?<br />

Que pouvait bien signifier le mot « excommunication » ? Quel<br />

crime avait commis le roi Robert pour encourir une peine au nom<br />

aussi redoutable qui lui valait <strong>de</strong> se r<strong>et</strong>rouver abandonné sur son<br />

énorme trône au fond d'uns salle désertée, avec sa couronne sur la<br />

tête <strong>et</strong> une femme éplorée dans les bras ?<br />

J'aurais aimé recueillir un certain nombre <strong>de</strong> précisions sur les<br />

Thermopyles : il me tardait d'apprendre pourquoi c<strong>et</strong> étrange Léonidas,<br />

après avoir jugé bon <strong>de</strong> se m<strong>et</strong>tre tout nu pour combattre,<br />

n'était pas parvenu à attirer l'attention <strong>de</strong> ses ennemis qui lui tournaient<br />

le dos en lançant <strong>de</strong>s couronnes au hasard.<br />

Je brûlais <strong>de</strong> savoir pourquoi les « énervés <strong>de</strong> Jumièges », prostrés<br />

au fond <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te barque dérivant au fil <strong>de</strong> l'eau, répondaient<br />

aussi mal à la conception que je me faisais d'un état où je voyais<br />

fréquemment ma mère.<br />

Mais surtout, comme j'étais toujours prêt à m'attendrir sur l'infortune<br />

d'autrui, je me <strong>de</strong>mandais quelle terreur pouvait paralyser<br />

à ce point les enfants d'Edouard sur leur lit à baldaquin <strong>et</strong> à courtines.<br />

Hélas ! J'étais incapable <strong>de</strong> répondre à toutes ces questions. Le<br />

drame, c'est que ma grand-mère n'était pas mieux informée. La<br />

merveille, c'est qu'elle aurait donné comme moi quelques berlingots<br />

<strong>de</strong> pâte d'aman<strong>de</strong>s pour apprendre ce que nous ignorions l'un<br />

<strong>et</strong> l'autre. Notre plaisir, notre fastueux, notre somptueux plaisir fut<br />

d'associer nos ignorances <strong>et</strong> notre curiosité pour découvrir ensemble<br />

les réponses qui nous manquaient.<br />

Je revois le duo d'amoureux que nous formions durant ces quel-


La visite à la grand-mère 159<br />

ques heures qui ont compté dans ma vie. Thérèse-Augustine avait<br />

déniché une loupe dans le tiroir <strong>de</strong> sa commo<strong>de</strong> <strong>et</strong> elle se tenait<br />

assise en équilibre précaire sur l'extrême bord <strong>de</strong> son fauteuil à<br />

bascule, analysant avec une attention bijoutière les plus minuscules<br />

détails d'un <strong>de</strong> ces p<strong>et</strong>its rectangles noirâtres au tracé pâteux que<br />

le Larousse intitulait pompeusement « planches en similigravure ».<br />

Moi-même j'avais quitté mon banc dans l'excitation <strong>de</strong> la recherche<br />

: je regardais par-<strong>de</strong>ssus l'épaule <strong>de</strong> ma grand-mère en me<br />

<strong>de</strong>mandant quelle était la race du p<strong>et</strong>it chien <strong>de</strong>s enfants<br />

d'Edouard.<br />

La grosse chaleur était maintenant tombée. L'après-midi déclinait<br />

doucement vers le crépuscule. C'était l'heure où la grive filait<br />

sa note la plus pure. On entendait <strong>de</strong>s voix dans les jardins. Bientôt,<br />

la tiè<strong>de</strong> flambée du soir consumerait les <strong>de</strong>rnières abeilles.<br />

Je crois que je n'ai plus jamais été aussi heureux.<br />

[Ce texte est extrait du manuscrit <strong>de</strong> La visite à la grand-mère,<br />

le nouveau roman, à paraître, <strong>de</strong> Charles Bertin.]


De quelques mots<br />

voyageurs au long cours<br />

Communication <strong>de</strong> M. Willy BAL<br />

à la séance mensuelle du 11 juin 1994<br />

Dans le Voyage à l'île <strong>de</strong> France, Bernardin <strong>de</strong> Saint-Pierre,<br />

parlant <strong>de</strong>s dames <strong>de</strong> la bonne société, écrit : « Dès qu'il y a un bal,<br />

elles arrivent en foule, voiturées en palanquin. C'est une espèce <strong>de</strong><br />

litière, enfilée d'un long bambou que quatre Noirs portent sur leurs<br />

épaules : quatre autres les suivent pour les relayer ».<br />

L'intérêt <strong>de</strong> ce texte est <strong>de</strong> décrire l'obj<strong>et</strong>, le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> locomotion<br />

<strong>et</strong> d'attester la chose <strong>et</strong> le mot à l'île Maurice en 1768. A la<br />

Réunion, on ne trouve le mot qu'en 1833. Son histoire est assez<br />

bien connue <strong>de</strong>s lexicologues. Je ne ferai que la rappeler brièvement.<br />

Palanquin apparaît en français en 1589 selon le dictionnaire<br />

<strong>de</strong> Bloch <strong>et</strong> von Wartburg, en 1610 seulement d'après le Robert<br />

historique. L'hypothèse couramment admise y voit un emprunt au<br />

portugais palanquim, attesté vers 1545, auquel on reconnaît une<br />

origine indienne, peut-être le telugu pallakî, apparenté lui-même au<br />

sanscrit paryanka ' lit, litière '. C<strong>et</strong>te explication ne soulève aucun<br />

problème phonétique — ou sémantique — <strong>et</strong> me semble confirmée<br />

par l'histoire <strong>de</strong> ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> locomotion. Toutefois, certains philologues,<br />

dont José Pedro Machado, auteur du Dicionârio <strong>et</strong>imolôgico<br />

da lingua portuguesa, n'excluent pas que palanquim soit un<br />

dérivé <strong>de</strong> palanque, attesté dans c<strong>et</strong>te même acception quelque dix<br />

ans plus tôt <strong>et</strong> qui pourrait être apparenté au latin vulgaire palanca,<br />

latin classique palanga — gros bâton servant à transporter <strong>de</strong> lour<strong>de</strong>s<br />

charges —, d'où notamment le français palanche.<br />

Venons-en à <strong>de</strong>ux synonymes ou quasi-synonymes moins connus<br />

<strong>de</strong> la lexicologie française.<br />

Leconte <strong>de</strong> Lisle intitule l'un <strong>de</strong> ses Poèmes barbares, exacte-


De quelques mots voyageurs au long cours 161<br />

ment le trente-quatrième du recueil, « Le manchy », composé vers<br />

1858.<br />

« Sous un nuage frais <strong>de</strong> claire mousseline<br />

Tous les dimanches au matin,<br />

Tu venais à la ville en manchy <strong>de</strong> rotin,<br />

Par les rampes <strong>de</strong> la colline. »<br />

Evocation d'une jeune créole, prématurément disparue, qui arrache<br />

au poète parnassien un <strong>de</strong> ses rares cris :<br />

« O charmes <strong>de</strong> mes premiers rêves ! »<br />

Robert Chau<strong>de</strong>nson, dans son monumental Lexique du parler<br />

créole <strong>de</strong> la Réunion (1974), signale le mot comme vieux <strong>et</strong> ajoute<br />

que la graphie la plus courante dans les documents anciens <strong>de</strong> l'île<br />

est manchit. Toutefois, les premières attestations, datant respectivement<br />

<strong>de</strong> 1817 <strong>et</strong> <strong>de</strong> 1833, fournissent la forme manchil. L'observation<br />

faite en 1817 précise que «les manchils, autre espèce <strong>de</strong><br />

palanquin, sont beaucoup plus simples : ce n'est qu'un p<strong>et</strong>it lit suspendu<br />

sous un ten<strong>de</strong>l<strong>et</strong> mobile » <strong>et</strong>, confirmant le témoignage <strong>de</strong><br />

Leconte <strong>de</strong> Lisle, ce texte note qu'« il n'est guère <strong>de</strong> femme blanche<br />

qui n'ait son manchil ».<br />

Le Glossary of Anglo-Indian Colloquial Words and Phrases <strong>de</strong><br />

Hobson-Jobson (édité par H. Yule <strong>et</strong> A.C. Bumell, 1903) cite en<br />

anglo-indien les formes manjeel (1811) <strong>et</strong> muncheel (plus rarement<br />

munsheel), dont nous avons plusieurs attestations à partir <strong>de</strong> 1819,<br />

toutes relatives à la côte <strong>de</strong> Malabar (Sud-Ouest <strong>de</strong> l'In<strong>de</strong>). Ces<br />

formes sont rapprochées du concani machîl ou manchil, du tulu<br />

(<strong>langue</strong> dravidienne) mânchilu ou du malaial maiijîl, dont l'origine<br />

pourrait être le sanscrit mahcha signifiant ' lit, siège '.<br />

D'autre part, dans l'In<strong>de</strong> ci-<strong>de</strong>vant portugaise, on désignait par<br />

machila ou manchila (variante graphique manchilla) une sorte <strong>de</strong><br />

lit portable, fait <strong>de</strong> bois, avec le fond <strong>et</strong> les côtés en rotin, suspendu<br />

par <strong>de</strong>s chaînes à une perche <strong>de</strong> bambou, couvert d'une espèce <strong>de</strong><br />

p<strong>et</strong>ite tente protégeant <strong>de</strong> la pluie ou du soleil, le tout porté sur les<br />

épaules <strong>de</strong> quatre hommes.<br />

Anglo-indien muncheel, luso-indien manchila, français réunionnais<br />

manchil désignant une même réalité sont évi<strong>de</strong>mment tirés <strong>de</strong><br />

la même source. Ajoutons-y les témoignages venus <strong>de</strong> l'Afrique du<br />

Sud-Est, où le mot est attesté dans <strong>de</strong>s textes portugais sous diverses<br />

formes graphiques maxila, maxilla, machila, machilla. On


162 yVillv Bal<br />

trouve aussi machira, qui ne pose aucun problème phonologique :<br />

la variation llr est très fréquente dans les <strong>langue</strong>s bantoues, qui ne<br />

possè<strong>de</strong>nt généralement qu'un seul <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux phonèmes.<br />

L'analogie référentielle avec le palanquin incline à penser à une<br />

origine indienne, appuyée sur les formes <strong>de</strong>s <strong>langue</strong>s indiennes<br />

citées plus haut. C<strong>et</strong>te hypothèse est très répandue ; elle avait<br />

notamment été acceptée par Mgr Rodolfo Dalgado, spécialiste <strong>de</strong><br />

la lexicologie luso-orientale, dans son ouvrage <strong>de</strong> 1913, Influência<br />

do Vocabulârio Português em Lînguas Asiâticas. De la côte <strong>de</strong><br />

Malabar, les Portugais auraient introduit le mot dans l'Afrique du<br />

Sud-Est <strong>et</strong> dans les îles <strong>de</strong> l'Océan Indien.<br />

Mais voilà que la comparaison <strong>de</strong>s datations m<strong>et</strong> en difficulté<br />

l'hypothèse <strong>de</strong> l'origine indienne. Les formes anglo- ou lusoindiennes<br />

ne sont relevées qu'à partir du début du XIX e siècle,<br />

alors que les formes africaines sont abondamment attestées <strong>de</strong>ux<br />

siècles plus tôt, exactement à partir <strong>de</strong> 1609.<br />

La chose se complique quand on réunit le corpus <strong>de</strong>s attestations<br />

africaines du type MACHILA. A côté <strong>de</strong>s formes qui désignent une<br />

espèce <strong>de</strong> palanquin, on en trouve qui désignent une grosse toile<br />

<strong>de</strong> coton. Ce sens est le plus ancien, attesté dès 1569, <strong>et</strong> est encore<br />

noté à l'époque contemporaine dans le district <strong>de</strong> T<strong>et</strong>e <strong>et</strong> dans le<br />

Zambèze inférieur, sous la forme machira. Celle-ci pourrait être le<br />

pluriel, avec le préfixe ma-, <strong>de</strong> chira ' grosse toile <strong>de</strong> fabrication<br />

indigène '.<br />

Homonymie ou polysémie ? Cria <strong>de</strong>s lexicologues. Une meilleure<br />

connaissance <strong>de</strong> la réalité désignée peut nous ai<strong>de</strong>r à voir<br />

clair. J'ai cité plus haut une <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> la machila faite <strong>de</strong> bois<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> rotin mais tous ces palanquins ne sont pas faits <strong>de</strong>s mêmes<br />

matières. Voici une autre <strong>de</strong>scription, datée <strong>de</strong> 1808, se rapportant<br />

à Goa : « A machilla é uma especie <strong>de</strong> palanquim usado em Goa.<br />

He meramente um panno <strong>de</strong> lona suspenso <strong>de</strong> um bambû, que é<br />

levado à cabeça <strong>de</strong> quatro homens » [Une machilla est une espèce<br />

<strong>de</strong> palanquin employé à Goa. C'est simplement une pièce <strong>de</strong> toile<br />

suspendue à un bambou, qui est porté sur la tête <strong>de</strong> quatre hommes].<br />

Un texte <strong>de</strong> 1885 apporte une confirmation, non sans quelque<br />

malice : « O sr. governador levava uma machila (ca<strong>de</strong>irinha) feita<br />

<strong>de</strong> lona forte, e andou socegado ; mas eu, infelizmente, nào tinha<br />

senâo uma machila em forma <strong>de</strong> re<strong>de</strong>. » [Monsieur le gouverneur<br />

avait une machila <strong>de</strong> forte toile, <strong>et</strong> voyagea confortablement ; mais


De quelques mots voyageurs au long cours 163<br />

moi, malheureusement, je n'avais rien d'autre qu'une machila en<br />

forme <strong>de</strong> hamac].<br />

Du sens le plus anciennement attesté du type MACHILA —<br />

grosse toile <strong>de</strong> fabrication indigène —, on a pu passer très aisément<br />

par métonymie, pars pro toto, au sens <strong>de</strong> ' palanquin fait d'une<br />

pièce <strong>de</strong> toile '.<br />

Ainsi résolu le poblème <strong>de</strong> la polysémie du mot africain, revenons<br />

à la question du sens dans lequel s'est fait le voyage <strong>de</strong> ce<br />

mot migrant. Les <strong>de</strong>ux siècles <strong>de</strong> décalage entre les attestations<br />

africaines <strong>et</strong> les attestations indiennes ainsi que certains doutes sur<br />

le caractère indigène ou vernaculaire <strong>de</strong>s formes indiennes invoquées<br />

comme étymons ont amené Rodolfo Dalgado à proposer<br />

pour le type MACHILA une migration à partir <strong>de</strong> l'Afrique du<br />

Sud-Est (Cfr. Contribuiçôes para a Lexicologia Luso-Oriental,<br />

1916, <strong>et</strong> Glossârio Luso-Asiâtico, 1921). C<strong>et</strong>te thèse est défendue<br />

également par d'autres lusitanisants, dont Luis <strong>de</strong> Matos.<br />

Quoi qu'il en soit <strong>de</strong> son origine, le mot est bien vivant à l'époque<br />

contemporaine en portugais <strong>de</strong> Mozambique, comme en témoigne<br />

une glose du romancier Rodrigues Junior, dans Muen<strong>de</strong> (Lourenço<br />

Marques, 1960) : « machila : transporte <strong>de</strong> que os indigenas<br />

se servem para levarem os brancos e as pessoas importantes do<br />

regulado ». [moyen <strong>de</strong> transport dont les indigènes se servent pour<br />

véhiculer les blancs <strong>et</strong> les personnes importantes <strong>de</strong> la chefferie],<br />

Machila a d'ailleurs traversé le continent noir sur les pas <strong>de</strong>s<br />

voyageurs <strong>et</strong> trafiquants portugais. C'est ainsi que l'<strong>et</strong>hnologue<br />

allemand Adolf Bastian, auteur <strong>de</strong> Ein Besuch in San Salvador, <strong>de</strong>r<br />

Hauptstadt <strong>de</strong>s Kônigreichs Congo. Ein Beitrag zur Mythologie<br />

und Psychologie (Bremen, 1859), a noté, à Luanda, dans les années<br />

1850 : « Die Europâer lassen sich st<strong>et</strong>s in Maschiles, die <strong>de</strong>n indischen<br />

Palankinen âhnlich sind, tragen ». [Les Européens se font toujours<br />

porter dans <strong>de</strong>s Maschiles, qui sont semblables aux palanquins<br />

indiens]. Maschiles est une transcription à l'alleman<strong>de</strong> du<br />

pluriel <strong>de</strong> l'afro-portugais machila.<br />

Enfin, j'ai aussi rencontré le mot dans un texte portugais <strong>de</strong><br />

1880, relatif à l'île <strong>de</strong> Saint-Thomas, dans le golfe <strong>de</strong> Guinée:<br />

« ...tomando a posiçâo servil do negro carregador <strong>de</strong> maxilla... »<br />

[...prenant la position servile du noir porteur <strong>de</strong> maxilla...] (Nuno<br />

<strong>de</strong> Freitas Queriol, « As Missôes Cathôlicas em Âfrica », Bol. Soc.<br />

Geo. Lisboa, 2a Sér., 1 (1880), p. 25).


164 yVillv Bal<br />

Une <strong>de</strong>rnière remarque : le mot manchil, manchy ou manchit <strong>de</strong><br />

la Réunion est du genre masculin alors que machila est féminin en<br />

portugais. Serait-ce un indice du fait qu'à la Réunion il aurait été<br />

amené plutôt par l'anglo-indien ? Ou bien ce changement ne serait<br />

pas significatif : il s'est opéré <strong>de</strong> même dans le mot suivant.<br />

En Afrique centrale, le terme le plus courant pour désigner ce<br />

moyen <strong>de</strong> transport est tipoy, masculin en français, dont les variantes<br />

graphiques sont nombreuses, signe d'un emprunt oral (tipoye,<br />

tipoie, tippoy, tippoï, tshipoy avec une palatalisation qui fait penser<br />

au brésilien ou à certaines <strong>langue</strong>s bantoues). Une dérivation a produit<br />

tipoyeur ' porteur <strong>de</strong> tipoy ' employé notamment par P. Davister<br />

dans Ma Congolie en nœud papillon (Luttre, 1954, p. 114).<br />

L'Inventaire <strong>de</strong>s particularités lexicales du français en Afrique<br />

noire (sigle IFA, l rc éd. 1983, 2 e éd. 1988) note tipoy au Zaïre <strong>et</strong><br />

au Rwanda '. Mais je l'ai rencontré aussi dans le Voyage au Congo<br />

d'André Gi<strong>de</strong> (87 e éd., p. 90), texte sur lequel je reviendrai, <strong>et</strong> dans<br />

Heures africaines <strong>de</strong> James Vandrunen (Bruxelles, 1900, p. 217),<br />

où l'auteur évoque une scène qui se déroule au Gabon : « ...une<br />

Européenne en robe blanche [...] passe en hamac <strong>de</strong> transport, un<br />

tippoï, porté par <strong>de</strong>ux noirs en longue chemise ».<br />

Tipoy est emprunté au portugais tipôia, nom féminin, lui-même<br />

repris d'une <strong>langue</strong> amérindienne du Brésil (le tupi-guarani). On<br />

trouve ce mot à la fin du XVI e siècle, désignant une sorte <strong>de</strong> fil<strong>et</strong><br />

ou un vêtement féminin (une pièce d'étoffe) dans lequel les mères<br />

1. La notice du mot fournit les informations suivantes : 1° Chaise à porteurs.<br />

« Le tipoye débouche du sentier. Bien qu'ils soient en nage, les porteurs se m<strong>et</strong>tent<br />

au p<strong>et</strong>it trot pour ménager à leur redoutable far<strong>de</strong>au — <strong>et</strong> à eux-mêmes, les plus<br />

nobles porteurs — une entrée solennelle <strong>de</strong>vant ces lourdauds <strong>de</strong> paysans ! » (O.<br />

Bolombo, Kavwanga, Namur, 1954, p. 15).<br />

Syn. : chaise <strong>de</strong> poste.<br />

Comp. : tipoy-cheval.<br />

2° Hamac en cor<strong>de</strong>s ou en osier, fixé à un ou <strong>de</strong>ux bambous, porté par une<br />

équipe <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux, quatre ou six porteurs qui se relaient.<br />

Encycl. On s'en servait à l'ép. colon, pour transporter les notables <strong>et</strong> pour traverser<br />

les marais ou <strong>de</strong>s passages difficiles. L'usage du hamac fut interdit pendant quelque<br />

temps, sous prétexte d'abus (cf. M. L. Bevel, Le Dictionnaire colonial [Encyclopédie],<br />

Bruxelles, 3 e éd., 1955, p. 148). Utilisé aujourd'hui encore au Rwanda pour<br />

le transport <strong>de</strong>s blessés.<br />

Syn. : hamac.<br />

Dér. : tipoyeur.


De quelques mots voyageurs au long cours 165<br />

indiennes portent leurs jeunes enfants (Cfr G. Frie<strong>de</strong>rici, Amerikanistisches<br />

Wôrterbuch und Hilfswôrterbuch fur <strong>de</strong>n Amerikanisten,<br />

2 e éd., Hamburg, 1960, pp. 611-612). Selon J. P. Machado, le sens<br />

<strong>de</strong> véhicule, moyen <strong>de</strong> transport, n'apparaîtrait qu'en 1874. Date<br />

manifestement erronée, trop tardive. Mgr Rodolfo Dalgado fournit,<br />

<strong>de</strong> 1845, une attestation non équivoque <strong>de</strong> ce sens: « uma tipoia<br />

muito rica com cortinas <strong>de</strong> seda » [un tipoy très riche avec <strong>de</strong>s<br />

ri<strong>de</strong>aux <strong>de</strong> soie]. De même, vers 1850, Adolf Bastian, dans l'actuel<br />

Angola, observe <strong>de</strong>s « Hângematte » [hamacs] <strong>de</strong> transport dits<br />

Tipoya. Un passage <strong>de</strong> YHistoria <strong>de</strong> Angola due à da Silva Corrêa<br />

(t. I, p. 83), dont la glose est particulièrement explicite, me perm<strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> remonter la datation jusqu'à 1782 : « [A tipoya :] Hùa re<strong>de</strong> em<br />

q. vô sentadas, ou recostadas, coberta <strong>de</strong> um tejadilho, ro<strong>de</strong>ada <strong>de</strong><br />

cortinas » [Un hamac dans lequel elles [les dames] sont assises ou<br />

couchées, couvert, entouré <strong>de</strong> ri<strong>de</strong>aux].<br />

Revenant au français, r<strong>et</strong>rouvons la <strong>de</strong>scription que fournit<br />

André Gi<strong>de</strong> (op. cit., note 1 ) : « Le tipoy est un fauteuil suspendu,<br />

non entre <strong>de</strong>ux tiges <strong>de</strong> bambou, comme on pourrait le croire<br />

d'abord, mais entre <strong>de</strong>ux palmes du gigantesque palmier-ban 2 .<br />

Entre ces brancards se glissent les porteurs, <strong>de</strong>ux à l'avant, <strong>de</strong>ux<br />

à l'arrière. Reliés aux brancards, <strong>de</strong>ux supports, un pour chaque<br />

couple <strong>de</strong> porteurs, pèsent sur l'épaule <strong>de</strong> ceux-ci assumant le<br />

poids <strong>de</strong> l'ensemble. [...] Au-<strong>de</strong>ssus du fauteuil, <strong>de</strong>s nattes posées<br />

sur <strong>de</strong>s tiges arquées, forment toiture, c'est le shimbeck... »<br />

Dans la citation portugaise précé<strong>de</strong>nte, il était aussi question<br />

d'une couverture (le tejadilho) <strong>de</strong> la tipoya. Ailleurs, à propos <strong>de</strong><br />

la machila <strong>de</strong> l'In<strong>de</strong> portugaise, les auteurs font état d'une tenda<br />

ou d'un tendilhào (sorte <strong>de</strong> tente), protégeant <strong>de</strong> la pluie ou du<br />

soleil. Dans la plus ancienne <strong>de</strong>scription du manchil réunionnais,<br />

d'après <strong>de</strong>s notes datées <strong>de</strong> 1817, par A. Billiard dans son Voyage<br />

aux colonies orientales (Paris, 1822), il était question d'« un p<strong>et</strong>it<br />

lit suspendu sous un ten<strong>de</strong>l<strong>et</strong> mobile ».<br />

2. Le palmier-ban, synonyme <strong>de</strong> palmier-raphia (Bénin, Côte-d'Ivoire, Togo<br />

selon l'IFA), désigne le Raphia gigantea <strong>et</strong> le Raphia hookeri en forêt, le Raphia<br />

sudanica en savane, c.-à-d. un palmier arborescent exploité pour le rachis <strong>de</strong> ses<br />

feuilles <strong>et</strong> pour sa sève, qui donne le vin <strong>de</strong> palme. Dans le contexte du récit d'André<br />

Gi<strong>de</strong>, il s'agit probablement du Raphia gigantea.


166 yVillv Bal<br />

Soit dit en passant, quoique attesté <strong>de</strong>puis 1611 (Cotgrave), le<br />

mot ten<strong>de</strong>l<strong>et</strong> figure assez rarement dans les dictionnaires. C'est un<br />

emprunt fait à l'italien tendal<strong>et</strong>to, diminutif <strong>de</strong> tendale ' gran<strong>de</strong><br />

tente ' <strong>et</strong>, comme terme <strong>de</strong> marine, ' marquise '. Or, dans ce<br />

même langage technique, ten<strong>de</strong>l<strong>et</strong> désigne un abri, une sorte <strong>de</strong><br />

tente montée à l'arrière d'une embarcation. Le passage d'un terme<br />

<strong>de</strong> marine à <strong>de</strong>s usages <strong>de</strong> terre s'observe fréquemment dans les<br />

variétés d'Outre-mer du français, pour <strong>de</strong>s raisons faciles à comprendre.<br />

Le ten<strong>de</strong>l<strong>et</strong> du tipoy congolais se dénomme donc shimbeck dans<br />

la notation d'André Gi<strong>de</strong>. Ce mot, sous les graphies chimbeck <strong>et</strong><br />

chimbèque, a été relevé, comme nom masculin, dans l'IFA exclusivement<br />

pour le Zaïre, dans le sens suivant : « habitation assez élémentaire<br />

servant <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce dans un lieu touristique, <strong>de</strong><br />

gîte d'étape, <strong>de</strong> maison provisoire ou <strong>de</strong> logement pour le personnel<br />

domestique ». Il vient fréquemment sous la plume <strong>de</strong>s écrivains<br />

coloniaux belges :<br />

— James Vandrunen : « ...<strong>de</strong>s huttes disloquées, <strong>de</strong>s assemblages<br />

<strong>de</strong> paille <strong>et</strong> <strong>de</strong> bambous, <strong>de</strong>s chimbèques entourés <strong>de</strong> claies mal<br />

façonnées... » (Heures africaines, Bruxelles, 1900, p. 247).<br />

— Ekotongo (pseudonyme <strong>de</strong> Félicien Molle) : « Entre les bambous<br />

disjoints du chimbeck, il aperçoit les éclairs... » (Peaux<br />

noires. Contes <strong>et</strong> croquis congolais, Charleroi, sans date ni<br />

pagination). [L'auteur, qui a vécu chez les Bangala au début du<br />

siècle, emploie couramment ce mot sans le placer entre guillem<strong>et</strong>s<br />

ni le gloser, comme il le fait pour d'autres mots bantous],<br />

— G.-D. Périer : dans Moukanda (2 e éd., Bruxelles, 1924), on<br />

trouve, p. 47, la photographie d'une hutte avec la légen<strong>de</strong> :<br />

« Chimbèque servant d'atelier <strong>de</strong> menuiserie ».<br />

— H. De Langhe : « A mi-côte un chimbèque assez délabré, blanchi<br />

à la chaux » (Contes <strong>de</strong> la Lukenye <strong>et</strong> du Kasaï, t. II, Léopoldville,<br />

1947, p. 11).<br />

Bref, ce mot était très répandu dans le français colonial du<br />

Congo belge, avec le sens général <strong>de</strong> hutte <strong>de</strong> construction primitive,<br />

sommaire. On voit aisément par quel procédé métonymique<br />

on a pu passer au sens <strong>de</strong> toiture élémentaire, faite <strong>de</strong> nattes posées<br />

sur <strong>de</strong>s perches.


De quelques mots voyageurs au long cours 167<br />

L'origine du mot fait ou a fait difficulté 3 . Pour Léo Bittremieux,<br />

auteur du Mayombsch Idioticon (Gent, 1922), le kiyoômbe (variété<br />

occi<strong>de</strong>ntale du groupe kongo) kimbeko ' hutte, case ' est un « basterwoord<br />

», provenant <strong>de</strong> chimbeck (p. 223), thèse qu'il confirme<br />

encore en 1927 dans Deel III. Verb<strong>et</strong>eringen en Aanvullingen<br />

(Brussel) : « ongewoon woord van vreem<strong>de</strong>n oorsprong » (p. 854).<br />

C'est <strong>de</strong> L. Bittremieux que K.E. Laman, auteur du Dictionnaire<br />

kikongo-français (Bruxelles, 1936), a dû reprendre «ki-mbeko<br />

(Ouest), du fr. chimbèque, case », (p. 249 a). Mais le mot figurait<br />

déjà chez R. Butaye, Kikongo-français, français-kikongo (Roeselaere,<br />

1909) : kimbeko ' chimbeck, case ' (p. 71 a). On a donc cru<br />

longtemps à une origine européenne. Le français étant évi<strong>de</strong>mment<br />

exclu, on a mené <strong>de</strong>s recherches en portugais <strong>et</strong> en anglais, les<br />

<strong>de</strong>ux <strong>langue</strong>s qui, à date ancienne, ont exercé une influence sur<br />

c<strong>et</strong>te région d'Afrique centrale. Elles n'ont donné aucun résultat. Il<br />

semble acquis que le transfert doit être inversé <strong>et</strong> que le bantou<br />

kimbeko est le point <strong>de</strong> départ du français colonial chimbèque. Une<br />

évolution phonétique i<strong>de</strong>ntique (palatalisation <strong>de</strong> k <strong>de</strong>vant i) s'est<br />

produite, par exemple, dans kikwaânga > chikwangue (pâte <strong>de</strong><br />

manioc fermentée), kimpéensi (kimpèenzi selon Laman 257 b) > fr.<br />

chimpanzé. Si on veut remonter plus haut dans l'étymologie, on<br />

peut ém<strong>et</strong>tre l'hypothèse d'un rapport avec bèko, mbèeko du<br />

kikongo méridional, attesté chez Laman <strong>et</strong> déjà chez W. H. Bentley<br />

(Appendix to the Dictionary and Grammar of the Kongo Language,<br />

Londres, 1895) avec le sens <strong>de</strong> ' place réservée, sûre ', d'où kuna<br />

beko ' secr<strong>et</strong>, privé '.<br />

D'autres dénominations encore ont cours en Afrique noire ou<br />

dans les îles <strong>de</strong> l'Océan Indien pour le palanquin ou <strong>de</strong>s moyens<br />

<strong>de</strong> transport présentant quelque analogie.<br />

Curieux engin <strong>et</strong> non moins curieuse composition lexicale que<br />

l'on trouve dans tipoy-cheval attesté par l'IFA au Zaïre <strong>et</strong> défini<br />

comme « variété <strong>de</strong> chaise à porteurs(...), bâton muni en son milieu<br />

d'une selle garnie d'étriers <strong>et</strong> <strong>de</strong>stiné à être porté par <strong>de</strong>ux hommes,<br />

sur l'épaule ». Ce composé est employé par H. De Langhe<br />

(op. cit., p. 218): «Le substitut grimpa dans sa cathèdre, Klau-<br />

3. Je n'aurais pu rédiger ce passage <strong>de</strong> ma communication sans les informations<br />

qui m'ont été fournies par mon collègue <strong>et</strong> ami bantouisant, le R. P. Jan Dacleman<br />

s.j. Je tiens à l'en remercier bien vivement.


168 yVillv Bal<br />

waerts escalada sa bique <strong>et</strong> De Noy<strong>et</strong>te dut monter sur son tippoycheval,<br />

mais je doute fort qu'il fit galoper ses hommes, ce matinlà<br />

». A en juger par le contexte, ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> locomotion ne <strong>de</strong>vait<br />

guère être confortable ! Il me semble qu'il s'agit d'une sorte <strong>de</strong><br />

calque par analogie du portugais cavalo-<strong>de</strong>-pau ' cheval <strong>de</strong> bois ',<br />

dont le réfèrent est i<strong>de</strong>ntique.<br />

Dans la même citation, on trouve le mot cathèdre, qui ne fait<br />

pas l'obj<strong>et</strong> d'une entrée dans l'IFA. Il me semble pouvoir y reconnaître<br />

une adaptation du portugais ca<strong>de</strong>irinha ' chaise à porteurs ',<br />

qui remonte d'ailleurs au même étymon gréco-latin.<br />

D'autres termes encore :<br />

— chaise-hamac, enregistré dans l'IFA en Côte-d'Ivoire, comme<br />

vieilli <strong>et</strong> défini en ces termes. « Moyen <strong>de</strong> transport <strong>de</strong>s chefs<br />

traditionnels <strong>et</strong> <strong>de</strong>s personnages importants », avec une citation<br />

tirée du quotidien ivoirien Fraternité-Nation du 16 février<br />

1975 : «Sa <strong>de</strong>rnière sortie, transporté dans une chaise-hamac,<br />

il [un roi] l'a faite en 1957. Depuis c<strong>et</strong>te ultime marche triomphale,<br />

la chaise-hamac est reléguée au plafond d'une boutique<br />

».<br />

— chaise <strong>de</strong> poste, localisé au Zaïre par l'IFA <strong>et</strong> défini comme<br />

« chaise à porteurs ». Le mot est employé par H. De Langhe<br />

{op. cit., p. 213) mais placé entre guillem<strong>et</strong>s: «Le premier<br />

voyageait dans une originale « chaise <strong>de</strong> poste » que huit noirs<br />

déplaçaient à une ca<strong>de</strong>nce assez accélérée pour son poids mais<br />

en se relayant souvent... » [La scène se passe dans la plaine du<br />

Kasaï],<br />

— fauteuil, décrit par R. Chau<strong>de</strong>nson (op. cit., 1, pp. 171-172),<br />

qui, à la suite d'un malencontreux acci<strong>de</strong>nt survenu en brousse,<br />

en a fait l'expérience personnelle vers 1970... Nous le citons<br />

largement ci-<strong>de</strong>ssous ;<br />

« Le transport <strong>de</strong>s personnes s'effectuait encore récemment dans<br />

les « Hauts » <strong>de</strong> l'île [<strong>de</strong> la Réunion] en « chaise à porteur » [fôtèy]<br />

(...) Aujourd'hui ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> transport est encore en usage mais est<br />

réservé aux mala<strong>de</strong>s ou aux vieillards. Le « fauteuil » [fôtèy] est en<br />

fait une « sorte <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ite chaise longue pliante » que l'on fixe sur<br />

<strong>de</strong>ux longues barres <strong>de</strong> bois à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> « cor<strong>de</strong>s » (...) ou <strong>de</strong> « ligatures<br />

» (...) <strong>de</strong> feuilles d'« aloès » (...) que l'on a préalablement


De quelques mots voyageurs au long cours 169<br />

« chauffées » (...) pour les rendre plus résistantes. Les barres <strong>de</strong><br />

soutien sont en général prises dans « la hampe d'un aloès » (...).<br />

Le port s'effectue <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux façons :<br />

1° A <strong>de</strong>ux « porteurs » (...) ; les supports sont alors pourvus <strong>de</strong><br />

« br<strong>et</strong>elles » [brikôl] que les porteurs se passent sur les épaules, en<br />

se m<strong>et</strong>tant entre les supports, l'un <strong>de</strong>vant le fauteuil, l'autre <strong>de</strong>rrière.<br />

Il s'agit alors d'une « chaise à br<strong>et</strong>elles » [fôtèy brikol].<br />

2° Mais il existe aussi <strong>de</strong>s « fauteuils » sans « bricoles » ; dans<br />

ce cas, les supports reposent directement sur les épaules <strong>de</strong>s porteurs,<br />

il y a en général quatre porteurs, mais parfois <strong>de</strong>ux seulement<br />

».<br />

— filanzane, nom masculin, mentionné sans exemple dans le<br />

Grand Robert (2 e éd.) comme datant <strong>de</strong> la fin du XIX e siècle<br />

<strong>et</strong> tiré d'un parler malgache, sorte <strong>de</strong> chaise à porteurs. L'érudition<br />

<strong>et</strong> l'amabilité <strong>de</strong> mon cher confrère <strong>et</strong> ami Georges Sion<br />

me perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> compléter c<strong>et</strong>te notice par la citation d'un<br />

poème <strong>de</strong> Jules Supervielle, intitulé Le Filanzane, publié dans<br />

un recueil <strong>de</strong> 1922, Débarcadères, <strong>et</strong> repris dans un volume <strong>de</strong><br />

1956, L'Escalier. En voici <strong>de</strong>s extraits :<br />

« Je ne veux pas mourir avant<br />

Que me portent en filanzane<br />

Douze nègres dans la savane,<br />

Mais où cueillir le filanzane,<br />

Le nègre <strong>et</strong> les éléphants ? »<br />

— hamac, attesté par l'IFA, dans le sens <strong>de</strong> chaise à porteurs,<br />

illustré par une citation <strong>de</strong> l'écrivain zaïrois Zamenga Batukezanga<br />

: « [...] Lubiku était un mun<strong>de</strong>le-ndombe, un noir à la<br />

peau blanche. On le transportait en hamac partout où il allait »<br />

(Sept frères <strong>et</strong> une sœur, Kinshasa, 1974, p. 56). [Un mun<strong>de</strong>lendombe<br />

est un Zaïrois qui se conduit comme un Blanc], De<br />

hamac a été tiré hamacaire ' porteur <strong>de</strong> hamac ', relevé par<br />

l'IFA en Côte-d'Ivoire, comme vieilli.<br />

Notre randonnée en manchil, en tipoye ou en une autre variété<br />

<strong>de</strong> palanquin se termine. Elle a été longue, elle nous a menés par<br />

les pistes <strong>de</strong> l'In<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s îles <strong>de</strong> l'Océan Indien, <strong>de</strong> l'Afrique noire.<br />

Le soir tombe vite sous les Tropiques. Nous aspirons à gagner le


170 yVillv Bal<br />

gîte d'étape, où nous accueillera pour la détente, le rafraîchissement,<br />

une galerie ouverte, au toit en pente, accotée à la faça<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

toute construction <strong>de</strong> style dit colonial.<br />

Si nous avons été véhiculés en tipoye, c<strong>et</strong>te galerie se dénommera<br />

le plus souvent véranda(h). C'est en eff<strong>et</strong>, d'après l'IFA, le<br />

mot qu'on emploie couramment en français du Bénin, <strong>de</strong> Centre-<br />

Afrique, <strong>de</strong> Côte-d'Ivoire, du Sénégal, du Tchad, du Togo ; il se<br />

rencontre aussi au Zaïre. Le sens du français standard « galerie<br />

vitrée contre une maison, pouvant servir <strong>de</strong> p<strong>et</strong>it salon » est rare en<br />

Afrique. C'est à sa particularisation sémantique que ce mot doit d'y<br />

être considéré comme un africanisme <strong>et</strong> <strong>de</strong> se trouver repris ici.<br />

Je ne m'y attar<strong>de</strong>rai pas si ce n'est pour rappeler que l'histoire<br />

<strong>de</strong>s étymologies proposées pour ce mot <strong>et</strong> l'histoire du mot luimême<br />

pourraient constituer à elles seules un voyage au long cours.<br />

Les premiers étymologistes nous conduisaient en Orient : persan,<br />

sanscrit. Plus proche <strong>de</strong> nous, le grand lexicologue catalan<br />

Joan Corominas faisait un rapprochement pru<strong>de</strong>nt avec le celtique.<br />

Mais W. Meyer-Lubke, le prince <strong>de</strong>s romanistes, regroupe le portugais<br />

varanda (fin du XV e s., datation qui me semble tardive), le<br />

catalan barana (1082), l'occitan baranda (XII e s.), l'espagnol<br />

baranda (vers 1460). Une famille polysémique dont le sème commun<br />

semble être celui <strong>de</strong> ' clôture ' : rampe d'escalier, balustra<strong>de</strong>,<br />

gar<strong>de</strong>-fou <strong>de</strong> balcon, clayonnage d'un parc à moutons, <strong>et</strong>c. D'où,<br />

par métonymie, en portugais, ' grand balcon, terrasse '. C<strong>et</strong>te<br />

famille peut se rattacher au latin vara ' poutre transversale, perche<br />

fourchue ', du latin classique varus ' recourbé '. Soit dit en passant,<br />

vara est représenté en wallon par wére ' chevron ' (<strong>de</strong> charpente).<br />

On ne doute plus que les formes qui apparaissent dans certaines<br />

<strong>langue</strong>s indiennes, comme varanda/waranda attesté chez Vasco <strong>de</strong><br />

Gama en 1498, ou le bengali baranda ainsi que l'anglo-indien<br />

veranda(h) (1711) sont d'origine romane <strong>et</strong> plus précisément portugaise.<br />

C'est aux In<strong>de</strong>s <strong>et</strong> en Extrême-Orient que le mot a pris le<br />

sens <strong>de</strong> galerie légère, souvent en bois, généralement ouverte, adossée<br />

à une maison.<br />

Si le mot a été transporté en Orient par les caravelles <strong>de</strong> Vasco<br />

<strong>de</strong> Gama, il est parvenu au français par l'anglais. C'est, selon le<br />

Robert historique, en 1758 qu'il apparaît en français dans la traduction<br />

d'un ouvrage anglais, Voyage aux In<strong>de</strong>s orientales. Il ne s'y<br />

est répandu qu'au XIX e siècle. Pierre Loti l'emploie dans le Roman


De quelques mots voyageurs au long cours 171<br />

d'un Spahi (1881), Galliéni, dans son Voyage au Soudan français<br />

(1885).<br />

Revenons à la ci-<strong>de</strong>vant Ile Bourbon pour évoquer avec Leconte<br />

<strong>de</strong> Lisle :<br />

«Les grands-parents assis sous la varangue fraîche... » (1862).<br />

Citation que l'on peut joindre à celles qui ont été recueillies à<br />

l'entrée varangue dans le Grand Robert <strong>et</strong> son Supplément.<br />

D'abord celle <strong>de</strong> Bau<strong>de</strong>laire (Poèmes en prose, Spleen <strong>de</strong> Paris, 24<br />

(1857) : « [...] au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> la varangue, le tapage <strong>de</strong>s oiseaux ivres<br />

<strong>de</strong> lumière [...] » (souvenir <strong>de</strong> l'Ile Bourbon).<br />

Puis celle <strong>de</strong> Toul<strong>et</strong> (La jeune Fille verte, I) : « Elle (la maison)<br />

était flanquée, sur les <strong>de</strong>ux faça<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> galeries ouvertes, assez<br />

insolites si loin <strong>de</strong>s In<strong>de</strong>s, où on les nomme varangues ».<br />

Enfin, <strong>de</strong> Biaise Cendras (Rhum, 1958) : « Dans la brousse, aussitôt<br />

qu'on s'éloigne <strong>de</strong>s maisons <strong>de</strong>s fonctionnaires, où les photophores<br />

grésillent sous les varangues, la chaleur est plus <strong>de</strong>nse<br />

[...] ».<br />

Selon R. Chau<strong>de</strong>nson (op. cit.), le mot est employé aussi dans<br />

les autres îles <strong>de</strong> l'Océan Indien : Maurice, Rodrigue, Seychelles,<br />

ainsi qu'à Madagascar.<br />

La première attestation, sous la graphie warangue, est localisée<br />

en In<strong>de</strong> <strong>et</strong> datée <strong>de</strong> 1736, d'après l'ouvrage <strong>de</strong> J. Vinson, Les Français<br />

dans l'In<strong>de</strong>. A Bourbon, on trouve varangue en 1752. A<br />

Madagascar, on peut citer B. F. Legueval <strong>de</strong> Lacombe, dans son<br />

Voyage à Madagascar <strong>et</strong> aux Iles Comores (Paris, 1840) : « Je<br />

l'aperçus assis sous la varangue <strong>de</strong> sa case » . L'ancienn<strong>et</strong>é du mot<br />

à Madagascar est attestée par l'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> L.-F. Flutre « De l'apport<br />

<strong>de</strong> Madagascar au français d'Outre-Mer aux XVII e <strong>et</strong> XVIII e siècle<br />

» (in Annales <strong>de</strong> l'Université <strong>de</strong> Madagascar, t. 1, 1963, pp. 3-<br />

21). La définition qu'en donne ce philologue est très précise :<br />

« galerie légère qui règne sur toute la longueur <strong>de</strong> la faça<strong>de</strong> d'une<br />

habitation <strong>et</strong> où l'on se tient ordinairement le soir pour respirer<br />

l'air frais » (p. 20).<br />

Les étymologistes s'accor<strong>de</strong>nt pour voir dans varangue le résultat<br />

d'une évolution particulière du portugais varanda, sous l'attraction<br />

d'un terme familier à tous les gens <strong>de</strong> mer, varangue (1573 ;<br />

la forme primitive étant varengue, 1382). Désignant une pièce<br />

courbe ou fourchue placée sur la quille d'un navire, ce mot est


172 yVillv Bal<br />

d'origine incertaine, probablement germanique comme beaucoup<br />

<strong>de</strong> termes <strong>de</strong> marine : l'ancien norrois a vrong, <strong>de</strong>s formes apparentées<br />

sont attestées dans diverses <strong>langue</strong>s germaniques 4 .<br />

Aucun lien sémantique ne rattache les <strong>de</strong>ux homonymes. L'intermédiaire<br />

formel entre l'étymon portugais <strong>et</strong> le français varangue<br />

' véranda ' a pu être engendré par une francisation directe du portugais,<br />

produisant normalement varan<strong>de</strong>. Or c<strong>et</strong>te forme a été<br />

recueillie à Nouméa, malheureusement sans datation. Elle est<br />

signalée par Patrick O'Reilly dans « Le français parlé en Nouvelle<br />

Calédonie... » (dans le Journal <strong>de</strong> la Société <strong>de</strong>s Océanistes, IX, 9<br />

décembre 1953). On peut conjecturer que telle francisation s'est<br />

produite très tôt. De varan<strong>de</strong> à varangue, l'écart phonétique est<br />

réduit.<br />

Mais, dans une partie <strong>de</strong> l'aire du tipoye, la galerie, la terrasse<br />

couverte porte aussi un autre nom, sans parenté avec le français<br />

commun, un nom particulièrement évocateur pour les anciens coloniaux<br />

<strong>et</strong> cher aux auteurs <strong>de</strong> <strong>littérature</strong> dite coloniale <strong>et</strong> à certains<br />

<strong>de</strong> leurs successeurs actuels, la barza. On trouve <strong>de</strong> ce mot une<br />

attestation très ancienne, dans une composition manuscrite d'Émile<br />

Banning (né à Liège en 1836), datée du 6 janvier 1856 <strong>et</strong> intitulée<br />

« La Traite » :<br />

« Sous l'antique figuier dont les bras éployés<br />

Versaient sur la barza <strong>de</strong>s ombrages sacrés,<br />

Folâtraient <strong>de</strong>s enfants, <strong>de</strong>s chœurs <strong>de</strong> jeunes filles. »<br />

(Cité dans G.-D. Périer, P<strong>et</strong>ite Histoire <strong>de</strong>s L<strong>et</strong>tres Coloniales <strong>de</strong><br />

Belgique, Bruxelles, 1942, p. 17.)<br />

Citons seulement <strong>de</strong>ux témoignages littéraires du XX e siècle,<br />

que séparent presque soixante ans :<br />

« Sous la barza, à l'heure méridienne, le thermomètre voisine aux<br />

environs <strong>de</strong> 40 <strong>de</strong>grés »,<br />

chez Raoul-H. DUMONT, dans Un colonial <strong>de</strong> quai'sous<br />

(Bruxelles, 1935, p. 117).<br />

Le second :<br />

4. L'hypothèse, avancée par P. Guiraud, d'une origine latine (vara, déjà alléguée<br />

pour véranda), passant par l'espagnol <strong>et</strong> <strong>de</strong> là arrivant au français, ne tient pas<br />

<strong>de</strong>vant la datation : l'espagnol varenga date seulement <strong>de</strong> 1696 ; Corominas le considère<br />

comme un emprunt fait au français.


De quelques mots voyageurs au long cours 173<br />

« Nous avons pris le café sur la barza où Philippe, une fois ses<br />

ca<strong>de</strong>aux déballés, a déployé la carte du Zaïre sur la table basse »,<br />

chez France BASTIA, dans L 'Herbe naïve<br />

(Paris - Louvain-la-Neuve, 1990, p. 17).<br />

Une note infrapaginale explique barza : « terrasse couverte longeant<br />

la faça<strong>de</strong> <strong>de</strong>s maisons ».<br />

L'IFA signale le mot au Burkina Faso, en Côte-d'Ivoire, au<br />

Rwanda, au Zaïre. J'y ajouterai le Burundi. La définition montre<br />

bien qu'il s'agit d'un apport colonial : « Terrasse couverte prolongeant<br />

le seuil <strong>de</strong>s constructions non traditionnelles, magasins, boutiques,<br />

habitations particulières. Se dit parfois <strong>de</strong> l'auvent protégeant<br />

la terrasse ». Ainsi est justifiée l'alternance <strong>de</strong>s prépositions<br />

sous <strong>et</strong> sur, que l'on a pu remarquer dans les citations littéraires :<br />

« on se tient sous la barza », « on reste sur la barza ».<br />

Je pense avoir élucidé l'histoire du mot. Celui-ci, sous les formes<br />

barza ou baraza, est employé en swahili pour désigner notamment<br />

un lieu <strong>de</strong> réception, une salle d'audience ou <strong>de</strong> réunion, mais<br />

aussi un hangar, un pavillon, un kiosque, une véranda, un vestibule<br />

ou portique où l'on se réunit pour causer, traiter les affaires, juger,<br />

<strong>et</strong>c. Le swahili l'a emprunté sans modification sémantique à l'arabe<br />

<strong>de</strong> Mascate. Le mot est probablement apparenté ou emprunté à<br />

l'hindi baroza ' vestibule ' 5 .<br />

Le français colonial a repris barza au swahili <strong>et</strong> l'a répandu en<br />

direction <strong>de</strong> l'Ouest. Des <strong>langue</strong>s bantoues occi<strong>de</strong>ntales, qui n'ont<br />

jamais eu <strong>de</strong> contact avec le swahili ni avec l'arabe, ont à leur tour<br />

emprunté ce mot au français colonial : c'est le cas du kikongo <strong>de</strong><br />

la région <strong>de</strong> Kisantu qui emploie la forme mbalasa, adaptée à son<br />

phonétisme propre mais sans modification sémantique.<br />

Assis dans les traditionnels fauteuils <strong>de</strong> rotin, autour <strong>de</strong> la table<br />

basse, qui meublent la barza, que pourrions-nous nous offrir<br />

comme rafraîchissements ? Sans doute le whisky-soda <strong>de</strong> 18 heu-<br />

5. Cfr A Standard Swahili-English Dictionary, Oxford-London, 1939, s.v°<br />

baraza <strong>et</strong> Ch. Sacleux, Dictionnaire swahili-français, Paris, 1939-1941, s.v° baraza,<br />

barza. Ajoutons que le swahili a <strong>de</strong>s verbes dérivés : barizi « donner ou tenir<br />

audience, tenir une assemblée, recevoir, <strong>et</strong>c.», barizia «s'entr<strong>et</strong>enir à l'audience,<br />

être donnée ou tenue (à propos d'une audience) », bariziana « conférer ensemble à<br />

l'audience ». Ch. Sacleux, dans une traduction française, attribue le genre masculin<br />

à barza.


174 yVillv Bal<br />

res, le classique <strong>de</strong>s classiques, « incontournable » institution coloniale<br />

mais anglicisme absolument acnué d'intérêt lexicologique.<br />

Nous opterons pour une corbeille <strong>de</strong> fruits, à manger frais ou à<br />

déguster en sorb<strong>et</strong>.<br />

C'est que les fruits ne manquent pas sous ces latitu<strong>de</strong>s. Relisons<br />

la <strong>de</strong>scription qu'Ekotongo (op. cit.), évoquant le début du siècle,<br />

nous donne d'une ville qui pourrait être la ci-<strong>de</strong>vant Stanleyville :<br />

« [...] <strong>de</strong> larges avenues bordées d'arbres fruitiers : <strong>de</strong>s manguiers<br />

aux têtes ombreuses, <strong>de</strong>s citroniers, <strong>de</strong>s orangers odorants, <strong>de</strong>s<br />

papayers, <strong>de</strong>s bananiers, <strong>de</strong>s corossols ou « Cœur <strong>de</strong> bœuf », <strong>de</strong>s<br />

goyaviers <strong>et</strong>, grimpant le long d'une palissandre, une liane barbadine<br />

offrait <strong>de</strong> délicieux maracoudjas ». Tableau édénique, auquel<br />

il ne manque que le serpent, sans doute lové dans le bananier !<br />

A l'exception <strong>de</strong> citron, <strong>de</strong> filiation latine directe, tous les noms<br />

<strong>de</strong>s fruits évoqués nous viennent d'Outre-Mer. Pour la plupart <strong>de</strong> ces<br />

voyageurs au long cours, l'origine <strong>et</strong> l'itinéraire sont bien connus <strong>de</strong>s<br />

lexicologues. Aussi ne m'y attar<strong>de</strong>rai-je pas. Mangue nous vient du<br />

tamoul par l'intermédiaire du portugais, orange, du persan par l'arabe<br />

qui l'a transmis à l'italien, papaye, d'une <strong>langue</strong> caraïbe par l'espagnol,<br />

banane, d'une <strong>langue</strong> bantoue <strong>de</strong> Guinée par le portugais,<br />

goyave (forme primitive gouiave, encore d'usage en martiniquais), <strong>de</strong><br />

l'arawak, <strong>langue</strong> amérindienne <strong>de</strong>s Caraïbes, par l'espagnol.<br />

Restent la liane barbadine, dont le nom, le feuillage <strong>et</strong> la fleur<br />

m'enchantent autant que le fruit, <strong>et</strong> le corossol ou « cœur <strong>de</strong> bœuf ».<br />

La barbadine, <strong>de</strong> son nom scientifique Passiflora quadrangularis<br />

Linnei, est une plante grimpante <strong>de</strong> la famille <strong>de</strong>s Passifloracées<br />

à fruits comestibles. Quoique n'ayant pas d'entrée dans l'IFA, le<br />

mot est attesté au Congo, en Côte-d'Ivoire, au Zaïre. Il trouve sans<br />

doute son origine dans un toponyme : Barbada, la Barba<strong>de</strong>, une île<br />

<strong>de</strong>s Antilles <strong>et</strong> doit être venu par l'espagnol : barbadina s'entend<br />

aujourd'hui au Pérou pour désigner c<strong>et</strong>te passiflore 6 .<br />

André Gi<strong>de</strong>, émerveillé, note en amont du Stanley Pool, sur la<br />

6. Barbadine est connu aussi dans le français <strong>de</strong> l'Océan Pacifique (cfr<br />

K. J. Hollyman, Observatoire du français dans le Pacifique, 7, 1993, p. 33). Attesté<br />

comme français antillais en 1816, d'après E. Rolland, Flore populaire ou histoire<br />

naturelle <strong>de</strong>s plantes dans leurs rapports avec la linguistique <strong>et</strong> le folklore. Paris,<br />

1896-1914, ce mot est entré dans le français métropolitain en 1876 (cfr H. Bâillon,<br />

Dictionnaire <strong>de</strong> botanique, Paris, 1876-1892).


De quelques mots voyageurs au long cours 175<br />

rive droite du fleuve : « Vu pour la première fois l'extraordinaire<br />

fruit <strong>de</strong>s « barbadines » (passiflores) ».<br />

Sous la plume <strong>de</strong> J.-M. Jadot, dans son livre Sous les manguiers<br />

en fleurs (p. 81) qui se réfère au Zaïre, on trouve « [les] verdures<br />

enlaçantes, étoilées <strong>de</strong> mauve <strong>de</strong>s barbadines... ». On relève aussi<br />

le mot dans un texte <strong>de</strong> Constant De Deken, « Deux ans au<br />

Congo », reproduit par G.-D. Périer, dans Moukanda (p. 84).<br />

Barbadine s'emploie aussi pour désigner le fruit, à côté <strong>de</strong><br />

maracouja. Ce mot, avec ses variantes phonétiques <strong>et</strong> graphiques<br />

maracoudja, marakoudja, marakudja, qui témoignent d'un emprunt<br />

par voie orale, est repris dans l'IFA <strong>et</strong> localisé exclusivement au<br />

Zaïre. Une citation <strong>de</strong> H. De Langhe illustre c<strong>et</strong>te entrée : « Sur la<br />

droite, un peu à l'écart, se détache une glori<strong>et</strong>te tapissée <strong>de</strong> marakoudja<br />

aux grosses courges à l'o<strong>de</strong>ur sucrée, séjour <strong>de</strong> prédilection<br />

<strong>de</strong>s coléoptères velus qui y creusent leurs galeries » (op. cit.,<br />

p. 95). Nous avons lu maracoudjas ci-<strong>de</strong>ssus dans la citation<br />

d'Ekotongo. Un hapax : la forme maracajou dans le texte <strong>de</strong> Constant<br />

De Deken est manifestement fautive, peut-être due à l'attraction<br />

du mot cajou. Le mot du français du Zaïre tire son origine du<br />

portugais brésilien maracujâ, qui désigne diverses espèces du genre<br />

passiflore aux fruits comestibles, lui-même emprunté au tupi <strong>et</strong><br />

attesté <strong>de</strong>puis 1587, selon J. P. Machado.<br />

Venons-en enfin au corossol ou corosol, dit aussi cœur <strong>de</strong> bœuf,<br />

comme le signalait Ekotongo dans le passage cité <strong>et</strong> avant lui J.<br />

Vandrunen dans Heures africaines (1900, p. 296).<br />

Corossol est mentionné dans l'IFA pour le Bénin, la République<br />

Centre-africaine, la Côte-d'Ivoire, le Sénégal, le Togo, le Zaïre, <strong>et</strong><br />

glosé Anona muricata. Son quasi-synonyme est relevé au Bénin, en<br />

République Centre-africaine, en Côte-d'Ivoire, au Rwanda, au<br />

Togo, au Zaïre, comme désignant le fruit <strong>de</strong> Y Anona muricata ou<br />

<strong>de</strong> Y Anona r<strong>et</strong>iculata. Il est connu aussi dans la zone du Pacifique,<br />

où il dénomme Y Anona muricata (cfr K. J. Hollyman, dans Observatoire<br />

du français dans le Pacifique, 7, 1993, p. 56).<br />

La famille <strong>de</strong>s Anonacées comprend <strong>de</strong>s plantes, <strong>de</strong>s arbrisseaux<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>s arbres originaires <strong>de</strong>s Antilles <strong>et</strong> d'Amérique centrale, que<br />

couvre le mot générique anone (variante graphique annone). Dans<br />

son excellent travail « Terminologie populaire <strong>et</strong> floristique ivoi-


176 yVillv Bal<br />

rienne » 7 , Suzanne Lafage fournit la nomenclature <strong>de</strong>s Anonacées<br />

d'Afrique noire : Anona muricata Linn. ou corossolier, Anona<br />

squamosa ou pommier-canelle, Anona r<strong>et</strong>iculata ou cœur <strong>de</strong> bœuf,<br />

Anona purpurea Moc. <strong>et</strong> Sess. ou atier ou tête <strong>de</strong> nègre, Anona<br />

montana Macfad ou corossolier-bâtard, Anona cherimolia Mill<br />

(chirimoya dans le Grand Robert) ou chérimolier, Anona senegalensis<br />

Pers ou anone du Sénégal ou encore anone sauvage. Ajoutons,<br />

d'après le Grand Robert, que Y Anona r<strong>et</strong>iculata porte aussi<br />

le nom populaire <strong>de</strong> cachiman. Dans la zone du Pacifique, pour<br />

désigner Y Anona squamosa L., on emploie la forme pommier-cannelle,<br />

attestée <strong>de</strong>puis 1863, qui avait été précédée par pommier <strong>de</strong><br />

cannelle (noté en 1817). Quant à cœur <strong>de</strong> bœuf (Anona r<strong>et</strong>iculata),<br />

il est attesté en Nouvelle Calédonie en 1883. Sur ces <strong>de</strong>ux points,<br />

cfr K. J. Hollyman, op. cit., respectivement p. 122 <strong>et</strong> p. 56.<br />

Le mot anone, attesté en 1740, nous est venu par l'espagnol<br />

anon (1556), qui pourrait avoir la même origine que le portugais<br />

ananas, venu du guarani nanâ. Toutefois, certains invoquent pour<br />

anone une source arawak. C'est notamment le cas <strong>de</strong> G. Frie<strong>de</strong>rici,<br />

op. cit., p. 53, qui cite, d'après Las Casas, la forme annona (1552).<br />

J'ai cité plus haut le français d'Afrique atier (ou attier), auquel<br />

est à joindre, comme nom du fruit, ate (ou atte). Ces <strong>de</strong>ux mots<br />

sont très usités au Gabon mais rares en Côte-d'Ivoire (communication<br />

personnelle <strong>de</strong> Suzanne Lafage). Inconnus <strong>de</strong> la lexicologie<br />

française, ils proviennent du portugais : ata y est attesté en 1745<br />

comme fruit très savoureux, ateira en 1782 comme fruit semblable<br />

à l'anone ; dérivé en -eira, il a sans doute aussi désigné l'arbre.<br />

Beaucoup <strong>de</strong> fruitiers sont formés en portugais par ce suffixe féminin<br />

(figueira, nogueira, oliveira, <strong>et</strong>c.) équivalent du suffixe masculin<br />

-ier du français (figuier, noyer, olivier, <strong>et</strong>c.). Quant à l'origine<br />

du portugais ata, on la trouverait dans le mot ahate d'une <strong>langue</strong><br />

<strong>de</strong>s Caraïbes.<br />

Cachiman du Grand Robert ou cachiment selon R. Mauny 8 est<br />

emprunté au portugais <strong>de</strong> même signification cachimà, qui est tiré<br />

<strong>de</strong> l'arawak. On trouve le pluriel cachimens dès 1640 chez le<br />

7. En cours <strong>de</strong> publication dans le Bull<strong>et</strong>in du Réseau <strong>de</strong>s Observatoires du<br />

français contemporain en Afrique noire, à partir du n° 7, 1987-1988.<br />

8. Cfr Glossaire <strong>de</strong>s expressions <strong>et</strong> termes locaux employés dans l'Ouest-africain,<br />

Dakar, 1952.


De quelques mots voyageurs au long cours 177<br />

P. Bouton, à propos <strong>de</strong> la Martinique, cachiment, cachimentier<br />

chez Du Tertre en 1667. Des textes postérieurs fournissent diverses<br />

variantes orthographiques. Cfr G. Frie<strong>de</strong>rici, op. cit., p. 111, <strong>et</strong><br />

R. Arveiller, Contribution à l'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s termes <strong>de</strong> voyage en français<br />

(1505-1772), Paris, 1963, p. 109.<br />

Chérimolier (aussi en Nouvelle Calédonie, 1883, d'après<br />

K. J. Hollyman, op. cit., p. 51), se rencontre sous diverses formes :<br />

chirimoya (Encyclopédie, 1753 ; Grand Robert, Nouvelle Calédonie),<br />

cheirimolia (Nouvelle Calédonie), chérimoya (Gua<strong>de</strong>loupe),<br />

chérimolie, fém. (Bescherelle), chérimole, fém. (Larousse, 1960).<br />

Représenté aussi en anglais colonial <strong>et</strong> en espagnol d'Amérique<br />

centrale <strong>et</strong> méridionale, ce mot est tiré du quechua, <strong>langue</strong> amérindienne.<br />

Il est attesté au Guatemala dès 1629, au Pérou en 1653. Cfr<br />

G. Frie<strong>de</strong>rici, op. cit., p. 180 <strong>et</strong> le Franzôsisches Etymologisches<br />

Wôrterbuch (FEW), t. 20, p. 63b.<br />

Corosol (variantes corossol, corrossol, corassol) désigne proprement<br />

l'Anona muricata Linn., l'arbre <strong>et</strong> le fruit, souvent confondue<br />

avec Y Anona r<strong>et</strong>iculata Linn. Attesté en 1654 (corosol) chez Du<br />

Tertre dans son Histoire générale <strong>de</strong>s Isles <strong>de</strong> S. Christophe, <strong>de</strong> la<br />

Gua<strong>de</strong>loupe, <strong>de</strong> la Martinique <strong>et</strong> autres dans l'Amérique (Paris,<br />

1654) mais déjà en 1648 selon K. J. Hollyman, qui ne précise pas<br />

sa source. Le mot est en usage en Afrique, comme nous l'avons vu,<br />

mais aussi notamment à la Réunion, à Haïti, à la Martinique, à la<br />

Gua<strong>de</strong>loupe, en Nouvelle Calédonie. La lexicologie française le<br />

considère comme un mot créole, originaire <strong>de</strong> la zone <strong>de</strong>s Caraïbes,<br />

<strong>et</strong> le rapproche souvent, dans ses tentatives étymologiques, du nom<br />

<strong>de</strong> l'île <strong>de</strong> Curaçao.<br />

Rétablissons d'abord la réalité linguistique occultée par la graphie<br />

<strong>et</strong> la prononciation françaises : « Curaçao » est le mot portugais<br />

coraçào ' cœur '. Le rapport qui relie le toponyme <strong>et</strong> le terme<br />

botanique n'est pas <strong>de</strong> nature étymologique. Il consiste en un parallélisme<br />

métaphorique. La forme <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux réalités en cause a été<br />

comparée à celle d'un organe du corps humain ou animal. Procédé<br />

courant : nous avons rencontré plus haut l'anone tête <strong>de</strong> nègre,<br />

unité lexicale qui, chez nous, dénomme une variété <strong>de</strong> chou-rouge.<br />

Le phénomène est aussi patent dans cœur <strong>de</strong> bœuf, désignant proprement<br />

Y Anona r<strong>et</strong>iculata, dont le fruit, nous dit Suzanne Lafage,<br />

rappelle la forme d'un cœur <strong>de</strong> bovin ; c'est la traduction littérale<br />

du portugais du Brésil coraçào <strong>de</strong> boi, dénommant la même réalité.


178 yVillv Bal<br />

Celle-ci a donné lieu à d'autres comparaisons anatomiques, toujours<br />

avec <strong>de</strong>s organes <strong>de</strong> forme plus ou moins ron<strong>de</strong>. Mamôn <strong>de</strong><br />

l'espagnol <strong>de</strong> Cuba, mamè du créole portugais du Cap-Vert évoquent<br />

la mamelle, le sein ; riiïôn <strong>de</strong> l'espagnol du Venezuela,<br />

moins poétique, le rognon. Nous arrivons au nœud du problème<br />

avec l'espagnol <strong>de</strong> Porto Rico qui appelle YAnona r<strong>et</strong>iculata corazôn.<br />

De corazôn à corossol, la transformation ne fait aucun problème<br />

pour le phonéticien, d'autant moins que, parmi les formes<br />

anciennes, une forme intermédiaire est attestée : corassol 9 .<br />

L'histoire du mot se reconstitue aisément : au point <strong>de</strong> départ,<br />

l'emploi métaphorique <strong>de</strong> l'espagnol corazôn dans la zone <strong>de</strong>s<br />

Caraïbes, le passage au créole français <strong>de</strong> la même zone, puis à<br />

divers français d'Outre-Mer dans la mesure où c<strong>et</strong>te réalité botanique<br />

se répand. Pour boucler la boucle, l'espagnol d'Europe<br />

emprunte corosol au français !<br />

Changeons enfin <strong>de</strong> registre pour écouter la plainte du poète haïtien<br />

René Depestre dans Un arc-en-ciel pour l'Occi<strong>de</strong>nt chrétien<br />

(Paris, 1967).<br />

« O chant désolé <strong>de</strong> nos morts<br />

Tu es mon <strong>de</strong>stin mon Afrique<br />

Mon sang versé mon cœur épique<br />

Le pouls marin <strong>de</strong> ma parole<br />

Mon bois d'ébéne mon corosol<br />

Le cri <strong>de</strong>s arbres morts en moi. »<br />

L'intuition du poète aurait-elle rejoint les investigations laborieuses<br />

du lexicologue, elle qui lui fait trouver dans le corosol un<br />

symbole <strong>de</strong> la nostalgie qui remplit son cœur ?<br />

9. La controverse étymologique ne date pas d'hier. L'hypothèse <strong>de</strong> l'étymologie<br />

toponymique (altération du nom <strong>de</strong> l'île <strong>de</strong> Curaçao) trouve un appui dans certains<br />

témoignages <strong>de</strong> l'époque, notamment <strong>de</strong> Du Tertre <strong>et</strong> <strong>de</strong> Labat (1724), témoignages<br />

qui pourraient relever <strong>de</strong> ce qu'on appelle l'étymologie populaire. L'hypothèse <strong>de</strong><br />

l'origine métaphorique (forme du fruit) a déjà été émise par l'abbé Laverdière, éditeur<br />

<strong>de</strong>s Œuvres <strong>de</strong> Champlain (1599) : on y trouve les graphies coraçon <strong>et</strong> corason<br />

<strong>et</strong> l'explication : « à cause qu'il [le fruit] est en forme <strong>de</strong> cœur». G. Frie<strong>de</strong>rici (op.<br />

cit.. pp. 211-212) m<strong>et</strong> en doute la forme du fruit <strong>et</strong> surtout l'usage <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te comparaison<br />

en espagnol. La documentation présentée ci-<strong>de</strong>ssus perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> réfuter facilement<br />

les objections <strong>de</strong> G. Frie<strong>de</strong>rici.


Robert Vivier<br />

<strong>et</strong> la rencontre d'autrui<br />

par Marcel THIRY<br />

Tout au long <strong>de</strong> sa vie, Marcel Thiry a voué à l'œuvre <strong>de</strong><br />

Robert Vivier <strong>et</strong>, plus particulièrement à sa poésie, une admiration<br />

intense qui avait valeur d'engagement. Ce sentiment<br />

lui a inspiré nombre <strong>de</strong> commentaires <strong>et</strong> d évocations. Parmi<br />

ceux-ci l'<strong>Académie</strong> a notamment publié « Robert Vivier <strong>et</strong> le<br />

bonheur ».<br />

Autour du même suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> du même attachement, Marcel<br />

Thiry nous avait laissé un inédit que nous avons pris la<br />

liberté d'intituler : « Robert Vivier <strong>et</strong> la rencontre d'autrui ».<br />

Quelle meilleure occasion <strong>de</strong> le publier que celle <strong>de</strong> l'hommage<br />

rendu, le 6 mai 1994, à Liège à l'occasion du 100 e anniversaire<br />

<strong>de</strong> la naissance <strong>de</strong> Robert Vivier, sous les auspices<br />

conjugués du Grand Liège, <strong>de</strong> l'Université <strong>de</strong> Liège <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

l '<strong>Académie</strong> ?<br />

Qui a souvent écrit ou parlé <strong>de</strong> Robert Vivier ne saurait craindre<br />

certaines redites dans une nouvelle tentative d'explorer une œuvre<br />

poétique aussi vaste, laquelle ne représente qu'une part d'un<br />

ensemble où le roman, le récit <strong>et</strong> l'essai n'ont pas valeur moindre.<br />

C<strong>et</strong>te exploration ne fait que commencer avec les contemporains<br />

du poète. Une science <strong>et</strong> un sens profond du vers <strong>et</strong> du poème -<br />

peut-être les plus profonds qui soient aujourd'hui, <strong>et</strong> parmi les plus<br />

profonds qui aient été -, une sensibilité comme hérissée <strong>de</strong> tendresse,<br />

une pensée dont toute la simple gran<strong>de</strong>ur est d'aimer gravement<br />

la vie <strong>et</strong> les hommes <strong>et</strong> qui n'a pu atteindre à c<strong>et</strong>te gran<strong>de</strong>ur<br />

que par une longue contemplation du mon<strong>de</strong>, ma génération <strong>et</strong><br />

même la suivante n'auront pu qu'abor<strong>de</strong>r l'étu<strong>de</strong> d'une richesse<br />

poétique aussi évoluée <strong>et</strong> circonvoluée, aussi profuse.<br />

Robert Vivier est né en 1894 dans une commune joignant Liège,


180 Marcel Thiry<br />

qui s'appelle Chênée, <strong>et</strong> dont la chênaie, s'il y en eut jamais une,<br />

a <strong>de</strong> long temps disparu. Son père, ingénieur dans une <strong>de</strong>s usines<br />

<strong>de</strong> la banlieue, était bourguignon. C<strong>et</strong>te origine paternelle expliqu<strong>et</strong>-elle<br />

que Robert Vivier ait su se défendre du style appliqué, souvent<br />

compliqué, qui caractérise <strong>de</strong> façon assez générale la <strong>littérature</strong><br />

française <strong>de</strong>s marches belgiques ?<br />

Deux exemples, pris dans <strong>de</strong>ux parties <strong>de</strong> l'important domaine<br />

<strong>de</strong> sa prose, montreront comment s'allient chez lui la loi <strong>de</strong> la<br />

pur<strong>et</strong>é <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> <strong>et</strong> l'art <strong>de</strong> sa simplicité - art <strong>de</strong> simplicité qui,<br />

bien loin <strong>de</strong> se limiter à l'écriture, élaborera d'ailleurs, nous le verrons,<br />

toute sa conception sociale, toute sa philosophie.<br />

Vivier a puisé dans la p<strong>et</strong>ite histoire contemporaine <strong>de</strong> sa terre<br />

wallonne le suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> son grand roman, Délivrez-nous du mal, large<br />

monographie d'un ouvrier guérisseur <strong>et</strong> prophète, le Père Antoine,<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> la secte antoiniste. Non seulement il y échappe au souci<br />

dominant <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te couleur locale qui avait été, pendant une génération<br />

dans son pays, la ressource <strong>de</strong>s conteurs régionalistes, mais il<br />

parvient à transposer la <strong>langue</strong> <strong>de</strong> ses personnages <strong>de</strong> façon qu'ils<br />

parlent un français pur, tout en laissant entendre comme à l'arrièreplan<br />

l'intonation d'un terroir, tantôt par un vouvoiement un peu<br />

insolite, tantôt par telle construction toute correcte, mais plus familière<br />

au pays liégeois, surtout par ce don <strong>de</strong> faire reconnaître ou<br />

<strong>de</strong>viner une fidèle ressemblance, épurée, au langage <strong>de</strong>s simples. Et<br />

c'est d'ailleurs <strong>de</strong> la même habilité à concilier le respect <strong>de</strong> la <strong>langue</strong><br />

avec la vérité <strong>de</strong> la vie qu'usera Vivier quand il fera parler les<br />

soldats <strong>de</strong> la première guerre : son réalisme, plus réel que celui <strong>de</strong><br />

Barbusse, ne prête à ses personnages aucun vocabulaire spécial qui<br />

aurait proliféré dans les tranchées ; mais quelque chose d'intimement<br />

adapté à leurs habitu<strong>de</strong>s d'expression les fait entendre au<br />

naturel, en même temps qu'une discrète purification — où l'on sent<br />

un grand respect pour eux — exhausse insensiblement leurs propos<br />

jusqu'au mo<strong>de</strong> du français le plus simplement classique.<br />

C<strong>et</strong>te guerre <strong>de</strong> 1914-1918 est le grand événement <strong>de</strong> la jeunesse<br />

<strong>de</strong> Vivier. Étudiant à l'université <strong>de</strong> Liège où il venait d'être<br />

reçu candidat en philosophie <strong>et</strong> l<strong>et</strong>tres quand éclata le coup <strong>de</strong> tonnerre,<br />

il s'éva<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Belgique occupée, gagne la France par la<br />

Hollan<strong>de</strong> <strong>et</strong> l'Angl<strong>et</strong>erre, s'engage. Il va servir sur l'Yser pendant<br />

trois ans <strong>et</strong> <strong>de</strong>mi comme fantassin, en déclinant, doucement obstiné,<br />

le moindre gra<strong>de</strong>, ne voulant pas être distingué <strong>de</strong> ses camara-


Robert Vivier <strong>et</strong> la rencontre d'autrui 181<br />

<strong>de</strong>s, les autres simples soldats, « simples soldats » : pour lui la<br />

locution se modifie <strong>et</strong> s'annoblit ; l'épithète <strong>de</strong>vient substantif;<br />

l'expression désigne les simples — <strong>et</strong> le peuple <strong>de</strong>s simples lui est<br />

cher — qui ont été faits soldats.<br />

Deux leçons <strong>de</strong>meureront <strong>de</strong> ces années, en plus <strong>de</strong> celles que<br />

donnent une longue misère <strong>et</strong> la longue proximité <strong>de</strong> la mort. C'est<br />

d'abord la connaissance fraternelle <strong>de</strong> ces gens « du peuple » dont<br />

il aura voulu rester, avec entêtement, le compagnon <strong>et</strong> l'égal.<br />

Ensuite il déduira <strong>de</strong> leur exemple la gran<strong>de</strong> rec<strong>et</strong>te <strong>de</strong> vie. Si malheureux<br />

qu'ils soient, les hommes <strong>de</strong>s tranchées, à peine installés<br />

dans la boue <strong>et</strong> dans le commerce quotidien avec le danger, font<br />

ce que font partout les hommes, ils s'ingénient à vivre. Ils créent<br />

<strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> protection <strong>de</strong> leur vie intérieure en même temps<br />

que leurs remparts militaires. « L'obstination <strong>de</strong> l'humain chez les<br />

humains, leur obscur désir <strong>et</strong> leur capacité <strong>de</strong> maintenir en eux les<br />

cheminements <strong>de</strong> toujours en les mo<strong>de</strong>lant suivant les rites changeants<br />

du sort, tels étaient les sacs <strong>de</strong> terre, les fascines <strong>et</strong> les<br />

bétons <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te fortification d'âme au relief infini <strong>et</strong> pourtant,<br />

comme les fortifications <strong>de</strong> campagne, indéfiniment résistante. »<br />

Les soldats se refont donc une société dans les débris <strong>de</strong> la société.<br />

Ils cohabitent, apprennent dans les nuits froi<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s abris le prix <strong>de</strong><br />

leur chaleur mutuelle, causent, se querellent un peu pour dilater les<br />

poumons, s'entrai<strong>de</strong>nt, « s'accroupissent côte à côte au fond <strong>de</strong> la<br />

tranchée pour polir <strong>et</strong> comparer <strong>de</strong>s bagues d'alu ». Ils ont trouvé<br />

le moyen <strong>de</strong> faire servir à quelque chose <strong>de</strong> doucement pacifique,<br />

où l'idée <strong>de</strong> la femme fait son nid, le métal qui déchiqu<strong>et</strong>te <strong>et</strong> qui<br />

tue... Ainsi, ils purent faire <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te guerre, dans les intervalles <strong>de</strong><br />

la fureur, quelque chose qui ressemblait à une espèce <strong>de</strong> paix : la<br />

paix est dans l'homme, dès qu'on ne l'en empêche pas absolument,<br />

il la transpire. Ils refirent, à ras <strong>de</strong> terre, une civilisation ; « puisque<br />

le chaos prenait ses habitu<strong>de</strong>s, ils s'en reconstruisirent aussi ». Us<br />

se recréèrent un certain bonheur, « un bonheur misérable si l'on<br />

veut, mais d'un grand prix cependant si l'on songe que celui-ci<br />

c'est nous seuls qui le faisions ».<br />

Voilà le grand mot lâché, avec une pru<strong>de</strong>nce, une précaution<br />

extrême, mais enfin il est lâché : le mot bonheur. Le naturel <strong>de</strong>voir<br />

<strong>de</strong> bonheur l'<strong>Académie</strong> <strong>royale</strong> <strong>de</strong> <strong>littérature</strong> française, Robert<br />

Vivier, dans son discours <strong>de</strong> réception, mit tout son zèle, sa conviction,<br />

son talent <strong>et</strong> son plaisir à montrer que l'enseignement essen-


182 Marcel Thiry<br />

tiel <strong>de</strong> Ma<strong>et</strong>erlinck est dans c<strong>et</strong> impératif : il faut être heureux, il<br />

faut vouloir le bonheur. Le naturel <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> bonheur, c'est la<br />

leçon non seulement du chercheur d'oiseau bleu, mais aussi <strong>de</strong> tous<br />

ces drames <strong>de</strong> Ma<strong>et</strong>erlinck qui ont tous c<strong>et</strong>te communauté <strong>de</strong> suj<strong>et</strong>.<br />

C'est que, dans le noir, <strong>de</strong>s êtres humains y luttent toujours vers<br />

une lumière. Et c<strong>et</strong>te leçon, si Vivier la sait si bien <strong>et</strong> s'il s'explique<br />

si persuasivement — comme il explique tant <strong>de</strong> choses <strong>de</strong> la<br />

poésie dans ses essais — c'est parce que lui-même s'est élaboré<br />

peu à peu une morale voisine <strong>de</strong> celle-là, encore qu'il y ait dans<br />

sa proposition <strong>de</strong> nous partager le bonheur. Le naturel <strong>de</strong>voir claire<br />

espérance, <strong>et</strong> que les douves noires <strong>de</strong>s mystères symbolistes autour<br />

<strong>de</strong>s châteaux <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur <strong>et</strong> d'effroi n'existent pas chez lui, pour<br />

défendre les lieux mo<strong>de</strong>stes, accessibles <strong>et</strong> familiers d'un bonheur<br />

qui n'est bonheur que parce qu'il est simple.<br />

Les lignes que j'ai citées plus haut, sur ce « bonheur misérable »<br />

<strong>de</strong>s soldats, qui avait d'autant plus <strong>de</strong> prix qu'ils avaient su se le<br />

créer à eux-mêmes, contiennent en somme toute la philosophie,<br />

peu à peu dégagée <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te espérance humaine. Je les ai prises dans<br />

la préface que Vivier a mise à un recueil <strong>de</strong> six récits du front <strong>de</strong><br />

l'Yser, Avec les hommes. Les hommes, en langage militaire, ce<br />

sont les non gradés. On voit quelle élévation Vivier confère aux<br />

sans-gra<strong>de</strong>s en s'emparant <strong>de</strong> ce p<strong>et</strong>it fait <strong>de</strong> langage, <strong>de</strong> même que<br />

nous l'avons vu transmuter l'expression « simples soldats ».<br />

C<strong>et</strong> évangile d'un vouloir être heureux, obstinément <strong>et</strong> malgré<br />

tout, c<strong>et</strong>te théorie du bonheur qui repousse invinciblement comme<br />

une herbe à travers les misères, du bonheur aussi naturel à<br />

l'homme que la paix. C'est la doctrine qui va cheminer <strong>de</strong> livre en<br />

livre <strong>et</strong> qui va conduire à travers romans <strong>et</strong> recueils jusqu'à la confirmation<br />

constante <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> rec<strong>et</strong>te universelle : l'acceptation<br />

<strong>et</strong> l'amour <strong>de</strong> la vie — un amour comme résigné mais tendre. Car<br />

Pourtant nous n 'avons qu 'elle, ou bien la mort.<br />

Le chemin cependant aura été long pour parvenir à c<strong>et</strong>te découverte<br />

<strong>de</strong> la bonne parole, celle qui persua<strong>de</strong> <strong>de</strong> consentir à la vie,<br />

pour elle-même <strong>et</strong> quelle qu'elle soit, celle qu'on entend se formuler<br />

dans ce vers qui provient d'un recueil du Mezzo <strong>de</strong>l carnine.<br />

Oui, la voie montante vers c<strong>et</strong>te foi voulue aura été longue, car<br />

les tout premiers vers relevaient du pessimisme absolu. Certains<br />

ont été ici pour la première fois réunis en volume. Poussière qui


Robert Vivier <strong>et</strong> la rencontre d'autrui 183<br />

s'envole, c'est le titre qu'ils portaient dans la p<strong>et</strong>ite revue <strong>de</strong>s élèves<br />

<strong>de</strong>s athénées (c'est-à-dire <strong>de</strong>s lycées) belges, où ils parurent<br />

alors que Vivier venait <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> rhétorique en remportant un<br />

premier prix <strong>de</strong> dissertation française au concours général. Le<br />

rythme naturellement allongé dont ces alexandrins emplissent les<br />

strophes, c'est déjà un secr<strong>et</strong> conquis, celui <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> douze pieds<br />

un peu plus que la dimension <strong>de</strong> douze pieds, en imposant à la lecture<br />

une large lenteur. Ce secr<strong>et</strong>-là, découvert à seize ou dix-sept<br />

ans, Vivier passera une vie à le perfectionner.<br />

Si c'est dans l'atelier <strong>de</strong> Leconte <strong>de</strong> Lisle que l'écolier poète a<br />

pu apprendre c<strong>et</strong>te majesté <strong>de</strong>s proportions <strong>et</strong> du rythme en même<br />

temps qu'il essayait <strong>de</strong>s pinceaux encore plus noirs que ceux du<br />

maître, la première plaqu<strong>et</strong>te appartient plutôt à un autre Parnasse,<br />

celui <strong>de</strong> Heredia. Avant la vie : un titre qui présageait curieusement<br />

l'importance que le mot « vie » <strong>et</strong> le tendre respect <strong>de</strong> la vie<br />

<strong>de</strong>vaient prendre dans l'œuvre future. La recherche poétique <strong>de</strong><br />

Vivier est faite <strong>de</strong> docilités successives, <strong>et</strong> c'est par ces expériences<br />

que son originalité va se former, d'une préférence à une autre, jusqu'à<br />

dégager son choix d'elle-même.<br />

Vivier aura ainsi passé par plus d'une école quand, trois ans<br />

après son r<strong>et</strong>our <strong>de</strong> la guerre, il publiera son premier recueil important<br />

: La Route incertaine. Les dates que portent les parties du livre<br />

disent long sur le drame qu'aura traversé sa jeunesse : 1913 ou<br />

1914, les promesses <strong>de</strong> la première plaqu<strong>et</strong>te vont en fleurs, favorisées<br />

par une saison <strong>de</strong> nouvelles influences ; le vers libre apparaît<br />

pour la première fois parmi les mètres réguliers ; certaines <strong>de</strong> ces<br />

pièces portaient une date double : 1913-1919 ; elles font voir l'étudiant<br />

mûri par quatre années <strong>de</strong> guerre qui r<strong>et</strong>rouve dans le tiroir<br />

<strong>de</strong> sa chambre les poèmes ébauchés à dix-huit ans, <strong>et</strong> qui les<br />

accomplit en collaboration avec l'adolescent qu'il fut. La partie<br />

centrale 1916, 1917, 1918, comporte seize pièces écrites au temps<br />

<strong>de</strong>s tranchées ou après coup (certaines n'ont pas <strong>de</strong> millésime),<br />

mais directement inspirées par ce temps-là. Sur les pages d'avant<br />

<strong>et</strong> celles d'après la guerre — une <strong>de</strong>rnière partie va jusqu'en<br />

1921 —, c'est le Symbolisme qui m<strong>et</strong> le plus souvent sa marque,<br />

ou plutôt tous les symbolismes, <strong>de</strong> Verhaeren, <strong>de</strong> Ma<strong>et</strong>erlinck, mais<br />

surtout les longues laisses fabuleuses d'Henri <strong>de</strong> Régnier. Il y a<br />

aussi une pièce écrite à vingt ans, en 1914, Le jardin <strong>de</strong>s souvenirs,<br />

d'un verlainisme incontestable <strong>et</strong> qui fut tout passager, car Vivier,


184 Marcel Thiry<br />

bau<strong>de</strong>lairien fervent, ne veut pas assigner à Verlaine un rang plus<br />

haut que celui <strong>de</strong> « grand poète mineur ». Cependant écoutez : à un<br />

certain moment, à la chute d'un poème, on entend le futur accent<br />

du vrai Vivier : « tel qu'en lui-même » la note d'une sensualité réaliste<br />

où la tendresse <strong>et</strong> une amertume s'allient douloureusement.<br />

C'est à la fin d'une pièce où le Silence est personnifié, comme les<br />

abstractions le sont normalement dans le procédé symboliste. Et le<br />

poète a touché <strong>de</strong> sa bouche celle du Silence :<br />

Elle a le goût mouillé <strong>de</strong>s feuilles mortes.<br />

Mais c<strong>et</strong>te intonation authentique va se faire entendre encore<br />

beaucoup plus souvent dans les seize pièces sur la guerre. Encore<br />

faut-il noter : <strong>de</strong> même qu'il aura fallu plus <strong>de</strong> quarante ans pour<br />

que Vivier tire formellement <strong>de</strong> sa lointaine expérience <strong>de</strong>s tranchées<br />

la confirmation <strong>de</strong> son idée maîtresse ; que l'homme est fait<br />

pour accommo<strong>de</strong>r en bonheur la vie telle qu'elle est, <strong>de</strong> même il<br />

faudra très longtemps pour que la poésie <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te époque <strong>de</strong> boue<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> mort trouve par lui son expression la plus poussée ; c'est dans<br />

le souvenir, <strong>et</strong> non sur le vif, qu'il traduira le mieux l'instant <strong>de</strong><br />

guerre.<br />

Car c'est une loi dont il développera le système dans une communication<br />

à l'<strong>Académie</strong> <strong>royale</strong> <strong>de</strong> <strong>littérature</strong> : l'acte poétique,<br />

pour s'accomplir, a besoin d'une distance dans le temps par rapport<br />

à l'événement qui lui a donné l'impulsion première ; il a besoin<br />

d'un relais pour que l'impression originelle <strong>de</strong> c<strong>et</strong> événement qui<br />

peut n'en avoir pas été particulièrement émue, qui peut l'avoir été<br />

trop fort, se transforme en poésie active. Il est classique que ce<br />

relais soit fourni par l'intervention du souvenir.<br />

Le temps aura donc sa fonction dans la genèse du poème. En<br />

observant l'œuvre <strong>de</strong> Vivier nous pourrons même dire que dans ce<br />

cas particulier il pourra l'avoir jusqu'à trois fois : en premier lieu<br />

par le sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> latence entre heure <strong>de</strong> l'événement primaire <strong>et</strong> celle<br />

du relais, qui déclenchera la création écrite. En <strong>de</strong>uxième lieu, le<br />

temps entrera comme facteur dans l'élaboration formelle, normalement<br />

interrompue <strong>de</strong> pauses, <strong>de</strong> réflexions, <strong>de</strong> pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> distraction<br />

parfois très longues pendant lesquelles la préoccupation <strong>de</strong><br />

l'ouvrage ne se poursuivra pas moins <strong>et</strong> n'œuvrera pas moins,<br />

inconsciente ou à <strong>de</strong>mi-consciente, avec la continue assistance <strong>de</strong><br />

la durée humaine <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa maturation qui ne fait pas <strong>de</strong> trêve.


Robert Vivier <strong>et</strong> la rencontre d'autrui 185<br />

Enfin, chez Vivier, il existe un troisième âge pour c<strong>et</strong>te collaboration<br />

du poète <strong>et</strong> du temps. C<strong>et</strong> âge vient après l'achèvement du<br />

poème ; souvent alors celui-ci sera mis pour longtemps à l'épreuve<br />

du tiroir obscur. Nombreuses sont, dans les livres <strong>de</strong> Vivier, les<br />

pièces que leur auteur — nonchalance ou système, mais plutôt système,<br />

ou du moins nonchalance à laquelle l'intelligence donne son<br />

accord — aura tenues en attente pendant <strong>de</strong> longues années avant<br />

<strong>de</strong> les publier. Est-ce un enseignement tiré <strong>de</strong>s longues absences ou<br />

la guerre, <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te expérience <strong>de</strong>s vers r<strong>et</strong>rouvés <strong>et</strong> accomplis après<br />

la longue séparation, <strong>et</strong> qui portent les <strong>de</strong>ux dates <strong>de</strong> 1913 <strong>et</strong><br />

1919? Il y a une partie <strong>de</strong>s «pages anciennes» dans Un cri du<br />

hasard ; une note dans Pour le sang <strong>et</strong> le murmure indique que la<br />

plupart <strong>de</strong>s vers qui s'y trouvent ont été écrits à l'époque d'Au<br />

bord du temps, presque vingt ans plus tôt, <strong>et</strong> que d'autres datent<br />

encore <strong>de</strong> plus loin. Pourquoi ce stage dans l'ombre parfois si long,<br />

avant que le poème soit produit au public ? Est-ce pour que le<br />

jugement <strong>de</strong> l'auteur sur son poème puisse s'assurer profondément<br />

par <strong>de</strong>s scrutations <strong>et</strong> <strong>de</strong>s r<strong>et</strong>ouches, par <strong>de</strong>s visites au tiroir auxquelles<br />

il le soum<strong>et</strong>tait <strong>de</strong> temps en temps ? Qu'est-ce que Vivier<br />

attend <strong>de</strong> ces oubli<strong>et</strong>tes pour les chères créatures qu'il m<strong>et</strong> à vieillir<br />

? Un exercice <strong>et</strong> une épreuve <strong>de</strong> durée secrète avant c<strong>et</strong>te candidature<br />

à la durée publique que sera l'édition ? En tout cas il en<br />

résulte <strong>de</strong>s œuvres où toute imperfection est effacée par la patience<br />

du temps, <strong>de</strong>s œuvres cent fois polissées <strong>et</strong> repolissées sur le métier<br />

<strong>de</strong>s jours <strong>et</strong> <strong>de</strong>s mois.<br />

À l'intérieur même <strong>de</strong> ce premier livre — La Route incertaine<br />

—, on peut relever ce phénomène du relais par le souvenir,<br />

<strong>et</strong> d'une poésie plus intense qui en résulte. Nous avons la chance<br />

que presque toutes les pièces <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te série sur la guerre soient<br />

datées, ce qui perm<strong>et</strong> l'expérience par la comparaison. La date<br />

manque toutefois à celle qui paraît une <strong>de</strong>s plus évoluées, mais elle<br />

est écrite au présent, faible indice, à vrai dire très douteux, qu'elle<br />

aurait dû être écrite au front :<br />

Quand l'aube m<strong>et</strong> à nu nos Venises livi<strong>de</strong>s<br />

(...)<br />

Quand la pluie glisse entre la nuque <strong>et</strong> la vareuse...<br />

(les substantifs français en euse sont souvent dérivés d'un verbe<br />

dont ils désignent l'agent : la foreuse, la goualeuse, la pleureuse.


186 Marcel Thiry<br />

Ainsi se suggère, après ce vers <strong>de</strong> Vivier, un verbe varer, qui<br />

n'existe pas, <strong>et</strong> qui désignerait la longue action <strong>de</strong> vivre vaguement<br />

en vaquant à <strong>de</strong>s navigations errantes parmi le péril <strong>et</strong> les travaux<br />

absur<strong>de</strong>s, qui fut celle <strong>de</strong>s fantassins dans leurs trous.)<br />

Ce mot <strong>de</strong> vareuse, par son accent frissonnant comme par le<br />

réalisme étrangement poétique avec lequel il évoque un humble<br />

eff<strong>et</strong> d'habillement militaire, fournit un exemple <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te transmutation<br />

dont Vivier sait affecter le lexique le plus simple. Mais c<strong>et</strong>te<br />

espèce <strong>de</strong> lenteur qui s'arrête sur le sens d'un vocable <strong>et</strong> le laisse<br />

ainsi s'approfondir, c<strong>et</strong>te élévation du mot prosaïque jusqu'à la<br />

poésie se manifestent <strong>de</strong> façon plus convaincante encore dans un<br />

poème intitulé Pluie aux tranchées, tableau <strong>de</strong> guerre signé en<br />

1921, après que, grâce au temps écoulé, une relance <strong>de</strong> l'intime<br />

impression poétique a pu s'exercer par le souvenir :<br />

Au fond <strong>de</strong> la tranchée nous étions à genoux.<br />

Du café toussotait, dans un bidon terni.<br />

Sur un peu <strong>de</strong> feu bleu qui souffrait entre nous.<br />

Sans doute il n'y a pas là seulement c<strong>et</strong> affinement plus aigu <strong>de</strong><br />

la sensation que procure à celle-ci l'éloignement <strong>de</strong> son obj<strong>et</strong> dans<br />

le recul du temps, comme une autre lumière vient au paysage dans<br />

la perspective <strong>de</strong> la distance ; c<strong>et</strong>te tendresse souffrante vers le peuple<br />

avec qui on était aux tranchées est favorisée par le populisme,<br />

qui va marquer tout un âge dans l'œuvre <strong>de</strong> Vivier : Vivier, né en<br />

bourgeoisie, très tôt professeur d'Université, <strong>et</strong> chez qui la guerre<br />

<strong>et</strong> le contact voulu <strong>et</strong> prolongé « avec les hommes » n'auront été<br />

que le révélateur d'un profond instinct naturel <strong>de</strong> solidarité sociale<br />

ou socialiste. Un peu plus tard, il écrira <strong>de</strong>s romans <strong>et</strong> <strong>de</strong>s récits<br />

populistes, d'un populisme bien à lui, dont il a proposé une significative<br />

version. Le roman populiste, d'après lui, est celui dont les<br />

personnages sont dirigés par leur vie <strong>et</strong> ne la dirigent pas. Pour la<br />

diriger, ils ont trop peu d'orgueil. Philosophie <strong>de</strong> soumission, <strong>de</strong><br />

passivité ; physionomie morale qui convient à l'image d'un certain<br />

Vivier, dérobé aux honneurs, nonchalant <strong>de</strong>vant l'événement quotidien<br />

favorable ou défavorable ; mais théorie qui donne à réfléchir<br />

sur les contrastes du caractère humain, à ceux qui ont vu Vivier en<br />

toute circonstance grave, empoigner avec une vive, intransigeante<br />

<strong>et</strong> inflexible énergie, la solution du <strong>de</strong>voir total, difficile <strong>et</strong> pur, à


Robert Vivier <strong>et</strong> la rencontre d'autrui 187<br />

ceux qui mesurent la hauteur <strong>de</strong> l'œuvre patiemment élaborée : une<br />

si vaste réalisation ne s'accomplit pas dans l'indolence...<br />

Les héros <strong>de</strong> ses romans, eux, sont bien <strong>de</strong>s soumis, <strong>de</strong>s dominés<br />

qui se refusent à toute action sur leur <strong>de</strong>stinée non par incapacité,<br />

non par mollesse, mais par une sorte d'innocence végétale. Il<br />

n'y a pas un méchant dans c<strong>et</strong>te œuvre romanesque. Le mal même<br />

y est-il le mal, <strong>et</strong> la faute la faute ? Antonia, l'héroïne <strong>de</strong> Folle qui<br />

s'ennuie, ne comm<strong>et</strong> l'adultère qu'une seule fois, comme sans le<br />

vouloir, possédée un instant par une force qui n'est pas d'ellemême,<br />

<strong>et</strong> il faut que le soir même elle l'avoue à son mari. Séparation<br />

parce que cela se fait, parce que c<strong>et</strong>te sanction traditionnelle<br />

doit se subir elle aussi — <strong>et</strong> puis, le mari vient rechercher Antonia ;<br />

<strong>et</strong>, un peu plus tard, il ira rechercher son ami, le voisin, le complice.<br />

Complice <strong>de</strong> quoi ? d'avoir vécu la vie ; c'est une gran<strong>de</strong><br />

complicité dans laquelle nous sommes tous engagés tous les jours.<br />

La vie seule a raison, la vie est notre raison suffisante.<br />

L'œuvre en vers, cependant, ne fera pas sans détours son acheminement<br />

vers l'époque où Vivier professera dans sa poésie aussi<br />

c<strong>et</strong>te doctrine vitaliste confondue un instant pour lui avec une théorie<br />

littéraire du populisme. Des détours, ou bien <strong>de</strong>s expériences<br />

exploratoires, comme nous en avons vu déjà se détacher successivement<br />

vers le Parnasse, vers le Symbolisme ; Vivier part à la<br />

découverte, vérifie <strong>et</strong> renouvelle l'enseignement d'anciennes écoles,<br />

<strong>et</strong> puis revient au point <strong>de</strong> départ où il a ses réserves d'eau<br />

douce, son originalité profon<strong>de</strong>, pour m<strong>et</strong>tre le cap sur un autre<br />

point du vaste Univers poétique toujours inconnu. Pour moi, l'épiso<strong>de</strong><br />

du Ménétrier <strong>de</strong>meure quelque peu énigmatique. Par quelle<br />

méfiance pour les ressources du « beau vers » le poète s'est-il<br />

voulu ces rythmes courts, un peu sautillants, pour décrire <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its<br />

paysages vernissés comme <strong>de</strong>s jou<strong>et</strong>s suisses ? L'espèce d'impersonnalité<br />

<strong>de</strong> ces décors masque une évolution : Le Ménétrier est un<br />

intermè<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant le ri<strong>de</strong>au.<br />

Le recueil suivant, Déchirures, publié en 1927, reprend <strong>de</strong>s poèmes<br />

anciens <strong>de</strong> 1921 <strong>et</strong> 1922 <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pièces dont les dates vont jusqu'en<br />

1926, d'un impressionnisme réaliste, parfois tenté par un<br />

lyrisme halluciné assez verhaerénien, parfois presque caricatural,<br />

<strong>de</strong>s lai<strong>de</strong>urs rencontrées (c<strong>et</strong> accent-là est très rare chez Vivier,<br />

dont on peut dire que sa clairvoyance aiguë ne s'exprime jamais<br />

cruellement) :


188 Marcel Thiry<br />

Je vois un type en redingote,<br />

Barbu <strong>de</strong> noir comme tous les jours<br />

Son nez calcule <strong>et</strong> ses pieds trottent...<br />

Le livre passe à l'absolution <strong>de</strong> ces lai<strong>de</strong>urs dans la sympathie universelle<br />

du populisme, dans l'amour fraternel <strong>de</strong> la vie humble :<br />

Il pleut doucement<br />

La terre qu 'on vient <strong>de</strong> r<strong>et</strong>ourner<br />

Est grave <strong>et</strong> comme étonnée...<br />

(...)<br />

L 'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> l'eau vient par bouffées,<br />

En aveux soudains<br />

Mêlés à l'o<strong>de</strong>ur du café...<br />

(...)<br />

Tout peut vivre, ici. Tout est bon.<br />

(•••)<br />

Nous allons lentement dîner<br />

A la table <strong>de</strong> la cuisine...<br />

Ainsi, un choix définitif a été fait, au cours <strong>de</strong>s cinq années que<br />

couvrent ces poèmes ; entre le croquis à l'encre mordante du type<br />

« en redingote » <strong>et</strong> au nez qui « calcule » <strong>et</strong> le chant du lent dîner<br />

à la cuisine, un parti a été pris décidément, celui d'aimer la vie<br />

comme elle est, <strong>et</strong> comme elle est pour le grand nombre. Je ne sais<br />

si quelqu'un a jamais fait observer au socialiste né qu'est Robert<br />

Vivier qu'en enchantant <strong>de</strong> ces ultimes prestiges la vie humble, en<br />

la racontant comme la seule vie <strong>de</strong> poésie, en nous induisant subtilement<br />

à sentir qu'elle est la vraie rec<strong>et</strong>te <strong>de</strong> vie, il peut passer pour<br />

fournir argument à un antisocialisme bien connu : « Ne vous plaignez<br />

pas, les pauvres, votre vie est la bonne. » Mais la réponse est<br />

si claire qu'elle s'exprimerait toute seule : Vivier a choisi <strong>de</strong> consoler<br />

; il ne dit pas le mal, il enseigne à voir le bien que peuvent donner,<br />

si durs qu'ils soient, le mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> la vie. Je l'ai dit plus haut,<br />

dans ses romans, l'humanité n'est jamais mauvaise. Est-ce qu'il<br />

ignore donc que la méchanc<strong>et</strong>é, cela existe ? Non, mais il la laisse<br />

en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> son attention ; c'est sa façon <strong>de</strong> la dédaigner, <strong>de</strong><br />

l'abolir. L'avant-propos qu'il a mis à ses récits <strong>de</strong> l'Yser, tardivement<br />

publiés, se termine par ces lignes : Et si on m 'objectait qu 'il<br />

n'y a pas beaucoup <strong>de</strong> tués dans ma guerre, je répondrais : « Que<br />

voulez-vous, ce qui nous intéressait, ce n 'était pas la mort. » De<br />

même, sauf en certaines pages <strong>de</strong> Délivrez-nous du mal, sa gran<strong>de</strong><br />

chronique d'Antoine le guérisseur, n'apparaîtront dans son popu-


Robert Vivier <strong>et</strong> la rencontre d'autrui 189<br />

lisme ni la cruauté <strong>de</strong> l'usine, ni les drames <strong>de</strong> la grève, ni la<br />

misère. Mais tout cela existe comme la mort à la guerre, <strong>et</strong> c'est<br />

sa tendresse elle-même pour les simples <strong>et</strong> pour les soldats qui en<br />

est pleine <strong>et</strong> qui en témoigne mieux que ne pourraient le faire <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>scriptions <strong>de</strong> fabriques d'enfer <strong>et</strong> <strong>de</strong>s récits <strong>de</strong> tuerie.<br />

Le populisme marquera moins profondément, moins longuement<br />

aussi l'œuvre en vers <strong>de</strong> Vivier que son œuvre en prose. Une pause<br />

<strong>de</strong> neuf années sépare Déchirures du recueil qui va paraître en<br />

1936, Au bord du temps ; <strong>et</strong> c'est le seuil d'une pério<strong>de</strong> où les<br />

livres <strong>de</strong> poèmes se succé<strong>de</strong>ront avec une régularité qui ne sera<br />

guère interrompue que par le silence rigoureusement voulu pendant<br />

les cinq ans <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième guerre. Que s'est-il passé en ce longum<br />

aevi spatium ? Une sorte <strong>de</strong> lévitation. L'affection <strong>de</strong> Vivier pour<br />

le peuple <strong>de</strong> la rue <strong>et</strong> <strong>de</strong>s trains n'a rien perdu <strong>de</strong> son intime chaleur<br />

; mais ces paysages humains se sont un peu fondus dans l'universel<br />

parce que le poète les voit <strong>de</strong> plus haut. La recherche d'une<br />

essence du Temps, <strong>de</strong> la Terre, <strong>de</strong> la Vie l'a élevé jusqu'à <strong>de</strong>s<br />

zones où son poème pourrait bien rencontrer l'abstrait, <strong>et</strong> ce serait<br />

un danger ; mais toujours l'image la plus concrète, la plus sentie,<br />

la plus simplement communicante vient au service <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te philosophique<br />

scrutation du mon<strong>de</strong> :<br />

De l'autre côté <strong>de</strong>s pensées<br />

Circulent <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nts problèmes<br />

Tends la main, tu peux caresser...<br />

De douces louves se promènent<br />

Ces douces louves, c'est toi-même.<br />

Ces douces louves, ou d'autres douces bêtes à fourrure, nous les<br />

r<strong>et</strong>rouverons bien plus tard, tout au bout du long chemin exploratoire<br />

<strong>de</strong> la poésie ; douces louves qui <strong>de</strong>viendront malicieusement<br />

<strong>de</strong>s lapins <strong>de</strong>vinés en <strong>de</strong>mi-rêve au pied d'un lit d'insomnie. C'est<br />

elles peut-être, les douces louves, que Vivier aura nommées les<br />

premières dans sa tendresse pour l'animal. Signe <strong>de</strong> l'avènement<br />

prochain, dans c<strong>et</strong>te poésie, d'un <strong>de</strong>s trois règnes <strong>de</strong> la nature,<br />

règnes dont la prédominance me semble s'élever successivement.<br />

Il y aura l'âge du minéral : la montagne, la mer auront leur patiente<br />

<strong>et</strong> médiative célébration ; car celui qui trouve un accent irrésistible<br />

pour dire le mot « frères » quand il parle <strong>de</strong>s hommes est un pèlerin<br />

passionné <strong>de</strong>s lieux vi<strong>de</strong>s ; il y a en lui un grand besoin <strong>de</strong><br />

déserts. Le règne végétal aura sa saison, florissante surtout dans


190 Marcel Thiry<br />

Pour le sang <strong>et</strong> le murmure, dans Tracé par l'oubli : tel Réveil en<br />

mai, tel Réveil en juin, tout le Cahier d'un printemps disent c<strong>et</strong>te<br />

alliance avec les bois <strong>et</strong> avec la terre qui est aussi nécessaire à<br />

l'homme que l'amour <strong>de</strong>s hommes.<br />

Dors, ô belle Terre, dors...<br />

Le règne animal, enfin, annoncé <strong>de</strong> si loin par les « douces louves<br />

» envahit, doucement comme elles, le familier fantastique du<br />

recueil intitulé Des nuits <strong>et</strong> <strong>de</strong>s jours. L'insomnie y <strong>de</strong>vient tout un<br />

pays qu'il s'agit d'apprivoiser en poésie, d'apprivoiser en l'aimant,<br />

comme on a aimé <strong>et</strong> apprivoisé la vie ; on l'accepte donc <strong>et</strong> on la<br />

découvre peuplée d'une faune énorme ou tendre, passages d'éléphants<br />

entre la fenêtre en marche <strong>et</strong> les séracs <strong>de</strong>s draps, fourrures<br />

furtives <strong>de</strong> loups <strong>et</strong> d'ours menés par un berger <strong>de</strong> conte, <strong>et</strong>, malicieux<br />

intrus, le p<strong>et</strong>it peuple <strong>de</strong>s lapins serrés, gris dans du gris...<br />

Et la main <strong>de</strong> l'insomnieux, « main qui voyage en ce buisson mystérieux<br />

», s'en va<br />

Caresser le hasard, reconnaître une oreille<br />

Dans le chaud cartilage ému qui tremble <strong>et</strong> veille,<br />

Sentir sous une peau rouler <strong>de</strong>s os très doux...<br />

Et c'est encore une rec<strong>et</strong>te tirée <strong>de</strong> l'amour <strong>de</strong> la vie, c<strong>et</strong><br />

enchantement <strong>de</strong> l'ennui insomniaque par la réalisation imaginaire<br />

du contact animal.<br />

J'ai peur d'avoir proposé trop systématiquement <strong>de</strong> voir une<br />

succession chronologique dans les préoccupations dominantes <strong>de</strong>s<br />

trois règnes. La montagne <strong>et</strong> la mer, les bêtes <strong>et</strong> la forêt, comme<br />

la ville, les trains, la guerre font en réalité un environnement continu<br />

autour <strong>de</strong> l'énigme centrale, le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong>s hommes ;<br />

seulement il arrive que sur une partie <strong>de</strong> ce décor le glissement du<br />

rayon d'éclairage s'arrête un moment avec une plus longue insistance.<br />

La présence <strong>de</strong> tous les thèmes n'en revient pas moins avec<br />

fidélité, comme par modulations émergeantes, au long <strong>de</strong> tous les<br />

recueils ; même l'intimité domestique régnante au temps <strong>de</strong> la<br />

« saison » populiste, éclipsée ensuite pour une sollicitation plus<br />

universelle, reviendra servir, par une intonation <strong>de</strong> surprise <strong>de</strong>vant<br />

le détail familier <strong>et</strong> fabuleux, l'apologue ma<strong>et</strong>erlinckien d'un r<strong>et</strong>our<br />

à la maison où « quelqu'un d'ami » attend dans l'ombre :<br />

Non, ce n'est pas à nous ce chapeau sur la table.


Robert Vivier <strong>et</strong> la rencontre d'autrui 191<br />

De même qu'il serait faux <strong>de</strong> vouloir distinguer, dans la suite<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te pensée poétique, <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s qui dépendraient d'une inspiration<br />

exclusive, <strong>de</strong> même on ne peut pas diviser l'évolution <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te technique du vers suivant <strong>de</strong>s époques historiques bien tranchées.<br />

On peut bien apercevoir le vers libre, qui fut exércé dès La<br />

Route incertaine, gagner largement du terrain dans Le Miracle<br />

enfermé ; mais la règle est la diversité. Diversité qui ne perd rien<br />

quand peu à peu prévaudra le r<strong>et</strong>our au mètre régulier, car c<strong>et</strong>te<br />

règle elle-même est sans cesse renouvelée <strong>et</strong> variée. Chaque poème<br />

<strong>et</strong> chaque vers s'inventent leur loi propre, même si la mesure <strong>de</strong><br />

base est celle <strong>de</strong> l'alexandrin, d'ailleurs assouplie, ductile à toutes<br />

les intentions qui l'accommo<strong>de</strong>nt à l'impression à rendre ; <strong>et</strong> même<br />

dans ces pério<strong>de</strong>s — notamment la <strong>de</strong>rnière — où c'est l'alexandrin<br />

qui statistiquement l'emporte, le recours est fréquent à d'autres<br />

coupes paires ou impaires, quelquefois à un vers allongé jusqu'aux<br />

quatorze syllabes :<br />

Dans l'air d'avant le printemps, quand les neiges sont ....<br />

Sans comprendre mon chemin je marchais dans mes pensées.<br />

C<strong>et</strong>te continuelle expérience technique, qui ne se satisfait jamais<br />

d'une formule une fois trouvée <strong>et</strong> ne veut couler l'idée poétique<br />

que dans un moule poétique aussi original qu'elle, a connu un épiso<strong>de</strong><br />

bien particulier. Un livre <strong>de</strong> Vivier est voué tout entier à la<br />

même forme fixe, celle du sonn<strong>et</strong>. Fixe ? Parmi les soixante-treize<br />

sonn<strong>et</strong>s <strong>de</strong> Chronos rêve, il y en a relativement peu qui suivent<br />

exactement la distribution classique <strong>de</strong>s strophes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s rimes. Il y<br />

en a d'élisabéthains, en trois quatrains avant le distique <strong>de</strong> la<br />

pointe ; il y en a <strong>de</strong> libertins, dérogeant pour les terc<strong>et</strong>s à l'ordonnance<br />

traditionnelle <strong>de</strong>s rimes ; il y en a beaucoup d'inventés,<br />

assouplissant le fameux cors<strong>et</strong> jusqu'à créer <strong>de</strong>s sonn<strong>et</strong>s qui comportent<br />

tantôt trois terc<strong>et</strong>s, tantôt un quinzième vers. C<strong>et</strong>te réinvention<br />

du rythme est adaptée à la réinvention <strong>de</strong>s mythes à laquelle<br />

le poète s'est attaché tout le long <strong>de</strong> ce livre, qui occupe dans son<br />

œuvre une place si particulière. Exemple : ce que tisse Pénélope,<br />

ce sont les épiso<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l'Odyssée, la grotte du Cyclope, Calypso,<br />

Nausicaa, <strong>et</strong> toujours entre ces escales la navigation recommencée<br />

sur la mer adverse. Tous les soirs, la fatigue <strong>et</strong> le doute interrompent<br />

la tâche, les doigts fatigués effrangent <strong>et</strong> défont l'histoire qui<br />

n'a pas abouti... Mais que le doute soit surmonté, que l'amour


192 Marcel Thiry<br />

triomphe <strong>de</strong> la lassitu<strong>de</strong>, <strong>et</strong> l'art <strong>de</strong> la tisseuse en allant jusqu'au<br />

bout <strong>de</strong> l'imagerie entreprise accomplira le <strong>de</strong>stin d'Ulysse : la<br />

tapisserie s'achèvera.<br />

Pour qu'un gabier puisse au malin t'apercevoir<br />

Blanche sur ton Ithaque enfin tissée, ô Reine.<br />

Or, ce miracle est reproduit dans la forme du sonn<strong>et</strong> par une<br />

péripétie <strong>de</strong> rebondissement : c'est au quatorzième vers que s'élève<br />

le sursum, l'appel au sursaut qui triomphera <strong>de</strong> la défaite désespérée<br />

<strong>de</strong> tous nos soirs, <strong>et</strong> un troisième terc<strong>et</strong> — dont les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rniers<br />

vers viennent d'être cités — développera l'image triomphale,<br />

au bout <strong>de</strong>s peines du navigateur <strong>et</strong> <strong>de</strong> la tisseuse, du R<strong>et</strong>our.<br />

La même ingéniosité renouvelle la signification d'une nombreuse<br />

série <strong>de</strong> mythes, en les parachevant <strong>de</strong> ce qui fut « tu par<br />

l'aè<strong>de</strong> » (c'est le très beau titre d'une <strong>de</strong>s parties <strong>de</strong> l'admirable<br />

livre) <strong>et</strong> en même temps elle élargit, pour figurer c<strong>et</strong>te extension<br />

du sens, les ressources du sonn<strong>et</strong> parnassien, choisi comme l'instrument<br />

le plus apte que se soit donné la poésie française pour approcher<br />

la fable antique. Ce n'est pas seulement par c<strong>et</strong> extraordinaire<br />

assouplissement du sonn<strong>et</strong> modèle que se mesure la distance entre<br />

Vivier <strong>et</strong> Heredia qui fut parmi ses premiers maîtres ; une originalité<br />

plus profon<strong>de</strong> est dans l'accent humain, intime, réaliste, cordialement<br />

familier du poète pour ses fabuleuses créatures. Car ce sont<br />

bien <strong>de</strong>s créatures à lui, ces personnages à qui il ajoute un caractère<br />

inoubliable, le « berger perplexe » <strong>de</strong>vant les trois déesses du mont<br />

Ida, Latone éperdue cherchant d'île en île la pierre où accoucher,<br />

Schéhéraza<strong>de</strong> (car Chronos ne rêve pas que la fable grecque),<br />

Schéhéraza<strong>de</strong> qui « racontait, pathétique, décoiffée... ». Décoiffée :<br />

un détail d'impression, <strong>et</strong> c'est tout le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> l'image vivante.<br />

Décoiffée, comme le <strong>de</strong>vait l'être Antonia, l'héroïne <strong>de</strong> Folle qui<br />

s'ennuie, le soir où elle avoua sa faute... Sultanes <strong>et</strong> <strong>de</strong>mi-déesses<br />

nous sont si proches, si contemporaines parce que coule en elle un<br />

sang <strong>de</strong> populisme ; l'histoire <strong>de</strong> Latone grosse d'Apollon est celle<br />

d'une fille-mère aux abois, en quête d'un garni pour y cacher sa<br />

gésine. Dans <strong>de</strong>s alexandrins dont l'ample noblesse <strong>et</strong> la beauté<br />

scupturale restent celle du Parnasse, alors même que l'harmonie en<br />

est drapée avec une nouvelle adresse apte à <strong>de</strong>s plis plus tiè<strong>de</strong>s <strong>et</strong><br />

plus sinueux, c<strong>et</strong>te mythologie nous est rendue consubstantielle par<br />

la simple magie familière <strong>de</strong> quelque mot. « Les genoux » c'est le


Robert Vivier <strong>et</strong> la rencontre d'autrui 193<br />

titre du sonn<strong>et</strong> liminaire ; les genoux, ceux <strong>de</strong> Chronos assis dans<br />

son altitu<strong>de</strong>, immense falaise où le dieu soupèse, <strong>et</strong> puis dissout<br />

quelques hasar<strong>de</strong>uses figures, nos vies. Le nom <strong>de</strong>s genoux est<br />

répété jusqu'à trois fois, <strong>et</strong> communique à l'apologue un accent<br />

humainement intime. Le mot d'anthropomorphisme est à faire s'enfuir<br />

toute poésie, mais c'est bien la forme humaine ici prêtée au<br />

temps <strong>et</strong> attestée par un tel réalisme corporel qui nous émeut. Le<br />

Temps, quelqu'un comme nous, plus grand seulement, avec <strong>de</strong>s<br />

genoux que nous voyons dans la hauteur, <strong>et</strong> qui s'ennuie. Même le<br />

barbare Chronos serait-il un autrui possible, l'autrui dont nous verrons<br />

plus loin que Vivier est en quête.<br />

S'étant adonné pendant <strong>de</strong>s années à perfectionner les mécanismes<br />

intimes du sonn<strong>et</strong> <strong>et</strong> à proposer dans <strong>de</strong>s sonn<strong>et</strong>s ainsi évolués<br />

<strong>de</strong> nouveaux apologues jusqu'alors cachés dans les replis <strong>de</strong> la<br />

fable, Vivier s'est aperçu un jour - c'est lui qui me l'a confié -<br />

qu'il était si bien <strong>de</strong>venu le maître <strong>de</strong> c<strong>et</strong> art spécial que celui-ci,<br />

comme un esclave trop bien pénétré <strong>de</strong>s vouloirs du maître, en était<br />

arrivé à le possé<strong>de</strong>r ; les variations sur la coupe traditionnelle <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>ux quatrains <strong>et</strong> <strong>de</strong>ux terc<strong>et</strong>s s'offraient d'elles-mêmes, tout adaptées<br />

à <strong>de</strong>s versions renouvelées <strong>de</strong> symboles anciens qui ellesmêmes<br />

se proposaient <strong>et</strong> tendaient à s'imposer spontanément en<br />

même temps que la forme adéquate à ce renouvellement. L'inventeur<br />

sentait le risque d'être tenté par les possibilités infinies <strong>de</strong> son<br />

invention. Le risque n'était certes pas celui <strong>de</strong>s « sonn<strong>et</strong>s qui partent<br />

tout seuls comme <strong>de</strong>s tabatières à musique » dont parle Clau<strong>de</strong>l,<br />

puisqu'au contraire il y avait, dans chaque cas, refus du mécanisme<br />

préfabriqué <strong>et</strong> invention d'une technique ; le danger que<br />

pressentait le poète, c'était celui d'un prolongement inutile <strong>de</strong> l'expérience<br />

une fois la démonstration faite <strong>et</strong> la conquête acquise,<br />

peut-être aussi celui d'une démesure, si dans son oeuvre totale c<strong>et</strong>te<br />

partie allait prendre une proportion trop vaste, peut-être encore<br />

celui <strong>de</strong> s'attar<strong>de</strong>r dans une vie désormais défrayée, alors que la vie<br />

restait à explorer dans ses mystères quotidiens <strong>et</strong> innombrables, la<br />

chère vie universelle, actuelle <strong>et</strong> non plus légendaire, tiè<strong>de</strong> <strong>de</strong> chaleur<br />

humaine <strong>et</strong> non plus marmoréenne, encore que dans les veines<br />

<strong>de</strong> ce marbre antique, la rénovation, l'actualisation <strong>de</strong>s mythes eût<br />

fait passer la pulation humaine. Vivier s'arrête donc dans la carrière<br />

ouverte à ses sonn<strong>et</strong>s nouveaux. Il déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne plus en écrire,<br />

il sacrifie ceux qu'il avait continué à écrire après la publication <strong>de</strong>s


194 Marcel Thiry<br />

soixante-treize d'entre eux que comporte Chronos rêve. Tout au<br />

plus fera-t-il grâce à quelques-unes <strong>de</strong> ces créatures, en forme <strong>de</strong><br />

sonn<strong>et</strong>s à la Vivier, mais après qu'elles auront subi longtemps la<br />

fameuse épreuve du tiroir. Quelques-unes d'entre elles, tirées <strong>de</strong><br />

leur r<strong>et</strong>raite en 1966, éblouies du grand jour <strong>et</strong> tout éblouissantes,<br />

paraîtront alors dans Un cri du hasard, dont elles font un chapitre.<br />

Sœur Anne, P<strong>et</strong>it Pouc<strong>et</strong>, Barbe Bleue... Mais aussi Ventine, une<br />

fée qui me semble bien être la fée originale du poète, que, du<br />

moins, je ne me souviens pas d'avoir rencontrée dans Perrault, ni<br />

dans Grimm, s'il en est là comme il me semble, ce serait la très<br />

morale conclusion <strong>de</strong> l'expédition au pays <strong>de</strong>s fables : le poète<br />

ayant réinventé tant <strong>de</strong> mythes, se serait finalement inventé son<br />

mythe propre <strong>et</strong> familier :<br />

Je cours les nuits pour rejoindre Ventine<br />

Et la saisir en ses robes d'oiseaux...<br />

Remarquons-le, ce ne sera que dans le fabuleux que Vivier<br />

pourra nous faire part ainsi d'une aventure <strong>de</strong> son moi. S'il dit je<br />

très souvent parmi ses impressions <strong>de</strong> citadin dans la rue, <strong>de</strong> voyageur<br />

en montagne ou au bord <strong>de</strong> la mer, ce je est toujours<br />

l'homme. L'intimisme <strong>de</strong> ce poète qui sait si bien apprivoiser dans<br />

ses vers les prosaïsmes domestiques ne nous aura rien livré <strong>de</strong> son<br />

intimité, <strong>et</strong> c'est une gran<strong>de</strong> leçon, méditée avec humilité, je le<br />

sais, par au moins un autre poète. Je crois que c'est une règle sûre<br />

<strong>de</strong> la poésie - on peut la reconnaître, c<strong>et</strong>te règle, tout en ayant failli<br />

à sa pratique - <strong>de</strong> ne jamais quitter l'universel, même dans le<br />

lyrisme, même dans l'anecdotique. Ne me dites <strong>de</strong> vous que ce qui<br />

est aussi <strong>de</strong> moi <strong>et</strong> <strong>de</strong> chacun, fut-ce une impression rare que vous<br />

avez rencontrée, mais que j'aurais pu <strong>et</strong> que tout autre aurait pu <strong>et</strong><br />

a dû rencontrer, fut-ce une impression quotidienne qui a plus <strong>de</strong><br />

chances <strong>de</strong> nous avoir été commune. « Je est un autre » ? C<strong>et</strong>te<br />

parole n'est qu'un exercice <strong>de</strong> violent dépaysement <strong>de</strong> soi. Écoutez<br />

celle, d'une fraternité si persuasive, <strong>de</strong> Vivier :<br />

Vous êtes ma légen<strong>de</strong> <strong>et</strong> je suis la vôtre<br />

Le merle <strong>de</strong> mon herbe en vous siffle <strong>et</strong> saute.<br />

Peu à peu aura progressé à travers toute l'œuvre c<strong>et</strong> effort pour<br />

sortir <strong>de</strong> son individu, non pas pour repousser celui-ci comme le<br />

fait Rimbaud d'un pied rageur, mais pour communiquer doucement,<br />

comme on fait en amour, « avec les hommes » (cela, c'était


Robert Vivier <strong>et</strong> la rencontre d'autrui 195<br />

l'expérience spéciale <strong>et</strong> capitale du temps <strong>de</strong> guerre), avec<br />

l'homme. Et après beaucoup <strong>de</strong> temps <strong>et</strong> d'approches qui, parfois,<br />

avaient l'air d'être <strong>de</strong>s détours, la parole capitale s'énonce, en aveu<br />

un peu tremblant, dans un <strong>de</strong>s poèmes <strong>de</strong> Dans le secr<strong>et</strong> du temps<br />

(1972):<br />

J 'aime autrui. Je voudrais le rencontrer un jour.<br />

Le vers est au conditionnel : Autrui n'est pas trouvé encore, la<br />

rencontre d'Autrui <strong>de</strong>meure, à soixante-quinze ans, une espérance<br />

incertaine, mais admirablement tenace. Si le mot n'était occupé à<br />

jamais par une théorie économique <strong>et</strong> sociale, c<strong>et</strong>te aspiration <strong>de</strong><br />

Vivier à partager son âme avec autrui pourrait s'appeler un communisme<br />

; il est vrai que cela pourrait aussi s'appeler un amour. La<br />

quête d'autrui, c'est, en <strong>de</strong>rnière analyse, la forme suprême <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

quête <strong>de</strong> la vie dont la doctrine est <strong>de</strong>puis longtemps reconnue par<br />

le poète <strong>et</strong> par le romancier.<br />

Une <strong>de</strong>s nombreuses propositions que <strong>de</strong>, son côté, le critique<br />

Robert Vivier a développées sur la poésie est que celle-ci trouve<br />

son terrain le plus favorable dans les lieux communs : c'est là une<br />

application à peine paradoxale <strong>de</strong> son strict respect <strong>de</strong> l'universel.<br />

L'assertion, ainsi qu'il en est souvent chez lui, séduit par sa nouveauté<br />

comme par ce qu'elle dégage lentement d'irréfutable. Mais<br />

tous les lieux communs, toutes les préoccupations communes qui<br />

conviennent à la poésie ne se trouvent pas à la même altitu<strong>de</strong>. Au<br />

plus haut somm<strong>et</strong> est la question du sens <strong>de</strong> la vie. C'est celle qui<br />

se pose à nous tous. Mais se tenir à c<strong>et</strong>te question avec une espérance<br />

têtue, cerner ce problème central <strong>et</strong> l'investir sous toutes ses<br />

faces en déployant autour <strong>de</strong> lui les ingéniosités les plus sensibles,<br />

consacrer à c<strong>et</strong>te espèce <strong>de</strong> siège, pendant toute une existence<br />

humaine, le plus subtil <strong>et</strong> le plus patient talent, c'est une action<br />

d'art <strong>et</strong> <strong>de</strong> foi en même temps, telle qu'elle ne peut être tentée que<br />

par les plus grands. Robert Vivier est le plus grand poète du plus<br />

haut lieu commun <strong>de</strong> nos préoccupations humaines.


Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie<br />

par Robert VAN NUFFEL<br />

La renommée indiscutée <strong>de</strong> Paul-Henri, homme politique <strong>et</strong><br />

académicien, les succès remarquables <strong>et</strong> peut-être éphémères <strong>de</strong><br />

Charles, cinéaste, qui fut l'hôte <strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong>, le 11 décembre<br />

1962, ont occulté le prénom <strong>de</strong> Paul Spaak. Seul le ca<strong>de</strong>t, Clau<strong>de</strong>,<br />

malgré le scandale que provoqua la création sur la scène du Parc,<br />

le 29 avril 1937, <strong>de</strong> l'Auberge <strong>de</strong>s apparences 1 se satisfit d'oeuvrer<br />

à l'ombre <strong>de</strong> son père, dont il sollicitait volontiers les avis <strong>et</strong> dont<br />

il servit pieusement la mémoire.<br />

Pourtant, lorsque l'Arrêté Royal du 19 août 1920 fonda l'<strong>Académie</strong><br />

Royale <strong>de</strong> Langue <strong>et</strong> <strong>de</strong> Littérature françaises <strong>et</strong> nomma ses<br />

premiers membres, l'auteur <strong>de</strong> Kaatje figurait sur la liste ; aux<br />

côtés d'Iwan Gilkin, directeur, il assuma les fonctions <strong>de</strong> secrétaire<br />

du bureau provisoire. Il ne fut pas un membre assidu. Un <strong>de</strong>s biographes<br />

nous dit : « Il s'éloigna <strong>de</strong>s milieux littéraires <strong>et</strong> travailla<br />

inlassablement 2 ». Par la suite, il <strong>de</strong>manda à Van Zype <strong>de</strong> pouvoir<br />

présenter sa démission. Le secrétaire perpétuel lui répondit que,<br />

nommé par le Roi, il ne pouvait faire une requête qui serait une<br />

offense à la Personne <strong>royale</strong>. Le poète, tenace, écrit : « Il faudra<br />

cependant que j'y repense <strong>et</strong> trouve une occasion <strong>de</strong> renoncer officiellement<br />

à mon immortalité 3 ».<br />

Quand, dans sa première pièce, il fait évoquer Jean par son père,<br />

celui-ci le présente :<br />

Souviens-toi <strong>de</strong> son mépris<br />

Pour les réceptions comme <strong>de</strong>s carnavals (A.I.)<br />

1. Cf. Honoré LEJEUNE, Bruxelles-Théâtre, 1937.<br />

2. José MIRVAL, Le littérateur belge Paul Spaak, Bruxelles, Libbrecht, 1938, p.<br />

56.<br />

3. Journal, Cahier V, 1929, avril, p. 21.


Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie 197<br />

C'est bien le poète lui-même qui s'est confessé dans ces vers. Son<br />

Journal, tardif— il sera commencé en juin 1928 — nous le montre<br />

plutôt misanthrope <strong>et</strong>, surtout, effroyablement mysogine.<br />

Faut-il, dès lors, s'étonner si la postérité a tendance à le négliger<br />

? D'ailleurs le dédain du mon<strong>de</strong> n'est peut-être pas seul à expliquer<br />

la désaffection pour une oeuvre, pourtant belle en soi. Spaak<br />

soutient obstinément qu'une œuvre théâtrale doit s'écrire en vers ;<br />

lui même opte pour l'alexandrin, rarement pour l'octosyllabe<br />

(Kaatje, A. III, Camille). Le public contemporain, habitué à un<br />

style tranchant, plus abrupt, ne cherche pas, à la scène, la poésie<br />

dans les vers, il la trouve plus aisément dans la prose : qu'il me<br />

suffise d'évoquer II pleut dans ma maison <strong>de</strong> Paul Willems.<br />

Les biographes 4 ne se sont guère souciés d'établir une chronologie<br />

ni <strong>de</strong> suivre l'écrivain dans ses nombreuses pérégrinations. J'ai<br />

dû, pour expliquer certaine évolution, essayer <strong>de</strong> combler c<strong>et</strong>te<br />

lacune. Le journal inédit, que j'ai déjà cité, nous est d'un grand<br />

secours <strong>et</strong> certaines « notices » nous fournissent d'heureux compléments.<br />

Je m'en tiendrai, pour ma part, à l'établissement <strong>de</strong> l'itinéraire<br />

italien <strong>de</strong> notre poète : cela importe seul pour mon propos. Je<br />

noterai toutefois que Paul Spaak épousa, il y a un siècle, le 23 juill<strong>et</strong><br />

1894, Marie Janson, fille du célèbre tribun radical.<br />

Nous savons par la publication <strong>de</strong>s Voyages vers mon pays 5 que<br />

les versions versifiées <strong>de</strong>s déplacements étaient antérieures à 1907.<br />

Ce volume évoque d'abord <strong>de</strong>s « voyages » à Londres, Bayreuth,<br />

Chantilly, Vitré, en Arles, avant <strong>de</strong> se lancer sur les routes d'Italie.<br />

D'entrée <strong>de</strong> jeu, la « Sehnsucht » <strong>de</strong> la péninsule souligne le désir<br />

<strong>de</strong> dépaysement, puisque :<br />

L'air qu 'on respire au départ<br />

Enivre !<br />

Il faut partir ! Suis-moi, je pars,<br />

Vers n 'importe où, vers quelque part !<br />

Partir c 'est vivre !<br />

Pourtant, <strong>et</strong> le titre du livre nous le dit, tout comme Du Bellay, il<br />

pense :<br />

4. José MIRVAL, op. cit. ; Gustave VAN ZYPE, Galerie <strong>de</strong>s Portraits, ARLLF,<br />

t. IV, 1972, pp. 119-146 ; André ROUSSEAU, Biographie Nationale, tome XXXVIII,<br />

Supplément, t. X (fasc. 2), 1974, coll. 735-744.<br />

5. Bruges, Herbert, 1907.


198 Robert Van Nuffel<br />

Heureux qui, comme Ulysse a fait un long voyage...<br />

Si le poète, en <strong>de</strong>rnière analyse, veut revenir vers son pays, il n'en<br />

est pas moins conscient que<br />

Dans ce jardin flamand, sous vos roses trémières<br />

Vous riez au soleil qui fait luire les pommes<br />

— Moi, j'ai du mal à penser que c<strong>et</strong>te même lumière<br />

Caresse en ce moment la campagne <strong>de</strong> Rome (p. 13)<br />

Il n'est guère malaisé <strong>de</strong> suivre l'aè<strong>de</strong> sur les routes, vers Rome.<br />

Un poème, pourtant, m'intriguait : pourquoi Les dieux précédaientils<br />

l'hymne L'Italie (pp. 44-46). L'épigraphe <strong>de</strong>vait m'apporter la<br />

réponse : Ospedal<strong>et</strong>ti (pp. 42-43). En 1893, Paul Janson, accompagné<br />

d'une <strong>de</strong> ses filles, avait accompli un long parcours à travers<br />

la péninsule, l'achevant en voiture, par San Remo, à Vintimille.<br />

Janson, nous dit son panégyriste, « ne se doutait point, en passant<br />

par Ospedal<strong>et</strong>ti, qu'il y a là, à flanc <strong>de</strong> coteau, une maison <strong>de</strong> curé<br />

qui, un jour, sera la sienne 6 ». Le tribun avait chanté aux siens le<br />

los <strong>de</strong> l'hôtel où il avait séjourné. Le même biographe nous révèle<br />

qu'en avril 1898, Marie Spaak, son mari <strong>et</strong> Ma<strong>de</strong>leine Janson, se<br />

rendant à Venise <strong>et</strong> se souvenant <strong>de</strong> ce que leur père leur avait<br />

décrit, s'arrêtèrent au même hôtel 1 . Il me semble que je puisse,<br />

sans souci d'une erreur possible, fixer la date <strong>de</strong> Les dieux vers<br />

1898.<br />

Ce long poème, péan à rebours, n'est que la proclamation résolue<br />

<strong>de</strong> l'athéisme essentiel <strong>de</strong> Paul Spaak<br />

Et comme il est mystérieux<br />

Et plus grave <strong>et</strong> plus pathétique<br />

Et plus beau que le mon<strong>de</strong> antique<br />

Ce mon<strong>de</strong> que je sais sans dieux ! (p. 43)<br />

6. Léon DELANGE-JANSON, Paul Janson, 1840-1913. Sa vie généreuse. Son époque,<br />

Bruxelles, Editions du Centre Paul Hymans, 1964, 1, p. 522.<br />

7. ID. II, p. 234 : (avril 1904) « Le ménage Spaak vint passer à Ospedal<strong>et</strong>ti une<br />

quinzaine <strong>de</strong> jours ». Notons, par souci d'exactitu<strong>de</strong>, que ce n'est pas à Ospedal<strong>et</strong>ti<br />

même, mais dans un bourg proche, Col di Rodi, que Janson acquit une maison qui<br />

n'était pas « <strong>de</strong> curé », mais la propriété <strong>de</strong> la commune, à laquelle un prêtre, ancien<br />

directeur <strong>de</strong> collège, qui l'avait construite pour y continuer ses recherches <strong>de</strong> botanique<br />

<strong>et</strong> ne l'occupa jamais, l'avait donnée. Elle ftit mise aux enchères en juin 1898<br />

<strong>et</strong> acquise par Janson qui la baptisa, en l'honneur <strong>de</strong> sa fille, « Villa Chiara ».


Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie 199<br />

Ce n'est que quatre ans plus tard, à en croire le Journal, qu'il<br />

entreprend, enfin, le périple souhaité. Nous pouvons aisément le<br />

suivre à la trace, parfois déconcertante. L'itinéraire parait avoir été<br />

proposé par Janson pour sa première partie, par Lamartine pour<br />

l'autre.<br />

C'est par les Dolomites que Spaak s'engage donc dans ce pays<br />

rêvé. Bien vite, il est pénétré <strong>de</strong> l'envoûtement du paysage :<br />

... j'aspire le ciel onctueux <strong>et</strong> je sens<br />

Que quelque chose que je ne puis définir<br />

Mais dont mon cœur défaille <strong>et</strong> qu 'appellent mes sens<br />

Quelque chose que j'ai aimé, va survenir (p. 45)<br />

Notons le « ciel onctueux », motif premier sur lequel se joueront <strong>de</strong><br />

nombreuses variations.<br />

Vérone est la première étape d'un long voyage : déjà s'annonce<br />

la multiplicité <strong>de</strong>s thèmes qui dicteront les poèmes : paysage, atmosphère,<br />

histoire ; la lumière surtout :<br />

Le ciel immobile <strong>et</strong> sombre<br />

Tellement il est pur <strong>et</strong> bleu<br />

Recouvre le rutilant décor<br />

D'un paysage <strong>de</strong> velours (p. 47)<br />

C<strong>et</strong>te ville radieuse aux « grand murs écarlates » est aussi<br />

l'arène <strong>de</strong> combats féroces. Foin <strong>de</strong>s Montecchi <strong>et</strong> <strong>de</strong>s Capul<strong>et</strong>s, <strong>de</strong><br />

Roméo <strong>et</strong> <strong>de</strong> Juli<strong>et</strong>te. L'histoire a fixé le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> la famille Délia<br />

Scala, <strong>de</strong>venue Scaliger. La cathédrale conserve l'imposant mausolée<br />

du « <strong>de</strong>uxième <strong>de</strong>s Mâtins » 8 : on sait que ce <strong>de</strong>uxième du nom<br />

s'épuisa dans <strong>de</strong> longues luttes sanglantes Le poète nous détaille<br />

les panneaux du tombeau où le sculpteur anonyme a représenté ce<br />

colosse<br />

Droit <strong>et</strong> rai<strong>de</strong> comme sa lance...<br />

tandis que<br />

C<strong>et</strong> autre, le meilleur<br />

Pourtant <strong>de</strong> ces chiens batailleurs<br />

... rit d'un rire scélérat (Les Scaligers, p. 49).<br />

8. Mastin I (1254-Vérone, 18 août 1371) contribua à faire la paix entre les Scaliger<br />

<strong>et</strong> les Buonaccolsi ; Mastin 11 (1308-2 juin 1351), mena une lutte féroce contre<br />

les Visconti <strong>et</strong> les Gonzague d'où il sortit vaincu. On rappellera qu'au siècle précé<strong>de</strong>nt,<br />

Canon Gran<strong>de</strong> délia Scala avait donné asile à Dante exilé.<br />

9. Le mausolée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux Mastini se trouve dans la cathédrale.


200 Robert Van Nuffel<br />

On voit, d'emblée, poindre sous le poète un historien, qui s'attar<strong>de</strong><br />

aux événements sanglants, voire <strong>de</strong> moindre importance.<br />

Notons, sans préoccupation d'ordre, que Spaak néglige Vicence<br />

<strong>et</strong> ses admirables architectures palladiennes ; il ne nous dit rien <strong>de</strong><br />

Padoue, Ferrare <strong>et</strong> Bologne ; on peut comprendre que les communications,<br />

aujourd'hui encore difficiles, l'aient tenu éloigné <strong>de</strong>s<br />

splen<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> Mantoue.<br />

Revenons un instant en arrière pour apprécier le souvenir <strong>de</strong><br />

multiples <strong>et</strong> longs séjours à Venise. C'est une fois encore le monument<br />

évocateur d'un <strong>de</strong>stin tragique qui le r<strong>et</strong>ient tout d'abord :<br />

Bragadin nous narre, dans un poème d'une longueur inaccoutumée,<br />

le calvaire <strong>de</strong> Marcantonio Bragadin (21 avril 1523-17 août 1570)<br />

qui défendit la gloire <strong>de</strong> Venise dans Famagouste 10 , mais la ville<br />

tomba sous les assauts furieux <strong>de</strong> Mustapha Kemal Pacha. A son<br />

défenseur, le sultan avait envoyé, comme preuve <strong>de</strong> sa supériorité,<br />

la tête <strong>de</strong> Nicolô Dandolo. Bragadin dut se rendre <strong>et</strong> son vainqueur<br />

se réjouit d'un spectacle atroce :<br />

... un supplice anodin<br />

Et banal dont aucun souvenir ne <strong>de</strong>meure (p. 53)<br />

Le poète s'attar<strong>de</strong> avec complaisance sur les détails <strong>de</strong> ce supplice.<br />

Il s'incline <strong>de</strong>vant le tombeau, où<br />

... à peine quelques mots sur le marbre<br />

rappellent l'héroïsme <strong>de</strong> Marcantonio.<br />

Ce récit macabre ne fait pas oublier<br />

...la Venise <strong>de</strong> romance<br />

... puérile <strong>et</strong> banale<br />

La nuit, la lune <strong>et</strong> le silence<br />

Et la musique du Grand Canal (Venise, p. 56)<br />

Le buste " en bronze d'un inconnu, coulé par Riccio, l'amènera<br />

à évoquer l'existence houleuse <strong>de</strong> ce personnage<br />

10. On me perm<strong>et</strong>tra <strong>de</strong> rappeler que les démêlés <strong>de</strong> la Sérénissime avec Chypre<br />

ont été évoqués dans une pièce que je considère, pour ma part, comme une <strong>de</strong>s<br />

meilleures <strong>de</strong> Félicien Marceau : Catarina. qui fut créée à Paris, au théâtre <strong>de</strong> l'Atelier,<br />

en octobre 1954 <strong>et</strong> publiée dans les Oeuvres libres, décembre 1954, pp. 239-<br />

298.<br />

11. Le buste se trouve au Musée Correr. Il est l'œuvre d'André Briosco, dit Riccio,<br />

que l'on a parfois confondu avec Rizzi.


Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie 201<br />

Sans même que l'on connaisse<br />

Le nom dont il se nommait (p. 60)<br />

A Murano, détour obligé, il n'a pas un regard pour les ateliers<br />

<strong>de</strong>s superbes verriers : ce qu'il est venu chercher dans c<strong>et</strong>te île,<br />

c'est le repos <strong>de</strong> l'esprit, après le bouillonnement <strong>de</strong> la ville :<br />

L 'œuvre d'art altière<br />

Ou profon<strong>de</strong><br />

Ne vaut pas c<strong>et</strong> oubli du mon<strong>de</strong><br />

Dans le silence <strong>et</strong> la lumière (De Venise à Murano, p. 60).<br />

Notons le r<strong>et</strong>our du leitmotiv (la lumière), qui est le fil conducteur<br />

<strong>de</strong> ces hymnes à la beauté.<br />

Le parcours se fait ensuite capricieux : nous voilà à Pise. Au<br />

Campo Santo (pp. 61-62), où rien ne trouble la paix <strong>de</strong>s morts, le<br />

poète nous affirme que :<br />

...quelque bonne (sic) soit l'heure<br />

la mort est encore meilleure.<br />

Halte brève, sans doute, puisque on ne nous parle ni <strong>de</strong>s fresques<br />

aujourd'hui endommagées, ni <strong>de</strong> la Tour <strong>et</strong> <strong>de</strong>s monuments curieusement<br />

magnifiques qui l'encerclent.<br />

Nous r<strong>et</strong>raversons les Apennins pour nous arrêter à Ravenne ; je<br />

n'oserais approuver les choix topographiques <strong>de</strong> l'écrivain : il<br />

avoue d'ailleurs avoir quelque confusion dans la distribution <strong>de</strong>s<br />

rôles. Spaak nous parle <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux baptistères (le « catholique » <strong>et</strong><br />

l'« aryen »), mais il ne nous dit rien <strong>de</strong> San Vitale : sans doute<br />

parce que, me semble-t-il, c'est là qu'il a cru voir les fresques rutilantes<br />

<strong>de</strong> Sant'Appolinare Nuovo, avec son<br />

dominé par Théodora,<br />

... harmonieux cortège <strong>de</strong> figures calmes<br />

où vont les saintes <strong>et</strong> les saints, vêtus <strong>de</strong> robes souples<br />

(Ravenne, p. 83)<br />

majestueuse <strong>et</strong> rai<strong>de</strong> impératrice<br />

Dont la marche est hautaine <strong>et</strong> le geste sévère<br />

(L'impératrice, p. 84)<br />

Repassons une fois <strong>de</strong> plus la montagne <strong>et</strong>, négligeant Bologne,<br />

nous débarquons à Florence, à l'atmosphère « aimable <strong>et</strong> pure <strong>et</strong><br />

diaphane » dont l'impression spontanée éclate


202 Robert Van Nuffel<br />

Et c'est Florence, c'est Florence (p. 65)<br />

Spaak est, d'entrée <strong>de</strong> jeu, enthousiaste, pour le calme du soir, <strong>et</strong><br />

surtout la lumière tendre, unie <strong>et</strong> cristalline (i<strong>de</strong>m). Mais la ville du<br />

Lys requiert <strong>de</strong>s haltes fréquentes <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s monuments éloquents.<br />

Si le poète ne nous dit rien du Baptistère <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa « Porte du Paradis<br />

» l2 , ni du Duomo avec son émouvante Pi<strong>et</strong>à <strong>de</strong> Michel-Ange,<br />

qu'il admire tant, au pied du « Campanile di Giotto » l3 , il regr<strong>et</strong>te<br />

Cœurs fatigués, âmes séniles<br />

Nous n'avons plus la ferm<strong>et</strong>é<br />

D'idéal <strong>et</strong> <strong>de</strong> volonté<br />

Qui fit jaillir le campanile (Le Campanile, p. 67)<br />

Il apprécie l'élan <strong>de</strong> son ascension <strong>de</strong> marbre rose, sans doute parce<br />

qu'il va vers la lumière.<br />

Téléscopant les faits historiques l4 , il fait se rencontrer « ce pauvre<br />

moine en robe brune » (François d'Assise) <strong>et</strong> « ce grand moine<br />

blanc » (Savonarole) 15 <strong>et</strong><br />

... la limpidité du soir idéalise<br />

Le baiser <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux grands rêves <strong>de</strong> l'Eglise<br />

(La Rencontre, p. 69)<br />

le premier apporterait peut-être<br />

... la fin du mal, <strong>de</strong>s haines, <strong>de</strong>s rancunes<br />

<strong>et</strong> le doux accord <strong>de</strong>s amours fraternelles<br />

Spaak reviendra sur Savonarole dans le poème où il vante « la plus<br />

belle chaire qu'on puisse voir », celle <strong>de</strong> Santa Croce. C'est à c<strong>et</strong>te<br />

tribune que, prêchant le carême, Giovanni di Puglia (« un franciscain<br />

venu <strong>de</strong>s Pouilles »), prononçant contre le réformateur <strong>de</strong>s<br />

mœurs le réquisitoire qui le disait hérétique, schismatique <strong>et</strong> faux<br />

12. Ghiberti a sculpté <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>s portes du Baptistère. La porte Est est appelée<br />

« Porte du Paradis ».<br />

13. On appelle ainsi en général le campanile, commencé par Giotto, continué<br />

par A. Pisano puis F. Talenti. Giotto di Bondone (1261-1337) fut aussi le peintre<br />

admirable dont on a dit qu'il était l'« initiateur <strong>de</strong> la peinture mo<strong>de</strong>rne ». Spaak ne<br />

s'est apparemment pas arrêté à Padoue, où il aurait vu les admirables fresques <strong>de</strong><br />

la « Capella <strong>de</strong>gli Scrovegni », récemment restaurée.<br />

14. François d'Assise naquit en 1182 (ou 1181) <strong>et</strong> mourut le 3 octobre 1226;<br />

il fut canonisé le 16 septembre 1228.<br />

15. Girolamo Savonarole, né à Ferrare, le 21 septembre 1452, exécuté le 28 mai<br />

1498.


Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie 203<br />

prophète, déchaîna la passion <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te « canaille qui grouille » <strong>et</strong><br />

lui fit entendre<br />

... qu'il faut r<strong>et</strong>rancher <strong>de</strong> l'Eglise<br />

ce pourceau <strong>de</strong> Savonarole (La Chaire, p. 75)<br />

Je ne m'arrêterai pas sur les circonstances ignobles qui valurent au<br />

grand moine blanc d'être brûlé, après un procès inique, sur la place<br />

<strong>de</strong> la Seigneurie, le 29 mai 1498. Un diptyque précé<strong>de</strong>nt avait<br />

chanté le los du couvent <strong>de</strong> Saint-Marc (dont Savonarole avait été<br />

le prieur) où une fois encore, le poète rêve <strong>de</strong> voir se rapprocher<br />

« le moine formidable <strong>et</strong> le moine angélique ». Spaak ne paraît pas<br />

se souvenir que c<strong>et</strong>te réconciliation était impossible, pour <strong>de</strong>s raisons<br />

chronologiques, que j'ai déjà indiquées, mais surtout pour la<br />

guerre farouche que se livraient alors franciscains <strong>et</strong> dominicains.<br />

Le couvent <strong>de</strong> Saint-Marc avait été décoré par un autre moine<br />

angélique (ne l'appelle-t-on pas Fra Angelico ?) ' 6 . Le poète ne<br />

semble pas avoir eu un regard pour la (trop ?) célèbre Annonciation<br />

; il s'attar<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant la Crucifixion <strong>et</strong> les gran<strong>de</strong>s figures <strong>de</strong><br />

l'ordre <strong>de</strong> Saint-Dominique qui se succè<strong>de</strong>nt dans les lunules du<br />

cloître, ainsi que <strong>de</strong>vant « les prophètes sacrés mêlés aux patriarches<br />

». Il a saisi le sens missionnaire <strong>de</strong> ces fresques.<br />

Point d'éponge <strong>de</strong> fiel <strong>et</strong> pas <strong>de</strong> coup <strong>de</strong> lance<br />

Il n ' y a que <strong>de</strong> la clarté <strong>et</strong> du silence<br />

(Au couvent <strong>de</strong> Saint-Marc, p. 72)<br />

L'écrivain apprécie la douceur du pinceau du Beato Giovanni da<br />

Fiesole ; s'il entame le second vol<strong>et</strong> <strong>de</strong> son diptyque par <strong>de</strong>s adverbes<br />

qui résument son admiration pour le moine angélique (« doucement,<br />

tendrement, religieusement »), il n'en révèle pas moins son<br />

admiration pour la puissance. Dans la sacristie <strong>de</strong> San Lorenzo, il<br />

s'enthousiasme pour les tombeaux où chaque personnage fait montre<br />

d'« une austère puissance à sa force alliée ». Un seul quatrain<br />

résume le caractère <strong>de</strong> ces six statues :<br />

La nuit dort ; Julien se redresse <strong>et</strong> surveille,<br />

Le jour fait un effort immense,<br />

Le crépuscule rêve <strong>et</strong> l'aube se réveille,<br />

16. Guido ou Guidolino di Pi<strong>et</strong>ra ; en religion, Fra Giovanni da Fiesole, dit « il<br />

beato» <strong>et</strong> plus souvent Fra Angelico, né à Vecchio di Magello en 1387, mort à<br />

Rome le 13 mars 1455.


204 Robert Van Nuffel<br />

Laurent s'incline <strong>et</strong> pense (Les tombeaux, p. 70)<br />

J'aurai l'occasion <strong>de</strong> revenir sur c<strong>et</strong>te admiration pour le sculpteur<br />

du David. Avant <strong>de</strong> quitter Florence, il convoque les personnages<br />

du Décaméron, qu'il fera vivre dans sa pièce La dixième journée :<br />

les jeunes fdles bavar<strong>de</strong>nt dans la nef <strong>de</strong> Santa Maria Novella, où<br />

Une lumière d'Orient<br />

Traverse les hautes verrières (Le décaméron, p. 76)<br />

Rejoignons le voyageur dans<br />

Sienne, qu'il voit en<br />

C<strong>et</strong>te vieille ville rouge<br />

Sous la lumière qui la baigne (Sienne, p. 76)<br />

... un midi torri<strong>de</strong><br />

D'une lumière fauve <strong>et</strong> crue (ld.)<br />

La maison <strong>de</strong> Sainte Catherine émeut en lui une âme qui s'éva<strong>de</strong><br />

Ses yeux sont éblouis par <strong>de</strong> telles lumières<br />

(Sainte Catherine <strong>de</strong> Sienne, p. 79)<br />

<strong>et</strong> l'athée convaincu <strong>de</strong> confesser<br />

Mon cœur s'est envolé vers Jésus, comme un ange (Id.)<br />

Etrange métamorphose dont l'élan est, une fois encore, donné<br />

par le décor.<br />

Au départ <strong>de</strong> Florence (si on excepte le détour par Sienne), le<br />

traj<strong>et</strong> est balisé par Lamartine : j'y reviendrai. Pérouse réveille <strong>de</strong>s<br />

sentiments intimes : son amour. Mais le paysage, ce doux paysage<br />

<strong>de</strong> l'Ombrie, l'enchante avec sa lumière, que l'on ne r<strong>et</strong>rouve pas<br />

ailleurs :<br />

la lumière qui meurt pendant une heure <strong>de</strong> tendresse.<br />

C'est dans c<strong>et</strong>te ville perchée sur la colline (que cintre la Rocca<br />

paolina 17 ), d'une sérénité étrange, dans le crépuscule qui s'éteint,<br />

que Spaak rédige son Epitaphe (p. 80) ; je la rappellerai plus loin.<br />

Il poursuit sa route, lentement, vers la ville éternelle <strong>et</strong> s'arrête<br />

dans un p<strong>et</strong>it village, Ponte San Giovanni, où il goûte « la lumière<br />

fleurie ». Il a traversé « le vieux pont, si vieux <strong>et</strong> si las <strong>de</strong> son<br />

17. Giose CARDUCCI, Il Canto <strong>de</strong>ll'Amore, in Giambi ed Epodi.


Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie 205<br />

âge 18 » qui donne son nom au lieu <strong>et</strong> l'a porté sur l'autre rive. Un<br />

p<strong>et</strong>it tableau <strong>de</strong> genre : les lavandières qui lavent leur linge dans<br />

la lumière <strong>et</strong><br />

Si souvent nous avons regardé ce tableau<br />

De grands arbres penchés sur leur ombre, dans l'eau<br />

Et le vernis luisant <strong>et</strong> frais <strong>de</strong> la lumière<br />

(A Ponte San Giovanni, p. 83)<br />

Mais ce n'est pas elle seule qui fait vibrer son âme, parce que c<strong>et</strong>te<br />

eau lente <strong>et</strong> pâle, c'est le Tibre. Le voici donc au bord <strong>de</strong> ce fleuve,<br />

qui annonce déjà Rome.<br />

Pénétrant dans la ville par la Via Tiberina, il s'empresse <strong>de</strong><br />

rejoindre les forums, qui n'avaient pas, à l'époque, été dégagés <strong>de</strong><br />

tout ce qui les couvrait : terres, déch<strong>et</strong>s <strong>de</strong> toutes sortes, voire bâtisses.<br />

Ce n'est qu'en 1911 que le grand archéologue Corrado Ricci 19<br />

en conçut le dégagement : les travaux furent entrepris en 1924 <strong>et</strong><br />

conduisirent à la création <strong>de</strong> la Via <strong>de</strong>llTmpero, <strong>de</strong>venue <strong>de</strong>puis la<br />

Via <strong>de</strong>i Fori imperiali : elle sépare, en eff<strong>et</strong>, le « forum romain »<br />

du « forum Trajan » où l'on avait engagé <strong>de</strong>s travaux dès le début<br />

du XIX e siècle. Il s'extasie <strong>de</strong>vant la Colonne (pp. 84-85).<br />

... fine brève<br />

Fuselée <strong>et</strong> blanche<br />

Qu 'un chapiteau d'acanthe frange<br />

Ce « fut <strong>de</strong> pierre blanche » est le symbole <strong>de</strong> « la splen<strong>de</strong>ur formidable<br />

d'un mon<strong>de</strong> » conquis sur tant <strong>de</strong> peuples par <strong>de</strong>s « brigands<br />

batailleurs » qui portèrent les aigles romaines vers tous les horizons.<br />

J'avoue être perplexe : je n'ai pas la certitu<strong>de</strong> que ce soit la<br />

colonne trajane, qui est dorique <strong>et</strong> n'a pas <strong>de</strong> feuilles d'acanthe ;<br />

pourtant, le contexte évoque l'empereur qui conquit la Dacie <strong>et</strong> on<br />

nous dit que l'on est pas loin du<br />

... Palatin (où)<br />

Un beau pin s'incline<br />

S'agirait-il <strong>de</strong> la Colonna di Foa, voisine du Marché Trajan, érigée<br />

en 608 par Boniface IV ?<br />

18. A 7 km au sud-est <strong>de</strong> Pérouse.<br />

19. Corrado Ricci (Ravenne 18 avril 1869-Rome 5 juin 1934). Savant archéologue<br />

<strong>de</strong> goût très sûr. Restaurateur <strong>de</strong> la zone <strong>de</strong>s forums.


206 Robert Van Nuffel<br />

Les ruines du forum, celles du Colysée inspirent un sentiment<br />

d'orgueil que le poète éprouve pour lui-même<br />

Mon nom sera chanté, par les on<strong>de</strong>s sonores<br />

Et j'ai vécu, moi l'être <strong>de</strong>s quelques instants<br />

L'infini <strong>de</strong> l'espace <strong>et</strong> l'infini du temps (L'orgueil, p. 86)<br />

A la Place du Peuple, il ne perçoit ni le temps qui passe, ni la<br />

foule <strong>de</strong>s touristes 20 ; il plonge dans un passé lointain pour voir le<br />

faste qui se déploya jadis pour accompagner le départ <strong>de</strong> Lucrèce<br />

Borgia 21 s'en allant à Ferrare rejoindre son époux, Alphonse<br />

d'Esté ; il la voit dans sa parure éclatante, entourée <strong>de</strong> sa Cour, ce<br />

cortège<br />

... fier <strong>et</strong> honteux d'emporter<br />

Sur sa pompe, à la fois comique <strong>et</strong> triomphale<br />

La bénédiction paternelle <strong>et</strong> papale (Place du peuple, p. 88)<br />

Je ne m'attar<strong>de</strong>rai pas avec le poète <strong>de</strong>vant ce buste 22 dont on nous<br />

dit que<br />

sa volonté s'exalte à dominer les hommes... (Le buste, p. 90)<br />

C<strong>et</strong>te volonté <strong>de</strong> puissance, nous la r<strong>et</strong>rouvons à la Chapelle Sixtine.<br />

La force qui sourd <strong>de</strong> ces personnages est « la puissance unique<br />

<strong>de</strong> l'idée » (Les ignudi, p. 92). Le peintre <strong>de</strong> la Voûte <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

l'effrayant Jugement <strong>de</strong>rnier impressionnera toujours l'écrivain,<br />

père tout proche <strong>de</strong> la douce Kaatje. J'y reviendrai.<br />

C<strong>et</strong>te première plongée dans le mon<strong>de</strong> italien se clôt par un<br />

hymne à la lumière, c<strong>et</strong>te lumière à laquelle il aspire douloureusement<br />

dans le «jardin flamand ». Il affirme que<br />

... le forum vibre dans la lumière<br />

Tout y est mort pourtant !<br />

... la lumière seule est vivante !<br />

20. Spaak n'appréciait guère le tourisme <strong>de</strong> masse : « Autocars emportant 50<br />

personnes à travers pays <strong>et</strong> villes. Toute l'Italie en quinze jours. C'est bien l'image<br />

<strong>de</strong> la culture actuelle : une vue collective, rapi<strong>de</strong> <strong>et</strong> superficielle <strong>de</strong> tout ». Journal,<br />

cahier V, p. 45, 1929.<br />

21. Lucrèce Borgia, duchesse <strong>de</strong> Ferrare (Rome 18 avril 1480-Ferrare, 24 juin<br />

1519). Elle avait épousé Alphonse d'Esté, par procuration, le 30 décembre 1501. Le<br />

départ dont il est question est celui qui la conduisait dans son duché où le mariage<br />

public eut lieu en gran<strong>de</strong> pompe le 6 juin 1501.<br />

22. Vraisemblablement celui <strong>de</strong> Cléopâtre


Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie 207<br />

car le Colisée, la basilique <strong>de</strong> Maxence, la maison <strong>de</strong>s Vestales,<br />

tout cela est mort. Mais en une « aurore <strong>de</strong> septembre », il voit sur<br />

... le Palatin<br />

Le soleil qui commence à baigner <strong>de</strong> sa vie<br />

pour un beau jour encore la maison <strong>de</strong> Livie !<br />

La lumière qui le hante vraiment est l'incipit d'un poème d'amour<br />

que l'écrivain avait négligé lors <strong>de</strong> la composition <strong>de</strong> son recueil :<br />

à l'heure où la lumière est douce <strong>et</strong> presque éteinte, son aimée lui<br />

dira quelques strophes <strong>de</strong> Dante 23 qui, dans ses « rimes croisées »,a<br />

imaginé les propos <strong>de</strong> Virgile à Sor<strong>de</strong>llo mantouan. Elle dira :<br />

... le baiser qui tremble aux lèvres <strong>de</strong> Françoise<br />

La piété filiale <strong>de</strong> Clau<strong>de</strong> nous a conservé les pièces inédites en<br />

publiant ces Poèmes 24 . Ils sont plus intimistes que ceux <strong>de</strong> Voyages<br />

vers mon pays. Vois (pp. 24-25) est un hommage au lac <strong>de</strong><br />

Gar<strong>de</strong> ; Galerie Borghèse (pp. 28-29) est un chant d'amour inspiré<br />

par la — scandaleusement célèbre alors — Pauline Borghèse<br />

(Bonaparte) <strong>de</strong> Canova 25 qui<br />

... est trop belle<br />

pour jamais être trop nue 2(1<br />

Et c'est par un nouvel éloge <strong>de</strong> la beauté d'une jeune Florentine,<br />

aperçue à Santa Maria Novella, que se clôt l'ensemble lyrique <strong>de</strong>s<br />

souvenirs italiens.<br />

Mon propos n'est point <strong>de</strong> juger <strong>de</strong> la valeur artistique <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

production, toujours soignée, <strong>de</strong> forme classique, modulée dans une<br />

scansion facile, trop peut-être ; je voudrais simplement la considérer<br />

comme un témoignage, l'aveu <strong>de</strong> sentiments, tantôt intimes,<br />

tantôt d'admiration pour un pays que l'on découvre patiemment <strong>et</strong><br />

23. S'agissant <strong>de</strong> la Divine Comédie (rimes croisées triples), il faudrait plutôt<br />

dire terc<strong>et</strong>s. Le texte n'était pas inédit. Il avait été donné intégralement dans la<br />

Dixième journée (Plaidoyer <strong>de</strong> Philostrate), cf. infra.<br />

24. Poèmes 1898-1921, Bruxelles, Editions Pumal, [1937]]. Le collophon indique<br />

« Achevé d'imprimer le 8 mai 1937, premier anniversaire <strong>de</strong> la mort du poète ».<br />

25. Antonio Canova (Possignano, Province <strong>de</strong> Trévise-Venise, 13 octobre<br />

1920). Sa ville natale, où l'on peut voir le « tempi<strong>et</strong>to canoviano » avait décrété<br />

1992 année canovienne.<br />

26. Notons qu'il dira <strong>de</strong> Rome qu'elle fut la « première gran<strong>de</strong> société anonyme<br />

» (cf. Journal, cahier V, p. 48 (mai 1929).


208 Robert Van Nuffel<br />

dont on a creusé l'histoire : qu'on se souvienne <strong>de</strong> Bragadin, <strong>de</strong><br />

Mastin Scaliger, <strong>de</strong> Savonarole, <strong>et</strong> d'autres encore. Mais je voudrais<br />

aussi considérer ces poèmes comme une sorte <strong>de</strong> préparation,<br />

<strong>de</strong>s « Vorarbeiten » diraient les philologues, pour son œuvre dramatique<br />

qui, dès l'abord, puisera sa matière dans le domaine italien.<br />

Kaatje 11 nous résume les options <strong>de</strong> son auteur : j'ai dit que<br />

malgré ses enthousiasmes latins, il fait sienne la <strong>de</strong>vise flaman<strong>de</strong><br />

« Oost west, thuis best ».<br />

Jean, jeune peintre hollandais, quitte, vers 1610, sa p<strong>et</strong>ite ville<br />

« dont les moulins tournent non loin <strong>de</strong> Gorcum » 28 , la tête pleine<br />

<strong>de</strong> souvenirs promis, car il va découvrir<br />

... un jardin parsemé <strong>de</strong> palais<br />

... l'essor ailé <strong>de</strong>s campaniles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s tours<br />

Des monuments bâtis dans les temps fabuleux<br />

Et comme un dais sur tout cela, l'infini bleu<br />

Du ciel (A I.)<br />

A Kaatje, sa cousine, orpheline recueillie par ses parents, qui s'inquiète<br />

<strong>de</strong>s dangers qu'il va courir, il répond qu'il quitte<br />

... nos pays <strong>de</strong> brouillard<br />

Leur sol sans imprévu, leurs horizons sans joie<br />

Le morne clair-obscur où les couleurs se noient,<br />

pour aller découvrir l'orgueil <strong>de</strong> Rome <strong>et</strong> la volupté <strong>de</strong> Venise. Il<br />

part donc, à cheval, pour un voyage <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ans. Après avoir rencontré<br />

à Dordrecht son ami Comélus <strong>et</strong> obtenu, à Anvers, l'argent<br />

nécessaire d'Isaac Salomon, il suit la route qui le conduit à Rome<br />

où il se loge dans la maison <strong>de</strong> commerçants ; traversant leur<br />

magasin, il rencontrait, chaque jour, la fille aînée, Pomona. Il travaille<br />

à son art, envoie aux siens un carn<strong>et</strong> <strong>de</strong> croquis ; il écrit <strong>de</strong><br />

nombreuses l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> Kaatje, les lisant, décrit son itinéraire : Milan,<br />

Ferrare, Crémone, Rome. Rien <strong>de</strong> décisif pourtant ne s'est produit<br />

jusqu'au jour où, revenant d'une chau<strong>de</strong> <strong>et</strong> longue promena<strong>de</strong> hors<br />

27. Créée au théâtre du Parc, le 8 janvier 1908, elle fut aussitôt éditée, dans une<br />

typographie soignée, par Lamertin.<br />

28. Je n'ai pu déterminer avec exactitu<strong>de</strong> le nom <strong>de</strong> la p<strong>et</strong>ite ville hollandaise<br />

située entre Meuse <strong>et</strong> Rhin. L'indication que ses moulins tournent non loin <strong>de</strong> Gorcum<br />

pourrait faire penser à Kin<strong>de</strong>rdijk, sur le Lek, dont les moulins sont, encore<br />

aujourd'hui, célèbres (cf. « moulins <strong>de</strong> Kin<strong>de</strong>rdijk »). Elle n'est éloignée que <strong>de</strong> six<br />

kilomètres <strong>de</strong> Dordrecht, où Jean doit r<strong>et</strong>rouver Cornélus.


Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie 209<br />

les murs, il tombe mala<strong>de</strong> (peut-être puis-je suggérer le nom <strong>de</strong><br />

pneumonie ?). Gravement atteint, il doit s'aliter <strong>et</strong> Pomona le soigne<br />

:<br />

Méprisant le danger du ma! qu 'elle bravait<br />

elle ne quitta pas une heure son chev<strong>et</strong>. (A. II)<br />

On peut <strong>de</strong>viner la suite. Il faut pourtant rentrer au pays <strong>et</strong><br />

emmener celle qui est <strong>de</strong>venue la maîtresse.<br />

Au <strong>de</strong>uxième acte, la famille s'impatiente d'une longue attente ;<br />

Kaatje est même allée sur la route, pour voir arriver Jean qu'elle<br />

croit seul. Mais le peintre se présente tard sur le seuil, qu'il ne<br />

franchit pas, <strong>de</strong> la <strong>de</strong>meure : honteux, il hésite à confesser que<br />

quelqu'un l'accompagne. On les fait entrer <strong>et</strong> le père commente,<br />

froi<strong>de</strong>ment :<br />

... qu 'il agisse à sa guise<br />

Ces gueux d'Italiens, pardieu, l'ont dégourdi.<br />

après que Jean ait plaidé sa cause. Celui-ci offre <strong>de</strong> partir, mais le<br />

père le r<strong>et</strong>ient.<br />

... crois-tu donc<br />

Qu 'on ne t'aime pas jusqu au pardon ?<br />

Le jeune couple s'installe donc dans la maison familiale. Et Jean<br />

reprend ses pinceaux, tâchant <strong>de</strong> peindre un « festin <strong>de</strong>s Dieux »,<br />

où, selon Pomona, « on ne respire aucune joie aisée <strong>et</strong> fière ». L'artiste<br />

prend la défense <strong>de</strong> son tableau, que sa mère trouve très beau,<br />

<strong>et</strong> la jeune fille en conclut qu'elle n'a plus qu'à se taire. C'est la<br />

rupture, car Pomona n'a pu s'accoutumer aux ciels gris <strong>de</strong> Hollan<strong>de</strong><br />

; elle a senti qu'elle restait, somme toute, l'intruse. Un jour,<br />

elle rencontre <strong>de</strong>s marchands ambulants florentins ; elle s'enfuit<br />

avec eux, non sans avoir rappelé à son amant leurs amours romaines,<br />

« baignées par la lumière ».<br />

Las, dépossédé, Jean déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> fermer la chambre dans laquelle<br />

il a œuvré. Pourtant, il se déci<strong>de</strong> à aimer son paysage avec ses tulipes<br />

d'or qui ont bravé l'hiver. Et puis, il y a Kaatje, qui peu à peu<br />

se dévoile, au lent travail <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>ntelle. Son enthousiasme éclate<br />

dans la tira<strong>de</strong> que je considère, quant à moi, comme la meilleure<br />

<strong>de</strong> la pièce. Elle déclare que ce qui l'occupe, c'est son p<strong>et</strong>it art à<br />

elle:


210 Robert Van Nuffel<br />

Il ne faut rien qu 'un peu <strong>de</strong> fil<br />

Mais les mains le nouent<br />

Si vite <strong>et</strong> si gaiment qu 'on dirait qu 'elles jouent<br />

Du clavecin...<br />

Il ne faut rien qu 'un peu <strong>de</strong> fil <strong>et</strong> <strong>de</strong>s épingles (A.III)<br />

<strong>et</strong> lentement, elle amène celui qu'elle aime à comprendre que :<br />

Ils aiment leur azur, aimons nos ciels brumeux<br />

<strong>et</strong> Jean, écoutant sa cousine vanter<br />

... ce vaste horizon <strong>de</strong> Hollan<strong>de</strong><br />

Avec son fleuve lent, ses moulins dans les branches,<br />

r<strong>et</strong>rouve lentement l'inspiration dans l'amour du sol natal <strong>et</strong> la<br />

pièce s'achève par la déclaration <strong>de</strong> Kaatje, « lentement avec le<br />

sourire » : « il est sauvé ! ».<br />

La pièce connut un franc <strong>et</strong> durable succès. Pourtant, un critique<br />

vint j<strong>et</strong>er une ombre sur c<strong>et</strong>te réussite. Spaak l'apprit par la suite<br />

<strong>et</strong> le récit <strong>de</strong> sa réaction mérite d'être rapporté : « Un journaliste,<br />

dont j'ai oublié le nom, m'a accusé jadis d'avoir emprunté le suj<strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> Kaatje à une nouvelle <strong>de</strong> Caroline Gravière, dont j'ai oublié le<br />

titre <strong>et</strong>, qu'à l'heure actuelle, je n'ai pas lue. Il citait <strong>de</strong>s ressemblances<br />

assez curieuses entre les <strong>de</strong>ux données. Je fus témoin d'une<br />

rencontre bien plus étrange. J'avais écrit un poème qui <strong>de</strong>vait figurer<br />

dans mes Voyages vers mon pays. Il terminait par ce vers : « le<br />

regr<strong>et</strong> <strong>de</strong> la mer où chantent les sirènes ». Me rendant à Paris,<br />

j'emporte pour le lire dans le train, le <strong>de</strong>rnier numéro paru du Mercure<br />

<strong>de</strong> France, <strong>et</strong> j'y trouve un poème inédit d'Henri <strong>de</strong> Régnier,<br />

terminé par ce vers : « le regr<strong>et</strong> <strong>de</strong> la mer où chantent les sirènes ».<br />

Méfions-nous <strong>de</strong>s accusations <strong>de</strong> plagiat ! 29 »<br />

J'ai voulu en avoir le cœur n<strong>et</strong>. J'observe, tout d'abord, que le<br />

suj<strong>et</strong> est dans l'air <strong>et</strong> je reviendrai sur la Route d'émerau<strong>de</strong>. L'article<br />

incriminé a été publié, peu après la représentation <strong>de</strong> la pièce,<br />

dans la Revue littéraire 30 . L'auteur tâche à prouver que Caroline<br />

29. Journal, Cahier K p. 6 (mars 1929).<br />

30. Franz MASOUIN, C. Gravière <strong>et</strong> Paul Spaak, in La Revue littéraire, 1908,<br />

6-7, juin-juill<strong>et</strong>, pp. 196-203.


Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie 211<br />

Gravière a fourni à Spaak le canevas <strong>de</strong> sa pièce 3I , reconnaissant<br />

pourtant qu'il y a quelques différences à noter : elles sont, en eff<strong>et</strong>,<br />

notables. Regardons-y <strong>de</strong> plus près.<br />

Avant son départ, Jean vit avec ses parents, bourgeois, <strong>et</strong> Kaatje,<br />

qu'ils ont recueillie, est une jeune fille toute simple, peu cultivée :<br />

ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>-t-elle pas : « Jupiter, quel est ce héros ? ». Horace<br />

Falès est orphelin ; il vit chez sa tante, veuve, à côté <strong>de</strong> sa cousine<br />

Ma<strong>de</strong>leine. Madame Viard est une personne <strong>de</strong> la haute bourgeoisie<br />

qui, outre son appartement en ville, possè<strong>de</strong> une rési<strong>de</strong>nce à<br />

Forest ; sa nièce est une « musicienne très instruite ». D'où Masoin<br />

tient-il que Spaak « a dû faire <strong>de</strong> Kaatje une jeune fille très forte<br />

en matière artistique » 32 ?<br />

Falès part pour Rome, déjà reconnu : la vente d'un tableau pour<br />

10000 francs (1878 !) lui donne les moyens d'entreprendre le<br />

voyage dont il rêve : tous ses grands prédécesseurs l'on fait ! Il est<br />

accompagné d'un ami, De Witte.<br />

Jean est mala<strong>de</strong>, d'un mal imprévisible ; mais il a déjà produit<br />

quand Pomona le soigne. Falès s'imprègne <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s maîtres<br />

italiens ; il perd toute originalité : ses tableaux ne sont que <strong>de</strong>s<br />

copies inconscientes <strong>de</strong> ses modèles. S'en rendant compte, il est<br />

envahi par un spleen lourd à porter, que De Witte tentera, en vain,<br />

d'évacuer. Pendant son séjour italien, il n'a rien fait <strong>de</strong> neuf, au<br />

contraire <strong>de</strong> Jean : il j<strong>et</strong>te sa pal<strong>et</strong>te <strong>et</strong> ses pinceaux dans le Tibre.<br />

Rentré au logis, il se r<strong>et</strong>rouvera en voyant la beauté <strong>de</strong> Ma<strong>de</strong>leine.<br />

Il se m<strong>et</strong> à la peindre <strong>et</strong> ils tombent alors dans les bras l'un <strong>de</strong> l'autre.<br />

On le voit, les ressemblances sont minces, les discordances<br />

nombreuses.<br />

C'est aussi le cas avec La Route d'émerau<strong>de</strong> d'Eugène Demol<strong>de</strong>r,<br />

roman touffu, paru bien avant celui <strong>de</strong> Caroline Gravière 33 ;<br />

j'en reparlerai.<br />

En 1932, à l'occasion <strong>de</strong> la réédition <strong>de</strong> la pièce (elle avait été<br />

reprise par la Compagnie du Théâtre du Parc au cours <strong>de</strong> la saison<br />

1931-1932), Spaak fit, dans son journal, que j'ai déjà cité, <strong>de</strong>s<br />

31. Caroline GRAVIÈRE, Réalisme, in La Revue <strong>de</strong> Belgique, XXI, 1878, 15 nov.<br />

pp. 256-279, 15 déc. pp. 379-394. Je remercie Ma<strong>de</strong>moiselle Michaux, doctoran<strong>de</strong><br />

à l'U.L.B., qui m'a fourni <strong>de</strong> précieux renseignements.<br />

32. GRAVIÈRE, op. cit.. p. 254<br />

33. Paris, Mercure <strong>de</strong> France, 1899.


212 Robert Van Nuffel<br />

remarques qui ne sont pas dépourvues d'humour : « Lorsque je travaillais,<br />

dans Kaatje, à la scène où Pomona déclare à Jean qu'elle<br />

veut quitter la Hollan<strong>de</strong>, triste <strong>et</strong> vilaine, j'écrivis, par blague, ces<br />

<strong>de</strong>ux vers :<br />

C'est un pays chagrin, lugubre, empoisonné;<br />

Et votre grand Rembrandt, lui-même, n 'est pas né ! 54<br />

Se serait-on aperçu <strong>de</strong> la blague ? »<br />

On se souvient que Victor Buffin avait tiré, <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre, sur<br />

un livr<strong>et</strong> <strong>de</strong> Henri Cain, un opéra. Il fut représenté en <strong>de</strong>ux versions<br />

différentes, à la Monnaie : le 22 février 1913, en 3 actes <strong>et</strong> le 4<br />

novembre 1921, en 4 actes « pour mieux coller à l'original ». C<strong>et</strong>te<br />

transposition n'eut qu'un succès d'estime : Ernest Closson dira<br />

qu'ayant reçu les conseils <strong>de</strong> Léon Jongen, le compositeur nous<br />

avait donné « un opéra agréable » Le poète n'était guère satisfait<br />

du livr<strong>et</strong> : « Quand j'eus la faiblesse <strong>de</strong> laisser c<strong>et</strong> imbécile d'Henri<br />

Cain « tirer un livr<strong>et</strong> » <strong>de</strong> Kaatje, il inséra dans la <strong>de</strong>rnière scène<br />

ce vers admirable, que je fis sauter :<br />

On peut faire un chef-d'œuvre en peignant sa maman. »<br />

Le roman <strong>de</strong> Demol<strong>de</strong>r, auquel j'ai fait allusion, présente lui<br />

aussi <strong>de</strong> notables différences avec Kaatje. Son héros, Kobus<br />

Barent, fils <strong>de</strong> meunier, quitte aussi ses parents, pour aller se perfectionner<br />

; mais il reste en Hollan<strong>de</strong>, précisément à Haarlem,<br />

auprès <strong>de</strong> Frantz Krul ; dans c<strong>et</strong> atelier, il tombe amoureux d'un<br />

modèle peu farouche, Siska, avec laquelle il vivra une liaison houleuse.<br />

Espagnole, elle rencontre aussi <strong>de</strong>s itinérants méridionaux :<br />

elle partira avec eux, après une scène sanglante. Kobus r<strong>et</strong>ournera<br />

vers les siens <strong>et</strong> épousera une jeune fille <strong>de</strong> la haute bourgeoisie<br />

qui s'est éprise <strong>de</strong> lui.<br />

Jean Richepin fut émoustillé par le succès théâtral <strong>de</strong> Kaatje. Il<br />

tira du roman <strong>de</strong> notre compatriote un drame en 5 actes <strong>et</strong> en vers,<br />

qui fut présenté sur la scène du Vau<strong>de</strong>ville parisien le 4 mars 1919<br />

<strong>et</strong> publié dans L'Illustration théâtrale 36 . Henri <strong>de</strong> Régnier fit<br />

observer que le poète avait travaillé « très librement ». Ce com-<br />

34. Cahier cité, loc.cit.<br />

35. Emest CLOSSON, in Histoire <strong>de</strong> la musique en Belgique, p. 276.<br />

36. Jean RJCHEPIN, La route d'émerau<strong>de</strong>, Drame en cinq actes en vers, d'après<br />

le roman d'Eugène Demol<strong>de</strong>r, in L'Illustration théâtrale, n° 114, 10 mars 1919.


Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie 213<br />

mentateur n'a-t-il pas vu que, conservant en partie la trame <strong>de</strong><br />

Demol<strong>de</strong>r, Richepin se souvenait <strong>de</strong> la pièce <strong>de</strong> Spaak ? Dès la première<br />

scène, il fait paraître Lisb<strong>et</strong>h, cousine <strong>de</strong> Kobus. D'autre<br />

part, à la fin <strong>de</strong> l'œuvre, Balthasar, père <strong>de</strong> Kobus, meurt, fier <strong>de</strong><br />

la ré<strong>de</strong>mption <strong>de</strong> son fils.<br />

Je veux relever aussi que Max Hautier, le futur chef d'orchestre<br />

Max Alexys, fit <strong>de</strong> La Route d'émerau<strong>de</strong> un livr<strong>et</strong> sur lequel<br />

Auguste <strong>de</strong> Boeck composa une musique, dont François Rasse a pu<br />

dire que « l'auteur témoigne d'une qualité intense <strong>et</strong> presque unique<br />

dans notre <strong>littérature</strong> théâtrale 37 . »<br />

Le 8 octobre 1908, l'année même <strong>de</strong> Kaatje, le théâtre <strong>de</strong> l'Oeuvre<br />

présentait une nouvelle pièce « italienne » <strong>de</strong> Spaak : la<br />

Madone 3 *. L'action se déroule en 1400, en Ombrie : le lieu nous<br />

est indiqué avec une précision approximative « au flanc <strong>de</strong> la colline<br />

où l'on découvre la nappe tranquille du lac Trasimène puis, sur<br />

l'autre rive, par <strong>de</strong>là Castiglione <strong>de</strong>l Lago, un vaste horizon <strong>de</strong><br />

plaine ». Sur c<strong>et</strong>te colline se dresse un couvent franciscain. Au<br />

lever <strong>de</strong> ri<strong>de</strong>au, Fra Bene<strong>de</strong>tto, en chaire, horrifie les fidèles en<br />

évoquant le péché <strong>de</strong> luxure <strong>et</strong> les tortures qui atten<strong>de</strong>nt ceux qui<br />

le comm<strong>et</strong>tent 39 . Il invite ses ouailles à prier (« rogabimus ») la<br />

Vierge <strong>et</strong> celles-ci récitent en chœur le Je vous salue Marie. Descendu<br />

<strong>de</strong> son perchoir <strong>et</strong> ayant fait ses oraisons au pied <strong>de</strong> l'autel,<br />

il apostrophe <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ient Orsola, dont le père a été chargé <strong>de</strong> restaurer<br />

la statue <strong>de</strong> la Vierge. Le travail est terminé <strong>et</strong> le moine célèbre<br />

avec ferveur le prochain r<strong>et</strong>our <strong>de</strong> l'image, énumérant les miracles<br />

récents qu'elle a accomplis : p<strong>et</strong>it à p<strong>et</strong>it, il dira qu'il espère qu'elle<br />

le délivrera d'un mal qui le torture <strong>et</strong> il avoue :<br />

...je ne cesse<br />

De te le dire ! Tout le dit <strong>et</strong> le crie<br />

Ma terreur, mes remords brûlants, ma chair meurtrie<br />

Et ma joie effrayante à me perdre moi-même<br />

Je t'aime. Et tu sais bien, n 'est-ce pas, que je t aime ?<br />

37. François RASSE, Notice sur Auguste De Boeck (né à Merchtem le 9 mars<br />

1865. y décédé le 9 octobre 1937), in Annuaire <strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong> Royale <strong>de</strong> Belgique,<br />

t. C1X, 1943, p. 50.<br />

38. Lamertin, 1908.<br />

39. On ne peut s'empêcher <strong>de</strong> penser au témoignage <strong>de</strong> Ro<strong>de</strong>nbach, Van Lerberghe<br />

<strong>et</strong> Ma<strong>et</strong>erlinck.


214 Robert Van Nuffel<br />

La jeune fille se défend vigoureusement. Elle annonce que son père<br />

renverra le jour même la statue <strong>et</strong> fait prom<strong>et</strong>tre à son interlocuteur<br />

qu'il viendra à minuit prier la Vierge pour qu'elle le délivre <strong>de</strong> son<br />

mal. A l'heure dite, Fra Bene<strong>de</strong>tto se rend à la chapelle où il croit<br />

avoir r<strong>et</strong>rouvé la sainte effigie ; mais c'est Orsola qui a pris sa<br />

place. S'engage alors un long — trop long — monologue dans<br />

lequel le moine est exhorté par « l'image » à lutter. A la fin pourtant,<br />

le jeune fille tombe dans les bras du religieux en délire, bravant<br />

tout châtiment, elle dit :<br />

«Ah ! Prenez-moi plutôt. Me voilà.<br />

Mais c est moi ! Moi ! Ce n 'est que moi, c est Orsola.<br />

On ne peut pas apprécier outre mesure ce poème dramatique dont,<br />

il faut le dire, la chute tombe à plat. Mais n'est-ce pas voulu ?<br />

L'œuvr<strong>et</strong>te se veut, en fait, une condamnation <strong>de</strong> la dépravation<br />

<strong>de</strong>s moines 40 , la dérision <strong>de</strong>s superstitions <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong>s campagnes.<br />

Connaissant les options philosophiques <strong>de</strong> l'auteur on ne peut voir<br />

dans la Madone 41 qu'une satire <strong>de</strong> la crédulité <strong>de</strong>s paysans <strong>et</strong> une<br />

exaltation <strong>de</strong> leur sensualité.<br />

En ce même mois d'octobre (le 28), le Parc accueillait une autre<br />

comédie : La dixième journée 42 . Spaak va faire revivre, dans un<br />

badinage fort bien conduit, les personnages qu'il nous avait présentés<br />

dans son Décaméron. Ce sont les dix jeunes florentins qui,<br />

fuyant la peste qui ravageait Florence en 1348, se r<strong>et</strong>irèrent sur les<br />

monts fiésolans. Il a pris dans l'introduction <strong>de</strong> la Troisième journée<br />

du chef-d'œuvre <strong>de</strong> Boccace 43 les personnages <strong>et</strong> le cadre <strong>de</strong><br />

leur « exil ».<br />

J'avoue ne pas comprendre le titre <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te comédie. Le Décaméron<br />

se compose <strong>de</strong> dix journées, au cours <strong>de</strong>squelles chaque protagoniste<br />

doit, à tour <strong>de</strong> rôle, conter une histoire ; la reine fraîchement<br />

élue a décidé que « il soit libre à chacun <strong>de</strong> parler (« ragio-<br />

40. Ici aussi on se souvient d'un grand prédécesseur : le Lemonnier <strong>de</strong> L'Hystérique.<br />

41. Le rôle d'Orsola me paraît être celui <strong>de</strong> La Sacristine, à rebours.<br />

42. Publiée en même temps que la précé<strong>de</strong>nte chez Lamertin, 1913.<br />

43. Décaméron, troisième journée, introduction, 6-9 (édition Vittore BRANCA,<br />

Milan, Mondadori, 1976).


Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie 215<br />

nare ») <strong>de</strong> ce qui lui convient le mieux » 44 . Des thèmes seront<br />

imposés (sauf pour la première <strong>et</strong> la neuvième journée).<br />

Point n'est besoin, ce me semble, <strong>de</strong> faire le rapprochement<br />

avec les cent Cantiche <strong>de</strong> la Divine Comédie, que Boccace commenta<br />

publiquement en 1374. D'autre part, il commença son œuvre<br />

à 35 ans, « nel mezzo <strong>de</strong>l cammin délia nostra vita », au moment<br />

même où la peste régnait à Florence. J'ajouterai que dans le texte<br />

<strong>de</strong> la pièce, les amours <strong>de</strong> Dante <strong>et</strong> <strong>de</strong> Béatrice sont maintes fois<br />

évoquées pour expliquer la différence <strong>de</strong> comportement <strong>de</strong> Pamphile<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> Philostrate :<br />

Pamphile : Faisant <strong>de</strong> vous ma sœur <strong>et</strong> mon inspiratrice.<br />

Mieux que tous les sonn<strong>et</strong>s <strong>de</strong> Dante à Béatrice...<br />

Philostrate :<br />

Oui ! Pamphile a lu Dante<br />

Je vois ça : la dixième sphère ! Le plein ciel ! L'amour divin !<br />

Toute la pièce, au fond, se résume dans ces vers :<br />

Fiam<strong>et</strong>ta dit :<br />

Vous connaissez Elise <strong>et</strong> vous savez comment<br />

Elle avait résolu <strong>de</strong> vivre sans amant<br />

Ses compagnes vont essayer d'enflammer à nouveau le cœur <strong>de</strong> la<br />

réticente. Elles la m<strong>et</strong>tent en présence <strong>de</strong> Pamphile qui lui déploie<br />

le charme <strong>de</strong> son amour spirituel. Philostrate survient : il s'en tient<br />

au « carpe diem » <strong>et</strong> aux amours plus charnelles, même si elles sont<br />

passagères.<br />

On peut ne pas aimer toutes les répliques <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te comédie <strong>et</strong><br />

déplorer un mauvais calembour ; Pamphile avait promis <strong>de</strong> faire<br />

<strong>de</strong>s vers <strong>et</strong> <strong>de</strong> les accompagner<br />

D'un arpège <strong>de</strong> luth ou d'un soupir <strong>de</strong> viole...<br />

mais à la fin <strong>de</strong> la pièce, Dionéo constate que Philostrate a « un<br />

air <strong>de</strong> viol ».<br />

La <strong>de</strong>rnière œuvre d'inspiration italienne <strong>de</strong> Spaak est Camille,<br />

une fois encore acte unique, qui fut représenté, en lever <strong>de</strong> ri<strong>de</strong>au,<br />

le 27 octobre 1913, à Le Bonheur d'Alfred Quinon. Je m'arrêterai<br />

un peu sur ce marivaudage parce qu'il nous fournit <strong>de</strong> précieuses<br />

indications sur la façon <strong>de</strong> voyager <strong>de</strong> l'écrivain. Ne dit-il pas, dans<br />

44. lu., p.46.


216 Robert Van Nuffel<br />

son Journal, « l'homme s'habitue si vite au lit <strong>de</strong> son auberge qu'il<br />

n'avance qu'à p<strong>et</strong>its pas ». Le suj<strong>et</strong> est, c<strong>et</strong>te fois, emprunté au chapitre<br />

XV du Livre III <strong>de</strong> Mémoires inédits <strong>de</strong> Lamartine 45 , dont le<br />

poète cite, en épigraphe, quelques lignes : elles se terminent pas ces<br />

mots : « on verra pourquoi je dis « paraissait être le fils ». J'observe<br />

qu'il se souvient aussi du chapitre I du livre IV : « à cause<br />

<strong>de</strong>s brigands qui rendaient la nuit périlleuse » 46 . Dans sa <strong>de</strong>scente<br />

vers Rome, l'écrivain va suivre la route <strong>de</strong> son inspirateur.<br />

Le suj<strong>et</strong> est mince : la roue d'une voiture <strong>de</strong> poste s'étant cassée,<br />

quatre voyageurs — le chanteur Giambatista Zenale, son<br />

« fils », la danseuse Léonilda, alors assez renommée, Aymond <strong>de</strong><br />

Vigneux —, se réfugient dans une méchante auberge du bord <strong>de</strong><br />

route, où ils <strong>de</strong>vront passer la nuit « près <strong>de</strong> la route qui mène à<br />

Narni ». Le décor est planté avec précision: j'y reviendrai. On<br />

constate qu'aux trois personnages <strong>de</strong> Lamartine est venue s'ajouter<br />

une quatrième : Léonilda sera le pivot <strong>de</strong> ce nouveau marivaudage.<br />

Notons que chez le modèle, le « jeune français charmant » est salué<br />

par ses compagnons comme un « duc » <strong>de</strong> Virieu, chez Spaak, il<br />

s'appelle « <strong>de</strong> Vigneux ».<br />

L'action est simple : au lever <strong>et</strong> en attendant le départ, ce jeune<br />

homme fait à Léonilda une cour galante. La danseuse l'invite à<br />

l'accompagner dans « sa berline à <strong>de</strong>ux places » ; elle exagère<br />

hypocritement le souci <strong>de</strong> sa dignité <strong>et</strong> termine leur dialogue par<br />

un douteux « frère <strong>et</strong> sœur » 47 .<br />

Elle s'éloigne <strong>et</strong> parait Camille. Aymond se lance dans une<br />

joute oratoire avec la «jeune fille ». Il regr<strong>et</strong>te d'avoir été trop vite<br />

amoureux <strong>et</strong> va écrire à « son amie » un mot pour lui dire son<br />

« repentir cordial ». Mais Camille, qui a laissé ses habits <strong>de</strong> garçon,<br />

pour revêtir ses « habits <strong>de</strong> fille », revient, après quelques instants.<br />

Devant la surprise <strong>de</strong> son interlocuteur, elle lui dit :<br />

Allez-vous donc cesser d'être mon camara<strong>de</strong><br />

Si vous ne dormez plus, la nuit, sur mon épaule ?<br />

45. Alphonse <strong>de</strong> Lamartine, Mémoires inédits, Paris, Hach<strong>et</strong>te, 1870.<br />

46. IDEM, p. 175.<br />

47. IDEM, p. 139. «Que Taglia Vino paraissait connaître car il l'appelait Monsieur<br />

le Duc <strong>et</strong> lui rendait toute espèce <strong>de</strong> service ». Notons que les quatre personnages<br />

<strong>de</strong> la pièce ne se connaissent que « <strong>de</strong>puis le voyage ».


Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie 217<br />

En fait, son déguisement n'avait d'autre but que <strong>de</strong> la protéger<br />

« contre les grossières façons <strong>de</strong> certains voyageurs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s brigands<br />

».<br />

Léonilda est congédiée par <strong>de</strong> Vigneux, sous le prétexte qu'il<br />

veut voir « un aqueduc romain moins caduc que celui <strong>de</strong> Bergame<br />

», Camille trouve que c'est là un coup <strong>de</strong> génie. On <strong>de</strong>vine<br />

aisément la suite.<br />

Mais Zenale <strong>et</strong> sa fille ont la bonne fortune <strong>de</strong> trouver une calèche<br />

« dans laquelle il n'y a plus que <strong>de</strong>ux places ». Notre jeune<br />

Français reste seul, un peu désemparé <strong>et</strong> à l'aubergiste qui vient lui<br />

proposer d'aller voir l'aqueduc, il crie :<br />

Laissez-moi donc tranquille avec votre aqueduc !<br />

J'ai dit qu'il était regr<strong>et</strong>table qu'aucun biographe <strong>de</strong> Spaak n'ait<br />

tâché à nous donner une chronologie ni un aperçu <strong>de</strong>s déplacements.<br />

La lecture <strong>de</strong>s œuvres nous perm<strong>et</strong> d'y voir un peu plus<br />

clair. On sait ce qu'on pouvait tirer <strong>de</strong>s poèmes. Les pièces <strong>de</strong><br />

théâtre perm<strong>et</strong>tent d'en savoir un peu plus long. Je ne m'arrêterai<br />

pas à Padoue <strong>et</strong> à Bergame, évoqués dans Camille. Mais c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière<br />

pièce <strong>et</strong> la Madone nous font mieux nous rendre compte <strong>de</strong><br />

ce que le poète a visité longuement l'Ombrie <strong>et</strong> combien il l'a<br />

appréciée.<br />

Déjà la plantation du décor <strong>de</strong> la Madone nous situe le lieu <strong>de</strong><br />

l'action : « Au flanc d'une colline d'où l'on découvre la nappe<br />

tranquille <strong>et</strong> pâle du lac Trasimène, <strong>et</strong> par <strong>de</strong>là les maisons <strong>et</strong> la<br />

cita<strong>de</strong>lle <strong>de</strong> Castiglione <strong>de</strong>l Lago, un vaste horizon <strong>de</strong> plaines, le<br />

p<strong>et</strong>it village ». Le chemin qui le traverse conduit au couvent <strong>de</strong>s<br />

Franciscains. On peut, sans grand risque <strong>de</strong> se tromper, en se reportant<br />

à 1902, situer l'endroit à une vingtaine <strong>de</strong> kilomètres <strong>de</strong><br />

Pérouse : le promontoire <strong>de</strong> Monte <strong>de</strong>l Lago (aujourd'hui siège <strong>de</strong><br />

la station hydrologique <strong>de</strong> l'Université <strong>de</strong> Florence). Non loin, sur<br />

la colline, se dresse le couvent Saint François.<br />

Quittant Pérouse pour Rome, Spaak s'arrête, je l'ai déjà mentionné,<br />

à Ponte San Giovanni, longue bourga<strong>de</strong> située près <strong>de</strong><br />

« l'Ipogeo <strong>de</strong>i Volumni al Tevere », où l'on accè<strong>de</strong> par <strong>de</strong>ux ponts<br />

sur le Tibre, dont un ancien en « dos d'âne ». Nous savons que<br />

l'action <strong>de</strong> Camille se déploie auprès <strong>de</strong> la route <strong>de</strong> Narni, où l'on<br />

conserve le « pont d'Auguste » ; mais c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière ville n'est distante<br />

<strong>de</strong> Terni que d'une dizaine <strong>de</strong> kilomètres. N'est-ce pas à


218 Robert Van Nuffel<br />

Narni que l'on découvre le fameux aqueduc ? On peut donc observer<br />

que l'auteur a parcouru l'Italie par « p<strong>et</strong>ites étapes ».<br />

Je voudrais un instant m'arrêter à un tournant <strong>de</strong> la carrière <strong>de</strong><br />

Spaak. A la mort <strong>de</strong> Maurice Kufferath (8 décembre 1919), il fut<br />

appelé à assumer, avec le chef d'orchestre Corneil <strong>de</strong> Thoran <strong>et</strong> le<br />

chanteur Van Glabbeke, la direction du Théâtre <strong>de</strong> la Monnaie, tout<br />

en conservant ses fonctions <strong>de</strong> professeur <strong>de</strong> <strong>littérature</strong> française à<br />

la faculté <strong>de</strong>s Sciences Sociales <strong>de</strong> l'Université coloniale d'Anvers.<br />

Il allait, dès lors, se consacrer presqu'entièrement à la traduction ou<br />

à l'adaptation <strong>de</strong> livr<strong>et</strong>s d'opéra. Le premier italien qui r<strong>et</strong>int son<br />

attention fut le Turandot <strong>de</strong> Puccini ; peut-être à la faveur <strong>de</strong> circonstances<br />

exceptionnelles que je voudrais rappeler, en rendant à<br />

César ce qui lui revient.<br />

En 1920, sans doute ébloui par le succès d'Aida, Puccini<br />

éprouve le besoin <strong>de</strong> composer un opéra qui l'éloignerait <strong>de</strong>s mièvreries<br />

<strong>de</strong> la Bohême <strong>et</strong> <strong>de</strong> Madame Butterfly : il voulait « tentar<br />

altre vie ». Il se mit à la recherche d'un suj<strong>et</strong> oriental (l'Orient<br />

l'avait déjà séduit dans Madame Butterfly) : il s'arrêta à Turandot<br />

dont Gozzi avait, après tant d'autres, conté l'histoire. Il s'adressa<br />

à Renato Simoni <strong>et</strong> à Giuseppe Adami qui ne prirent pas le texte<br />

même du Vénitien, mais la traduction italienne par Maffei <strong>de</strong><br />

l'adaptation <strong>de</strong> Schiller. Comme à l'accoutumée, le compositeur se<br />

montra exigeant <strong>et</strong> le travail <strong>de</strong>s libr<strong>et</strong>tistes ne progressa que lentement,<br />

<strong>et</strong> Puccini ne composait qu'avec peine c<strong>et</strong>te œuvre toute nouvelle<br />

; pourtant, Arturo Toscanini le pressait ; directeur du Teâtre<br />

alla Scala, il aurait voulu la monter au printemps 1924.<br />

Mais en 1924 précisément, on découvre que le musicien est atteint<br />

d'un cancer <strong>de</strong> la gorge. Il consulte, à Florence, les professeurs Toti<br />

e Torrigiani qui lui conseillent un traitement au radium : <strong>de</strong>ux villes<br />

européennes seules pouvaient lui procurer les soins qu'il réclamait :<br />

Berlin <strong>et</strong> Bruxelles. Il choisit notre pays qu'il connaissait déjà <strong>et</strong> où<br />

le spécialiste compétent avait fait ses étu<strong>de</strong>s à Bologne <strong>et</strong> parlait parfaitement<br />

l'italien. Les biographes, les critiques <strong>et</strong> les journalistes ont<br />

répété à l'envi 48 qu'il s'agissait du professeur Ledoux ; mais le radio-<br />

48. Masco CARNER, Puccini. Traduit <strong>de</strong> l'anglais par Catherine Lu<strong>de</strong>t, Paris,<br />

Lattès, 1983, pp. 303-305; André GAUTHIER, Une composition difficile. Puccini.<br />

Turandot, in L'Avant-Scène, mai-juin 1981, p. 12 ; Nino SALVANESCHI, Le Soir, 13<br />

novembre 1924.


Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie 219<br />

logue était le docteur Félix Sluys, qui opérait dans une clinique où<br />

Ledoux exerçait l'oto-rhino-laryngologie.<br />

Avant <strong>de</strong> partir ; il va une <strong>de</strong>rnière fois se concerter avec Toscanini,<br />

qui l'encourage à terminer ce qui est beaucoup plus qu'une<br />

ébauche (octobre 1924). Il se m<strong>et</strong> en route le 4 novembre <strong>et</strong> arrive<br />

le 5, mourant, à l'avenue <strong>de</strong> la Couronne, où il s'éteignit le 29. Il<br />

avait apporté dans ses bagages la partition inachevée. Nino Salvaneschi<br />

qui lui fit visite écrit ce que le maestro lui aurait dit : « à<br />

Bruxelles, je suis chez moi ; j'y attends patiemment le moment <strong>de</strong><br />

reprendre mes activités » 49 .<br />

Il restait à composer le final dont, le 13 juill<strong>et</strong>, il avait écrit à<br />

Simoni : « Il faudrait tomber sur le bon final. Faites-le comme dans<br />

Parzival, une sorte <strong>de</strong> Saint-Graal chinois ». Les archives <strong>de</strong> la<br />

Scala conservent « le <strong>de</strong>rnier feuill<strong>et</strong> qu'il a tracé » où, dans un<br />

suprême effort il m<strong>et</strong> une flèche avec c<strong>et</strong>te indication « poi Tristano<br />

». On le voit, tout comme Verdi, il était sensible à la musique<br />

<strong>de</strong> Wagner.<br />

Toscanini entendait bien que l'œuvre fut représentée : il chargea<br />

Alfano 50 d'achever le final dont le compositeur avait dit : « il faut<br />

que ce soit un grand duo » ; tâche bien difficile, on en convient.<br />

Turandot fut donné à la Scala le 25 avril 1926. A la première, le<br />

chef déposa son bâton après le suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> Liu, là où se terminait l'original.<br />

Pour la première <strong>et</strong> la <strong>de</strong>rnière fois <strong>de</strong> sa carrière, il s'adressa<br />

au public : « Ici s'achève l'opéra du maestro. Il en était là quand il<br />

est mort : la mort a été plus forte que l'art » 51 <strong>et</strong> le ri<strong>de</strong>au s'abaissa<br />

lentement. Le len<strong>de</strong>main, il reprit l'opéra avec le final d'Alfano dont<br />

il avait coupé une partie : c'est peut-être ce choix qui fit dire aux critiques<br />

que le duo rendait un son d'inachevé 52 .<br />

49. Franco ALFANO, Naples, 8 mars 1876, San Remo 27 octobre 1959.<br />

50. Robert AUBANIAC, « So IL TUO NOME...ARBITRA SONO » ou LE PROBLÈME<br />

DE LA DERNIÈRE SCÈNE, IN L Avant-Scène, cit. pp. 86-90. Le texte compl<strong>et</strong> <strong>de</strong> l'original<br />

a été r<strong>et</strong>rouvé par Alan Siegwericht <strong>et</strong> donné au Théâtre Barbican <strong>de</strong> Londres,<br />

le 3 novembre 1982. J'en ai entendu un excellent enregistrement, mais j'avoue ne<br />

pas y avoir trouvé la couleur wagnérienne annoncée par Puccini.<br />

51. Il avait séjourné au 249 <strong>de</strong> la rue Royale dans un immeuble qui appartient<br />

à la Province <strong>de</strong> Brabant <strong>et</strong> où le « salon <strong>de</strong> musique » a été conservé.<br />

52. Dans La vita di Puccini (Milan 1925). Arnaldo Fraccaroli rapporte que Puccini<br />

aurait déclaré : « Mon opéra sera donné inachevé, quelqu'un montera alors sur


220 Robert Van Nuffel<br />

Je me suis arrêté longuement sur ce récit : c'est que je crois que<br />

Spaak y fut sensible. Sans désemparer, il entreprit l'adaptation du<br />

livr<strong>et</strong>, la soumit aux éditions Ricordi, propriétaire <strong>de</strong>s opéras <strong>de</strong><br />

Puccini ; le siège parisien la mit immédiatement à l'impression ;<br />

elle avait paru lors <strong>de</strong> la création <strong>de</strong> l'œuvre, le 17 décembre 1926,<br />

soit un peu plus <strong>de</strong> neuf mois après la création mondiale en italien<br />

<strong>et</strong> près <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ans avant Paris (Opéra, direction Philippe Gaubert).<br />

Notons aussi que le livr<strong>et</strong> <strong>de</strong> Spaak fut le seul en usage sur les scènes<br />

<strong>de</strong> <strong>langue</strong> française, jusqu'au jour où l'on se résolut à donner<br />

les opéras dans leur texte original 53 . Je n'ai pas à juger <strong>de</strong> la valeur<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te adaptation : je sais trop les contraintes que la partition<br />

musicale impose au poète-traducteur.<br />

Le directeur <strong>de</strong> la Monnaie donnerait encore d'autres versions<br />

françaises d'opéras italiens : le 23 mars 1923, Débora <strong>et</strong> Jaele <strong>de</strong><br />

Piz<strong>et</strong>ti 54 ; le 10 janvier 1932, Les Précieuses ridicules <strong>de</strong> Lattuada<br />

55 ; le 15 mars 1933, L'Elixir d'amour <strong>de</strong> Doniz<strong>et</strong>ti 56 <strong>et</strong> le 27<br />

novembre <strong>de</strong> la même année La farce amoureuse <strong>de</strong> Zandonai 57 .<br />

Notons que tous ces compositeurs étaient contemporains, d'une<br />

quinzaine d'années plus jeunes que Puccini, sauf Doniz<strong>et</strong>ti 58 .<br />

Alors qu'il continuait inlassablement son travail d'adaptateur,<br />

scène <strong>et</strong> dira au public : A c<strong>et</strong> endroit le compositeur s'est éteint ». J'avoue rester<br />

sceptique.<br />

53. Les traductions, quels que soient les mérites <strong>de</strong> leur auteur, sont souvent<br />

décevantes : il me suffit <strong>de</strong> citer un seul exemple : le texte français du <strong>de</strong>rnier vers<br />

<strong>de</strong> l'air du graal dans le Lohengrin <strong>de</strong> Wagner : « Et Lohengrin son chevalier c'est<br />

moi ».<br />

54. Il<strong>de</strong>brando Piz<strong>et</strong>ti, né à Parme, le 20 septembre 1880, décédé à Rome le 13<br />

février 1968. Debora <strong>et</strong> Jaele fut créé à la Scala, le 15 décembre 1922. Notons que<br />

ce compositeur donna, en 1916, <strong>de</strong>s leçons d'harmonie <strong>et</strong> <strong>de</strong> contrepoint à notre<br />

compatriote Kochnitzky.<br />

55. Felice Lattuada, né à Quelle <strong>de</strong> Morimonso, le 5 février 1882, mort à Milan,<br />

le 2 novembre 1962. Le Preziose ridicole furent créées aux Arènes <strong>de</strong> Vérone;<br />

point n'est besoin <strong>de</strong> souligner que le libr<strong>et</strong>tiste Rossato s'est inspiré <strong>de</strong> Molière.<br />

56. Ga<strong>et</strong>ano Doniz<strong>et</strong>ti, né à Bergame le 29 novembre 1797, y décédé le 8 mars<br />

1845. Elissire d'Amore, Milan, Scala, 12 mai 1932.<br />

57. Riccardo Zandonai, né à Sacco di Rover<strong>et</strong>o, le 30 mai 1883, mort à Pesaro<br />

le 5 juin 1944. La Farsa amorosa, d'après Alarcon, fur créée à l'Opéra <strong>de</strong> Rome<br />

en 1923.<br />

58. Puccini était né à Lucques le 23 décembre 1858.


Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie 221<br />

Spaak recueillait le fruit <strong>de</strong> ses expériences dans son Journal 59<br />

resté inédit. Dès 1938, Clau<strong>de</strong> en avait préparé un choix 60 qu'il<br />

aurait intitulé: «Journal d'un homme raisonnable». En 1950, il<br />

me disait que la discrétion lui interdisait <strong>de</strong> livrer ces pages au<br />

public.<br />

J'ai eu la bonne fortune <strong>de</strong> voir ces textes dans leur intégralité :<br />

ils se sont arrêtés à la veille <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> leur auteur. Je les ai<br />

dépouillés, pour y chercher la confirmation <strong>de</strong> ce que les œuvres<br />

m'avaient fait découvrir.<br />

C'est à l'été 1932 que Spaak reprend le chemin <strong>de</strong> l'Italie : il<br />

y a r<strong>et</strong>rouvé « d'anciennes impressions, vieilles <strong>de</strong> tente ans »<br />

(Cahier XI, p. 51, septembre 1932). «Bien <strong>de</strong>s choses cependant<br />

n'ont plus parlé <strong>de</strong> la même voix que jadis. Charme <strong>et</strong> prix <strong>de</strong><br />

« la première fois. Combien d'œuvres ne per<strong>de</strong>nt-elles pas une<br />

partie <strong>de</strong> leur attrait ? La révélation d'une beauté l'embellit ; connue<br />

elle ne peut plus compter pour plaire que sur ses qualités<br />

réelles » (id.).<br />

A l'époque, il n'était pas très tendre pour les Italiens : En juill<strong>et</strong><br />

1928, il nous confiait ses « Sentiments synthétisés » : « J'aime les<br />

Français ; je déteste les Allemands ; je considère les Anglais ; je<br />

méprise les Italiens. Quant aux Américains, nous verrons ce qu'il<br />

faut en penser dans mille ans » Journal, Cahier I, p. 25).<br />

L'antienne « Italie, oui, mais sans les Italiens », combien <strong>de</strong> fois<br />

l'ai-je entendue ? On ne peut oublier que la Péninsule était régie,<br />

à l'époque, par le fascisme, que Spaak avait en horreur. En 1931,<br />

le régime traversait une pério<strong>de</strong> assez houleuse 61 .<br />

Mais quelle est son attitu<strong>de</strong> à l'endroit du pays lui-même ? Il est<br />

déçu par Venise : « (Elle) n'est plus belle que par morceaux ; elle<br />

perd <strong>de</strong> plus en plus son harmonie d'ensemble. Pour une ville<br />

mo<strong>de</strong>rne, elle est trop négligée, décrépite, délabrée ; pour une ville<br />

ancienne, il s'y trouve trop <strong>de</strong> publicité, trop d'électricité, trop <strong>de</strong><br />

59. Quinze cahiers cartonnés bruns, 20,5 x 14 cm, Archives <strong>et</strong> Musée <strong>et</strong> la Littérature,<br />

section théâtre.<br />

60. Le volume est annoncé dans le recueil Poèmes, cit. <strong>et</strong> dans l'essai <strong>de</strong> Mirval,<br />

cit. Les pages <strong>et</strong> les différentes pensées ont été numérotées.<br />

61. Cf. Vittorio Emanuele GIUNTELLA, Alcune rifessioni sopra la crisi tra la<br />

Santa Se<strong>de</strong> e il regime nel 1931, in L 'Eglise <strong>et</strong> l'Etat. Mélanges dédiés à la mémoire<br />

<strong>de</strong> Monseigneur Simon, Bruxelles, 1974, pp. 239-313.


222 Robert Van Nuffel<br />

badauds étrangers... Ils en font une foire ; au lido, une ville <strong>de</strong><br />

bains, passe encore que les autres y pénètrent ; mais, ignominie<br />

sans pareille, on lui a bâti, comme porte d'entrée, un garage colossal<br />

du plus hi<strong>de</strong>ux cubisme d'après-guerre ! Oh, procuraties. »<br />

(Cahier XI, p. 52).<br />

Cela ne l'empêche pas pourtant « d'aimer mieux la sal<strong>et</strong>é <strong>de</strong><br />

Venise que la propr<strong>et</strong>é <strong>de</strong> la Suisse où tout semble épouss<strong>et</strong>é pour<br />

la venue <strong>de</strong>s clients » (Id. p. 53).<br />

Un rien le fait rêver <strong>de</strong> Rome : « Poésie. J'ai, sur mon bureau,<br />

comme presse-papier, un grossier morceau <strong>de</strong> fer à cheval que j'ai<br />

ramassé à Rome, sur la place Saint-Pierre... Il me fait plus rêver<br />

que Taine <strong>et</strong> que Stendhal » (id. p. 30, septembre 1932).<br />

Quant aux artistes, j'ai déjà dit qu'il aimait Michel-Ange pour<br />

sa puissance. En juin 1928, il notait « Michel-Ange, sculpteur <strong>de</strong><br />

la force, <strong>de</strong> l'énergie, du mouvement, dit-on. Et pourtant toutes<br />

ses gran<strong>de</strong>s statues sont l'image même du repos, presque toutes<br />

assises ou couchées, même endormies» (juin 1928, Cahier I,<br />

p. 00).<br />

Ailleurs, il notera : « Michel-Ange, peintre du mouvement <strong>et</strong><br />

sculpteur du repos» (Cahier VII, mai 1931, p. 84). J'ai observé<br />

que, à la Chapelle Sixtine, il avait surtout admiré les figures où le<br />

peintre avait exprimé la force tranquille.<br />

Le poète, à l'âme sensible, <strong>et</strong> que ceux qui l'ont connu ont jugé<br />

calme <strong>et</strong> serein, admirait la puissance : les Ignudi, les Tombeaux<br />

<strong>et</strong> la Tétralogie.<br />

Nous n'en saurons pas davantage sur ses impressions <strong>et</strong> ses souvenirs.<br />

A Pérouse, il avait composé son<br />

Epitaphe<br />

Si je meurs là-bas, dans mon pays du Nord<br />

On peut écrire sur ma tombe : il chérit<br />

Le travail entêté, l'étu<strong>de</strong>, l'ejfort<br />

Et la tension ar<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> l'Esprit.<br />

Mais si je meurs ici, qu 'on grave : il aima<br />

La lumière fine <strong>et</strong> la couleur légère<br />

Et ce fut la beauté seule qui charma<br />

Son âme passagère 62<br />

62. Voyages vers mon pays, p. 82.


Paul Spaak <strong>et</strong> l'Italie 223<br />

La lumière qu'il a tant chantée. Lorsque le 8 mai 1936, vers 19<br />

h, « le jour que l'abattit le sort 63 , sur le seuil <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>meure, le ciel<br />

était couvert, sans précipitations. Peut-être son Esprit, avant <strong>de</strong><br />

s'évanouir, eut-il encore la force <strong>de</strong> penser à Go<strong>et</strong>he :<br />

« mehr Lie ht » !<br />

Je tiens à exprimer mes remerciements à toutes les personnes<br />

qui m'ont aidé dans mes recherches : Michel Hainaut, Chef <strong>de</strong><br />

Cabin<strong>et</strong> <strong>de</strong> l'Echevin <strong>de</strong>s Beaux-Arts d'Ixelles, le docteur Charles<br />

Sluys, les collaborateurs du Musée <strong>de</strong> la <strong>littérature</strong> : Mesdames<br />

Martine Gilson <strong>et</strong> Anne-Laure Vignaux, Monsieur Jean Danhaive<br />

<strong>et</strong>, « last but not least », l'érudit <strong>et</strong> toujours disponible Jacques<br />

Demmermann.<br />

63. Si je me suis permis <strong>de</strong> pasticher Verhaeren, c'est qu'une soli<strong>de</strong> amitié liait<br />

l'auteur <strong>de</strong> Camille au poète <strong>de</strong> Toute la Flandre. Lors <strong>de</strong> la 50 e représentation <strong>de</strong><br />

Kaatje (Parc, 1913), le <strong>de</strong>rnier fit une causerie d'une très haute tenue sur la pièce :<br />

elle fut reprise dans les éditions postérieures <strong>de</strong> l'œuvre. Spaak a laissé un triptyque<br />

: Verhaeren. /, II. III. publié posthume dans les Poèmes (pp. 45-54).


La treizième édition du Bon usage<br />

A l'occasion <strong>de</strong> la sortie <strong>de</strong> presse <strong>de</strong> la treizième édition du<br />

Bon usage <strong>de</strong> Grevisse, qui a été entièrement revue <strong>et</strong> enrichie par<br />

notre Confrère, M. André Goosse, une séance <strong>de</strong> présentation <strong>de</strong><br />

l'ouvrage a été organisée dans l'auditorium du Palais <strong>de</strong>s <strong>Académie</strong>s<br />

conjointement par notre Compagnie <strong>et</strong> par les Éditions De<br />

Boeck-Duculot.<br />

On lira ci-après les allocutions qui y ont été prononcées.<br />

Allocution <strong>de</strong> Monsieur Jean TORDEUR<br />

Secrétaire perpétuel<br />

Dans le «Rapport au Roi» qu'il soum<strong>et</strong>tait en 1920 au roi<br />

Albert pour lui proposer la création d'une <strong>Académie</strong> formée <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux sections siégeant ensemble, celle <strong>de</strong>s littéraires, celle <strong>de</strong>s philologues,<br />

le ministre Jules Destrée commentait c<strong>et</strong>te intention<br />

comme suit : « Le sens total d'une <strong>langue</strong> ne se révèle qu'en fonction<br />

<strong>de</strong> son incessante transformation. Aux côtés <strong>de</strong> ceux qui l'emploient<br />

avec autorité <strong>et</strong> l'enrichissent parfois doivent se trouver<br />

ceux qui en étudient le perpétuel mouvement ».<br />

Quelques mois plus tard, dans le discours d'installation <strong>de</strong> notre<br />

Compagnie, à qui il recommandait <strong>de</strong> « gar<strong>de</strong>r la méfiance <strong>de</strong> l'esprit<br />

académique <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'art officiel », il donnait à son argument initial<br />

un développement imagé, comme pour en faire percevoir<br />

mieux le bien-fondé : « Une <strong>langue</strong> est comme un fleuve. L'une <strong>et</strong><br />

l'autre ont une unité, mais c'est une unité changeante, en constant<br />

mouvement. De même que, chaque jour, une partie <strong>de</strong>s eaux du<br />

fleuve s'évapore <strong>et</strong> se perd, <strong>de</strong> même que, par contre, <strong>de</strong>s sources


La treizième édition du Bon usage 225<br />

naturelles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s affluents viennent à tout instant varier la continuité<br />

du flot, <strong>de</strong> même une <strong>langue</strong> vivante s'appauvrit <strong>et</strong> s'enrichit<br />

à la fois chaque jour »... C'était bien dire, dans un temps où cela<br />

se disait peu, que la sauvegar<strong>de</strong> <strong>et</strong> l'illustration du français, si elles<br />

passaient par l'observance <strong>de</strong>s règles, <strong>de</strong>vaient se renforcer dans<br />

l'écoute <strong>de</strong>s parlers <strong>et</strong> dans les évolutions <strong>de</strong> l'écriture.<br />

<strong>Nos</strong> prédécesseurs partageaient ce sentiment peu conformiste<br />

puisque, le 4 juin 1921, élisant les quatre premiers membres étrangers<br />

<strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong>, ils n'hésitaient pas à appeler auprès d'eux, aux<br />

côtés <strong>de</strong>s littéraires — Anna <strong>de</strong> Noailles, Gabriele d'Annunzio <strong>et</strong><br />

le romancier suisse Benjamin Vallotton — le grammairien français<br />

dont les propositions audacieuses ébranlaient alors notre édifice<br />

grammatical <strong>et</strong> syntaxique, Ferdinand Brunot.<br />

Celui-ci, reçu dans ce Palais par Maurice Wilmotte le 7 octobre<br />

1922, allait prodiguer à l'<strong>Académie</strong> naissante ses encouragements<br />

les plus vifs à s'engager dans la voie ouverte par son fondateur.<br />

Observant, dans un raccourci superbe, que « notre <strong>langue</strong> est<br />

celle qui, <strong>de</strong> toutes les <strong>langue</strong>s humaines, a le plus changé, c'est-àdire<br />

le plus vraiment vécu », Ferdinand Brunot prenait argument <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te vitalité pour l'appeler à se manifester face aux changements<br />

majeurs <strong>de</strong> l'après-guerre. Perm<strong>et</strong>tez-moi <strong>de</strong> citer <strong>de</strong>ux passages<br />

marquants <strong>de</strong> c<strong>et</strong> appel... « Le problème <strong>de</strong> la bonne <strong>langue</strong> »,<br />

disait-il, « ne peut se poser aujourd'hui comme jadis. D'abord, il<br />

y a maintenant une question <strong>de</strong>s <strong>langue</strong>s techniques, urgente <strong>et</strong><br />

impérieuse... La marée <strong>de</strong>s termes savants <strong>et</strong> spéciaux monte irrésistiblement...<br />

Est-il sage, au lieu d'étudier les besoins réels en ce<br />

domaine <strong>et</strong> les moyens <strong>de</strong> les satisfaire, <strong>de</strong> ne rien faire pour distinguer<br />

l'audace <strong>de</strong> l'abus ? » C'était annoncer l'urgence <strong>de</strong>s recherches<br />

en néologie. « D'autre part », ajoutait-il, « la composition <strong>de</strong><br />

la nation qui pense, qui lit, qui écrit a changé du tout au tout dans<br />

le cours <strong>de</strong> la guerre. Des romanciers qui ont eu <strong>de</strong>s millions <strong>de</strong><br />

lecteurs ont accepté la <strong>langue</strong> populaire ou même l'argot »<br />

Aussi en appelait-il à la linguistique qui, je le cite, « étant une<br />

science, ne peut avoir <strong>de</strong> dégoût à l'égard <strong>de</strong>s réalités nouvelles.<br />

Il est <strong>de</strong> son <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> montrer qu 'à traiter le français en <strong>langue</strong><br />

morte, on s'expose à le faire mourir. Nous ne voulons pas pour le<br />

français une survie dans une forme hiératique, comme a été celle<br />

du latin. C 'est au reste, suivant moi, à la seule condition <strong>de</strong> recon-


226 Jean Tor<strong>de</strong>ur<br />

naître franchement le présent qu 'on peut espérer maintenir ce qui<br />

doit être maintenu ».<br />

Certes, il est infiniment improbable que le jeune professeur<br />

qu'était alors Maurice Grevisse ait jamais eu connaissance <strong>de</strong>s discours<br />

<strong>de</strong> Jules Destrée <strong>et</strong> <strong>de</strong> Ferdinand Brunot. Il n'est que plus<br />

émouvant, me semble-t-il, que les observations qu'il accumulait<br />

spontanément, en solitaire, par vocation, dans l'exercice absorbant<br />

<strong>de</strong> son professorat, l'aient conduit à <strong>de</strong>s conclusions que, sur plus<br />

d'un point, le ministre <strong>et</strong> le glorieux auteur <strong>de</strong> La pensée <strong>et</strong> la <strong>langue</strong><br />

n'eussent pu désavouer. De l'un aux autres, une même reconnaissance<br />

<strong>de</strong>s faits au regard <strong>de</strong>s méfaits <strong>de</strong> la théorie, un semblable<br />

culte <strong>de</strong> la raison au détriment <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> l'autorité, enfin,<br />

l'approfondissement persévérant <strong>et</strong> révélateur <strong>de</strong> l'usage, ce <strong>de</strong>rnier<br />

étant évi<strong>de</strong>mment celui du meilleur emploi. En un mot, dès son origine<br />

l'immense <strong>et</strong> probe entreprise <strong>de</strong> Grevisse se fon<strong>de</strong> tout<br />

entière sur la confiance mise par lui, comme par Destrée <strong>et</strong> par<br />

Brunot, dans la <strong>langue</strong> vivante.<br />

Je ne voudrais pour rien au mon<strong>de</strong> que l'on voie dans ce rapprochement<br />

qui s'impose, me semble-t-il, entre <strong>de</strong>s hommes si différents,<br />

une sorte <strong>de</strong> récupération académique <strong>de</strong> Maurice Grevisse.<br />

D'abord, ce n'est vraiment pas notre coutume. Ensuite, s'il est vrai<br />

que le sincère <strong>et</strong> compréhensible désir <strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong> fut <strong>de</strong> le<br />

compter parmi ses membres les plus éminents, il est tout aussi vrai<br />

qu'elle avait envers lui trop d'admiration <strong>et</strong> <strong>de</strong> respect pour ne pas<br />

accepter son refus, <strong>et</strong> même pour l'en estimer plus. Nous savions<br />

tous que son cabin<strong>et</strong> <strong>de</strong> travail était le lieu <strong>de</strong> sa vie <strong>et</strong> <strong>de</strong> son<br />

accomplissement <strong>et</strong> que toute manifestation publique lui était<br />

intrinsèquement étrangère. Son droit naturel était <strong>de</strong> ne pas être <strong>de</strong>s<br />

nôtres ; notre tendance spontanée fut <strong>et</strong> <strong>de</strong>meure d'être <strong>de</strong>s siens.<br />

Toutefois, comme <strong>de</strong>vait le dire avec sa sincérité <strong>et</strong> sa chaleur<br />

coutumières Georges Sion, «en élisant André Goosse en 1976,<br />

nous avons tous eu la joyeuse impression que nous rattrapions Grevisse<br />

par gendre interposé. Et, lorsque mourut le père du Bon<br />

Usage, nous sûmes qu'il était littéralement continué, gardé présent<br />

aux yeux <strong>de</strong> tous, par celui qu'il avait lui-même reconnu comme<br />

son successeur ».<br />

De l'insigne mérite d'André Goosse dans c<strong>et</strong>te continuité, du<br />

renouvellement à la fois fidèle <strong>et</strong> fondamental qu'il sut lui assurer,<br />

mon confrère Marc Wilm<strong>et</strong> vous parlera mieux que moi. Aussi


La treizième édition du Bon usage 227<br />

mon privilège est-il d'exprimer à André Goosse notre amitié sans<br />

faille <strong>et</strong> l'admiration que nous vouons à son incommensurable<br />

science. Elle nous paraît franchir <strong>de</strong> nouvelles limites chaque fois<br />

que nous l'interrogeons ou qu'il veut bien nous en faire bénéficier<br />

dans ses passionnantes communications, avec ce naturel <strong>de</strong> bon<br />

aloi, ce détachement apparent, c<strong>et</strong> humour furtif, c<strong>et</strong>te bonne grâce<br />

qui nous le ren<strong>de</strong>nt cher parce qu'ils sont les attraits <strong>de</strong> sa mo<strong>de</strong>stie.<br />

Celle-ci ne nous fait pas oublier l'étendue <strong>de</strong>s responsabilités<br />

qu'il assume au sein <strong>de</strong> la Francophonie ; dans les commissions <strong>de</strong><br />

néologie, à la prési<strong>de</strong>nce du Conseil international <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> française,<br />

à la vice-prési<strong>de</strong>nce du Conseil communautaire <strong>de</strong> la <strong>langue</strong>,<br />

enfin, à Paris, au Conseil supérieur <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> française auprès<br />

du Premier Ministre. Telles sont les cautions d'extrême compétence<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> pondération qu'il ne cesse d'apporter au Bon Usage, au<br />

fronton duquel son nom est désormais inséparable <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> Maurice<br />

Grevisse.<br />

Faut-il donc souligner que l'<strong>Académie</strong> est heureuse d'accueillir<br />

dans ses murs la sortie <strong>de</strong> la 13 e édition <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage, d'y souhaiter<br />

la bienvenue à une assemblée aussi qualifiée que la vôtre, d'y<br />

faire l'éloge justifié du dynamisme d'un éditeur comme <strong>de</strong> l'impeccable<br />

travail typographique d'un imprimeur qui sont, l'un <strong>et</strong><br />

l'autre, l'honneur <strong>de</strong> leur profession, <strong>de</strong> se réjouir, enfin, du fait<br />

que l'entrée <strong>de</strong> Duculot dans le Groupe d'édition De Boeck, dont<br />

le rayonnement s'affirme <strong>de</strong> plus en plus, est le gage <strong>de</strong> la valorisation<br />

continue <strong>de</strong> notre patrimoine linguistique <strong>et</strong> grammatical,<br />

c'est-à-dire, en définitive, <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> française.


Allocution <strong>de</strong> M. Éric Tomas<br />

Ministre <strong>de</strong> la Culture <strong>de</strong> la Communauté française<br />

Je suis heureux <strong>de</strong> pouvoir saluer aujourd'hui la sortie <strong>de</strong> presse<br />

<strong>de</strong> la treizième édition du Bon usage, due au professeur André<br />

Goosse, gendre du grand grammairien que fut Maurice Grevisse.<br />

Les ouvrages <strong>de</strong> Maurice Grevisse, soigneusement publiés par les<br />

Éditions Duculot, ont connu une renommée internationale, dans les<br />

pays francophones bien sûr, mais aussi dans <strong>de</strong>s pays non francophones,<br />

où ils servent <strong>de</strong> références à <strong>de</strong>s travaux universitaires.<br />

Outre Le bon usage, il convient <strong>de</strong> citer l'important Précis <strong>de</strong><br />

Grammaire française, les Nouveaux exercices <strong>de</strong> français, les<br />

Cours <strong>de</strong> dictées françaises <strong>et</strong> les Cours d'analyse grammaticale.<br />

Tous ces ouvrages <strong>de</strong> Maurice Grevisse, dont l'œuvre est prolongée<br />

par André Goosse, montrent à quel point ont été poussées<br />

en Belgique les recherches philologiques sur les règles du français.<br />

Les grammairiens belges <strong>de</strong> <strong>langue</strong> française font ainsi autorité à<br />

travers le mon<strong>de</strong>, <strong>et</strong> ce n'est pas pour rien que M. André Goosse<br />

est actuellement prési<strong>de</strong>nt du Conseil international <strong>de</strong> la <strong>langue</strong><br />

française.<br />

Les rééditions du Bon usage, vendu à plus d'un million d'exemplaires,<br />

prouvent que l'école belge a été particulièrement fécon<strong>de</strong><br />

<strong>et</strong> rigoureuse dans ce domaine.<br />

Les innovations principales <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te treizième édition consistent<br />

notamment dans le rajeunissement <strong>de</strong>s exemples <strong>de</strong>s auteurs cités<br />

ainsi que dans la diversification <strong>de</strong>s domaines abordés. Un sort particulier<br />

est réservé aux particularismes régionaux. Des faits nouveaux<br />

ont aussi eu un r<strong>et</strong>entissement sur l'évolution <strong>de</strong> la <strong>langue</strong><br />

française. Ces modifications ont été prises en compte par la treizième<br />

édition du Bon usage qui a aussi fait valoir les droits <strong>de</strong> la<br />

« nouvelle orthographe ». C<strong>et</strong>te nouvelle édition s'est enfin montrée<br />

soucieuse d'aller puiser dans d'importants ouvrages tels que le


La treizième édition du Bon usage 229<br />

Trésor <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> française. Enfin, <strong>de</strong> nombreuses additions font<br />

voir à quel point une remise à jour était nécessaire.<br />

Je crois pouvoir dire que ce sont <strong>de</strong>s ouvrages comme ceux-ci<br />

qui contribuent, pour une très large part, au rayonnement <strong>de</strong> la culture<br />

francophone <strong>de</strong> Belgique à l'étranger, en particulier outre-<br />

Quiévrain.<br />

Paradoxalement, l'excentricité géographique du français <strong>de</strong> Belgique<br />

a rendu plus aigu le souci <strong>de</strong> la rigueur dans la mise au point<br />

<strong>de</strong>s règles dont c<strong>et</strong>te <strong>langue</strong> fait usage.<br />

Renforcer la promotion <strong>et</strong> la diffusion <strong>de</strong>s L<strong>et</strong>tres françaises <strong>de</strong><br />

Belgique est une priorité majeure <strong>de</strong> ma politique littéraire. Grâce<br />

au travail fondamental <strong>de</strong>s puristes <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> française qui sont<br />

honorés aujourd'hui, <strong>et</strong> grâce à l'intelligente audace <strong>de</strong> maisons<br />

d'édition comme les Éditions Duculot, je pense qu'il est légitime<br />

<strong>de</strong> dire que ce sont aussi nos romanciers, nos poètes, nos dramaturges,<br />

nos essayistes, qui connaissent un succès très enviable à<br />

l'étranger.<br />

Mon souhait est que l'œuvre philologique qui est ici fêtée se<br />

poursuive avec la même ar<strong>de</strong>ur.


Allocution <strong>de</strong> M. Marc Wilm<strong>et</strong><br />

Professeur à l'Université <strong>de</strong> Bruxelles,<br />

membre <strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong><br />

LETTRE (OUVERTE OU FERMÉE) À ANDRÉ GOOSSE<br />

Quel plus beau ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> Noël ?<br />

Un courrier <strong>de</strong>s éditions Duculot vient <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> sa hotte <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> déposer dans ma boîte, ce 24 décembre, la treizième édition du<br />

Bon usage, fleurant bon l'encre fraîche, agrémentée d'une aimable<br />

dédicace <strong>de</strong> l'auteur. Je lisais à ce moment précis — on peut me<br />

croire, je n'en fais pas une habitu<strong>de</strong> — l'oraison funèbre d'Henri<strong>et</strong>te<br />

d'Angl<strong>et</strong>erre, à la page du célèbre « O nuit désastreuse ! ô<br />

nuit effroyable ! où r<strong>et</strong>entit tout à coup, comme un éclat <strong>de</strong> tonnerre,<br />

c<strong>et</strong>te étonnante nouvelle : MADAME se meurt ! MADAME<br />

est morte ! », me coll<strong>et</strong>ant une fois <strong>de</strong> plus avec l'interdiction du<br />

passé composé sous la voix pronominale : « MADAME s'est<br />

morte », impossible, alors que l'apparent synonyme « MADAME a<br />

agonisé » reste licite (talent d'écriture à part). Mais c'est moins la<br />

défunte duchesse d'Orléans anéantie par un verre <strong>de</strong> chicorée glacée<br />

qu'évoqua d'abord pour moi ce fort volume à jaqu<strong>et</strong>te verte,<br />

que l'exor<strong>de</strong> du Sermon sur la mort : « Entre toutes les passions <strong>de</strong><br />

l'esprit humain, l'une <strong>de</strong>s plus violentes, c'est le désir <strong>de</strong> savoir... »<br />

Quand on y songe, la grammaire scolaire constitue stricto sensu<br />

l'« exception culturelle » <strong>de</strong>s pays <strong>de</strong> <strong>langue</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> culture françaises.<br />

Née en 1786 <strong>de</strong>s œuvres du «bon Lhomond », «régent <strong>de</strong><br />

sixième » au collège cardinal Lemoine (responsable, parallèlement,<br />

du De viris illustribus <strong>et</strong> d'une Doctrine chrétienne) ; recueillant à<br />

gauche les spéculations philosophiques issues <strong>de</strong> Platon, d'Aristote,<br />

<strong>de</strong>s modistes médiévaux <strong>et</strong> <strong>de</strong>s Messieurs <strong>de</strong> Port-Royal, à droite<br />

les règles <strong>de</strong> conduite inaugurées par les anomalistes <strong>de</strong> Cratès <strong>de</strong>


La treizième édition du Bon usage 231<br />

Mallos face aux analogistes d'Aristarque, <strong>et</strong> qu'avait portées à un<br />

rare <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> subtilité le très aristocrate Clau<strong>de</strong> Favre <strong>de</strong> Vaugelas<br />

(1647), elle se m<strong>et</strong> dès le XIX e siècle au service exclusif <strong>de</strong> l'école<br />

publique obligatoire, qui sacralise désormais l'apprentissage <strong>de</strong><br />

l'orthographe.<br />

D'autres ont suffisamment instruit le procès <strong>de</strong>s odieux p<strong>et</strong>its<br />

manuels abêtissants <strong>de</strong> nos classes (ils n'ont hélas pas complètement<br />

disparu). Les instituteurs d'antan enseignaient circulairement,<br />

impavi<strong>de</strong>ment <strong>et</strong> impunément que l'article défini... définit ou détermine<br />

(mais dans par exemple «Qu'est-ce /Tiomme? Un animal<br />

raisonnable », le s'interroge <strong>et</strong> un hasar<strong>de</strong> la solution), que le<br />

démonstratif... montre ou démontre (mais « Où est passée c<strong>et</strong>te<br />

satanée pantoufle ? »), que le possessif... marque la possession<br />

(mais « Oui, mon général » ?) <strong>et</strong> que le qualificatif... qualifie (mais<br />

« la semaine passée » équivaut à « la semaine <strong>de</strong>rnière » — adjectif<br />

censé « ordinal », lui, <strong>et</strong> si d'aventure « mon sport favori » vous<br />

était inconnu ?).<br />

Et voilà, pour r<strong>et</strong>ourner en le trahissant (pardon) à Bossu<strong>et</strong>,<br />

qu'allait r<strong>et</strong>entir en 1936, venue <strong>de</strong>s marches <strong>de</strong> la France, <strong>de</strong><br />

Gembloux exactement, une étonnante nouvelle : un certain Maurice<br />

Grevisse réussisait à concilier la foi aveugle <strong>de</strong>s brandisseurs <strong>de</strong><br />

férule <strong>et</strong> la réflexion personnelle, à marier les prescriptions autoritaires<br />

<strong>et</strong> l'esprit <strong>de</strong> tolérance. La grammaire cessait <strong>de</strong> grimacer.<br />

On connaît le succès <strong>de</strong> l'entreprise : <strong>de</strong> 1936 à 1980, onze éditions.<br />

Le nom propre Grevisse mutait tout doucement en nom commun<br />

(tel Donat jadis <strong>et</strong> Vaugelas lui-même). Or la vérité oblige à<br />

dire que le plan <strong>de</strong> l'ouvrage perdait au fur <strong>et</strong> à mesure <strong>de</strong>s remaniements<br />

ses lignes <strong>de</strong> force, multipliait à la faveur d'une typographie<br />

acrobatique les excursus comme autant <strong>de</strong> pustules sur le<br />

corps originel. Le vieil artisan se tenait certes <strong>de</strong> son mieux à<br />

l'écoute <strong>de</strong> la linguistique, mais il perdait pied. Voyez-le se débattre<br />

— je le note avec tendresse, sans la moindre ombre <strong>de</strong> moquerie<br />

: « L'adjectif non qualificatif sert à introduire dans le discours<br />

le nom auquel il est joint... » (§ 850) ; puis en p<strong>et</strong>its caractères, le<br />

remords : « En réalité, l'article est aussi un adjectif non qualificatif.<br />

C'est parce que la nomenclature traditionnelle le distingue <strong>de</strong> l'adjectif<br />

dans la liste <strong>de</strong>s parties du discours que nous en avons fait<br />

l'obj<strong>et</strong> d'un chapitre spécial » ; <strong>et</strong> encore (§ 886) : « En réalité, les<br />

adjectifs numéraux ordinaux sont qualificatifs <strong>et</strong> ne servent jamais


232 Marc Wilm<strong>et</strong><br />

à introduire le nom. Mais comme ils s'apparentent étroitement, par<br />

leur origine <strong>et</strong> par leur forme, aux adjectifs numéraux cardinaux,<br />

il a paru commo<strong>de</strong> <strong>de</strong> les placer ici. »<br />

Commo<strong>de</strong> ? La tranquillité d'âme, le confort du grammairien<br />

<strong>de</strong>vaient-ils toujours primer les exigences <strong>de</strong> la science (donc, en<br />

l'occurrence, d'une grammaire jouant cartes sur table à l'égal <strong>de</strong><br />

n'importe quelle discipline, explicitant ses démarches, prête à se<br />

rem<strong>et</strong>tre en question, offrant le flanc aux critiques) ?<br />

Placi<strong>de</strong>, André Goosse a relevé le gant. Ce ne fut pas chose<br />

aisée. Il lui fallait recouper carrément l'habit au lieu <strong>de</strong> le r<strong>et</strong>oucher<br />

une ennième fois (il se serait exposé sinon à la satire <strong>de</strong> Fernand<br />

Raynaud). Attention, pourtant, à ne pas désarçonner le public <strong>de</strong>s<br />

« amateurs <strong>de</strong> beau langage », ceux qui consultent Le bon usage au<br />

coup par coup, à la façon d'un dictionnaire, point trop soucieux <strong>de</strong><br />

cohérence interne ni externe.<br />

Pari tenu, pari gagné. La douzième édition refondue replace le<br />

livre vénérable <strong>et</strong> désu<strong>et</strong> dans le flux <strong>de</strong> la recherche vivante.<br />

Goosse ou « la révolution tranquille ». En voulez-vous un témoignage<br />

?<br />

Le bon usage (1980"), § 1337.<br />

Le verbe est un mot qui exprime, soit l'action faite ou subie<br />

par le suj<strong>et</strong>, soit l'existence ou l'état du suj<strong>et</strong>, soit l'union <strong>de</strong><br />

l'attribut au suj<strong>et</strong>.<br />

Grevisse opérait par énumération : verbe = mot d'action + mot<br />

d'état + mot d'union. Inutile d'objecter que les noms seraient tout<br />

aussi capables <strong>de</strong> traduire un procès : le galop du cheval comme<br />

le cheval galope (action), l'inclinaison <strong>de</strong> l'arbre comme l'arbre<br />

penche (état)..., il ne l'ignore nullement : « ... le verbe est susceptible<br />

<strong>de</strong> conjugaison (ce qui le distingue <strong>de</strong> certains noms, exprimant<br />

eux aussi l'action...) » (ibid.).<br />

A six ans d'intervalle, l'accessoire susceptible <strong>de</strong> conjugaison<br />

<strong>de</strong>vient l'essentiel. On est passé du sémantisme flou au formalisme<br />

n<strong>et</strong>.<br />

Le bon usage (1986 12 ), § 737.<br />

Le verbe est un mot qui se conjugue, c'est-à-dire qui varie<br />

en mo<strong>de</strong>, en temps, en voix, en personne <strong>et</strong> en nombre. (Au<br />

participe, il varie parfois en genre.)


La treizième édition du Bon usage 233<br />

Et la nouvelle édition, me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rez-vous enfin ?<br />

Le travail consciencieux d'amendation s'est poursuivi, souterrain,<br />

affleurant presque à chaque page. J'ai commencé à dresser un<br />

inventaire (je vous l'épargne, rassurez-vous). Le chapitre consacré<br />

à la phrase, en tout cas, a été revisité <strong>de</strong> fond en comble. Ces corrections<br />

gran<strong>de</strong>s ou p<strong>et</strong>ites, traditionnelles délices <strong>de</strong>s spécialistes,<br />

ménageront, à leur insu, le plaisir <strong>de</strong>s profanes, non que Le bon<br />

usage s'assimile à une auberge espagnole, plutôt à un somptueux<br />

supermarché alternant les <strong>de</strong>nrées courantes <strong>et</strong> les produits <strong>de</strong> luxe.<br />

Souhaitons aux utilisateurs <strong>de</strong> fructueuses empl<strong>et</strong>tes.<br />

Qui me révélera néanmoins pourquoi le pronominal se mourir<br />

ne se conjugue jamais au passé composé ?


Remerciement <strong>de</strong> M. André GOOSSE<br />

Mes remerciements iront d'abord, comme il convient, aux orateurs<br />

qui m'ont précédé. Je mentirais si je prétendais ne pas avoir<br />

pris plaisir à les entendre, hélas ! pas seulement pour la qualité <strong>de</strong><br />

la forme, — même si je fais la part <strong>de</strong> l'amitié chez Jean Tor<strong>de</strong>ur<br />

<strong>et</strong> Marc Wilm<strong>et</strong>.<br />

Je l'ai dit à une autre occasion, je ne crois guère aux mérites<br />

personnels. Si je me suis intéressé aux livres, à la <strong>littérature</strong>, je le<br />

dois à l'atmosphère familiale. En m'occupant <strong>de</strong> grammaire, je n'ai<br />

fait que m'abandonner à une passion ; or on m'a appris qu'il fallait<br />

y résister pour acquérir <strong>de</strong>s mérites.<br />

C<strong>et</strong>te passion, ce vice impuni, remonte à l'adolescence,<br />

comme il est naturel. • Nous fêtons en quelque sorte, avec un<br />

léger r<strong>et</strong>ard, ses cinquante ans. Le virus m'a été transmis par un<br />

jésuite, le père Deharveng, dont j'ai découvert avec enthousiasme<br />

les Corrigeons-nous ! dans la classe <strong>de</strong> poésie, comme on disait.<br />

Malgré le titre, l'ouvrage ne ressortissait pas au style gendarme<br />

<strong>de</strong>s Ne dites pas..., mais dites... traditionnels. Il montrait que la<br />

<strong>langue</strong> n'est pas figée, que bien <strong>de</strong>s tours figurant dans les listes<br />

noires que les puristes se passent <strong>de</strong> génération en génération<br />

sont en fait entrés dans l'usage <strong>de</strong>s écrivains les plus châtiés. La<br />

gran<strong>de</strong> leçon : avant <strong>de</strong> juger, observer. Ce que Deharveng faisait<br />

pour <strong>de</strong>s cas particuliers, Grevisse le systématisera pour l'ensemble<br />

<strong>de</strong> la grammaire.<br />

Moi qui avais choisi la philologie romane par amour <strong>de</strong> la <strong>littérature</strong>,<br />

j'ai décidé <strong>de</strong> la suivre par intérêt pour la <strong>langue</strong>. C'est alors<br />

que j'ai inscrit mes premières observations dans les marges <strong>de</strong><br />

Deharveng. L'offensive von Rundstedt fera disparaître ce volume,<br />

avec beaucoup d'autres choses. Un seul exemple m'est resté dans<br />

la mémoire : « Il dormit jusque Paris d'un sommeil profond. » Il est<br />

tiré d'un roman <strong>de</strong> Simenon que je lisais en 1944 dans une loggia


La treizième édition du Bon usage 235<br />

qui dominait un carrefour <strong>de</strong> Houffalize <strong>et</strong> d'où j'étais chargé <strong>de</strong><br />

faire le relevé <strong>de</strong>s convois allemands qui passaient <strong>de</strong>vant moi,<br />

heureusement par intermittences.<br />

Ma secon<strong>de</strong> série <strong>de</strong> remerciements ira aux organisateurs <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te séance : l'<strong>Académie</strong>, qui nous reçoit avec le faste <strong>de</strong> ses ors<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> ses velours, les Éditions De Boeck, qui ont recueilli avec chaleur<br />

Le bon usage privé <strong>de</strong> logis, — <strong>et</strong> ensuite aux nombreuses personnes<br />

présentes : confrères <strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> divers conseils ou<br />

commissions ; collègues <strong>de</strong> l'Université <strong>et</strong> <strong>de</strong>s divers <strong>de</strong>grés d'enseignement,<br />

entre lesquels je ne fais aucune distinction, car un bon<br />

instituteur est aussi utile à la société qu'un professeur <strong>de</strong> faculté ;<br />

anciens étudiants ; amis personnels <strong>et</strong> amis <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> française,<br />

c<strong>et</strong>te formule vous englobant tous, y compris les membres <strong>de</strong> ma<br />

famille, à qui j'adresse un salut particulier.<br />

Tant <strong>de</strong> gens sérieux réunis dans ce lieu voué à la science, aux<br />

arts, à la <strong>littérature</strong>, dans ce palais, pour la nouvelle édition d'un<br />

ouvrage, fut-ce la treizième ! On me perm<strong>et</strong>tra <strong>de</strong> dire, en toute<br />

objectivité, que l'événement n'est pas banal. Il s'agit, à chaque<br />

fois, il est vrai, <strong>de</strong> versions recomposées <strong>et</strong> soigneusement revues,<br />

<strong>et</strong> non d'un tirage baptisé édition. D'autre part, les Belges francophones<br />

ont quelque raison <strong>de</strong> se réjouir qu'un ouvrage écrit par un<br />

Wallon soit accueilli comme essentiel au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> nos frontières,<br />

dans toute la Francophonie, notamment chez nos voisins du sud,<br />

qui n'étaient pas préparés naturellement à prendre en Belgique <strong>de</strong>s<br />

leçons <strong>de</strong> français.<br />

On me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> souvent pourquoi la Belgique, qu'on dit terre<br />

<strong>de</strong> poètes, est aussi — n'est-ce pas antinomique ? — terre <strong>de</strong> grammairiens.<br />

On pourrait alléguer notre bon sens <strong>et</strong> notre réalisme, qui<br />

expliquent sans doute le nombre <strong>et</strong> la qualité <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> nos<br />

dialectologues. La solidité <strong>de</strong> la formation philologique donne aussi<br />

à nos linguistes <strong>de</strong>s traits particuliers, Marc Wilm<strong>et</strong> ne me contredira<br />

pas. Mais il y a autre chose. Le Français, surtout le Parisien,<br />

se considère comme un propriétaire naturel : ce qu'il sait ou croit<br />

savoir <strong>de</strong> sa <strong>langue</strong>, il l'i<strong>de</strong>ntifie à la <strong>langue</strong> elle-même. Le Belge<br />

est moins assuré, <strong>et</strong>, s'il est grammairien, il se sent obligé <strong>de</strong> vérifier,<br />

d'observer avant <strong>de</strong> prendre parti. Il découvre ainsi que telle<br />

construction tenue pour propre à la Belgique (par exemple, Ça je<br />

sais) par <strong>de</strong>s linguistes <strong>de</strong> France est bel <strong>et</strong> bien utilisée dans le<br />

français familier <strong>de</strong> partout.


236 André Goosse<br />

Oublier les absents serait injuste. Ce sont les lecteurs nombreux<br />

<strong>et</strong> anonymes du Bon usage qui font que nous en sommes aujourd'hui<br />

à la treizième édition. Certains, non anonymes, ont contribué<br />

à faire <strong>de</strong> la treizième édition ce qu'elle est. Les auteurs <strong>de</strong> comptes<br />

rendus ont émis leurs critiques <strong>et</strong> leurs souhaits, parfois difficiles<br />

à satisfaire. La rédaction <strong>de</strong> plus d'un chapitre a été soumise<br />

à mes étudiants <strong>de</strong> Louvain ; leurs remarques, questions <strong>et</strong> objections<br />

ont été utiles, mais un exposé oral à lui seul est un banc d'essai<br />

impitoyable pour les formules approximatives ou peu claires ou<br />

trop catégoriques. Des lecteurs m'ont écrit, <strong>de</strong> différents pays, pour<br />

poser <strong>de</strong>s questions, pour faire <strong>de</strong>s suggestions, pour m'envoyer <strong>de</strong>s<br />

exemples. Un grammairien, habitué à être consulté plutôt que lu,<br />

ne peut ressentir la déception d'un romancier apprenant que son<br />

lecteur a fermé le livre après trente pages. Quel plaisir, dès lors,<br />

d'apprendre que certains ont lu les 1800 pages <strong>de</strong> la douzième édition<br />

d'un bout à l'autre ! Quatre d'entre eux ont bien voulu me<br />

faire part <strong>de</strong> tout ce qu'ils ont observé chemin faisant : un Avignonnais<br />

érudit, un correcteur professionnel parisien, une jeune<br />

femme d'Argenteuil <strong>et</strong> un trappiste flamand. Ce <strong>de</strong>rnier a consacré<br />

neuf mois à ce qu'il appelle, non une pénitence, mais une « fructueuse<br />

gestation mentale ».<br />

Il y a aussi les vrais absents, ceux qui auraient été bien en peine<br />

<strong>de</strong> s'excuser. Cela ne veut pas dire qu'ils ne soient pas présents<br />

dans notre mémoire <strong>et</strong> notre cœur. En tout premier lieu, Maurice<br />

Grevisse, qui a bien voulu me désigner comme son dauphin <strong>et</strong> dont<br />

j'ai suivi la démarche, en rajeunissant la documentation <strong>et</strong> l'information<br />

proprement linguistique ; Marie-Thérèse Grevisse, ma première<br />

femme, qui a accompagné, avec une attention compréhensive<br />

<strong>et</strong> vigilante, la préparation <strong>de</strong> la douzième édition, pour laquelle<br />

c<strong>et</strong>te lectrice infatigable m'a procuré <strong>de</strong> nombreux exemples ; mes<br />

maîtres <strong>de</strong> Louvain, en particulier Omer Jodogne <strong>et</strong> Joseph Hanse,<br />

qui nous a quittés voici un an.<br />

Enfin, il y a les Éditions Duculot, feu les Éditions Duculot,<br />

même si le nom subsiste. Que le nouvel éditeur me perm<strong>et</strong>te <strong>de</strong><br />

rappeler les liens familiaux <strong>et</strong> personnels qui avaient été noués<br />

<strong>de</strong>puis 1936, <strong>et</strong> même avant, puisqu'il faudrait tenir compte <strong>de</strong> la<br />

date où Jules Duculot, le père Duculot, a accepté <strong>de</strong> courir un risque<br />

<strong>de</strong>vant lequel <strong>de</strong>s maisons ayant plus large pignon sur rue<br />

avaient renâclé. Que <strong>de</strong> souvenirs ! Les lieux changent <strong>de</strong> la pre-


La treizième édition du Bon usage 237<br />

mière édition à la douzième, mais toujours à Gembloux : à l'atelier<br />

vieillot <strong>de</strong> la rue Pierquin, tout imprégné <strong>de</strong> l'o<strong>de</strong>ur d'encre, succè<strong>de</strong><br />

le bâtiment fonctionnel <strong>de</strong> la rue <strong>de</strong> la Posterie, dans le parc<br />

industriel ; le trop bel immeuble <strong>de</strong> l'avenue <strong>de</strong> Lauzelle à Louvain-la-Neuve<br />

ne verra pas la sortie <strong>de</strong> la treizième. Les générations<br />

se succè<strong>de</strong>nt, dans les familles <strong>et</strong> dans la maison : j'évoquerai<br />

au moins, parmi les vivants, ceux avec qui j'ai particulièrement<br />

collaboré, l'aimable Georges David, avocat <strong>et</strong> diplomate, Jean Flament,<br />

le technicien expert <strong>et</strong> consciencieux, France Bastia, attachée<br />

<strong>de</strong> presse experte <strong>et</strong> en même temps une <strong>de</strong>s plus anciennes amies<br />

du couple Goosse-Grevisse, Nathalie Dubois <strong>et</strong> son entregent, les<br />

imprimeurs <strong>de</strong> Gembloux, sans oublier la voix souriante d'une téléphoniste.<br />

Souvenirs parfois pénibles, comme les vingt mille exemplaires<br />

<strong>de</strong> la douzième édition que <strong>de</strong>s cambrioleurs médiocres ont<br />

fait partir en fumée.<br />

Revenons à l'avenir. Celui du Bon usage paraît fermement<br />

assuré sous l'impulsion compétente, efficace <strong>de</strong> Christian De<br />

Boeck <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa jeune équipe. Et celui <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> française, obj<strong>et</strong><br />

principal <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te rencontre, obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> notre attention <strong>et</strong> <strong>de</strong> notre<br />

attachement ? Pour certaines personnes, c'est un obj<strong>et</strong> d'inquiétu<strong>de</strong>.<br />

Elles se lamentent : le français est en crise, l'anglais le dénature,<br />

les jeunes sont d'une ignorance crasse, l'orthographe n'est plus ce<br />

qu'elle était dans ma jeunesse, <strong>et</strong>c. « Aujourd'hui que la <strong>langue</strong><br />

commence à se corrompre, <strong>et</strong> qu'on s'étudie à parler un jargon ridicule<br />

» : c<strong>et</strong>te phrase n'est pas <strong>de</strong> Maurice Druon, mais <strong>de</strong> Voltaire.<br />

Plus vigoureux encore, le poète Vienn<strong>et</strong> en 1855, dans une épître<br />

à Boileau :<br />

C'en est fait, Despréaux, le mauvais goût l'emporte,<br />

La <strong>langue</strong> <strong>de</strong> ton siècle est une <strong>langue</strong> morte ;<br />

Et, si pour le malheur <strong>de</strong>s nouveaux Chapelains<br />

Pluton te renvoyait au séjour <strong>de</strong>s humains,<br />

De vingt jargons divers le mélange bizarre<br />

Te ferait <strong>de</strong> stupeur regagner le Tartare.<br />

Vienn<strong>et</strong> dénonce l'obscurité <strong>de</strong>s philosophes, « les substantifs<br />

sifflants <strong>de</strong>s Saxons <strong>et</strong> <strong>de</strong>s Scots », c'est-à-dire les emprunts à l'anglais,<br />

« le mauvais goût » <strong>de</strong>s littérateurs, <strong>de</strong>s hommes politiques,<br />

<strong>de</strong>s artisans même. La crise du français, l'ignorance, celle <strong>de</strong>s jeunes<br />

en particulier, sont <strong>de</strong>s récriminations qu'on entend à toutes les<br />

époques. Il n'y a pas eu d'âge d'or où, <strong>de</strong> Marseille à Liège, <strong>de</strong>


238 André Goosse<br />

La Rochelle à Genève, la majorité s'exprimait comme Voltaire ou<br />

Chateaubriand <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tait l'orthograpne comme... Comme qui ?<br />

Pierre Larousse observait en 1874, dans l'article orthographe <strong>de</strong><br />

son dictionnaire : « Nous passons une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> notre vie à<br />

apprendre à écrire en français, <strong>et</strong> les plus instruits <strong>et</strong> les plus intelligents<br />

d'entre nous n'y parviennent qu'imparfaitement. »<br />

Au contraire, on peut soutenir qu'il y a un progrès. Consultez<br />

un recueil <strong>de</strong> Wallonismes du siècle <strong>de</strong>rnier, vous verrez que pas<br />

mal d'emplois alors critiqués ont <strong>de</strong>puis disparu <strong>de</strong> l'usage. Cela<br />

vaut aussi pour la Bourgogne ou le Limousin. Le français est<br />

<strong>de</strong>venu la <strong>langue</strong> <strong>de</strong> tous. Des chercheurs ont comparé, à partir <strong>de</strong><br />

données objectives, l'orthographe <strong>de</strong>s jeunes en 1873 <strong>et</strong> en 1987 :<br />

on observe peut-être un certain rétrécissement <strong>de</strong> l'élite, mais aussi<br />

la quasi-disparition <strong>de</strong>s ignorants intégraux <strong>et</strong> un progrès <strong>de</strong> la<br />

moyenne générale, léger chez les garçons, énorme chez les filles.<br />

Plus près <strong>de</strong> nous, Raymond Queneau avait prévu le triomphe d'un<br />

néo-français où le registre soigné serait évincé par l'oral tenu pour<br />

relâché ; il a reconnu plus tard que le pronostic ne s'est pas réalisé ;<br />

au contraire, <strong>et</strong> il attribuait le redressement a la télévision, que<br />

d'aucuns accusent d'être un <strong>de</strong>s agents <strong>de</strong> la déca<strong>de</strong>nce. Les anglicismes<br />

résultent certes d'une mo<strong>de</strong> agaçante, mais ils ne contaminent<br />

pas le français en profon<strong>de</strong>ur.<br />

Ne pas noircir la réalité par <strong>de</strong>s comparaisons sans fon<strong>de</strong>ment,<br />

soit. Cela ne veut pas dire que l'on considère que tout est parfait.<br />

La scolarisation est généralisée, mais une partie <strong>de</strong>s gens r<strong>et</strong>ombent<br />

ensuite dans un quasi-analphabétisme. Beaucoup <strong>de</strong> jeunes ont peu<br />

d'orthographe <strong>et</strong>, surtout, les échecs à l'université, notamment dans<br />

les sciences exactes, sont souvent dus à une incapacité <strong>de</strong> comprendre<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> restituer correctement la matière enseignée, moins par<br />

ignorance <strong>de</strong> la science en question ou <strong>de</strong> sa terminologie que par<br />

ignorance du français général, notamment <strong>de</strong>s liens logiques impliqués<br />

par le sens <strong>de</strong>s mots, <strong>de</strong>s conjonctions <strong>et</strong> <strong>de</strong>s adverbes en particulier.<br />

Il y a là une tâche <strong>de</strong> première nécessité pour les enseignants<br />

du secondaire <strong>et</strong> du primaire. Sans doute est-il exaltant<br />

d'éveiller l'enfant à la poésie, voire d'éveiller le poète qui sommeille<br />

peut-être en lui. Il paraît tout aussi essentiel <strong>de</strong> faire en sorte<br />

que ce futur poète, comme le futur ingénieur ou le futur mé<strong>de</strong>cin<br />

<strong>et</strong>c., jouent pleinement leur rôle dans la société, ce qui passe nécessairement<br />

par une bonne connaissance <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> maternelle, par


La treizième édition du Bon usage 239<br />

une communication efficace, orale <strong>et</strong> écrite, qui ne s'acquiert pas<br />

sans effort, mais qui ne peut se nourrir d'un purisme étroit <strong>et</strong> passéiste.<br />

Le meilleur français d'aujourd'hui...<br />

Tel est le but que poursuivent les auteurs du Bon usage. J'emploie<br />

à <strong>de</strong>ssein une expression critiquée par les puristes logiciens :<br />

poursuivre un but impliquerait, disent-ils, que celui-ci n'est pas<br />

immobile. Justement, il n'est pas immobile : la <strong>langue</strong> évolue,<br />

d'une part, <strong>et</strong> puis l'observateur constate <strong>de</strong>s faits qui lui avaient<br />

échappé, ou bien une documentation nouvelle lui fait voir autrement<br />

ce qu'il avait déjà décrit. Au risque <strong>de</strong> vous décevoir, je vous<br />

signale que la glane en vue <strong>de</strong> la quatorzième édition a déjà commencé.


Chronique<br />

Séance publique<br />

Le 22 février 1994, l'<strong>Académie</strong> a consacré une séance publique à la<br />

réception <strong>de</strong> M. Robert Frickx, qui a succédé à M. Joseph Hanse, <strong>et</strong> à celle<br />

<strong>de</strong> M. Jacques Crickillon, qui occupe le fauteuil <strong>de</strong> Marcel Lob<strong>et</strong>.<br />

Accueillant Robert Frickx, M. Raymond Trousson a rappelé que, élu au<br />

titre philologique, le nouvel élu aurait pu l'être aussi à titre littéraire puisqu'il<br />

est l'auteur <strong>de</strong> plusieurs recueils <strong>de</strong> poésies, <strong>de</strong> romans <strong>et</strong> <strong>de</strong> recueils<br />

<strong>de</strong> nouvelles. Mais son œuvre critique, qui lui a valu d'enseigner l'histoire<br />

<strong>de</strong> nos L<strong>et</strong>tres au XIX e <strong>et</strong> au XX e siècles à la section néerlandophone <strong>de</strong><br />

l'Université libre <strong>de</strong> Bruxelles n'est pas moins abondante, vouée qu'elle<br />

est à <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s sur Rimbaud, René Ghil, Nerval, Lautréamont, Ionesco <strong>et</strong>,<br />

tout récemment, à Franz Hellens dans la première gran<strong>de</strong> monographie<br />

consacrée à celui-ci. Sans oublier son ouvrage publié dans la Collection<br />

« Que sais-je ?» : « Littérature belge d'expression française » ainsi que les<br />

quatre volumes du « Dictionnaire <strong>de</strong>s L<strong>et</strong>tres françaises <strong>de</strong> Belgique ».<br />

M. Robert Frickx évoque la haute figure <strong>de</strong> son grand prédécesseur,<br />

M. Joseph Hanse. Il fait l'éloge du merveilleux outil <strong>de</strong> travail qu'est le<br />

Dictionnaire <strong>de</strong>s difficultés du français mo<strong>de</strong>rne sans cesse remis sur le<br />

métier par son infatigable auteur. R<strong>et</strong>raçant la vie <strong>et</strong> la carrière <strong>de</strong> Joseph<br />

Hanse, « pédagogue respecté, chercheur méticuleux, polémiste redoutable<br />

», il souligne les immenses mérites <strong>de</strong> l'historien <strong>de</strong> nos L<strong>et</strong>tres. Et <strong>de</strong><br />

rappeler sa lecture capitale du chef-d'œuvre <strong>de</strong> Charles De Coster, sa<br />

remarquable édition <strong>de</strong>s Poésies complètes <strong>de</strong> Ma<strong>et</strong>erlinck, celle <strong>de</strong>s<br />

Légen<strong>de</strong>s flaman<strong>de</strong>s, celle <strong>de</strong> l'édition critique <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> Verhaeren,<br />

enfin la réédition <strong>de</strong> ses principaux articles sous le titre Naissance d'une<br />

<strong>littérature</strong>.<br />

Ouvrant la <strong>de</strong>uxième partie <strong>de</strong> la séance, M. Jacques-Gérard Linze prononça<br />

l'éloge <strong>de</strong> M. Jacques Crickillon. Après avoir, notamment, rappelé les<br />

voyages sous <strong>de</strong>s cieux lointains accomplis dans sa jeunesse par le nouvel<br />

élu, l'influence qu'ils ont exercés sur son œuvre ainsi que la part primordiale<br />

qu'assume la femme du poète dans l'inspiration poétique <strong>de</strong> celui-ci, Jacques-Gérard<br />

Linze allait commenter l'éloquence, la <strong>de</strong>nsité, la beauté


Chronique 241<br />

sonore, la puissance visuelle <strong>de</strong>s recueils successifs <strong>de</strong> Jacques Crickillon,<br />

qui coulent comme un fleuve ou qui brillent comme les somm<strong>et</strong>s <strong>de</strong> ces gla-<br />

ciers dont les solitu<strong>de</strong>s n'ont plus <strong>de</strong> secr<strong>et</strong>s pour lui. Sans oublier, naturelle-<br />

ment, c<strong>et</strong>te part « lyrique, tragique, épique » <strong>de</strong> l'œuvre qui s'exprime dans<br />

les romans <strong>et</strong> les récits-poèmes <strong>de</strong> Jacques Crickillon, une partie <strong>de</strong> l'œuvre<br />

que Jacques-Gérard Linze situe « entre les dérives d'une folle liberté <strong>et</strong> les<br />

contraintes d'une âpre exigence esthétique <strong>et</strong> technique ».<br />

Clôturant magistralement c<strong>et</strong>te série <strong>de</strong> discours, Jacques Crickillon sut<br />

m<strong>et</strong>tre en évi<strong>de</strong>nce, avec beaucoup <strong>de</strong> conviction le caractère puissamment<br />

spirituel <strong>de</strong> l'œuvre <strong>de</strong> Marcel Lob<strong>et</strong>, un homme brûlant <strong>de</strong> découvrir les<br />

œuvres <strong>et</strong> leurs auteurs, dans une quête constante d'absolu. Si l'exercice<br />

du journaliste — à travers la critique littéraire, cinématographique, choré-<br />

graphique —, a maintenu Marcel Lob<strong>et</strong> dans une curiosité constante <strong>de</strong><br />

l'homme au mon<strong>de</strong> aujourd'hui, toute son œuvre, par contre, vise à i<strong>de</strong>nti-<br />

fier les sources d'un enracinement fécond dans le spirituel. Lecteur infati-<br />

gable, héritier <strong>de</strong> la culture la plus large, spécialiste du mon<strong>de</strong> arabe, Lob<strong>et</strong><br />

ne cessera <strong>de</strong> célébrer le «jardin fermé », Yhortus conclusus où se nourrit<br />

ce que Crickillon appelle, dans un puissant raccourci, « la quête en soi du<br />

plus que soi », lieu <strong>de</strong> recueillement <strong>et</strong> <strong>de</strong> concentration face à la perte<br />

généralisée <strong>de</strong>s valeurs.<br />

Le samedi 18 juin 1994, l'<strong>Académie</strong> a tenu une brillante séance publique<br />

au cours <strong>de</strong> laquelle M. Roland Beyen a été reçu à la succession <strong>de</strong><br />

M. Pierre Ruelle par M. Raymond Trousson. A son tour, M me Françoise<br />

Mall<strong>et</strong>-Joris, qui succè<strong>de</strong> à sa mère, la baronne Suzanne Lilar, s'est vue<br />

accueillir, au nom <strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong>, par M. Georges Sion, Secrétaire perpétuel<br />

honoraire.<br />

Dès l'abord, M. Raymond Trousson m<strong>et</strong> en évi<strong>de</strong>nce la gageure tenue<br />

par le nouvel élu qui, né <strong>et</strong> grandissant en milieu flamand, commence à<br />

pratiquer le français à 20 ans <strong>et</strong> poursuit, dès lors, une carrière universitaire<br />

exceptionnellement brillante. La même énergie le conduira à <strong>de</strong>venir,<br />

en peu d'années, le meilleur connaisseur, au niveau belge <strong>et</strong> international,<br />

<strong>de</strong> l'œuvre <strong>et</strong> <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> Michel <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>, m<strong>et</strong>tant ainsi au jour,<br />

avec une scrupuleuse exigence <strong>de</strong> rigueur, tout ce qui, à l'écart <strong>de</strong>s fauxsemblants,<br />

perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> cerner au plus près la vérité <strong>de</strong> l'auteur <strong>de</strong> Magie<br />

rouge. De La hantise du masque à la Comédie <strong>de</strong>s apparences <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />

monumentale Bibliographie <strong>de</strong> Michel <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> aux épais volumes<br />

<strong>de</strong> sa Correspondance, on voit ainsi s'éclairer comme jamais auparavant<br />

les secr<strong>et</strong>s d'une <strong>de</strong>s œuvres les plus surprenantes qui soient.<br />

Pour sa part, M. Roland Beyen allait, d'entrée <strong>de</strong> jeu, m<strong>et</strong>tre très simplement<br />

en lumière les surprises <strong>de</strong> la succession dont il est le bénéficiaire.<br />

Il allait tracer un frémissant portrait <strong>de</strong> son prédécesseur, « homme <strong>de</strong>


242 Chronique<br />

science admirable, homme <strong>de</strong> chair charmant, mo<strong>de</strong>ste, timi<strong>de</strong>, franc, cou-<br />

rageux, généreux <strong>et</strong> même passionné sous <strong>de</strong>s apparences <strong>de</strong> froi<strong>de</strong>urs,<br />

infiniment moins monolithiques que je ne l'avais imaginé ». Donnant toute<br />

leur part à l'œuvre, au caractère <strong>de</strong> Pierre Ruelle, le nouvel élu sut évoquer<br />

avec autant <strong>de</strong> franchise que <strong>de</strong> mesure, tout en s'en démarquant, les opi-<br />

nions politiques <strong>et</strong> le combat francophone <strong>de</strong> son prédécesseur.<br />

La <strong>de</strong>uxième moitié <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te séance publique était, elle aussi, très atten-<br />

due. Dans son discours d'accueil, M. Georges Sion a évoqué d'abord tout<br />

ce que le souvenir <strong>de</strong> Suzanne Lilar éveillait chez la plupart <strong>de</strong>s auditeurs,<br />

<strong>et</strong> particulièrement en lui-même, son amitié pour l'auteur d'Une Enfance<br />

gantoise ayant été entre eux un lien pendant <strong>de</strong> longues années. Il souligna<br />

aussi un autre lien avec celle qu'il recevait : l'<strong>Académie</strong> Goncourt, dans<br />

laquelle M mc Mall<strong>et</strong>-Joris est entrée en 1970 comme Française — elle a,<br />

en eff<strong>et</strong>, la double nationalité — tandis que lui-même y a été appelé<br />

comme correspondant belge en 1973. Il tient d'ailleurs à saluer publique-<br />

ment la présence <strong>de</strong> MM. Hervé Bazin, prési<strong>de</strong>nt, François Nourissier,<br />

secrétaire, Emmanuel Roblès <strong>et</strong> Michel Tournier, membres <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te Acadé-<br />

mie. Le public les applaudit chaleureusement.<br />

Abordant l'œuvre <strong>de</strong> la nouvelle académicienne, Georges Sion en souli-<br />

gne aussitôt la richesse <strong>et</strong> la diversité. Depuis Le Rempart <strong>de</strong>s béguines en<br />

eff<strong>et</strong>, où la romancière était encore proche <strong>de</strong> sa ville natale d'Anvers,<br />

Paris <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> ont tenu une gran<strong>de</strong> place dans sa création, mais le plus<br />

frappant <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te création est peut-être une passion <strong>de</strong> l'autonomie, qui fait<br />

qu'à aucun moment, Françoise Mall<strong>et</strong>-Joris n'a cédé à la facilité <strong>de</strong> se<br />

répéter. Ce refus <strong>de</strong> la complaisance à soi-même, vingt romans en ont été,<br />

au fil du temps, les signes merveilleusement féconds. Ils portent les mar-<br />

ques d'une exigence <strong>et</strong> d'une créativité remarquables.<br />

Dans son discours, M mc Mall<strong>et</strong>-Joris évoqua sa mère avec une ferveur<br />

<strong>et</strong> un tact admirables, montrant à la fois l'intime proximité qui avait mar-<br />

qué leurs existences <strong>et</strong> l'autonomie qui va donner tout son prix à son<br />

étu<strong>de</strong>. Elle analyse les premières œuvres, qui semblaient orienter Suzanne<br />

Lilar vers le théâtre, mais dans la troisième <strong>et</strong> <strong>de</strong>rnière pièce, Le Roi<br />

lépreux, elle décèle déjà les signes d'une réflexion qui nourrira Le Journal<br />

<strong>de</strong> l'Analogiste, qui sera un livre majeur <strong>de</strong> 1954. Elle relève que l'auteur<br />

provoque le lecteur à l'intrépi<strong>de</strong> brisure du réel, mais qu'elle se prend<br />

aussi à c<strong>et</strong>te expérience apte à susciter l'étincelle <strong>de</strong> la métamorphose.<br />

Puis viendront, dans c<strong>et</strong>te évocation <strong>de</strong> Suzanne L.lar, une analyse <strong>de</strong><br />

La Confession anonyme, du Malentendu du Deuxième Sexe, <strong>et</strong> bien sûr du<br />

Couple, fruit admirable d'une expérience <strong>et</strong> d'une méditation. Enfin, on le<br />

<strong>de</strong>vine, Une Enfance gantoise perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> revenir au plus intime <strong>de</strong> la per-<br />

sonnalité à qui elle succè<strong>de</strong> <strong>et</strong> dont elle termine l'éloge avec une ferveur<br />

<strong>et</strong> une discrétion qui émeuvent profondément ses auditeurs.


Chronique 243<br />

Séances mensuelles<br />

Autour <strong>de</strong>s concepts <strong>de</strong> « <strong>littérature</strong> » <strong>et</strong> <strong>de</strong> « régionalisme » notre con-<br />

frère, M. Lucien Guissard souligne que l'intérêt d'une réflexion sur la<br />

régionalité en <strong>littérature</strong> tient essentiellement à l'attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s écrivains en<br />

la matière <strong>et</strong> à leur parti-pris <strong>de</strong> vérisme ou <strong>de</strong> fiction : « l'école <strong>de</strong><br />

Brève » : les uns induisent leurs lecteurs à s'i<strong>de</strong>ntifier à <strong>de</strong>s héros locaux,<br />

les autres — Giono, Faulkner — élargissent l'ouvrage régional d'un récit<br />

aux dimensions <strong>de</strong> l'universel (séance du 8 janvier 1994).<br />

Le conte linguistique Antepost, dont M. Marc Wilm<strong>et</strong> a donné lecture<br />

à ses confrères, est issu d'un défi qu'il s'est porté : celui <strong>de</strong> rendre accessible<br />

<strong>et</strong> même plaisante, au travers d'une fiction, la théorie (qu'il professe),<br />

<strong>de</strong> « l'antéposition <strong>et</strong> <strong>de</strong> la postposition <strong>de</strong> l'épithète ». Il m<strong>et</strong> très plaisamment<br />

en scène le peuple <strong>de</strong>s mots agité par un conflit qui divise les adjectifs.<br />

Selon les tours les mieux éprouvés <strong>de</strong> la fable, on a ici recours, pour<br />

dénouer le conflit, aux intervenants apparemment patentés — les grammairiens<br />

d'abord, les linguistes ensuite, dont les noms imaginaires s'inspirent<br />

<strong>de</strong> manière transparente <strong>de</strong> personnages connus.<br />

Pour différents que soient l'un <strong>de</strong> l'autre le théâtre <strong>de</strong> Ma<strong>et</strong>erlinck <strong>et</strong><br />

celui d'Ionesco, notre confrère, M. Robert Frickx, ne s'en attache pas<br />

moins à souligner les points <strong>de</strong> croisement assez frappants entre leurs<br />

œuvres : même univers dramatique, même angoisse métaphysique, même<br />

omniprésence <strong>de</strong> la mort, un i<strong>de</strong>ntique recours à l'onirisme, aux « signes »,<br />

aux présages, aux eff<strong>et</strong>s scéniques, aux machineries, une manière — en un<br />

mot — d'accentuer la déréalisation du propos (séance du 12 mars 1994).<br />

On oublie trop souvent, observe M. Jacques-Gérard Linze, que l'excellent<br />

romancier que fut Constant Burniaux fut également un conteur attachant.<br />

Il a manifesté une vraie inclination à la nouvelle dans son livre :<br />

«Sensations <strong>et</strong> souvenirs <strong>de</strong> la guerre 14-18». Par la suite, il a publié<br />

treize autres recueils <strong>et</strong> il s'est attaché à définir dans une communication<br />

« la poésie <strong>de</strong> la nouvelle ». On r<strong>et</strong>rouve dans ses contes le ton <strong>et</strong> l'allure<br />

<strong>de</strong> la nouvelle anglo-saxonne (séance du 9 avril 1994).<br />

Les vacances qu'il a vécues dans sa p<strong>et</strong>ite enfance chez ses grandsparents,<br />

aux portes <strong>de</strong> Bruges, ont inspiré notre confrère Charles Bertin,<br />

un récit intitulé : « La visite à la Grand-mère ». C'est un univers mo<strong>de</strong>ste,<br />

mais paré <strong>de</strong> toutes les irradiations d'une mémoire magique, qui se donne<br />

à découvrir outre la relation <strong>de</strong> tendresse <strong>et</strong> d'émerveillement qui attache<br />

l'un à l'autre, une femme âgée <strong>et</strong> un enfant, (séance du 7 mai 1994).


244 Chronique<br />

D'où nous sont venus les mots véranda, palanquin, corossol, dont nous<br />

usons sans en connaître l'origine ? Ce sont « <strong>de</strong>s mots voyageurs au long<br />

cours » dont notre savant confrère Willy Bal, a entr<strong>et</strong>enu l'<strong>Académie</strong>,<br />

r<strong>et</strong>raçant à grands traits l'itinéraire <strong>de</strong> vocables qui ont pénétré la <strong>langue</strong><br />

française dans le cours d'une longue migration, souvent intercontinentale.<br />

Par le biais <strong>de</strong> ces exemples sont abordés, notamment, le caractère migra-<br />

teur du lexique, le rôle véhiculaire <strong>de</strong>s <strong>langue</strong>s <strong>de</strong>s navigateurs, (séance du<br />

11 juin 1994).<br />

Divers<br />

Récemment traduite en <strong>langue</strong> roumaine par M me Paola Bentz-Fauci,<br />

Don Juan, la pièce <strong>de</strong> Charles Bertin, a été représentée au cours du mois<br />

<strong>de</strong> mai au festival <strong>de</strong> Cluj-Napoca, en Roumanie.<br />

Georges-Henri Dumont a présidé à Assouan, la réunion du Comité<br />

international <strong>de</strong> l'UNESCO pour la construction du musée <strong>de</strong> la Nubie. Le<br />

23 mars, participant, à l'Association <strong>de</strong>s Écrivains Belges, au Colloque sur<br />

Camille Lemonnier, il y a présenté une communication intitulée : Camille<br />

Lemonnier, homme <strong>de</strong> convictions. Le texte <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te communication a été<br />

publié, en juin 1994, dans Francophonie vivante. 11 a signé la préface <strong>et</strong><br />

les notes <strong>de</strong> la réédition à'Une vie d'écrivain <strong>de</strong> Camille Lemonnier, édité<br />

par l'<strong>Académie</strong>.<br />

André Goosse a participé, en Belgique, en France <strong>et</strong> en Suisse, à diverses<br />

séances, conférences, émissions, <strong>et</strong>c. liées à la sortie <strong>de</strong> la treizième<br />

édition du Bon Usage <strong>et</strong> du recueil collectif Belgicismes. Il a fait une conférence<br />

intitulée : « Pour une francophonie vivante » à la réunion européenne<br />

<strong>de</strong>s Clubs Richelieu (Tournai). Il a participé au débat sur la féminisation<br />

<strong>de</strong>s noms <strong>de</strong> professions, notamment par un article intitulé : Féminisation<br />

: raison gar<strong>de</strong>r (Libre Belgique, 9 mars 1994). Il a assisté à l'installation,<br />

par le Premier Ministre Édouard Balladur, du nouveau Conseil<br />

supérieur <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> française à l'hôtel Matignon. Enfin, il a présidé plusieurs<br />

réunions du Conseil international <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> française.<br />

Jacques-Gérard Linze a publié, en janvier, un article dans le recueil<br />

Regards Belges sur Marguerite Yourcenar ; en mars, une nouvelle, Dust,<br />

dans La Libre Belgique <strong>et</strong> un article <strong>de</strong> critique musicale : Rendons justice<br />

à Paul Whiteman, dans La Revue Générale. Il a participé au colloque-festival<br />

<strong>de</strong> l'Année Nouvelle à Louvain-la-Neuve, à une rencontre-débat au<br />

Théâtre-Poème sur Marguerite Yourcenar ainsi qu'à diverses Foires <strong>et</strong><br />

Rencontres en Belgique <strong>et</strong> à l'étranger.<br />

Roland Mortier a participé à Los Angeles à un colloque sur le vitalisme<br />

dans la pensée européenne (janvier 94) : il y a fait un exposé sur Di<strong>de</strong>rot


Chronique 245<br />

<strong>et</strong> le vitalisme. En février il a fait une conférence sur Joachim <strong>de</strong> Bellay<br />

aux « Midis <strong>de</strong> la Poésie ». Il a introduit, le 17 mars, la journée du Cente-<br />

naire <strong>de</strong> l'Institut <strong>de</strong>s Hautes Étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Belgique par <strong>de</strong>s Réflexions sur<br />

un Centenaire. Il a participé en mai à une série d'émissions télévisées <strong>et</strong><br />

radiodiffusées organisées à Genève par la Radio-TV Suisse roman<strong>de</strong>, à<br />

l'occasion du Tricentenaire <strong>de</strong> la naissance <strong>de</strong> Voltaire. Le 9 juin, il a<br />

inauguré la journée d'étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s dix-huitièmistes espagnols, à l'Université<br />

<strong>de</strong> Salamanque <strong>et</strong> à la Fondation « Duques <strong>de</strong> Soria », par un exposé inti-<br />

tulé Multiples 18 e siècle.<br />

Au cours <strong>de</strong> la même pério<strong>de</strong>, il a publié divers articles : « Les États-<br />

généraux <strong>de</strong> l'opinion européenne » (dans « le Groupe <strong>de</strong> Copp<strong>et</strong> <strong>et</strong> l'Eu-<br />

rope ») ; « Obstacles <strong>et</strong> médiations dans les rapports culturels » (dans<br />

« Problèmes <strong>de</strong> traduisibilité <strong>de</strong>s cultures », Kyoto) ; « Voltaire européen »<br />

(Revue <strong>de</strong>s 2 Mon<strong>de</strong>s) ; « Un témoignage anglais sur Maupassant <strong>et</strong> Zola »<br />

(Schnittpunkte, Bonn) ; « Le prince <strong>de</strong> Ligne <strong>et</strong> les minorités » (Nouv.<br />

Annales du Prince <strong>de</strong> Ligne, VIII).<br />

Georges Sion a participé, comme chaque année, aux travaux du jury du<br />

Prix littéraire <strong>de</strong> la Fondation Prince Pierre <strong>de</strong> Monaco. Les réunions ont<br />

eu lieu successivement à Paris <strong>et</strong> à Monaco. Il a également siégé, à Paris,<br />

dans le jury du Prix littéraire <strong>de</strong> l'Association <strong>de</strong>s Écrivains <strong>de</strong> <strong>langue</strong><br />

française (ADELF). Enfin, il a donné plusieurs conférences en Belgique.<br />

Georges Thinès a prononcé, en janvier, une conférence <strong>de</strong>vant la<br />

Société <strong>de</strong> Psychanalyse <strong>de</strong> Bruxelles, sur : « La phénoménologie d'Erwin<br />

Strauss ». En mars, il a parlé <strong>de</strong> l'œuvre <strong>de</strong> Fernando Pessoa au Centre<br />

Culturel <strong>de</strong> Jodoigne. Il a été interviewé par Luc Beyer, à la radio, dans<br />

le cadre <strong>de</strong> l'émission « Rencontre ». Il a participé les 4, 5, 6 <strong>et</strong> 7 mai, au<br />

colloque « Lire l'espace » organisé par la Faculté <strong>de</strong> L<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> <strong>de</strong> philoso-<br />

phie <strong>de</strong> l'Université <strong>de</strong> Dijon. Il y a fait un exposé sur « La <strong>de</strong>scription<br />

<strong>de</strong>s géographies imaginaires : Butler, Thomas Hardy, Jefferies, Tolkien ».<br />

C'est le 27 mai que notre Confrère a reçu le Prix <strong>de</strong> poésie <strong>de</strong> la Fondation<br />

Robert Gofïïn pour son recueil manuscrit intitulé Gémonies (Éditions <strong>de</strong><br />

L'arbre à paroles). Il a en outre donné plusiurs conférences.<br />

Jean Tor<strong>de</strong>ur a représenté l'<strong>Académie</strong> à la séance <strong>de</strong> commémoration<br />

<strong>de</strong> la première sortie du « Dictionnaire <strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong> française », organi-<br />

sée sous la Coupole.<br />

Raymond Trousson a donné,, comme professeur invité à l'Université <strong>de</strong><br />

Bologne, <strong>de</strong>s leçons sur les L<strong>et</strong>tres françaises <strong>de</strong> Belgique <strong>et</strong> <strong>de</strong>s conféren-<br />

ces sur Voltaire, Rousseau <strong>et</strong> le XVIII e siècle. Il a également parlé <strong>de</strong> De<br />

Coster, Lemonnier <strong>et</strong> Voltaire, à l'Université <strong>de</strong> Cluj (Roumanie). Il a pro-<br />

noncé diverses conférences en Belgique, en France <strong>et</strong> en Italie.<br />

Enfin, il a publié : « Voltaire <strong>et</strong> les droits <strong>de</strong> l'homme » (Bruxelles,<br />

Espaces <strong>de</strong> libertés, 1994) ; une édition critique <strong>de</strong> « L<strong>et</strong>tres à Élisa » <strong>de</strong>


246 Chronique<br />

Charles De Coster (Bruxelles, Labor, 1994) <strong>et</strong> assuré la co-direction d'un<br />

« Dictionnaire <strong>de</strong> Voltaire » (Bruxelles, Espaces <strong>de</strong> liberté — Paris,<br />

Hach<strong>et</strong>te, 1994).<br />

Marc Wilm<strong>et</strong> a publié un livre intitulé : Anlepost. Conte linguistique<br />

(Éditions <strong>de</strong>s Éperonniers, Bruxelles) <strong>et</strong> plusieurs articles scientifiques :<br />

« La famille <strong>de</strong> Beauzée : l'exemple du verbe », dans Florilegium Historiographiae<br />

Linguistica ; « Littérature, linguistique », rencontre avec Marc<br />

Wilm<strong>et</strong> <strong>et</strong> Robert Frickx..., ainsi que <strong>de</strong>s articles <strong>de</strong> vulgarisation ou <strong>de</strong><br />

circonstance : « Sommes-nous français ou francophones ? », « Avenir <strong>de</strong> la<br />

linguistique française » ; « Faut-il tout féminiser, y compris le ridicule ? »<br />

Il a fait plusieurs communications, leçons <strong>et</strong> conférences en Belgique <strong>et</strong> à<br />

l'étranger : Séminaire <strong>de</strong> dix heures à l'Université <strong>de</strong> Santiago <strong>de</strong> Compostela.<br />

Il a participé à <strong>de</strong>s conférences-débats : sur Joseph Hanse ; sur Georges<br />

Brassens <strong>et</strong> l'anarchie ; Georges Brassens, un homme « pour toutes les<br />

saisons » ; sur la féminisation <strong>de</strong>s noms <strong>de</strong> métier, sur l'avenir du français ;<br />

Georges Brassens probe <strong>et</strong> libertaire. Aprononcé l'allocution <strong>de</strong> bienvenue<br />

au colloque : « Le sionisme <strong>et</strong> l'héritage européen ».


OUVRAGES PUBLIES<br />

PAR<br />

L'ACADÉMIE ROYALE<br />

DE LANGUE ET DE LITTÉRATURE FRANÇAISES<br />

Anthologie<br />

Poésie francophone <strong>de</strong> Belgique<br />

<strong>Tome</strong> 111(1903-1926) in-8° <strong>de</strong> 475 pages 1.200 —<br />

<strong>Tome</strong> IV (1928-1962) in-8° <strong>de</strong> 303 pages 900—<br />

Les tomes I <strong>et</strong> II (1804-1884) <strong>et</strong> (1885-1900), publiés par les Éditions Traces<br />

respectivement en 1985 <strong>et</strong> 1987, sont également en vente à l'<strong>Académie</strong>,<br />

au prix <strong>de</strong> 700 F le volume.<br />

I. Histoire <strong>et</strong> critique littéraire<br />

ACADÉMIE. — Table générale <strong>de</strong>s matières du Bull<strong>et</strong>in <strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong>,<br />

par René Fayt. Années 1922 à 1970. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 122<br />

pages.— 1972 250,—<br />

A paraître : Années 1970-90, par Jacques D<strong>et</strong>emmerman.<br />

ACADÉMIE. — Le centenaire d'Emile Verhaeren. Discours, textes <strong>et</strong><br />

documents (Luc Hommel, Léo Collard, duchesse <strong>de</strong> La Rochefoucauld,<br />

Maurice Garçon, Raymond Queneau, Henri <strong>de</strong> Ziegler,<br />

Diego Valeri, Maurice Gilliams, Pierre Nothomb, Lucien Christophe,<br />

Henri Liebrecht, Alex Pasquier, Jean Berthoin, Edouard<br />

Bonnefous, René Fauchois, J.-M. Culot). 1 vol. in-8" <strong>de</strong> 89 p. —<br />

1956 300,—<br />

ACADÉMIE. — Le centenaire <strong>de</strong> Maurice Ma<strong>et</strong>erlinck. Discours, étu<strong>de</strong>s<br />

<strong>et</strong> documents (Carlo Bronne, Victor Larock, duchesse<br />

<strong>de</strong> La Rochefoucauld, Robert Vivier, Jean Cocteau, Jean Rostand,<br />

Georges Sion, Joseph Hanse, Henri Davignon,<br />

Gustave Vanwelkenhuyzen, Raymond Pouilliart, Fernand Desonay,<br />

Marcel Thiry). 1 vol. in-8" <strong>de</strong> 314 p. — 1964 700,—<br />

ACADÉMIE. — Galerie <strong>de</strong>s portraits. Recueil <strong>de</strong>s 89 notices biographiques<br />

<strong>et</strong> critiques publiées <strong>de</strong> 1928 à 1990 dans VAnnuaire par<br />

les membres <strong>de</strong> l'<strong>Académie</strong>. 5 volumes 14x20 <strong>de</strong> 350 à<br />

500 pages, illustrés <strong>de</strong> 89 portraits.<br />

<strong>Tome</strong> I : Franz Ansel, abbé Joseph Bastin, Julia Bastin,


248 Ouvrages publiés<br />

Alphonse Bayot, Charles Bernard, Giulio Bertoni, Emile Boisacq,<br />

Thomas Braun, Ferdinand Brunot, Ventura Garcia Cal<strong>de</strong>ron,<br />

Joseph Caloz<strong>et</strong>, Henry Carton <strong>de</strong> Wiart, Gustave Charlier, Jean<br />

Cocteau, Col<strong>et</strong>te, Albert Counson, Léopold Courouble.<br />

<strong>Tome</strong> 11 : Henri Davignon, Gabriel d'Annunzio, Eugenio <strong>de</strong> Castro,<br />

Louis Delattre, Anna <strong>de</strong> Noailles, Jules Destrée, Robert De<br />

Traz, Auguste Doutrepont, Georges Doutrepont, Hilaire Duesberg,<br />

Louis Dumont-Wil<strong>de</strong>n, Georges Eekhoud, Max Elskamp, Servais<br />

Etienne, Jules Feller, George Garnir, Iwan Gilkin, Valère Gille.<br />

<strong>Tome</strong> 111 : Albert Giraud, Edmond Glesener, Arnold Goffïn,<br />

Albert Guislain, Jean Haust, Luc Hommel, Jakob Jud, Hubert<br />

Krains, Arthur Langfors, Henri Liebrecht, Maurice Ma<strong>et</strong>erlinck,<br />

Georges Marlow, Albert Mockel, Edouard Montp<strong>et</strong>it, Pierre<br />

Nothomb, Christofer Nyrop, Louis Piérard, Charles Plisnier,<br />

Georges Rency.<br />

<strong>Tome</strong> IV : Mario Roques, Jacques Salverda <strong>de</strong> Grave, Femand<br />

Severin, Henri Simon, Paul Spaak, Hubert Stiern<strong>et</strong>, Lucien-Paul<br />

Thomas, Benjamin Vallotton, Emile van Arenbergh, Firmin van<br />

<strong>de</strong>n Bosch, Jo van <strong>de</strong>r Elst, Gustave Vanzype, Ernest Verlant,<br />

Francis Vielé-Griffin, Georges Virrès, Joseph Vrindts, Emmanuel<br />

Walberg, Brand Whitlock, Maurice Wilmotte, Benjamin Mather<br />

Woodbridge.<br />

<strong>Tome</strong> V : Marthe Bibesco, Roger Bodart, Constant Bumiaux,<br />

Lucien Christophe, Herman Closson, Femand Desonay, Mircea<br />

Elia<strong>de</strong>, Marie Gevers, Robert Gui<strong>et</strong>te, Adrien Jans, Géo Libbrecht,<br />

Jean Pommier, Paul-Henri Spaak, Edmond Van<strong>de</strong>rcammen,<br />

Gustave Vanwelkenhuyzen.<br />

Chaque volume 600,—<br />

ACTES du Colloque Bau<strong>de</strong>laire, Namur <strong>et</strong> Bruxelles 1967, publiés en<br />

collaboration avec le Ministère <strong>de</strong> la Culture française <strong>et</strong> la Fondation<br />

pour une Entrai<strong>de</strong> Intellectuelle Européenne (Carlo<br />

Bronne, Pierre Emmanuel, Marcel Thiry, Pierre Wigny, Albert<br />

Kies, Gyula Illyès, Robert Gui<strong>et</strong>te, Roger Bodart, Marcel Raymond,<br />

Clau<strong>de</strong> Pichois, Jean Follain, Maurice-Jean Lefebve, Jean-<br />

Clau<strong>de</strong> Renard, Claire Lejeune, Édith Mora, Max Milner, Jeanine<br />

Moulin, José Bergamin, Daniel Vouga, François Van Laere, Zbigniew<br />

Bienkowski, Francis Scarfe, Valentin Kataev, John Brown,<br />

Jan Vladislav, Georges-Emmanuel Clancier, Georges Poul<strong>et</strong>).<br />

1 vol. in-8° <strong>de</strong> 248 p. — 1968 600 —<br />

ANGELET Christian. — La poétique <strong>de</strong> Tristan Corbière. 1 vol. in-8°<br />

<strong>de</strong> 145 p. — 1961 400 —<br />

BERG Christian. — Jean <strong>de</strong> Boschère ou le mouvement <strong>de</strong> l'attente.<br />

1 vol. in-8" <strong>de</strong> 372 p. — 1978 750 —<br />

BERVOETS Marguerite. — Œuvres d'André Fontainas. 1 vol. in-8" <strong>de</strong><br />

238 p. — 1949 400,—


249 Ouvrages publiés<br />

BEYEN Roland. — Michel <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong> ou la hantise du masque.<br />

Essai <strong>de</strong> biographie critique. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 540 p. — 1971.<br />

Réimp. 1972 <strong>et</strong> 1980 900 —<br />

BODSON-THOMAS Annie. — L'Esthétique <strong>de</strong> Georges Ro<strong>de</strong>nbach.<br />

1 vol. 14 x 20 <strong>de</strong> 208 p. — 1942 450,—<br />

BRAET Herman. — L'accueil fait au Symbolisme en Belgique, 1885-<br />

1900. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 203 p. — 1967 500,—<br />

BUCHOLE Rosa. — L'Évolution poétique <strong>de</strong> Robert Desnos. 1 vol.<br />

14 x 20 <strong>de</strong> 328 p. — 1956 500,—<br />

CHAMPAGNE Paul. — Nouvel essai sur Octave Pirmez. I. Sa vie. 1<br />

vol. 14 x 20 <strong>de</strong> 204 p. — 1952 500,—<br />

CHARLIER Gustave. — Le Mouvement romantique en Belgique,<br />

(1815-1850). II. Vers un Romantisme national. 1 vol. in-8° <strong>de</strong><br />

546 p.— 1948 900,—<br />

CHARLIER Gustave. — La Trage-Comédie Pastoralle (1594). 1 vol.<br />

in-8" <strong>de</strong> 116 p. 1959 260,—<br />

CHÂTELAIN Françoise. — Une revue catholique au tournant du siècle<br />

: « Durendal ». 1894-1919. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 90 p. — 1983 300,—<br />

CHRISTOPHE Lucien. — Albert Giraud. Son œuvre <strong>et</strong> son temps.<br />

1 vol. 14x20 <strong>de</strong> 142 p.— 1960 500,—<br />

Pour le centenaire <strong>de</strong> COLETTE, textes <strong>de</strong> Georges Sion, Françoise<br />

Mall<strong>et</strong>-Joris, Pierre Falize, Lucienne Desnoues <strong>et</strong> Carlo Bronne,<br />

1 plaqu<strong>et</strong>te <strong>de</strong> 57 p., avec un <strong>de</strong>ssin <strong>de</strong> Jean-Jacques Gailliard ... 350,—<br />

DAVIGNON Henri. — L'Amitié <strong>de</strong> Max Elskamp <strong>et</strong> d'Albert Mockel<br />

(L<strong>et</strong>tres inédites). 1 vol. 14 x 20 <strong>de</strong> 76 p. — 1955 350,—<br />

DAVIGNON Henri. — Charles Van Lerberghe <strong>et</strong> ses amis. 1 vol. in-8°<br />

<strong>de</strong> 184 p. — 1952 500,—<br />

DAVIGNON Henri. — De la Princesse <strong>de</strong> Clèves à Thérèse Desqueyroux.<br />

1 vol. 14 x 20 <strong>de</strong> 237 p. — 1963 500,—<br />

DEFRENNE Ma<strong>de</strong>leine. — Odilon-Jean Périer. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 468 p.<br />

— 1957 800,—<br />

DESONAY Fernand. — Ronsard poète <strong>de</strong> l'amour. I. Cassandre.<br />

1 vol. in-8° <strong>de</strong> 282 p. — Réimpression, 1965 700,—<br />

DESONAY Fernand. — Ronsard poète <strong>de</strong> l'amour. II. De Marie à<br />

Genèvre. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 317 p. — Réimpression, 1965 700,—<br />

DESONAY Fernand. — Ronsard poète <strong>de</strong> l'amour. III. Du poète <strong>de</strong><br />

cour au chantre d'Hélène. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 415 p. — 1959 700,—<br />

DOUTREPONT Georges. — Les Proscrits du Coup d'État du 2 décembre<br />

1851 en Belgique. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 169 p. — 1938 450,—<br />

DUBOIS Jacques. — Les Romanciers français <strong>de</strong> l'Instantané au XIX e<br />

siècle. 1 vol. in-8" <strong>de</strong> 221 p. — 1963 600,—<br />

FRICKX Robert. — Franz Hellens ou Le temps dépassé. 1 vol. in 8°<br />

<strong>de</strong> 450 p. — 1992 1.250,—<br />

GILLIS Anne-Marie. — Edmond Breuchè <strong>de</strong> la Croix. 1 vol. 14 x 20<br />

<strong>de</strong> 170 p. — 1957 300,—


250 Ouvrages publiés<br />

GILSOUL Robert. — Les influences anglo-saxonnes sur les l<strong>et</strong>tres<br />

françaises <strong>de</strong> Belgique <strong>de</strong> 1850 à 1880. 1 vol. in-8" <strong>de</strong> 342 p. —<br />

1953 800,—<br />

GODFROID François. — Nouveau panorama <strong>de</strong> la contrefaçon belge.<br />

1 vol. in-8°<strong>de</strong>87p„ 1986 350,—<br />

GUIETTE Robert. — Max Elskamp <strong>et</strong> Jean <strong>de</strong> Bosschère. Correspondance.<br />

1 vol. 14 x 20 <strong>de</strong> 64 p. — 1963 250,—<br />

GUILLAUME Jean S.J. — Essai sur la valeur exègétique du substantif<br />

dans les «Entrevisions » <strong>et</strong> «La Chanson d'Eve» <strong>de</strong> Van Lerberghe.<br />

1 vol. in-8° <strong>de</strong> 303 p. — 1956 700,—<br />

GUILLAUME Jean S.J. — Le mot-thème dans l'exégèse <strong>de</strong> Van Lerberghe.<br />

1 vol. in-8" <strong>de</strong> 108 p. — 1959 400,—<br />

HALLIN-BERTIN Dominique. — Le fantastique dans l'œuvre en prose<br />

<strong>de</strong> Marcel Thiry. 1 vol. in-8" <strong>de</strong> 226 p. — 1981 750,—<br />

HANSE Joseph. — Charles De Coster. Réédition (1990) <strong>de</strong> l'essai<br />

fondamental sur l'auteur <strong>et</strong> le livre fondateurs <strong>de</strong>s L<strong>et</strong>tres françaises<br />

<strong>de</strong> Belgique. 1 vol. in 8° <strong>de</strong> 331 p 1.250,—<br />

JAMMES Francis <strong>et</strong> BRAUN Thomas. — Correspondance (1898-1937).<br />

Texte établi <strong>et</strong> présenté par Daniel Laroche. Introduction <strong>de</strong><br />

Benoît Braun. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 238 p. — 1972 600,—<br />

KLINKENBERG Jean-Marie. — Style <strong>et</strong> archaïsme dans la « Légen<strong>de</strong><br />

d'Ulenspiegel » <strong>de</strong> Charles De Coster. 2 vol. in-8",<br />

425 p.+ 358 p., 1973 1.200,—<br />

LATIN Danièle. — Le « Voyage au bout <strong>de</strong> la nuit » <strong>de</strong> Céline :<br />

roman <strong>de</strong> la subversion <strong>et</strong> subversion du roman. 500 p., 1988. 1.500,—<br />

LEMAIRE Jacques. — Les visions <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> Cour dans la <strong>littérature</strong><br />

française <strong>de</strong> la fin du Moyen-Age, 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 579 p. — 0000<br />

1500,—<br />

MAES Pierre. — Georges Ro<strong>de</strong>nbach (1855-1898). Ouvrage couronné<br />

par l'<strong>Académie</strong> française. 1 vol. 14 x 20 <strong>de</strong> 352 p. —<br />

1952 800,—<br />

MORTIER Roland. —• Le « Tableau littéraire <strong>de</strong> la France au XVIII'<br />

siècle ». 1 vol. <strong>de</strong> 14 x 20 <strong>de</strong> 145 p. — 1972 450 —<br />

MOULIGNEAU Geneviève — Madame <strong>de</strong> la Fay<strong>et</strong>te, historienne ?. 1<br />

vol. in-8° <strong>de</strong> 349 p. — 1989 1.250,—<br />

MOULIN Jeanine. — Femand Crommelynck, textes inconnus <strong>et</strong> peu<br />

connus, étu<strong>de</strong> critique <strong>et</strong> littéraire, 332 p. in-8°, iconographie —<br />

1974 1.000,—<br />

MOULIN Jeanine. — Femand Crommelynck ou le théâtre du<br />

paroxysme. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 450 p. — 1978 1.000,—<br />

NOULET Emilie. — Le premier visage <strong>de</strong> Rimbaud, nouvelle édition<br />

revue <strong>et</strong> complétée. 1 vol. 14 x 20, 335 p. — 1973 700,—<br />

OTTEN Michel. — Albert Mockel. Esthétique du Symbolisme. 1 vol.<br />

in-8° <strong>de</strong> 256 p. — 1962 600,—<br />

PAQUOT Marcel. — Les étrangers dans les divertissements <strong>de</strong> la<br />

Cour, <strong>de</strong> Beaujoyeulx à Molière. 1 vol. in-8" <strong>de</strong> 224 p 400,—


251 Ouvrages publiés<br />

PIELTAIN Paul. — Le « Cim<strong>et</strong>ière marin » <strong>de</strong> Paul Valéry (essai<br />

d'explication <strong>et</strong> commentaire). 1 vol. in-8" <strong>de</strong> 324 p. — 1975.... 650,—<br />

REICHERT Ma<strong>de</strong>leine. — Les sources alleman<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s oeuvres poétiques<br />

d'André Van Hasselt. 1 vol. in-8" <strong>de</strong> 248 p. — 1933 600,—<br />

REMACLE Ma<strong>de</strong>leine. — L 'élément poétique dans « A la recherche du<br />

Temps perdu » <strong>de</strong> Marcel Proust. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 213 p. — 1954.... 600,—<br />

RUBES Jan : Edmond Van<strong>de</strong>rcammen ou l'architecture du caché<br />

(Essai d'analyse sémantique) 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 91 p. — 1984 400,—<br />

SANVIC Romain. — Trois adaptations <strong>de</strong> Shakespeare : Mesure pour<br />

Mesure. Le Roi Lear. La Tempête. Introduction <strong>et</strong> notices <strong>de</strong><br />

Georges Sion. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 382 p., — 1967 450 —<br />

SCHAEFFER Pierre-Jean. — Jules Destrée. Essai biographique. 1 vol.<br />

in-8° <strong>de</strong> 420 p. — 1962 700,—<br />

SEVERIN Fernand. — L<strong>et</strong>tres à un jeune poète, publiées <strong>et</strong> commentées<br />

par Léon Kochnitzky. 1 vol. 14x20 <strong>de</strong> 132 p. — 1960 400,—<br />

SKENAZI Cynthia. — Marie Gevers <strong>et</strong> la nature, 1 vol. in-8° <strong>de</strong><br />

260 p.— 1983 600,—<br />

SOREIL Arsène. — Introduction à l'histoire <strong>de</strong> l'Esthétique française<br />

(troisième édition revue <strong>et</strong> augmentée). 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 172 p. —<br />

1966 400,—<br />

TERRASSE Jean. — Jean-Jacques Rousseau <strong>et</strong> la quête <strong>de</strong> l'âge d'or.<br />

1 vol. in-8°<strong>de</strong>319p. — 1970 800,—<br />

THIRY Clau<strong>de</strong>. — Le Jeu <strong>de</strong> l'Etoile du manuscrit <strong>de</strong> Cornillon.<br />

1 vol. in-8° <strong>de</strong> 170 pp. — 1980 400,—<br />

THOMAS Paul-Lucien. — Le Vers mo<strong>de</strong>rne. 1 vol. in-8" <strong>de</strong> 274 p. —<br />

1943 700,—<br />

VANDEGANS André. — Lamartine critique <strong>de</strong> Chateaubriand dans le<br />

« Cours familier <strong>de</strong> <strong>littérature</strong> ». I vol. in-8° <strong>de</strong> 89 p. — 1990 ... 350,—<br />

VANWELKENHUYZEN Gustave. — Histoire d 'un livre : « Un Mâle »,<br />

<strong>de</strong> Camille Lemonnier. 1 vol. 14 x 20 <strong>de</strong> 162 p. — 1961 500,—<br />

VANZYPE Gustave. — Itinéraires <strong>et</strong> portraits. Introduction par Gustave<br />

Vanwelkenhuyzen. 1vol. 14x20 <strong>de</strong> 184 p. — 1969 500,—<br />

VISAGES DE VOLTAIRE. — Texte <strong>de</strong> René Pomeau, Haydn Mason.<br />

Roland Mortier <strong>et</strong> Raymond Trousson. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 63 p. — 0000 300,—<br />

VIVIER Robert. — Et la poésie fut langage. 1 vol. 14 x 20 <strong>de</strong> 232 p.<br />

— 1954. Réimpression, 1970 500,—<br />

VIVIER Robert. — L'Originalité <strong>de</strong> Bau<strong>de</strong>laire. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 301 p.<br />

— 1989. Réédition 1.250,—<br />

VIVIER Robert. — Traditore. 1 vol. in-8" <strong>de</strong> 285 p. — 1960 500 —<br />

WARNANT Léon. — La Culture en Hesbaye liégeoise. 1 vol. in-8° <strong>de</strong><br />

255 p.—1949 ' 600,—<br />

WILLAIME Elie. — Fernand Severin. — Le poète <strong>et</strong> son art. 1 vol.<br />

14 X 20 <strong>de</strong> 212 p. — 1941 500,—<br />

WYNANT Marc. — La genèse <strong>de</strong> « Meurtres » <strong>de</strong> Charles Plisnier.<br />

1 vol. in-8°<strong>de</strong>200 p. — 1978 500,—


252 Ouvrages publiés<br />

II. Philologie<br />

BRONCKART Marthe. — Etu<strong>de</strong>s philologiques sur la <strong>langue</strong>, le vocabulaire<br />

<strong>et</strong> le style du chroniqueur Jean <strong>de</strong> Haynin. 1 vol. in-8" <strong>de</strong><br />

306 p.—1933 800,-<br />

HAUST Jean. — Médicinaire Liégeois du XIII e Siècle <strong>et</strong> Médicinaire<br />

Namurois du XIV (manuscrits 815 <strong>et</strong> 2769 <strong>de</strong> Darmstadt). 1 vol.<br />

in-8" <strong>de</strong> 215 p. — 1942 500-<br />

POHL Jacques. — Témoignages sur la syntaxe du verbe dans quelques<br />

parlers français <strong>de</strong> Belgique. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 248 p. — 1962 600,-<br />

RENCHON Hector. — Étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> syntaxe <strong>de</strong>scriptive. <strong>Tome</strong> I : La conjonction<br />

«si» <strong>et</strong> l'emploi <strong>de</strong>s formes verbales. 1 vol. in-8° <strong>de</strong><br />

200 p. — 1967. Réimpression, 1969 600,-<br />

<strong>Tome</strong> II : La syntaxe <strong>de</strong> l'interrogation. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 284 p. —<br />

1967. Réimpression, 1969 660,-<br />

RUELLE Pierre. — Le vocabulaire professionnel du houilleur borain.<br />

1 vol. in-8° <strong>de</strong> 200 p. — 1953. Réédition, 1981 460,-<br />

III. Bibliographie<br />

BEYEN Roland. — Bibliographie <strong>de</strong> Michel <strong>de</strong> Ghel<strong>de</strong>ro<strong>de</strong>. 1 vol. in-<br />

8° <strong>de</strong> 840 p., 1987 1.750,—<br />

BIBLIOGRAPHIE <strong>de</strong>s écrivains français <strong>de</strong> Belgique, 1881-1960.<br />

<strong>Tome</strong> 1 (A-Des) établi par Jean-Marie CULOT. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> VII-<br />

304 p.— 1958 700,—<br />

<strong>Tome</strong> 2 (D<strong>et</strong>-G) établi par René FAYT, Col<strong>et</strong>te PRINS Jean WAR-<br />

MOES, SOUS la direction <strong>de</strong> Roger BRUCHER. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> XXXIX-<br />

217 p.—1966 700,—<br />

<strong>Tome</strong> 3 (H-L) établi par René FAYT, Col<strong>et</strong>te PRINS, Jeanne BLOGIE,<br />

SOUS la direction <strong>de</strong> Roger BRUCHER. 1 vol. in-8° <strong>de</strong> XIX-307 p. —<br />

1968 700,—<br />

<strong>Tome</strong> 4 (M-N) établi par René FAYT, Col<strong>et</strong>te PRINS, Jeanne BLO-<br />

GIE <strong>et</strong> R. VAN DE SANDE, SOUS la direction <strong>de</strong> Roger BRUCHER.<br />

1 vol. in-8°, 374 p. — 1972 700,—<br />

<strong>Tome</strong> 5 (O-P-Q) établi par Andrée ART, Jeanne BLOGIE, Roger<br />

BRUCHER, René FAYT, Col<strong>et</strong>te PRINS, Renée VAN DE SANDE (T),<br />

sous la direction <strong>de</strong> Jacques DI TEMMERMAN. 1 vol. in-8" <strong>de</strong> 270 p.<br />

—1988 900,—<br />

BIBLIOGRAPHIE <strong>de</strong> Franz Hellens, par Raphaël De Smedt. Extrait du<br />

tome 3 <strong>de</strong> la Bibliographie <strong>de</strong>s Ecrivains français <strong>de</strong> Belgique, 1<br />

br. in-8°<strong>de</strong>36 p.—1968 150,—<br />

CULOT Jean-Marie. — Bibliographie d'Emile Verhaeren. 1 vol. in-8°<br />

<strong>de</strong> 156 p. — 1958 350,—


253 Ouvrages publiés<br />

« LA JEUNE BELGIQUE » (<strong>et</strong> « LA JEUNE REVUE LITTÉRAIRE »). Tables<br />

générales <strong>de</strong>s matières, par Charles Lequeux. (Introduction par<br />

Joseph Hanse). 1 vol. in-8° <strong>de</strong> 150 p. — 1964 400 —<br />

«LA WALLONIE». — Table générale <strong>de</strong>s matières (juin 1886 à<br />

décembre 1892)parCh. LEQUEUX.— 1 vol. in-8°<strong>de</strong>44 p.— 1961. 250 —<br />

IV. Œuvres<br />

BOUMAL Louis. — Œuvres (publiées par Lucien Christophe <strong>et</strong> Marcel<br />

Paquot). Réédition, 1 vol. 14 x 20 <strong>de</strong> 211 p. — 1939 400,—<br />

CHAINAYE Hector. — L'Âme <strong>de</strong>s choses. Réédition 1 vol. 14 X 20 <strong>de</strong><br />

189 p. —1935 400,—<br />

DE REUL Xavier. — Le Roman d'un géologue. Réédition (Préface <strong>de</strong><br />

Gustave Charlier <strong>et</strong> introduction <strong>de</strong> Marie Gevers). 1 vol. 14 x 20<br />

<strong>de</strong>292 p.— 1958 400,—<br />

DE SPRIMONT Charles. — La Rose <strong>et</strong>l'Épée. Réédition. 1 vol. 14 X 20<br />

<strong>de</strong> 126 p.—1936 400,—<br />

GIRAUD Albert. — Critique littéraire. Réédition. 1 vol. 14 X 20 <strong>de</strong><br />

187 p.—1951 500,—<br />

HEUSY Paul. — Un coin <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> misère. Réédition. 1 vol. 14 X 20<br />

<strong>de</strong> 167 p.—1942 400,—<br />

LECOCQ Albert. — Œuvre poétique. Avant-propos <strong>de</strong> Robert Silvercruys.<br />

Images d'Auguste Donnay. Avec <strong>de</strong>s textes inédits. 1 vol.<br />

in-8" <strong>de</strong> 336 p 700,—<br />

MARET François. —Il y avait une fois. 1 vol. 14x20 <strong>de</strong> 116 p. — 1943 . 300,—<br />

PICARD Edmond. — L'Amiral. Réédition. 1 vol. 14 x 20 <strong>de</strong> 95 p. —<br />

1939 300,—<br />

PIRMEZ Octave. — Jours <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong>. Réédition. 1 vol. 14 x 20 <strong>de</strong><br />

351p. — 1932 600,—<br />

REIDER Paul. — Ma<strong>de</strong>moiselle Vallantin. Réédition. (Introduction par<br />

Gustave Vanwelkenhuyzen). 1 vol. 14 x 20 <strong>de</strong> 216 p. — 1959 450,—<br />

ROBIN Eugène. — Impressions littéraires. (Introduction par Gustave<br />

Charlier). 1 vol. 14 x 20<strong>de</strong>2I2 p.—1957 450,—<br />

VANDRUNEN James. — En pays wallon. Réédition. 1 vol. 14 x 20 <strong>de</strong><br />

241p.—1935 450,—<br />

Histoire littéraire<br />

V. Collections <strong>de</strong> poche<br />

THIRY Marcel. — Passage à Kiew. Roman. Préface <strong>de</strong> Dominique<br />

HALLIN-BERTIN. 1 vol. 18 x 11,5 <strong>de</strong> 184p.— 1990 385,—<br />

TROUSSON Raymond. — L'Affaire De Coster-Van Sprang. Dossier —<br />

1 vol. 18 x 11,5 <strong>de</strong> 165 p.— 1990 385,—


254 Ouvrages publiés<br />

HELLENS Franz. — Bass-Bassina-Boulou. Préface <strong>de</strong> Robert FRICKX.<br />

1 vol. 18 x il,5<strong>de</strong>274p.— 1992 385,—<br />

DELBART Anne-Rosine. — Charles Bertin, une oeuvre <strong>de</strong> haute solitu<strong>de</strong>.<br />

1 vol. 18 x 11,5 <strong>de</strong> 304 p 385,—<br />

NIZET Henry. — Les Béotiens. (1885) (Réédition, préface <strong>de</strong> Raymond<br />

TROUSSON) 1 vol. 18 * 11,5 <strong>de</strong> 301 p 385,—<br />

PLISNIER Charles. — Figures détruites. Préface <strong>de</strong> Charles Bertin.<br />

1 vol. 18 x 11,5 <strong>de</strong> 327 p 385,—<br />

DE BOCK Paul-Aloïse. — Le Sucre filé. Préface <strong>de</strong> Jacques De Decker.<br />

1 vol. 18 x 11,5 <strong>de</strong> 245 p 385,—<br />

HEUSY Paul. — Cens <strong>de</strong>s rues. Préface <strong>et</strong> notes <strong>de</strong> Paul Delsemme.<br />

1 vol. 18 x 11,5 <strong>de</strong> 254 p 385,—<br />

LEMONNIER Camille. — Une vie d'écrivain. Préface <strong>et</strong> note <strong>de</strong> Georges-Henri<br />

Dumont. 1 vol. 18 x 11,5 <strong>de</strong> 298 p 385,—<br />

Poésie-Théâtre<br />

KEGELS Anne-Marie. — Poèmes choisis. Portrait par André SCHMITZ.<br />

Préface <strong>de</strong> Guy GOFFETTE. 1 vol. 18 X 11,5 <strong>de</strong> 172 p. — 1990 385,—<br />

SOUMAGNE Henry. — L'Autre Messie, Madame Marie. Préface <strong>de</strong><br />

Georges SION. 1 vol. 18 X H,5 <strong>de</strong> 256 p.— 1990 385,—<br />

HELLENS Franz. — Notes prises d 'une lucarne. — P<strong>et</strong>it théâtre aux<br />

chan<strong>de</strong>lles. Préface <strong>de</strong> Robert FRICKX. 1 vol. 18 X 11,5 <strong>de</strong> 304 p. .. 385,—<br />

KAMMANS Louis-Philippe. — Poèmes choisis. Portrait par Alain BOS-<br />

QUET. Préface <strong>de</strong> Jeanine MOULIN. 1 vol. 18 X 11,5 <strong>de</strong> 184 p., 1992 385,—<br />

VAN LERBERGHE Charles. — Pan, Les Flaireurs (Première réédition,<br />

préface <strong>de</strong> Robert VAN NUFFEL, introduction <strong>de</strong> Georges SION.<br />

1 vol. 18 X 11,5 <strong>de</strong> 168 p., 1992 385,—<br />

De nombreux textes publiés dans le Bull<strong>et</strong>in <strong>de</strong>puis 1992 peuvent être obtenus<br />

en tirés à part au prix <strong>de</strong> 100 F. Les <strong>de</strong>ux Tables <strong>de</strong>s Matières (1922-1970<br />

<strong>et</strong> 1971-1990) <strong>de</strong>s textjj contenu/s dans les Bull<strong>et</strong>ins peuvent être obtenues<br />

chacune au prix <strong>de</strong>450 P à verser au,n° 000-1311848-20 du Patrimoine <strong>de</strong><br />

Imprimerie Duculol - B-6060 Gilly.

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