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Hors Série<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong><br />
LOIC DURET<br />
ALAIN FILLION<br />
ANTHELME HAUCHECORNE<br />
MEDDY LIGNER<br />
ANNETTE LUCIANI<br />
EILLEA TICEMON<br />
1<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Phenix Mag - Nouvelles<br />
Hors Série N°1 - mai 2006
2<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1
SOMMAIRE<br />
Ellea Ticémon<br />
Le Samhain des Dryades<br />
Illustré par Charline<br />
5<br />
Loïc Duret<br />
La Lettre<br />
Illustré par Sophie Leta<br />
12<br />
Anthelme Hauchecorne<br />
Primal<br />
Illustré par Annick de Clercq<br />
19<br />
Meddy Ligner<br />
Comme un caméléon<br />
Illustré par Isabelle Klancar<br />
25<br />
Alain Fillion<br />
La Peur Blanche<br />
Illustré par Michèle Laframboise<br />
32<br />
Annette Luciani<br />
Jeux Interdits<br />
Illustré par Sophie Leta<br />
38<br />
Illustration de couverture : Annick de Clercq<br />
3<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
E D I T O<br />
Fidèle à sa réputation,<br />
<strong>Phénix</strong> publie<br />
des nouvelles. Depuis ses<br />
débuts en 1985, <strong>Phénix</strong> a publié des<br />
centaines de nouvelles. Des nouvelles de<br />
science-fiction, de fantastique, de fantasy.<br />
Francophones ou en traductions, des auteurs<br />
débutants ou confirmés. Des centaines de plumes<br />
sont passées entres ses serres. Dans ce premier Hors<br />
Série Nouvelles, vous avez un éventail de ce qui sera<br />
présenté dans les prochains numéros.<br />
N’hésitez pas à nous faire part de vos commentaires,<br />
de vos avis, de vos suggestions.<br />
Le prochain numéro est déjà en préparation et<br />
les illustrateurs y seront également de qualité,<br />
comme dans celui-ci.<br />
Dans quelques temps, tous les textes<br />
et illustrations présents dans les<br />
<strong>Phénix</strong> Mag seront publiés<br />
sur la Yozone.<br />
Le prochain numero<br />
Phenix Mag Hors Série n°1, mai 2006. 3, rue des champs - 4287 Racour - Belgique.<br />
http://www.phenixweb.net - bailly.phenix@skynet.be.<br />
Directeurs de publication et rédacteur en chef : Marc Bailly<br />
Ont collaborés : Marc Bailly, Charline Benard, Annick Declerck, Véronique De Laet, Loïc Duret, Alain Fillion, Anthelme<br />
Hautecorne, Isabelle Klancar, Michèle Laframboise, Sophie Leta, Meddy Ligner, Annette Luciani, Ketty Steward,<br />
Ellea Ticémon<br />
Les textes et dessins restent la propriété de leurs auteurs.
4<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1
22 5<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
EillEa TicemonFantasy<br />
Le Samhain des Dryades<br />
Eilléa Ticemon réunit sous ce pseudonyme un couple atypique (et fier de l’être!)<br />
composé d’une fan d’écriture de 26 ans, diplômée en psychologie et en lettres, et d’un<br />
fan de jeux de rôles de 30 ans, diplômé en informatique. L’un imagine depuis son<br />
plus jeune âge, l’autre rêve d’écrire. Ils ont donc tenté d’unir leurs passions respectives,<br />
afin de voir à quoi ce mélange détonnant aboutirait... Seul l’avenir le leur dira.<br />
D’ici là, ils continueront à tenter d’atteindre leur rêve, tout en travaillant pour vivre,<br />
et en puisant leur bonheur dans leurs deux lutins coquins...
6<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Orathen, vêtu de son capuchon marron défraîchi par les ans, saisit une noix dans l’écuelle ébréchée jonchant la<br />
sombre table en bois. D’une voix solennelle, il prononce des paroles mystérieuses venues du fond des âges. La communauté<br />
irlandaise silencieuse contemple le druide du village accomplir ce rituel annuel. Nul habitant ne manque,<br />
du nourrisson gazouillant au vieillard voûté. Au centre de la majestueuse clairière trône le chêne millénaire, planté<br />
là, vaillant conquérant du temps et des éléments. Trois jours déjà de festivités joyeuses et gargantuesques.<br />
Samhain demeure l’une des coutumes ancestrales encore respectée de la religion celte. Au fil des ans, Orathen<br />
observe avec tristesse cette dernière s’effriter. Mais la fête réunit toujours le village, ravi de célébrer la fin de l’été et<br />
le début de l’hiver en ce 31 octobre.<br />
Les festivités s’étalent les trois jours<br />
précédant et suivant Samhain. Sept<br />
jours et sept nuits durant, l’esprit<br />
communautaire réapparaît, les<br />
tensions s’apaisent, l’harmonie revient<br />
entre les Hommes.<br />
Au même moment, au même lieu,<br />
dans la dimension féerique, la liesse<br />
est aussi de mise. Tous les êtres de la<br />
Seely Court, enjoués, se sont réunis.<br />
Avant de laisser la place pour l’hiver<br />
à l’Unseely Court jusqu’à Beltaine,<br />
le 1° mai, ils célèbrent l’achèvement<br />
de leur saison.<br />
Les tournois ludiques, aux sonorités<br />
étouffées par le brouhaha<br />
ambiant, abondent en tous lieux.<br />
Comme chaque année, les tuatha<br />
de Dannan vantent leur glorieuse<br />
prouesse passée de ce Samhain où ils<br />
éradiquèrent les sombres fomoriens.<br />
Les sylphes portent sur la brise les<br />
murmures de Dame Nature. Les<br />
jeunes dryades jouent à cache-cache<br />
dans les feuillages. Les lutins du petit<br />
peuple jouent des tours. Les ondines<br />
créent dans le décor des arches<br />
d’eau plus somptueuses les unes que<br />
les autres. Chacun vaque aux joies<br />
variées de voir réunis les membres<br />
de la Seely Court.<br />
Les sept sœurs Dalwen n’ont pas<br />
été à la hauteur des espérances placées<br />
en leurs pouvoirs. Bien que formant<br />
la septième génération de la septième sorcière de la dynastie Dalwen des dryades, leurs pouvoirs prometteurs<br />
semblent pour partie bridés par leur jeunesse et leur manque d’expérience. Aucun doute possible sur leur développement<br />
à venir. Les prochains Samhain seront leur heure de gloire. D’ici là, les sept sœurs n’ont plus qu’à regarder l’habileté de<br />
la caste des sorcières des autres races, et en tirer leçon. Les hobgobelins présentent déjà une avance non négligeable. Ils<br />
remporteront sans nul doute la victoire.<br />
La huitième sœur, la plus jeune, comme à son habitude, se fait discrète. Timide, elle s’assied sur un rocher, envieuse<br />
des pouvoirs des êtres faëriques alentours. Son regard ne sait plus où se poser tant l’explosion de magie se montre riche<br />
en cet équinoxe féerique annuel.<br />
Frelyane sait qu’elle n’a pas été voulue. Elle ne devrait pas exister. Elle n’est qu’une erreur. Il ne devait y avoir que sept<br />
sœurs sorcières. Mais elle est arrivée, à la surprise de sa famille hébétée. Frelyane ne s’est pas inscrite au tournoi. Elle<br />
pourrait représenter la synthèse ultime, se voir dotée des pouvoirs réunis de ses sept sœurs. Tout au contraire, Dame<br />
Nature n’a jugé bon de lui en offrir aucun. Lors des entraînements dans sa communauté, l’une de ses sœurs se camoufle<br />
toujours pour jeter un sort à sa place. Nulle dryade n’est dupe, mais aucune n’a le coeur de le lui dire. Frelyane aime
7<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
ses sœurs autant qu’elle en est appréciée. Cependant, elle ne se trouve aucune utilité dans son monde. Elle n’y a pas sa<br />
place. Elle ne possède que les compétences partagées par toute dryade, mais aucune spécificité magique. Une sorcière<br />
sans pouvoir n’en est pas une...<br />
Tandis qu’Orathen repose sur la table la bière et l’hydromel consacrés comme il se doit, les murmures réapparaissent,<br />
vite supplantés par des discussions bruyantes, des enfants slalomant entre les jambes adultes, et des jeux<br />
organisés.<br />
Soucieux, il examine l’envol des oiseaux, et le vent se lever. La brise agite la bourse ceinturée par une corde à son<br />
capuchon. A l’intérieur, les runes<br />
s’entrechoquent dans un cliquetis<br />
de galets.<br />
D’un geste machinal, Orathen<br />
plonge sa main parmi les runes. Il<br />
dépose sur la table celle se glissant<br />
entre ses doigts, et constate qu’Anguz,<br />
la rune des présages, se trouve<br />
renversée. Cela n’annonce rien de<br />
bon.<br />
Dans un souffle inquiet, il murmure<br />
« Quelque chose se prépare…<br />
»<br />
Les êtres faëriques n’ont la tête qu’à<br />
leurs divertissements. Après les mages,<br />
et avant les cavaliers, se déroule<br />
la finale de la caste des sorcières. Les<br />
représentantes des diverses espèces<br />
retiennent leur souffle tandis que la<br />
championne des hobgobelins expédie<br />
en un sort son adversaire brownie<br />
au tapis. Il lui a suffi pour cela<br />
de faire apparaître un bol de crème<br />
et de bon lait agrémenté de quelques<br />
gâteaux. La gourmandise de la<br />
sorcière des brownies piquée au vif,<br />
cette dernière s’est ruée dessus. Bonne<br />
perdante, elle félicite la sorcière<br />
des hobgobelins d’un hochement de<br />
tête agrémenté d’un large sourire, et<br />
lui passe elle-même autour du cou<br />
le médaillon de la sorcellerie qui se<br />
transmet à travers la caste lors de<br />
chaque Samhain.<br />
Mais tandis que chacun est affairé<br />
à ses plaisirs, Frelyane remarque l’égarement des sylphes. Ces dernières ne semblent soudain plus contrôler les airs, dont<br />
le souffle se lève.<br />
Soudain, les feuilles des arbres s’agitent violemment. Le ciel se teinte d’un gris sombre. En un instant, les cavaliers qui<br />
s’apprêtaient à entamer un gai combat s’immobilisent, ainsi que l’assemblée.<br />
Soudain, les feuilles des arbres s’agitent violemment. Le ciel se teinte d’un gris sombre. En un instant, les mères<br />
serrent contre elles leurs petits, les pères cherchent leurs enfants, et les autres observent Orathen. Ils n’ont pas le<br />
temps de l’interroger qu’un fracassant éclair zèbre le ciel dans un tonnerre tonitruant. La communauté paniquée se<br />
met alors à courir, affolée, vers le village.<br />
Orathen demeure immobile face à la table encore assombrie par la luminosité ambiante, dos au chêne.<br />
Ils n’ont pas le temps de s’interroger qu’un fracassant éclair zèbre le ciel dans un tonnerre tonitruant. La communauté,<br />
pétrifiée, ne comprend pas le dérapage en ce jour de Samhain.<br />
Le ciel s’obscurcit encore, et le jour encore précoce semble disparaître.<br />
Les familles ont regagné leurs demeures. Orathen, toujours immobile et inquiet, attend. Le ciel s’obscurcit encore,
8<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
et le jour encore précoce semble disparaître.<br />
En un souffle glacial, la température chute. Des grondements sourds commencent à se faire entendre.<br />
Sans qu’aucun être de la Seely Court ne s’y attende, surgit de l’horizon un cavalier monté sur un destrier aussi noir<br />
que lui. Les mors semblent composés d’ossements, les brides de peau scarifiée. Une épée à la main, il se précipite vers la<br />
clairière.<br />
En un souffle glacial, la température chute. Des grondements sourds, tel un galop pesant, commencent à se faire<br />
entendre.<br />
Orathen, courageux, se réchauffe au mieux sous son capuchon. Il sort de la manche sa main glacée pour poser son<br />
sac de runes sur la table. Il entame<br />
son tirage en croix.<br />
Première rune, à gauche, le passé.<br />
Hagalaz. La rupture.<br />
Avant que l’assemblée n’ait le temps<br />
de réagir, le cavalier psalmodie une<br />
incantation dans une langue gutturale<br />
très ancienne. Au moment où<br />
les premiers êtres de la Seely Court<br />
tentent une attaque, ils se trouvent<br />
pour la plupart pétrifiés en statue de<br />
glace.<br />
La grêle subite surprend Orathen<br />
alors qu’il place la seconde rune,<br />
à droite, celle du présent. Teiwaz,<br />
renversée. Le guerrier, négatif.<br />
Les ondines, daoines sidhes, et<br />
autres créatures des eaux, ainsi que<br />
celles immunisées contre les sorts<br />
aquatiques, se regardent, hagardes,<br />
les unes les autres. Frelyane se<br />
trouve toujours debout, incrédule,<br />
au milieu de ces statues parmi lesquelles<br />
elle reconnaît ses sœurs. En<br />
une fraction de seconde, le sombre<br />
cavalier prononce une seconde incantation,<br />
toujours dans cette langue<br />
mortuaire. Sans doute un très<br />
ancien langage de l’Unseely Court.<br />
Les êtres épargnés n’ont pas le temps<br />
de riposter qu’ils s’effondrent au sol,<br />
emportés par un sort de sommeil.<br />
Frelyane, sidérée, toujours immobile,<br />
subsiste malgré tout, immunisée<br />
contre les attaques.<br />
Après un large bâillement, Orathen pose la troisième rune, en bas, les fondements. Gebo. L’association.<br />
Lorsque le cavalier constate que Frelyane se tient toujours debout, il lève son épée en fer non forgé et s’avance vers elle.<br />
Cette dernière se met à courir vers le vieux chêne. Le cavalier, invoqué grâce à un sort puissant par Trockein, un gobelin<br />
ambitieux, et ses alliés, la suit dans le calme, conscient de sa large supériorité.<br />
A quelques envolées de là, l’Unseely Court, s’apprêtant à prendre ses droits pour l’hiver, est en effervescence. Certains<br />
ont fait part au couple royal de rumeurs selon lesquelles Trockein tenterait de s’emparer du trône. Bien entendu, il s’avérait<br />
introuvable. De surcroît, un certain nombre de membres de l’Unseely Court semble manquer à l’appel tandis que<br />
tous se tiennent prêts à reprendre les terres pour leur saison, l’hiver.<br />
Derrière Orathen, les feuilles du chêne frémissent tandis qu’il sort de sa bourse la quatrième rune, le futur immédiat.<br />
Algiz. La protection.<br />
Frelyane escalade le vieux chêne sans oser regarder derrière elle, tentant de se camoufler en lui, comme toute dryade<br />
digne de ce nom. Aucun pouvoir ne s’est développé jusqu’à présent chez elle… Comment combattre un ennemi aussi
9<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
coriace ?<br />
Le sombre cavalier laisse faire sa proie, se plaisant à ce petit jeu. Il sait qu’il aura le dessus. Il ne reste qu’une dryade<br />
vaillante de la Seely Court. Cela s’avère plus facile encore qu’il ne le pensait. Trockein s’en montrera ravi. Un macabre<br />
sourire aux lèvres, il approche du vieux chêne.<br />
Trockein quant à lui, accompagné de sa troupe, amorce son approche du palais de l’Unseely Court. Plus que quelques<br />
minutes. Le cavalier créé par l’association de leurs pouvoirs à tous, doté de puissantes incantations plus anciennes<br />
que l’Unseely Court elle-même, doit être en train d’achever les dernières créatures immunisées contre les deux violents<br />
sorts. L’épée irrégulière de fer non travaillé représente la seule arme mortelle pour les êtres faëriques. Néanmoins, lever<br />
une armée entière de cavaliers se serait avéré une prouesse bien plus périlleuse encore que de se procurer ces grimoires<br />
oubliés par le temps. Et le combat devait avoir<br />
lieu pour Samhain. Seule cet équinoxe de magie<br />
pouvait permettre le contrôle de tous les<br />
membres de la Seely Court, et le renversement<br />
du roi en place de l’Unseely.<br />
Au moment où Trockein se réjouit déjà de<br />
sa victoire, le sombre cavalier se plante, immobile,<br />
face à l’arbre. Dédaigneux du chêne,<br />
il attend le moment propice pour frapper au<br />
bon endroit et toucher l’ultime dryade, qui finira<br />
bien par se fatiguer.<br />
Plus angoissé que jamais, Orathen plonge<br />
sa main parmi ses pierres si précieuses.<br />
Alors qu’il s’apprête à sortir la cinquième<br />
rune de sa bourse, celle à placer au centre de<br />
la croix, représentant la synthèse de la situation,<br />
il entend dans son dos un long grincement<br />
émaner du chêne.<br />
L’écorce du chêne frémit, esquissant un léger<br />
mouvement. Un très large et toujours sordide<br />
sourire aux lèvres décharnées derrière son<br />
heaume, le cavalier lève la lame discontinue<br />
de son épée en fer et frappe un grand coup.<br />
Orathen, sans même jeter un œil à la dernière<br />
rune, se retourne avec empressement.<br />
Une profonde entaille semble blesser le chêne,<br />
laissant échapper le fluide vital dans des<br />
à-coups de sève rougeoyante. L’atmosphère<br />
se fait plus pesante encore.<br />
L’atmosphère se fait plus pesante encore. Le<br />
cavalier, le torse bombé dans une posture fière,<br />
attend de voir tomber la dryade. La main<br />
toujours sur la garde de son épée plantée dans l’arbre, il s’étonne de ne pas voir apparaître, puis disparaître le corps de la<br />
sorcière dans un fluide lumineux, comme à chaque mort d’un membre de la Seely Court. Pris d’un doute, il tente d’ôter<br />
la lame en fer du chêne, mais n’y parvient pas malgré ses efforts.<br />
Appuyant un bras sur la garde, incrédule, il regarde de côté son épée. Trockein ne sait pas tout. Il ignore que sa création<br />
possède un pouvoir ultime, interdit depuis bien longtemps dans la dimension féerique. Le sort de mort, oublié par<br />
les siècles, pouvant détruire un être faërique. Las de se débattre en vain avec son épée face à lui, il débute son incantation.<br />
Frelyane, terrifiée à l’idée d’un sort encore pire, dans lequel elle croit entendre un mot proche de « mort », souhaite<br />
tenter de s’échapper au plus tôt. Elle entame une descente discrète de sa branche située au-dessus du cavalier. Malheureusement,<br />
celui-ci a le temps d’achever son incantation.<br />
Le druide retourne, terrifié, la dernière rune.<br />
La branche glisse sous les pas de Frelyane, qui tombe. Le cavalier fait volte face, hébété.<br />
Une goutte de sueur perle au front d’Orathen. Il expire, puis, dans un geste ferme, retourne la dernière rune.<br />
Ayant à peine le temps de comprendre, la sombre créature voit fondre sur elle la dryade maladroite. Frelyane, sans le
10<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
vouloir, le pousse sur la lame irrégulière de l’épée.<br />
Odin. L’inconnaissable.<br />
Dans un profond soupir de soulagement face à cette rune d’avenir, il voit tout à coup les noirs nuages bas fondre<br />
comme neige au soleil, et laisser place à un ciel radieux.<br />
Dans un profond soupir de soulagement, Frelyane voit tout à coup les noirs nuages bas fondre comme neige au soleil,<br />
et laisser place à un ciel radieux. Le charme rompu, avec la disparition du cavalier et de sa monture, tous les membres<br />
de la Seely Court reviennent à eux.<br />
En parallèle, l’ensemble de l’Unseely Court, affolée par le péril d’un déséquilibre trop important en ce Samhain, encercle<br />
puis se saisit de Trockein et ses compères. Mieux vaut ignorer le sort qui leur est désormais réservé.<br />
Les villageois sortent de leurs<br />
maisonnettes, s’interrogeant du regard<br />
les uns les autres, à la réapparition<br />
du soleil. Ils s’en retournent<br />
surpris et penauds à la clairière.<br />
Caressant l’écorce du chêne,<br />
Frelyane le remercie de s’être ainsi<br />
offert à la lame de son ennemi pour<br />
la sauver. Comme toute dryade, à<br />
défaut d’avoir ceux d’une sorcière,<br />
elle a le pouvoir de guérir les végétaux.<br />
D’un geste rapide, se voulant le<br />
moins douloureux possible, elle extrait<br />
l’épée. Elle passe avec douceur<br />
sa main sur l’écorce, dont la blessure<br />
disparaît, laissant une cicatrice.<br />
Arrivée à destination, la communauté<br />
observe le druide, dans un<br />
silence monastique. Un homme<br />
s’approche, et lui demande :<br />
« Que s’est-il passé ? »<br />
« Quelque chose d’important. De<br />
très important. » répond-il, la voix<br />
grave et le regard absent.<br />
Revenant à la réalité d’un mouvement<br />
de tête, Orathen remarque<br />
les regards inquiets de tous. Les<br />
rassurant d’un léger sourire énigmatique,<br />
il les tranquillise en ajoutant<br />
un :<br />
« Mais maintenant tout est<br />
fini. »<br />
Regardant le vieil arbre marqué<br />
d’une large cicatrice verticale représentant<br />
Isa, la rune de l’immobilisation,<br />
il ajoute :<br />
« L’équilibre est revenu. L’équilibre<br />
est revenu. »<br />
Un apaisement passe sur l’ensemble des visages, soulagés d’un péril dont ils ignoraient tout, si ce n’est sa présence.<br />
Lentement, les convives se réinstallent autour des tables, et reprennent les festivités délaissées précipitamment.<br />
Passant sa main sur l’écorce du chêne, Orathen murmure : « L’équilibre est revenu. Son gardien a veillé sur<br />
nous. »<br />
Passant sa main sur l’écorce du chêne, Frelyane murmure : « L’équilibre est revenu. Son gardien a veillé sur nous. »<br />
La Seely Court se réunit bientôt autour de Frelyane, attendant en silence une explication. Elle prend la parole en levant<br />
la lame mortelle, et demande à ce que tous la fassent disparaître au plus vite et au plus profond de la terre.<br />
Dans un murmure ambiant cédant sa place à un brouhaha de conversations, tous se questionnent les uns les autres,
11<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
tentant de pronostiquer des réponses. Frelyane serait donc la plus douée de toutes les sorcières de la Seely Court ? Pourquoi<br />
ne pas avoir participé au tournoi alors ? De qui venait l’attaque ? Qui a été transformé en statue de glace ? Qui a<br />
été endormi ? Pourquoi une dryade ?<br />
La communauté n’a pas le temps de trouver les réponses que le trou gigantesque est creusé. Frelyane y place en profondeur<br />
l’épée, tenue avec précaution par la garde. Le moindre contact s’avèrerait mortel. Plus vite encore qu’elle ne l’a<br />
creusé, l’assemblée rebouche le trou.<br />
Envahis par le soulagement, tous les êtres réunis en oublient de demander des réponses, et se ruent joyeusement<br />
sur Frelyane, la congratulant à qui mieux mieux. Des théories se trouvent échafaudées avant même qu’elle puisse se<br />
justifier. Un futur mythe naît, agrémenté de détails plus saugrenus et mirifiques les uns que les autres. La sorcière des<br />
hobgobelins lui passe autour du cou son médaillon. Ses sœurs se jettent sur elle, l’étouffant de leurs marques d’affection.<br />
Ses parents la regardent avec une fierté non dissimulée pour la première fois, répétant sans fin des « Nous savions que<br />
Frelyane irait loin... » à qui voudrait l’entendre.<br />
Personne ne souhaite vraiment savoir ce qu’il est advenu. Chacun se crée sa propre histoire, la partageant avec les<br />
autres, et n’écoute pas même Frelyane, qui tente en vain d’expliquer qu’elle ne possède aucun pouvoir, qu’elle n’est pas<br />
une sorcière.<br />
Lui coupant la parole, sa mère la sermonne « Pouvoir ou non, il se trouve que tu es la meilleure sorcière. »<br />
Frelyane demeure la première sorcière des dryades sans pouvoir apparent. Pourtant, elle représente l’incarnation de<br />
la meilleure des sorcières… Le plus grand pouvoir pour un être faërique ne serait-il pas, simplement, d’être immunisé<br />
contre toute magie ?<br />
D’aucuns, inspirés par les fées, prétendent que la récompense de la patience est la patience elle-même. Dorénavant, les<br />
dryades affirment que le plus grand pouvoir peut se trouver de n’en avoir aucun, mais d’y être immunisé.<br />
Et chaque Samhain à venir, ils pourront couper la parole aux tuatha de Dannan en exhibant fièrement la rune Isa sur<br />
le tronc du vieux chêne, en se vantant d’avoir mis en échec la plus grande tentative de bouleversement d’équilibre qu’ait<br />
connu la Seely Court depuis sa création.<br />
Grâce à la dryade Frelyane, la sorcière sans pouvoir.<br />
© Ketty Steward<br />
L’illustratrice : CHARLINE<br />
Née en 1981 en Normandie, Charline est entrée en<br />
Fantasy sur les traces de Brian Froud et Alan Lee,<br />
qu’elle découvre à 13 ans, et qui signent ce qui res<br />
tera son livre de chevet : « Les Fées ».<br />
De Patrick Woodroffe, autre influence majeure, elle<br />
a gardé un sens poussé du détail et des créatures à<br />
la fois étranges et inquiétantes.<br />
Aujourd’hui, Charline s’applique à suivre les petits<br />
« cailloux blancs » qui la mèneront, pas à pas, vers<br />
la réalisation de sa passion.
LOIC DURET<br />
La Lettre<br />
12<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Fantastique<br />
Loïc Duret est né le 11 mars de l’an 1964 en Vendée, à quelques kilomètres du château du Puy du Fou.<br />
Très tôt, il s’est adonné à la lecture des romans, pour la plupart issus des bibliothèques rose, verte ou rouge et or.<br />
Puis vinrent les collections de poche, Marabout, J’ai lu, etc., et la découverte de la littérature fantastique : autres auteurs, autres héros…<br />
Lorsque le temps fut venu d’écrire ses premières dissertations, tous ses amis, le capitaine Nemo, Bob Morane, Hercule Poirot et leurs<br />
consorts, contribuèrent à alimenter le fond de son inspiration.<br />
Les années passèrent, il cessa d’écrire faute de temps !<br />
Mais l’homme s’était juré que le jour où il achèterait un micro-ordinateur, il se remettrait alors à l’écriture.<br />
Ce fut chose faite en 1995.<br />
Depuis cette date, il rédige essentiellement des nouvelles, ce qui lui permet de varier les sujets et de rattraper ainsi le temps perdu.<br />
« Un havre de paix » :<br />
- 2001, mention très honorable Prix Lunemer – Concours 2001 « Rencontres – Ile des Poètes »<br />
« Le dernier cachet » :<br />
- 2001, diplôme d’honneur de la nouvelle - Centre Culturel Européen d’Abbeville,<br />
- 2001, diplôme d’honneur (2ème mention prix « Charles Moulin ») au 35ème concours littéraire de Montélimar,<br />
- 2001, diplôme d’excellence Jeux Floraux du Pays d’Olmes,<br />
- 2001, Mention au Prix de la nouvelle - Concours 2001 « Rencontres – Ile des Poètes »<br />
- 2001, 1er prix du concours de nouvelles organisé par le site Internet Respublica<br />
« La lettre » :<br />
- 2002, diplôme d’honneur (2ème mention prix « Charles Moulin ») au 36ème concours littéraire de Montélimar,<br />
- 2002, 3ème Prix Lunemer – Concours 2002 « Rencontres – Ile des Poètes »<br />
« Le foulard rouge » :<br />
- 2005, diplôme d’honneur (3ème place prix « Charles Moulin » section contes) au 39ème concours littéraire de Montélimar.
EXTRAITS DU JOURNAL DE MARTIN DORMOY<br />
13<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Mercredi 1er<br />
août - Je regarde<br />
l’heure à la pendule<br />
du salon. Il est<br />
20 H 30. En principe,<br />
le courrier<br />
est arrivé depuis<br />
fort longtemps. Le<br />
facteur passe habituellement<br />
en fin<br />
de matinée. Les<br />
lève-tôt ne doivent<br />
pas être trop pressés<br />
lorsqu’ils veulent<br />
lire leur courrier<br />
(quand il y en<br />
a) ou le journal<br />
du jour. Moi, cela<br />
ne me dérange en<br />
aucune façon.<br />
Je prends ma cape,<br />
attrape la clef de la boîte qui pend au mur, et sors dehors. Le palier est dans la pénombre. Je me dirige directement<br />
vers la porte de l’ascenseur sans même me soucier d’allumer la lumière extérieure. Je connais parfaitement le chemin.<br />
J’appelle l’ascenseur. Le claquement caractéristique de sa mise en branle résonne alors, il y en a bien pour cinq<br />
minutes avant que le monte-charge ne dévoile ses entrailles à mes yeux. Cela me laisse le temps de ressasser mes<br />
histoires, ou plutôt mon histoire. Celle-ci remonte à un mois.<br />
*<br />
* *<br />
Dimanche 1er juillet - Ce soir, je décide de commencer ma nuit de chauffe au Dostoïevski. Un nom un peu original<br />
pour un bar, mais je rencontre ici toute la fine fleur de la bourgeoisie locale. Une fois arrivé, je prends le temps<br />
de faire le tour de la salle avant de m’installer. Je surveille du coin de l’œil les différents groupes attablés et lorsque je<br />
remarque une personne isolée, je m’assieds à la table la plus proche. Ensuite tout est histoire d’opportunité…<br />
Si la jeune femme – je ne m’intéresse pas aux garçons - surveille frénétiquement sa montre, je n’insiste pas outre<br />
mesure. Il y a du rendez-vous dans l’air et l’amant est naturellement en retard. La patience ne figurant pas parmi mes<br />
principales qualités, je préfère repartir à la chasse.<br />
Aujourd’hui, j’ai de la chance. J’en repère une immédiatement. Blonde, l’air ingénu, la jeune fille en question est<br />
assise près de l’entrée du bar. Un bon point pour sa défense, elle n’a pas de montre à son poignet, elle n’attend visiblement<br />
personne. Je m’installe de l’autre coté du passage face à sa table. Le regard de la demoiselle ne peut m’ignorer<br />
plus longtemps, la moitié du chemin qui nous sépare est déjà parcourue…<br />
Dix minutes plus tard, nous sommes arrivés à mon logement.<br />
« Pas mal ton appart, je le trouve plutôt distingué, très british ! »<br />
En quoi est-ce étonnant ? Etant sujet de sa très sainte Majesté, la Reine d’Angleterre, il me semble logique de meubler<br />
« my sweet home » à l’anglaise même si j’ai quitté mon pays depuis quelque temps.<br />
« Je suis heureux que tu apprécies mon style de décoration. Il est vrai que j’y consacre une bonne partie de mon<br />
temps libre.<br />
-Ah ! Et le reste de ton temps, tu le consacres à quoi ? »<br />
Un sourire me vient aux lèvres avant que je ne réponde à cette question cruciale. La jeune fille le remarque.<br />
« Alors ?<br />
- A rechercher ma nourriture… »<br />
La réponse semble la satisfaire. Elle reprend sa déambulation au sein de mon habitation tout en se dévêtant progressivement,<br />
abandonnant au passage son pantalon sur le divan, le chemisier sur le dos de mon voltaire. A la fin,<br />
elle se présente à moi complètement nue, ses yeux vrillés sur les miens, attentifs à la moindre de mes réactions.
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SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
« Je te plais ? »<br />
Je la regarde de bas en haut et inversement avant de répondre. Certes elle me plaît énormément. Dans le cas<br />
contraire, je ne l’aurais jamais invitée à venir partager mon intimité la plus secrète dans mon repaire. Mais elle est<br />
sûrement à des lieues de savoir en quoi elle me plaît justement !<br />
Son corps bronzé laisse deviner à mon regard perçant le tracé iridescent des vaisseaux sanguins. Je reconnais les<br />
veines à leur couleur sombre, proche de l’ébène, les artères au ton rouge vif qu’on aurait envie de croquer comme des<br />
fruits mûrs. J’aime suivre du regard leurs arabesques, cherchant à savoir où elles passent à fleur de peau.<br />
Mais la demoiselle scrute mes lèvres émues par tant de splendeur, elle veut sa réponse, une de plus qui la confortera<br />
dans son égocentrisme primaire.<br />
« Tu n’es pas belle. »<br />
Ses sourcils s’arrondissent. A-t-elle bien entendu ?<br />
« Non, tu es au-delà de ce qu’un simple mortel est en droit d’espérer tout au long de sa petite vie… »<br />
Le sourire revient sur sa bouche délicatement charnue.<br />
« Tu es l’idéal féminin réincarné, source de vie pour l’infâme prédateur que je suis.<br />
- N’en rajoute pas trop quand même ! »<br />
Mon ultime compliment a fait mouche.<br />
Rassurée, elle se dirige à pas feutrés, telle une chatte s’apprêtant à dévorer sa proie, vers moi puis commence à me<br />
dévêtir.<br />
La voir si près de moi me donne presque le vertige, mais je dois me retenir encore, elle n’est pas suffisamment prête.<br />
Je hume avec plaisir les innombrables senteurs qu’elle dégage, qui me mènent insidieusement vers l’ivresse de mes<br />
sens. Tandis qu’elle s’affaire à me retirer tous mes vêtements, elle m’abreuve de questions pour la plupart insignifiantes,<br />
hormis une qui pique ma curiosité.<br />
« As-tu songé à apporter une ou … plusieurs capotes ? »<br />
Son œil s’est fait taquin, voire rêveur.<br />
« Une quoi ?<br />
- Bien, un préservatif ou un condom si tu préfères. Tu débarques de quelle planète ? Remarque, c’est à tes risques<br />
et périls… »<br />
Je ne comprends pas le sens de sa question, ou plutôt si, je ne comprends que fort bien : je dois réagir vivement<br />
avant qu’elle ne se referme comme une huître.<br />
« Suis-je bête ! Où avais-je la tête ? Tu me troubles tellement… »<br />
Délicatement, j’entoure sa fine taille de mes bras et l’attire tendrement vers moi. Son regard est collé au mien. Puis<br />
ma main gauche remonte vers sa nuque, la tient fermement et ma tête se penche alors vers son cou si délicat, qui<br />
s’offre à moi. Elle est comme envoûtée, plus rien ne compte désormais pour elle à part son désir d’être embrassée par<br />
cet homme viril qui la tient entre ses bras, qui la subjugue totalement.<br />
Je la sens prête, totalement prête.<br />
D’un geste brusque, je plante mes canines dans sa carotide palpitante de vie contenue. Le sang se met à jaillir à<br />
jets saccadés. La jeune fille cherche alors à se défaire de mon emprise, puis s’écroule au bout de quelques secondes<br />
contre moi. Une seule chose m’obsède, ce liquide écarlate et bouillonnant qui se répand sur son épaule, son sein, sa<br />
taille et qui me couvre à mon tour. Ma bouche se colle à la plaie et aspire frénétiquement ce divin nectar sans lequel<br />
il me serait impossible d’exister.<br />
Je dis bien exister, non vivre…<br />
Mais très vite, je dois interrompre mes succions. La jeune fille ne doit pas mourir, du moins pas tout de suite.<br />
J’humecte de ma salive les trous sanguinolents et de ma paume droite comprime la blessure. Quelques minutes plus<br />
tard, cette dernière ne saigne plus. Je ramène la demoiselle dans la chambre rose, l’étends sur le lit et la recouvre d’un<br />
drap de soie. Bien sûr, j’ai auparavant nettoyé toute trace de sang, elle ne devra se douter de rien à son réveil.<br />
La tâche accomplie, je me couche à ses cotés et ferme les yeux. Comme une bête repue, je savoure mon plaisir, trop<br />
rare à mon goût, qui demeure toujours égal à lui-même. Cela fait plus d’un siècle que je m’abreuve à cette source<br />
unique qu’est le sang et à chaque fois, j’éprouve cette même sensation de jouissance.<br />
Jamais, au grand jamais, je ne pourrais assez remercier mon initiatrice de m’avoir fait connaître ce grand bonheur,<br />
d’avoir atteint le stade ultime de la jouissance, d’être devenu un vampire.<br />
Je m’en souviens comme si c’était hier encore.<br />
La scène se déroule dans les environs de Hampstead, en Grande Bretagne, à la fin du XIXème siècle. « The Westminster<br />
Gazette » avait rapporté les faits dans son édition du 25 septembre 1897.<br />
Plusieurs enfants avaient disparu du foyer paternel durant deux ou trois jours. Chaque fois, il s’agissait d’enfants<br />
trop jeunes pour qu’ils puissent fournir des explications satisfaisantes, mais tous ont donné comme excuse qu’ils<br />
avaient accompagné la « dame-en-sang ». Tous présentaient à leur retour des traces de morsures à la gorge. L’un
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SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
d’entre eux fut même retrouvé assez tard sous un buisson d’ajoncs de Shooter’s Hill. L’enfant portait la même petite<br />
blessure à la gorge qu’avaient les premières innocentes victimes. Lui aussi, dès qu’il fut en mesure de parler, a dit qu’il<br />
avait été entraîné par la « dame-en-sang ».<br />
Mais « The Westminster Gazette » avait omis de citer mon cas, et pour cause, personne n’avait découvert ma dépouille<br />
mortelle. J’étais là quand une jeune femme vêtue d’un linceul se cacha en compagnie de ce dernier enfant<br />
dans la cabane de berger où je dormais. A l’époque, j’y passais parfois quelques nuits lorsque j’accompagnais mon<br />
troupeau de moutons sur les chemins de la transhumance. La silhouette blanche n’avait pas remarqué ma présence,<br />
trop accaparée par l’attention qu’elle portait au jeune garçon.<br />
Surpris, je regardai d’abord avec curiosité la scène qui se déroulait à quelques mètres de moi. La femme était<br />
penchée sur le chérubin, semblant l’embrasser au niveau de son cou, tandis que celui-ci regardait fixement le toit<br />
de cabanon sans dire un mot. Il était calme. Dehors, on entendait seulement les bêlements de mes bêtes entre deux<br />
cris d’effraie.<br />
Tout à coup, l’enfant se mit à gesticuler en regardant dans ma direction. Il avait probablement dû me repérer. La<br />
demoiselle se releva brusquement et se tourna vers moi. « Ses lèvres étaient écarlates, tout humides de sang frais<br />
dont un filet avait coulé sur son menton et souillé son vêtement immaculé ». Elle écarta ses bras dans un mouvement<br />
plein de grâce et de volupté.<br />
« Venez à moi. J’ai besoin de vous tenir dans mes bras. Venez, ô mon beau pâtre ! Venez donc ! »<br />
Cédant à cette douce voix, je m’approchai d’elle et vins me réfugier sans résistance contre sa poitrine. Alors que le<br />
garçon profitait de l’opportunité qui se présentait à lui pour prendre la poudre d’escampette, je m’abandonnais totalement<br />
au long baiser que la femme me prodigua. La suite, je ne m’en souviens pas vraiment. Je crois alors avoir perdu<br />
connaissance. Je me réveillai quelques nuits plus tard. Quelques nuits dis-je, car j’éprouvais la plus grande difficulté<br />
à exposer mes yeux à la lumière du jour.<br />
Je pris conscience de ma condition de vampire lorsque je voulus me nourrir. Je voulais de la chair fraîche ! Tel un<br />
ogre, je me jetai sur le premier mouton venu pour appliquer mes lèvres contre son oreille afin d’aspirer son cerveau.<br />
Mais je savais déjà que je n’en resterais pas là, qu’il me faudrait toujours plus de proies, humaines de préférence,<br />
bovines en cas de disette.<br />
Après avoir fait le tour du Royaume-Uni, je changeai de contrée et vins m’établir en France, à Paris où je savais<br />
n’avoir que l’embarras du choix pour trouver de nouvelles victimes. En guise de souvenir de mon pays d’origine,<br />
j’emportai dans mes bagages un peu de cette tourbe noire de la lande de Hampstead, lieu de ma résurrection. Sans<br />
savoir pourquoi, je ne peux me reposer pleinement qu’en la sentant à mes cotés, sous mes doigts, ma tête. J’adore son<br />
contact. Sans elle, je sens confusément qu’un péril me guette, invisible mais ô combien dangereux !<br />
Un péril ?<br />
Mon invitée du soir n’a-t-elle justement pas parlé de risques et périls qui me menaçaient ? Ah oui ! C’était à propos<br />
de ce fameux préservatif. En quoi pouvait-il m’être utile ?<br />
Je me tourne de coté, essayant de reprendre le fil de mes rêveries nostalgiques. Mais seule l’inquiétude habite mon<br />
esprit désormais. Je dois en avoir le cœur net. Je me relève et entreprends d’ouvrir le sac à main de la jeune fille où<br />
je pense trouver la réponse à mes attentes, au doute qui me tenaille.<br />
Le sac en toile de jeans présente une multitude de poches où se cachent mouchoirs, papiers divers, crayons, dans<br />
un désordre apparent. En revanche, l’une d’entre-elles ne comporte que des boîtes de médicaments. Je les inspecte<br />
une à une. Toutes présentent des noms compliqués qui ne me rappellent rien de connu et sont remplies de cachets<br />
et gélules multicolores. Je note scrupuleusement les références des produits sur un bloc-notes en prévision de recherches<br />
ultérieures.<br />
Comme la posologie de ces médicaments m’est tout autant étrangère, je remets sagement le tout à sa place et referme<br />
le sac.<br />
Je sais que je ne risque pas grand chose pour avoir échappé dans le passé à de nombreuses embuscades, mais pour<br />
la première fois depuis longtemps, je demeure inquiet. Tout mon corps frissonne et je déteste cette nouvelle sensation.<br />
Un bruit de réveil me ramène à une autre réalité, plus immédiate celle-ci. L’aube approche, je dois me soustraire<br />
aux rayons du soleil. Je laisse une courte missive à mon invitée, lui indiquant en substance que je suis absent pour la<br />
journée et que si elle le souhaite, elle pourra me retrouver un de ces soirs, même endroit, même heure.<br />
Je réintègre ensuite ma cachette secrète, un congélateur ajusté à ma taille : toujours à la bonne température, il<br />
constitue le meilleur des repaires, facilement transportable en cas de danger, personne n’irait songer qu’il abrite un<br />
vampire.<br />
Pourtant le sommeil tarde à venir ce matin.<br />
Je crois que je vais faire des cauchemars…
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SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Dimanche 8 juillet – Je n’ai pas revu la jeune fille. Je suis étonné. Habituellement, toutes ne rechignent pas à revenir<br />
me voir. Toute cette histoire est inhabituelle. Je suis quand même retourné dans le même bar et ai interrogé le<br />
barman. Haussant des épaules, il a répondu à mes questions par cette phrase laconique :<br />
« Elle a rechuté ! »<br />
Ensuite il resta sourd à mes autres interrogations, uniquement préoccupé par la transparence des verres qu’il nettoyait<br />
méthodiquement.<br />
Je dois en savoir plus, je sens intuitivement que mon avenir en dépend. L’affaire étant apparemment d’ordre médical,<br />
je me procure l’encyclopédie adéquate au magasin chinois du bas de la rue, celui qui ferme tous les soirs à<br />
23 h 00, et rentre précipitamment à la maison.<br />
Fort des renseignements inscrits sur mon calepin, il m’est facile d’orienter mes investigations et de parvenir en<br />
quelques secondes au chapitre consacré au Virus Immunodéficitaire Humain et au sida.<br />
Définition : [Le VIH se réfugie dans les ganglions qui forment une sorte de filtre où les germes sont piégés et attaqués<br />
par le système immunitaire. Dans le cas du VIH, le virus peut rester dans les ganglions pendant des années sans produire<br />
de symptômes mais en continuant à infecter plusieurs sortes de cellules immunitaires.<br />
Une infection à long terme peut produire des dérèglements du système immunitaire. Ces dérèglements peuvent s’aggraver<br />
mutuellement et entraîner un état d’immunodépression où le système immunitaire réagit moins bien contre les<br />
germes, et où certaines cellules (les lymphocytes T4) disparaissent petit à petit. Lorsque cet état d’immunodépression<br />
s’aggrave, des infections s’installent et des symptômes apparaissent.<br />
Il y a une très grande diversité de symptômes de la maladie :<br />
-Les cancers ;<br />
-Les infections opportunistes, appelées ainsi car les microbes profitent de l’amoindrissement des défenses immunitaires<br />
pour envahir l’organisme;<br />
-Les manifestations neurologiques quand le VIH pénètre dans le cerveau. Elles se caractérisent par des pertes de<br />
mémoire, une certaine confusion de langage, une diminution de l’acuité visuelle et divers troubles d’ordre psychique<br />
nécessitant l’intervention de psychiatres.<br />
Le SIDA n’a pas une évolution continue. En effet, il évolue par poussées successives qui sont séparées par des phases<br />
de latence. Il arrive même parfois que le malade semble totalement guéri mais malheureusement, pour l’instant, ces<br />
périodes sont suivies de rechutes...].<br />
Je suis atterré par ma découverte. Ma conquête d’un soir a le sida, j’en suis maintenant convaincu. Ce qui m’amène<br />
à la réflexion suivante, implacable, irrémédiable, suis-je ou non atteint par cette même maladie ? Si la source de vie<br />
à laquelle s’est abreuvé un vampire est empoisonnée, le mal l’atteindra également. CQFD. Le seul moyen d’en avoir la<br />
certitude est de passer un examen médical. Pour éviter les questions indiscrètes qui ne manqueraient pas de venir,<br />
un simple bilan sanguin sera amplement suffisant.<br />
Vendredi 20 juillet – Pour de sombres questions d’ordre administratif, ma prise en charge médicale étant longue<br />
à obtenir vu ma citoyenneté britannique, ma prise de sang est repoussée à la semaine suivante. Je vis dans une angoisse<br />
permanente. Je reste terré chez moi comme une vulgaire taupe. Seul point positif à cette attente, le virus aura<br />
plus de chances d’être décelé !<br />
Lundi 30 juillet – L’infirmière est enfin passée aujourd’hui prélever un échantillon de mon sang. Si j’avais été de<br />
meilleure humeur, je lui aurais volontiers rendu la politesse, mais définitivement non, le cœur n’y était pas.<br />
Alors que mon liquide vital s’écoulait dans ses éprouvettes, je me demandais, non sans m’étonner moi-même,<br />
ce que pouvaient ressentir mes victimes à l’occasion de mes propres prélèvements, le même plaisir que j’éprouvais<br />
alors ?<br />
Je dois être singulièrement atteint pour imaginer de telles absurdités.<br />
Les résultats me seront communiqués par courrier.<br />
Mercredi 1er août – 20 H 35. Je parviens dans le hall d’entrée de la résidence. Bien à l’abri de la lumière de l’astre<br />
solaire, j’ouvre ma boîte aux lettres. J’y recueille un seul pli qui provient d’un laboratoire pharmaceutique. Je le décachette,<br />
puis déplie avec avidité le courrier qui s’y trouve. Je le parcours sans véritablement comprendre le sens des<br />
mots qui s’alignent inexorablement jusqu’à la conclusion fatidique : séronégatif.<br />
Séronégatif !
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SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Je n’en crois pas mes yeux.<br />
Je referme le tout et remonte aussitôt à mon appartement, je veux être au calme pour savourer la jouissance d’être<br />
vierge de tout miasme.<br />
Je reprends posément la lecture<br />
du document, m’attarde sur chaque<br />
mot, histoire d’accentuer le plaisir à<br />
l’énoncé du verdict final. Le reste du<br />
bilan sanguin n’appelle pas de commentaire<br />
particulier, hormis un seul<br />
test positif au prion PrPsc, la « vie »<br />
va pouvoir reprendre son cheminement<br />
habituel.<br />
Il faudrait peut-être que je me soucie<br />
d’en savoir un peu plus sur ce<br />
fameux prion PrPsc, mais je ne suis<br />
plus pressé désormais. De toute façon,<br />
avec un tel nom, il a l’air plutôt<br />
inoffensif.<br />
Demain ! Oui, demain.<br />
NOTE CONFIDENTIELLE DU<br />
DOCTEUR ASKIENAZIE<br />
A L’ATTENTION DE<br />
MME LANZIENDORFF,<br />
CHERCHEUSE A L’INSTITUT<br />
D.JONES DE LONDRES<br />
Paris, le 15 août<br />
Madame,<br />
Conformément à notre dernier<br />
entretien téléphonique, M. Dormoy<br />
sera transféré dans votre service le<br />
23 août prochain. En prélude à son<br />
arrivée, je vous adresse quelques<br />
morceaux choisis de son journal intime<br />
retrouvé à son domicile. Comme<br />
vous le savez déjà, le patient a été<br />
interné dans notre hôpital consécutivement<br />
à un examen sanguin à l’issue<br />
duquel M. Dormoy était apparu<br />
atteint d’une encéphalopathie spongiforme<br />
transmissible (EST).<br />
Toujours en vie, voire en excellente<br />
condition physique – quatre<br />
hommes ont été nécessaires pour le<br />
maîtriser, il ne voulait évidemment<br />
pas venir de son plein gré dans notre<br />
établissement - le patient semble résister<br />
pour le moment à l’avancée de<br />
la maladie. La tournure de son esprit<br />
témoigne toutefois des méfaits dévastateurs<br />
des prions si l’on en juge<br />
le contenu de ces documents – même<br />
si certains peuvent y trouver quelques traces microscopiques de poésie. M. Dormoy se prend pour un vampire et va<br />
jusqu’à citer quelques passages de l’œuvre de Bram Stocker (Dracula) qui le concerneraient plus particulièrement.
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Sujet britannique, il est fort logique qu’il retourne se faire soigner en Angleterre où il semble a priori avoir contracté<br />
la maladie. L’ingestion de viande bovine locale « en cas de disette » peut être directement mise en cause :<br />
autrement dit, la maladie de la vache folle a fait une nouvelle victime… Bien sûr, votre approche thérapeutique nous<br />
éclairera sûrement sur l’origine précise du mal.<br />
Dans cette attente,<br />
Veuillez agréer, Madame, l’expression de mes hommages respectueux,<br />
Votre dévoué, M. Askienazie.<br />
P.S. : la multiplicité des papiers d’identité retrouvés chez M. Dormoy, leur fort degré d’ancienneté (les plus vieux<br />
datent du début du XX ème siècle) laisseraient supposer que le patient est âgé d’au moins une centaine d’années<br />
– alors qu’il semble avoir au plus 25 ans -, cela peut être aussi la simple expression des rapports qu’il entretient avec<br />
des faussaires : sans profession déclarée, il est paradoxalement fort riche…<br />
Se laisser aller à d’autres suppositions ne saurait être digne de notre profession et du cartésianisme qu’elle<br />
requiert.<br />
L’illustratrice : SOPHIE LETA<br />
Je suis une jeune graphiste / illustratrice, j’ai 23 ans, je dessine depuis l’âge où mes<br />
mimines furent assez grandes pour pouvoir tenir un crayon, depuis ce temps. Et à chaque<br />
fois que l’on m’a posé la question rituelle « Alors, qu’est-ce que tu veux faire plus<br />
tard ? », la réponse ne faisait pas un pli : « dessinatrice ! ».<br />
C’est dans cette optique qu’à partir de la seconde, je participe au concours d’une école<br />
« réputée » d’art, où je réussis…Moult événements plus tard, après avoir empoché mon<br />
BTS de graphiste, soit deux ans après le bac, je décide que j’en ai décidément marre de<br />
l’école, il est temps de se lancer vers de nouveaux horizons ! Je commence ma vie professionnelle<br />
en tant qu’illustratrice indépendante, mais réalisant vite que c’est un métier<br />
difficile dans lequel on n’a pas toujours de travail, je décide de chercher en complément<br />
un boulot plus « stable ». C’est cette année (en février), après 2 ans de recherche, que je<br />
parviens à décrocher un boulot d’infographiste, après ça, nous verrons bien !<br />
Côté inspiration, pas mal de choses, comme je le dis toujours, mon style est à la croisée<br />
des chemins de choses bien opposées, mais qui ont toutes en rapport l’imaginaire ou le<br />
fantastique ! J’aime en gros, l’univers héroic-fantasy, les lutins, les fées (Brian Froud est<br />
l’un de mes artistes favoris), saupoudré d’un peu de science-fiction, de gothique avec<br />
mon déifié Tim Burton et à l’adolescence, je fus frappée par le syndrome de « l’otaku »,<br />
dans des limites raisonnables, mais incurables…Mangas, japanimation, gameuse depuis<br />
l’enfance qui s’est convertie aux RPGs japonais genre Final Fantasy depuis le 7e épisode<br />
et depuis peu joueuse de jeux de rôles plateaux.<br />
Dans le désordre, je participe en gros à tout ce qui m’intéresse et ou mon coup de<br />
crayon est nécessaire, projets payants ou bénévoles (jeux vidéos, jeux de rôles, webzines…),<br />
professionnels ou non, j’ai eu quand même la chance d’illustrer deux bouquins<br />
parus il y a quelques temps, et ai en projet un prochain !<br />
Les sites où j’expose :<br />
Mon blog perso (avec tous mes arts dessus) :<br />
http://snowycottage.canalblog.com/<br />
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SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
ANTHELME HAUchECORNE<br />
Primal<br />
Anthelme Hauchecorne écrit depuis un peu plus d’un an. Ses textes ont été publiés dans la revue Khimaira - et prochainement<br />
dans Géante Rouge et Le Calepin Jaune -, ou ont lamentablement atterri au fond d’une poubelle. En dépit de la quantité sidérale<br />
de refus qui lui parviennent (de quoi bâtir un monument dédié à la frustration), l’auteur s’acharne. D’autres textes sont dans le<br />
couloir de la mort, en attente d’une réponse, qu’il s’agisse d’une offre de publication ou d’une lettre de menace assortie d’un colis qui<br />
fait tic-tac…<br />
Pour soutenir Anthelme HAUCHECORNE, envoyez-lui des mails (ou des codes de Carte Bleue, il prend aussi) à cette adresse :<br />
anthelme.hauchecorne@free.fr.<br />
Pour les admiratrices souhaitant prendre rendez-vous, envoyez vos coordonnées à Catherine, sa copine, qui transmettra :<br />
katecity@hotmail.com.<br />
Enfin, notons qu’en plus de ses nombreuses activités, l’auteur enseigne les Sciences Economiques et Sociales au Collège et Lycée de<br />
L’Assomption, à Briey (54), où il anime également un atelier d’écriture.<br />
Pour le contacter :<br />
Adresse : Anthelme HAUCHECORNE - 3 rue de la Liberté - Appt. 4555V - Résidence Les Dryades<br />
54 150 BRIEY<br />
Email anthelme.hauchecorne@free.fr<br />
Fantasy
20<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Loin de la lumière du soleil existe un royaume peuplé de créatures insolites, un royaume de noirceur et de silence.<br />
Sur des milliers de kilomètres, on n’y rencontre que des déserts glacés et des geysers brûlants. Le temps n’y a pas<br />
d’emprise, le passé et l’avenir s’y emmêlent comme deux amants prisonniers d’une nuit éternelle. Les autochtones<br />
sont petits, mous et parfois même gluants. Là-bas, un être humain ne tiendrait pas une seconde : une main invisible<br />
viendrait broyer son squelette de vertébré arrogant. Ce monde où l’homme n’a pas sa place gît juste sous nos pieds,<br />
froid comme une tombe. Plus que la mort, ses habitants ont appris à craindre la vie…<br />
La vie, et les formes qu’elle peut prendre.<br />
1<br />
Une ombre plane dans le ciel sombre des grands fonds, une ombre surgie des abîmes du temps. L’eau glisse sur ses<br />
écailles couleur de vase sans offrir de résistance. Dans son dos, deux immenses sacs de peau, pareils à des ailes, se<br />
déploient et se contractent à intervalles réguliers, piégeant l’eau de mer entre leurs membranes de cuir. Le liquide<br />
pris dans les ailes est comprimé puis expulsé, propulsant à vive allure la créature aquatique. De chaque côté du<br />
crâne triangulaire, trois rostres, courbés vers la gueule, forment des boucles menaçantes. Ce monstre mesure près<br />
de vingt mètres de long des naseaux à la queue. Ah, j’oubliais, il a aussi un nom : il s’appelle Dychnitis et cela va vous<br />
surprendre, mais ce n’est pas un dragon. Pour le sous-marin russe qui vient de capter sa signature sur les écrans,<br />
ce n’est au mieux qu’une anomalie du SONAR, parce que scientifiquement, il n’existe rien de la taille de Dych à une<br />
telle profondeur, et surtout rien d’aussi rapide. Contrairement aux officiers de marine, le jeune serpent de mer a<br />
les idées larges. Un organe situé sous son palais envoie en permanence des séries d’ondes sonores qui rebondissent<br />
sur les obstacles alentour. Les échos lui reviennent et son cerveau les analyse pour les transformer en images tridimensionnelles.<br />
Grâce à l’écho renvoyé par la forme en face de lui, Dych comprend qu’il se trouve devant un sousmarin.<br />
Enfin Dychnitis n’appelle pas exactement cela un sous-marin. La traduction la plus fidèle, en bon français,<br />
de l’image mentale qui traverse son esprit millénaire serait quelque chose comme : ‘‘boîte de métal disgracieuse<br />
remplie de mammifères non amphibies’’. Le reptile replonge avant d’inquiéter davantage l’équipage. Une silhouette<br />
le rejoint…<br />
2<br />
La réunion d’un Phalanstère est un évènement extraordinaire : en cinq cents ans, Dych n’en a connu que trois.<br />
C’est Holdenius le Juste qui préside celui-ci. La masse grandiose du très vieux dragon flotte dans le vide des abysses<br />
comme un astre dans l’espace. Son corps souple ressemble à celui d’une gigantesque salamandre à la gueule garnie<br />
de pointes transparentes et solides comme du diamant. A l’aide de cette redoutable dentition, Holdenius a creusé<br />
sa propre tanière dans le flanc d’un volcan abyssal éteint. Trois antiquae assistent à la réunion. C’est ainsi que l’on<br />
désigne les vieux dragons, ceux dont l’âge dépasse cent mille ans. Dych connaît leurs noms : Hybodus -aux griffes<br />
d’émeraude-, Scachus -dont les trois têtes se querellent sans cesse- et Dunklostes -dont on prétend que le corps, recouvert<br />
d’une cuirasse intégrale, serait impénétrable. Les antiquae prennent rarement part à l’action mais leurs voix<br />
seront déterminantes pour le vote.<br />
Viennent ensuite les batrani qui forment le gros des troupes. C’est le nom que l’on donne aux sauriens qui ont entre<br />
mille et cent mille ans. Dych fait partie de ce groupe. Parmi les autres membres, il reconnaît Chonyens -qui ressemble<br />
à une gigantesque murène, Perygotus - qui s’entoure d’une armure faite d’os de baleines et de morceaux d’épaves,<br />
Stecanthus - dont l’immense nageoire caudale le propulse plus vite que tout autre- et pour finir Tanystheus - dont la<br />
gueule disparaît sous un bouquet de tentacules. Sans oublier Belantsea, la seule femelle conviée au Phalanstère, que<br />
tous les mâles observent à la dérobée.<br />
Viennent enfin les pupere, les plus jeunes, qui ne sont que deux. Le premier s’appelle Hexanchi, le second Neoselace<br />
et ensemble ils forment un duo dont Dych a appris à se méfier. A la droite d’Holdenius se tient le dernier membre,<br />
Euredyptodon. Avec Holdenius, ce sont les deux dragons les plus anciens que Dych ait rencontrés. On les a baptisé<br />
paleo. Ce sont des créatures qui ont connu l’âge d’or, le temps où les reptiles régnaient sur terre et où les dragons<br />
étaient rois. Il est difficile de vivre des millions d’années, d’assister impuissant aux bouleversements du monde. Holdenius<br />
a réussi à s’adapter mais Euredyptodon est resté le même, c’est-à-dire une créature fruste et archaïque, au cou<br />
démesuré, à la mâchoire difforme et trapue. Son apparence répugne tous les autres sauriens qui ont développé au fil<br />
des siècles des apparences plus harmonieuses. Hexanchi et Neoselace sont les fils d’Euredyptodon - ce qui explique<br />
qu’ils soient les seuls pupere tolérés au Phalanstère. Ils ont hérité de la férocité et de la laideur de leur père. Les autres<br />
dragons les considèrent comme les vestiges d’une époque barbare, heureusement révolue.<br />
Une longue plainte pareille au chant des baleines, suivie de plusieurs claquements aigus, annonce le début de la<br />
séance. L’heure est grave, des dizaines de jeunes dragons ont disparu. Un malheur a frappé les représentants les plus<br />
‘‘vulnérables’’ de la communauté.
21<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Deux heures plus tard, le Phalanstère se dissout. L’ordre du jour -retrouver les dragonneaux ou au moins découvrir<br />
ce qui leur était arrivé- a soulevé un débat houleux. Les dragons ne parvenant pas à se mettre d’accord sur l’origine<br />
du problème, on a procédé à un vote. La majorité s’est prononcée pour qu’on organise une battue.<br />
Le Phalanstère pense qu’une aberration, un grand prédateur rescapé de la nuit des temps, est réapparue. On répartit<br />
les membres par équipes de deux, puis les groupes partent en chasse.<br />
3<br />
Dychnitis est soulagé de ne pas faire équipe avec Euredyptodon. Ce monstre préhistorique est parti avec Holdenius.<br />
On n’a pu faire autrement : il a fallu le placer avec un équipier de poids, ne serait-ce que pour freiner ses pulsions<br />
belliqueuses. Ce vieux fou a encore parlé d’un complot humain, il voulait que l’on coule tout sous-marin pris<br />
en train de croiser sur leur territoire ! Une telle mesure aurait attiré l’attention et n’aurait abouti qu’à une nouvelle<br />
guerre, et une nouvelle défaite.<br />
Dych est né peu de temps avant l’Exode. Ses souvenirs des combats restent flous. Ses parents lui ont toutefois légué<br />
leur dégoût de la guerre. Depuis que les dragons ont migré dans les profondeurs de l’océan, ils se sont habitués à la<br />
vie sous-marine. Ils ont même creusé des galeries inondées sous les continents, afin d’accéder à toutes les mers du<br />
globe, voire même à certains lacs et rivières. Ils sont relativement nombreux à présent, beaucoup de jeunes ayant<br />
remplacé les dragons morts au combat. Les dernières générations sont mieux adaptées, plus réactives face au changement.<br />
Beaucoup d’anciens n’ont pas supporté la vie dans le froid abyssal et se sont donné la mort. Les parents de<br />
Dych se sont jetés dans une faille tectonique, peu de temps avant que lui-même n’atteigne l’âge adulte.<br />
C’est Belantsea qui l’accompagne. Elle et lui ont pour mission de glaner des informations auprès des autres habitants<br />
des profondeurs.<br />
4<br />
Euredyptodon et Holdenius s’aventurent dans la région du Grand Rift, tout en restant à bonne distance. Les projections<br />
de lave présentent un danger réel pour les dragons. Elles peuvent leur coûter la vie ou pire, les emprisonner<br />
dans un cercueil de lave refroidie pour des siècles, peut-être même à jamais. Pour cette raison, seuls les membres les<br />
plus expérimentés ont été affectés à l’exploration de cette zone.<br />
Les deux titans aquatiques planent au dessus des oasis abyssales : des foyers débordants de vie qui se créent autour<br />
des sources hydrothermales. C’est le domaine des fumeurs noirs, des cônes de pierres qui vomissent une fumée<br />
lourde de fer et de cendres. Il y fait chaud, au minimum quinze degré. La température dépasse même par endroit<br />
les trois cents degrés, l’eau se chargeant alors en particules toxiques. Il faut naviguer avec soin. On trouve ici des<br />
colonies d’algues et de mollusques, des vers tubicoles qui s’abritent derrière des colonnes de corail.<br />
Loin derrière les oasis, les deux ancêtres dragons rejoignent la zone interdite : un vaste dépotoir de fûts remplis<br />
de déchets nucléaires qui s’étend à perte de vue. Les radiations sont sans effet sur leurs organismes, dont ils contrôlent<br />
chaque cellule, la biochimie draconique offrant des possibilités quasi illimitées… Pour peu qu’on y consacre la<br />
somme d’efforts nécessaires. Leurs métabolismes peuvent, entre autres, subir des mutations contrôlées, comme en<br />
témoigne leur adaptation à la vie océanique : leurs organes sont remplis d’eau de mer pressurisée, leur permettant<br />
de nager à de très grandes profondeurs, pour ainsi dire jusqu’au cœur de la planète.<br />
En dépit de tout cet arsenal biologique, Euredyptodon et Holdenius se montrent prudents. Ils captent l’écho d’un<br />
objet de très grande envergure avançant droit sur eux. Euredyp s’apprête à charger, quand Holdenius le retient.<br />
5<br />
Dych et Belantsea répondent à l’appel d’un cachalot aux prises avec un calamar géant monstrueux. Les plus grands<br />
spécimens de cette espèce ne dépassent pas vingt mètres, or celui-ci en fait presque le double. Ses tentacules s’enroulent<br />
autour du cétacé d’une manière qui ne présage rien de bon. A ce rythme, le bec du monstre marin pourra<br />
bientôt percer les flancs de sa victime. Usant de leur tactique habituelle, les deux dragons disparaissent soudain du<br />
champ de perception du céphalopode. Trois secondes ont passé lorsque les deux batrani réapparaissent, jaillissant<br />
ensemble du silence obscur, l’un sous le ventre du calamar et l’autre sur son flanc droit. Trois secondes leur auront<br />
suffi pour contourner leur proie. Deux paires de mâchoires surpuissantes saisissent le corps gonflé de sang verdâtre<br />
et lui impriment des mouvements contraires. Le calamar n’a pas le temps de lâcher sa proie pour affronter ses agresseurs.<br />
En un battement de paupières, le cachalot n’est plus retenu que par des morceaux de tentacules privés de force,<br />
tandis que le corps du calamar, déchiqueté, se perd dans le vide.<br />
Le mammifère marin, très près d’avoir épuisé ses réserves d’oxygène, remonte en surface. Par un échange de plaintes<br />
et de claquements, les dragons le prient de descendre les rejoindre, sitôt qu’il aura renouvelé l’air de ses poumons.<br />
Dych et Belantsea l’observent tandis qu’il remonte, conscients qu’au cours des prochaines minutes, le cachalot ap-
procherait d’une frontière qui leur resterait à jamais interdite : celle du monde des hommes.<br />
22<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
6<br />
La Bête rôde autour d’eux. Holdenius patiente, Euredyptodon s’énerve : il veut combattre ! Son organisme rudimentaire<br />
sécrète un mucus gélatineux qui forme une enveloppe protectrice autour de son corps. Même du point de<br />
vue d’un dragon aussi ancien qu’Holdenius, ce mécanisme de défense reste particulièrement écœurant. Grâce à son<br />
enveloppe visqueuse, toutefois, le reptile préhistorique bénéficiera d’une protection efficace : il sera difficile de le<br />
mordre ou de l’agripper. Pour avoir déjà eu maille à partir avec son compagnon, Holdenius sait qu’il n’est pas plaisant<br />
de se retrouver avec une pleine bouchée de ce mucus poisseux dans la gueule. Euredyp est paré pour le combat.<br />
Les deux paleo seront obligés de quitter leur abri tôt ou tard.<br />
C’était une folie de venir seuls.<br />
7<br />
L’entretien avec le cachalot n’a rien donné. Le cétacé a affirmé qu’aucun des siens n’avait disparu de manière inexpliquée.<br />
Il faut ajouter que la chasse au calamar géant comportant des risques, il arrive qu’un ou deux cachalots<br />
manquent à l’appel. Ces mammifères marins étant plutôt nomades et solitaires, on ne peut compter sur eux pour<br />
tenir un recensement précis de leur population.<br />
Dych et la jeune Belantsea s’apprêtent à reprendre la chasse lorsqu’ils reçoivent un autre signal de détresse, venant<br />
d’un des leurs cette fois. Une ombre gigantesque passe entre eux en poussant des hurlements plaintifs. C’est Euredyp.<br />
Sa sphère de mucus est totalement déchirée, elle n’adhère plus à son corps que par de grands lambeaux qui ondulent<br />
dans son sillage comme le suaire d’un spectre. Son corps pâle présente des morsures profondes. Par endroit, on<br />
distingue même des entrailles translucides qui pendent. Pour un dragon plus jeune, de telles blessures auraient été<br />
fatales.<br />
Euredyp leur hurle de le suivre, il prétend qu’il faut alerter le reste des membres du Phalanstère. Il refuse de répondre<br />
à leurs questions, même quand le mâle et la femelle lui demandent ce qui est arrivé à Holdenius. Tout à coup, le<br />
SONAR de Dych lui signale un détail qui sème le chaos dans son esprit. Plantée dans le dos d’Euredyptodon, une<br />
dent ayant appartenu à son adversaire est restée figée, une dent en forme de pointe, transparente et solide comme du<br />
diamant…<br />
Une dent tout à fait identique à celles d’Holdenius ! Sans hésiter, Dych se lance à l’assaut du très vieux dragon.<br />
8<br />
Dychnitis est retourné par où Euredyptodon est venu. Il espère retrouver Holdenius à temps pour le sauver.<br />
Belantsea s’est sacrifiée pour lui. Le combat entre Dych et Euredyp tournait à l’avantage du traître. Euredyp avait<br />
éperonné par deux fois son jeune adversaire et s’apprêtait à fondre sur son flanc pour l’éventrer. La dragonne s’était<br />
interposée, plongeant sa gueule entre les mâchoires béantes de l’assassin afin de lui mordre l’intérieur du palais, et<br />
ainsi crever son organe émetteur de sons. C’était un plan audacieux. S’il fonctionnait, le paleo -contraint de nager<br />
à l’aveuglette- deviendrait une proie facile. Toutefois Belantsea avait manqué de précision et n’avait réussi qu’à endommager<br />
sa cible sans la détruire. Dans un spasme de douleur, Euredyptodon avait ensuite refermé ses mâchoires<br />
sur le cou gracile de la femelle, tranchant chair et os avec une égale facilité. Après ça, Dych avait fui, sans que son<br />
ennemi tente de le poursuivre.<br />
Dychnitis dépasse les oasis abyssales, les volcans de soufre et leurs nuages toxiques, sans déceler la moindre trace<br />
d’Holdenius. Il survole la plaine couverte de déchets radioactifs, gonflant d’eau de mer ses ailes à réaction. Dych se<br />
propulse aussi vite qu’il peut, il cherche partout, tourne en rond, passe plusieurs fois au même endroit. Une cavité<br />
dans le plancher océanique retient brusquement son attention. Il se jette dedans en battant à tire-d’aile. Au départ,<br />
Dych croit avoir affaire à une caverne juste assez grande pour accueillir la masse imposante d’Holdenius, mais<br />
bientôt il sent un courant marin courir sur ses écailles. En nageant jusqu’au fond de l’antre, il découvre une nouvelle<br />
grotte cachée derrière la première, puis une autre, et encore une autre… Le jeune serpent de mer erre bientôt dans<br />
un réseau de galeries rocheuses et de tunnels. Au terme d’une demi-heure passée à explorer le souterrain, Dych débouche<br />
sur un gouffre qui paraît s’enfoncer plus profondément encore sous la croûte océanique. Holdenius n’aurait<br />
nulle part ailleurs où se cacher. Dych plonge dans la fosse, sa chute est vertigineuse. Il ne parvient plus à remonter :<br />
un courant puissant l’entraîne vers le fond. Ce courant devient irrésistible, ça secoue, Dych se fait ballotter, l’eau joue<br />
avec lui comme un enfant avec un ballon. Sa gueule heurte plusieurs fois les parois basaltiques du gouffre, si bien<br />
qu’il finit par perdre conscience.<br />
Quand il se réveille, Dych flotte dans une eau claire, peu profonde. La faible lumière ambiante suffit à l’aveugler, il
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SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
doit alors faire muter les cellules de ses yeux pour qu’elles s’habituent à la clarté. Au bout de quelques minutes, il repère<br />
l’origine de la lumière : celle-ci provient des colonies d’algues phosphorescentes qui poussent le long des parois<br />
de la grotte. D’ailleurs, ces parois semblent si éloignées que Dych a du mal à estimer les dimensions de l’endroit où il<br />
a atterri. Le bassin où il a émergé occupe le centre d’un dôme de pierres absolument colossal, assez grand pour qu’un<br />
village entier de pêcheurs puisse y tenir. Dych réalise qu’il n’est pas seul, des silhouettes remuent dans la pénombre.<br />
Il les reconnaît, il pourrait mettre un nom sur chacune d’elles : il s’agit des dragonneaux que tout le monde recherche.<br />
Les pupere sont tous là, pas un ne manque à l’appel. Pourtant aucun ne fait attention à lui car ils sont tous trop<br />
occupés à griffer, à mordre et à esquiver. Tous s’exercent au combat, et non par jeu. Beaucoup sont blessés, parfois<br />
sérieusement, et ils portent tous les cicatrices de leurs batailles. Ceux qui ne s’affrontent pas suivent un autre type<br />
d’entraînement : ils forcent leurs organismes à s’adapter à la vie terrestre. Certains s’appliquent même à emprunter<br />
une apparence humaine. Les plus talentueux se métamorphosent en humains ordinaires, tandis que leurs camarades<br />
moins doués prennent toute une variété de formes intermédiaires entre l’homme et le saurien. Dans cette base secrète,<br />
des dizaines de dragons se conditionnent pour la guerre. Dych prend conscience que ce ne sont pas n’importe<br />
quels dragons : ce sont les plus jeunes, ceux dont les cellules sont les plus évolutives ; ceux qui n’ont connu la guerre<br />
qu’à travers les récits des antiquae, ceux pour qui l’exil est toujours apparu comme une trahison de la part de leurs<br />
aînés. Tous ces pupere ont grandi en nourrissant un terrible désir de revanche. Parmi cette armée de griffes et de<br />
crocs sans cervelle, un personnage ne semble pas à sa place.
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SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Le vieux chef adresse un signe de tête à deux de ses meilleurs guerriers, afin qu’ils amènent Dych jusqu’à lui. Celuici<br />
sent qu’on le hisse hors du bassin pour le traîner sur la terre ferme, l’air qui s’engouffre dans ses poumons atrophiés<br />
le brûle. Pourtant ce n’est pas ça qui lui fait le plus mal…<br />
Dychnitis examine la gueule familière, cependant c’est comme s’il la voyait pour la première fois. Il remarque l’ambition<br />
qui brille dans ses yeux, le tressaillement nerveux qui agite ses babines, sa dentition incomplète et les restes de<br />
mucus qui pendent de ses griffes... Holdenius avale une longue goulée d’air avant de se pencher vers lui. L’atmosphère<br />
de la caverne passe dans ses bronches, puis dans ses résonateurs faciaux. Le paleo parle comme parlent les humains,<br />
c’est-à-dire en expulsant l’air qu’il a inspiré. La langue qu’il emploie en revanche n’a plus été entendue depuis mille<br />
ans :<br />
« - Dychnitis, mon enfant, il te faut choisir : rejoindre l’avenir de notre espèce ou mourir ici. Notre place n’a jamais<br />
été au fond de l’océan, nous avons besoin de plus d’espace pour perpétuer notre race… nous avons besoin d’un peuple<br />
fort et entraîné… avec un visionnaire pour le guider. Tes parents auraient compris… »<br />
9<br />
Euredyp, blessé et à demi aveugle, file à toute allure pour prévenir les derniers membres du Phalanstère de la trahison<br />
d’Holdenius. Il espère ne pas voir le passé se répéter. Si les humains apprennent que son peuple a survécu, il n’y<br />
aura plus un seul endroit où se cacher. Euredyp nage au dessus des carcasses éventrées de ses fils, Hexanchi et Neoselace,<br />
sans pouvoir détecter leur présence. Il ne sait même plus très bien où il va. Il serait incapable de dire s’il tourne<br />
à droite ou à gauche, s’il monte ou s’il descend. Il dérive ainsi sur des kilomètres, le temps pour son organisme de<br />
régénérer les tissus abîmés. Quand enfin son organe d’écholocalisation a cicatrisé, il est trop tard. Euredyptodon<br />
vient de heurter de front plusieurs milliers de tonnes de métal lancées à pleine vitesse en sens inverse. Son corps se<br />
disloque contre la proue du sous-marin dans un craquement sinistre, avant de sombrer dans les profondeurs.<br />
Epilogue<br />
Le 12 août 2000, le Koursk, un sous-marin russe, disparaissait quelque part en mer de Barentz. L’épave du bâtiment<br />
fut retrouvée, la proue totalement défoncée. A ce jour, les raisons exactes de ce drame restent inexpliquées.<br />
Bibliographie<br />
Déjà paru :<br />
Supermarkt, in Khimaira n°4 - Octobre/Décembre 2005 - Les détectives de l’étrange<br />
A paraître :<br />
La revanche de la moisissure de l’espace, in Géante Rouge, sous la direction de Pierre Gévart<br />
Courrières, in Le Calepin Jaune, sous la direction d’Estelle Valls de Gomis<br />
La ballade d’Abrahel, in l’anthologie Parchemins et Traverses dédiée aux « Contes et Légendes revisités », sous la direction de<br />
Menolly<br />
Nuage Rouge, in l’anthologie Parchemins et Traverses dédiée aux « Explorations Infernales », sous la direction de Karim Berrouka<br />
Primal, in <strong>Phénix</strong> Mag & La Yozone, sous la direction de Marc Bailly<br />
L’illustratrice : ANNICK de CLERCQ<br />
J’ai fait mes études supérieures à l’Académie Royale des Beaux-Arts en Belgique.<br />
En fait, je ne sais pas trop pourquoi j’ai choisi l’illustration, c’est venu naturellement,<br />
j’ai toujours dessiné et petit à petit je me suis de plus en plus orientée dans ce sens, ça<br />
m’a paru logique.<br />
J’ai participé à quelques expos et depuis quelques années, je suis régulièrement publiée<br />
dans le magazine Khimaira. J’ai participé et participe à divers projets allant de l’illustration<br />
de livres à celle de jeux vidéo, en passant par le fanzinat pour lequel je fais aussi<br />
bien du dessin que des articles et de la mise en page Je fais aussi du webdesign à l’occasion.
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SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
meddy lignerFantastique<br />
Comme un cameleon<br />
Agé de 31 ans, je suis actuellement enseignant de lettres-histoire dans un lycée professionnel<br />
de Poitiers.<br />
Avant cela, j’ai enseigné le français en Finlande, en Russie et en Chine. Mes passions :<br />
la littérature, le cinéma, les arts, le baseball, le rugby, la SF et les voyages.<br />
J’écris depuis 3-4 ans mais je n’ai pas encore été publié.
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SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Bien sûr, vous allez me demander pourquoi j’ai choisi cette pratique. Ou plutôt comment j’ai été amené à opter<br />
pour cette attitude, pour cette façon d’envisager les rapports avec un être aimé.<br />
La lassitude sans doute. Oui c’est peut-être la cause principale. Et j’insiste : la lassitude et non pas le manque<br />
d’amour, dont il n’a jamais été question. J’ai toujours aimé et j’aime toujours Jane. Je tiens même à dire que j’en suis<br />
éperdument, follement amoureux. D’ailleurs, sans ce feu qui brûle en moi, tout serait beaucoup plus simple.<br />
La lassitude donc. À partir de quand ? Disons qu’après cinq années de mariage, j’ai commencé sérieusement à<br />
vouloir plus, vouloir autre chose. Légitime ? Là n’est pas la question et toujours est-il que j’éprouvais le besoin impérieux<br />
de donner une nouvelle orientation à ma vie sentimentale et sexuelle. Bien sûr au début, j’hésitai à en parler<br />
avec elle. C’était une véritable torture ne serait-ce que d’imaginer de lui faire de la peine. Alors tout remettre en<br />
cause, vous imaginez…Pour commencer, comme beaucoup de mes collègues, j’eus de nombreuses maîtresses : des<br />
grandes, des blondes, des petites, des femmes d’affaires, des blacks, des punks, des rousses. Mais aucune n’arrivait à<br />
la cheville de Jane. Je dus me résoudre alors à lui en parler et - c’est tout à son honneur - elle fut complètement réceptive<br />
et soucieuse de régler ces problèmes au plus vite. Divine surprise ! Ensemble, nous essayâmes l’échangisme,<br />
les drogues et autres stimulants, les rites gothiques, sataniques, ésotériques ou chamaniques et tout un tas d’autres<br />
pratiques visant à booster la vie d’un couple en train de chanceler. Rien n’y fit. Le bateau prenait inéluctablement<br />
l’eau. Je restai désespérément insatisfait. Et puis, au moment où je m’y attendais le moins, la lumière est venue sous<br />
la forme d’un prospectus de publicité, un bout de papier d’habitude immédiatement froissé, jeté et aussitôt oublié.<br />
C’était un matin pluvieux du mois de novembre - le pire mois de l’année -, je parcourus rapidement les quelques<br />
lignes du tract. J’y vis immédiatement une lueur d’espoir.<br />
Mais avant d’aller plus loin, laissez-moi vous présentez Jane. Jane Roberta Nova de son vrai nom. Comme vous<br />
pouvez le devinez, elle possède une double ascendance : italienne par son père et irlandaise par sa mère. Un mélange<br />
explosif, détonnant où s’entrelacent allègrement la chaleur méditerranéenne et l’âme celte. Ces origines lui permirent<br />
naturellement de manier aussi bien la langue de Shakespeare que celle de Dante. Dix ans d’études et de vie à Paris lui<br />
donnèrent l’occasion de rajouter l’idiome de Molière à sa collection - et de me rencontrer par-dessus le marché. Rien<br />
de bien étonnant alors à la retrouver maintenant comme interprète trilingue. Passionnée d’art (surtout de peinture<br />
italienne de la Renaissance) et lectrice cannibale, Jane est un puits de science et de culture, affable, toujours prête à<br />
discourir avec vous de l’œuvre intégrale de Duccio, de la politique étrangère du pays ou de la dernière sortie d’un<br />
romancier en vogue. Je m’arrête là pour sa description psychologique. Passons maintenant au physique et disons-le<br />
directement, en plus de toutes ces qualités, Jane est une beauté absolue (du moins selon mes critères) : des traits<br />
réguliers et fins, un visage de statue grecque, une chevelure brune qui retombe en cascade sur ses frêles épaules, une<br />
peau olivâtre, douce comme une étoffe orientale et des yeux noirs, volcaniques, impétueux, qui dessinent un regard<br />
racé auquel on peut difficilement rester indifférent. Des défauts ? Parfois un peu trop maniaque sur certains points.<br />
Peut-être aussi un peu trop entière de temps en temps. Mais bon, cela reste des broutilles. Et puis au lit, je dois dire<br />
que c’est un très bon parti.<br />
Alors pourquoi vouloir autre chose quand on a la chance de partager le lit et la vie d’une femme aussi parfaite ?<br />
Je conçois que ce genre de comportement soit difficilement compréhensible mais c’est pourtant ce qui m’affectait. Je<br />
l’aimais et en même temps, elle me lassait. Allez comprendre les vicissitudes de l’âme humaine ! Depuis des siècles,<br />
des générations entières d’écrivains, de philosophes, de psychologues ont tenté de percer ses mystères et aucun n’est<br />
arrivé à des résultats concluants.<br />
Graf - car c’est son nom - se retrouve là, harnaché comme pour aller au combat, sanglé, saucissonné comme un<br />
vulgaire rôti. La catapulte le toise de son regard métallique. Des types en blouse blanche s’affairent autour de lui.<br />
D’autres pianotent sur des ordinateurs géants. Dans quelques instants, on va le balancer vers un endroit où il n’est<br />
encore jamais allé…Et vlan, c’est parti ! Une lumière vive et puis cette poussée, énorme, surpuissante, comme si Dieu<br />
lui-même vous foutait un coup de pied au cul…<br />
Ce n’était pas la première fois qu’il voyageait vers un univers parallèle. Au début, il avait essayé « juste pour voir » et<br />
depuis cette première tentative, il était devenu un vrai accro, un drogué de ce genre de trips. Et puis, les prix étaient<br />
allés en diminuant…Aujourd’hui, la concurrence aidant, un petit trip vers l’ailleurs coûtait une bouchée de pain. Il<br />
en profitait pour multiplier les escapades.<br />
Graf aime se considérer comme un explorateur de mondes. Il ne voyage ni dans l’espace ni dans le temps. Il reste<br />
au même endroit à la même date, poussant simplement des portes lui permettant de visiter l’infinité de mondes parallèles<br />
existants. Un océan de probabilités car il y a autant de Terres possibles que de grains de sable sur une plage.
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SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Pour Graf, le point d’origine se situe toujours à Paris au XXIe siècle et à partir de là, une myriade de mondes s’offre<br />
à lui.<br />
Au cours de ces multiples excursions, Graf avait ainsi rencontré des dizaines d’autres Jane qui exerçaient toutes<br />
sortes de métiers, avec des destins anonymes ou brillants : avocate, artiste, médecin, prostituée, femme au foyer…<br />
Certaines le repoussaient mais d’autres succombaient à ses avances. Finir au lit avec une nouvelle Jane était toujours<br />
un moment de délectation suprême. L’extase totale pour Graf.<br />
Elle était son fantasme absolu, son égérie adorée et grâce à ces voyages dans les mondes parallèles, il pouvait décliner<br />
cette passion à l’infini. Lui faire la cour de nouveau. La séduire encore et encore. Lui susurrer les mots bleus, purs<br />
et beaux comme au premier jour. Un éternel recommencement. C’est bien connu les moments les plus cristallins, les<br />
plus intenses dans l’histoire d’un couple sont ceux des premiers mois. Quand on se découvre, quand on partage des<br />
passés entiers. Graf avait décidé de revivre ces périodes, bénies entre toutes, avec la femme de ses rêves, autant de<br />
fois qu’il le voulait. Le remède à la routine, la cure de jouvence par excellence pour un type comme lui.<br />
Un choc olfactif. Des odeurs âcres, épouvantables, qui provoquent en lui une irrésistible envie de vomir. Un mélange<br />
immonde de pourriture et de sueur, mêlé à des relents de cloaque putrides. Il est sur le point de dégobiller son<br />
déjeuner en entier quand il parvient in extremis à se retenir. Finalement, Graf réalise qu’il est au cœur d’un marché<br />
ou quelque chose qui y ressemble. L’odorat n’est pas le seul de ses sens qui soit sollicité. Ses oreilles sont aussi mises<br />
à rude épreuve : tout autour de lui, des poulets crient, des porcs qu’on va bientôt égorger hurlent et des marchands<br />
braillent à tue tête, rivalisant de bagout pour attirer le client. Et puis ses yeux avalent d’un coup mille couleurs, toutes<br />
plus criardes les unes que les autres. Graf se sent oppressé, écrasé : il est au milieu d’une fourmilière humaine,<br />
comme si tous les habitants de la capitale s’étaient donné rendez-vous sur cette place. Une foule compacte, dense, se<br />
bousculant et se piétinant pour butiner vers les échoppes. L’arrivée dans ce nouveau monde est un peu rude…il ne<br />
reconnaît pas l’endroit, alors il lève les yeux et ce qu’il voit n’est pas pour le rassurer. Pas la moindre trace des bâtiments<br />
habituels de Paris, aucun de ces immeubles haussmanniens qu’il affectionne tant. Seulement des habitations<br />
en pierre grossière ou en bois, d’allure modeste et pauvre. Graf s’interroge. « Dans quel monde me suis-je fourré ?<br />
Que s’est-il passé ici pour que Paris soit réduit à une misérable ville du Tiers-Monde ? » Il s’extirpe tant bien que mal<br />
de la cohue et réussit à rejoindre des rues un peu plus calmes. L’exploration doit commencer. Un des moments qu’il<br />
préfère.<br />
Je me souviens parfaitement de ce voyage. Je crois que c’était ma troisième excursion ou peut-être la quatrième…<br />
Bref, cela a peu d’importance. Cette fois-là, j’étais tombé sur une Terre vide d’hommes. C’était le risque de ce genre<br />
de tourisme, mais nous étions prévenus : l’agence fait signer un contrat à tous ses clients, stipulant qu’elle n’est pas<br />
responsable de l’univers où nous sommes catapultés. Ces trips sont une véritable loterie : on peut tomber sur des<br />
mondes très intéressants comme sur des univers hostiles, barbares ou tout simplement ennuyeux. Je n’avais donc pas<br />
eu de chance : tant pis pour moi et pour Jane ! Mais la curiosité me poussa à rester. J’étais ici, j’avais payé mon voyage,<br />
autant essayer de le rentabiliser et de visiter le coin. C’était donc une Terre qui n’avait pas vu la naissance de notre<br />
espèce, voire même - je le pensais - de la vie animale…Une planète sans êtres vivants, sans humains… J’ai adoré ce<br />
genre d’émotions…Marcher, fouler l’herbe et se dire que j’étais le premier à le faire…une sensation unique… Etre<br />
un Dieu, ça doit ressembler à quelque chose comme ça…Seul dans un monde vierge, pur… Un enchantement…. Je<br />
suis resté quelque temps à errer dans cette nature originelle, explorant les forêts luxuriantes, montant sur les pentes<br />
de vieux volcans…Et puis, au détour d’une de mes promenades, j’ai assisté à un des plus beaux spectacles que la vie<br />
m’ait donné de voir. Caché derrière un bosquet, je fus le spectateur privilégié d’une scène émouvante et attendrissante.<br />
Descendant des collines environnantes recouvertes de l’herbe jaunie de la savane, un groupe d’hominidés<br />
étaient venus s’abreuver dans le bras du fleuve qui serpentait à travers ce magnifique paysage. Un fleuve qui, dans<br />
mon continuum, s’appelait la Seine mais qui ici restait sans doute sans nom. Un clan entier, composé d’une dizaine<br />
d’individus - hommes, femmes et enfants - s’épanchait dans la rivière. Les corps recouverts de peaux de bêtes, les<br />
bras armés de lances. En voyant leurs visages simiesques si caractéristiques, leurs boîtes crâniennes proéminentes,<br />
leurs corps massifs et puissants, je n’eus aucun doute. Ces créatures étaient des hommes de Néandertal, nos lointains<br />
cousins. Etrange monde où cette espèce avait régné jusqu’à nos jours, certes sans réellement évoluer mais définitivement<br />
libérée de son dangereux concurrent qui avait donné l’homme moderne dans mon univers. Une évolution<br />
surprenante. Un de mes plus beaux souvenirs. Mais je m’écarte de mon sujet, revenons à nos moutons !
28<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Sa première impression a été la bonne. Ce Paris-là n’a rien à voir avec celui qu’il connaît. Ici pas de Tour Eiffel, les<br />
Champs de Mars sont réduits à une simple place de sable. Pas d’Arc de Triomphe non plus. Le Louvre existe bien<br />
mais il semble poussiéreux, obsolète, comme malade. Graf chemine à travers un Paris qu’il ne reconnaît pas. Au<br />
détour d’une ruelle, il contourne des clients - des jeunes femmes pour la majorité - qui font la queue pour acheter<br />
un billet de spectacle. Graf s’approche. C’est l’Opéra de Pékin qui est en tournée en France. Les jeunes femmes se<br />
montrent très excitées. On rit, on chante, on tape des mains. Il poursuit son exploration. La vie et l’activité économique<br />
tournent au ralenti d’autant plus que l’électricité ne paraît pas avoir été découverte. Toutes les rues ne sont pas<br />
pavées. Confirmant sa vision du marché, les bâtiments lui apparaissent en général fatigués, mal entretenus et carrément<br />
de guingois pour certains. Aucune cheminée d’usine à l’horizon, aucune automobile parcourant les avenues.<br />
Les Parisiens se déplacent encore avec des voitures à cheval. Un manque flagrant de dynamisme. Graf est surpris par<br />
cette sorte de résignation qu’il lit sur les visages. « Dans ce continuum, la France semble ne pas avoir connu de révolution<br />
industrielle, figée dans une sorte de Moyen Âge qui se serait prolongé ». Il déambule, l’œil curieux, cherchant<br />
à comprendre comment on en était arrivé à cette situation. Et puis certains détails commencent à le surprendre :<br />
ces habits bizarres que portent certaines gens, des sortes de costumes orientaux, quelques-uns semblent même en<br />
soie. Graf s’aperçoit aussi que des hommes portent une natte, longue et tressée. Il commence à comprendre quand<br />
il remarque des idéogrammes chinois qui parsèment les boutiques des rues marchandes qu’il arpente. Il ne l’avait<br />
pas observé au marché mais maintenant c’est flagrant. « Serais-je dans un monde dominé par la Chine où la mode<br />
viendrait de l’Empire du Milieu, un peu comme les Etats-Unis chez nous ? » Il a à peine le temps de se pencher sur<br />
cette conclusion qu’il croise une colonne entière de soldats asiatiques. Les badauds s’écartent pour les laisser passer.<br />
L’uniforme impeccable, le fusil sur l’épaule, ces fiers fantassins, fils du levant, marchent au pas sur le parvis de Notre-Dame.<br />
Scène digne d’une carte postale. « J’ai l’impression que la situation est pire que je pensais ». Il faut qu’il<br />
comprenne comment son pays en est arrivé là. Il entre dans une bibliothèque. Jane attendra un peu.<br />
Bien sûr, Graf s’autorisait de temps à autre des petits écarts. Comme cette fois où il avait arpenté un Paris soviétisé.<br />
Il avait flâné le long des Champs Elysées couverts de drapeaux rouges frappés de la faucille et du marteau et puis,<br />
là-bas, tout au fond, il avait failli tomber à la renverse quand il avait aperçu l’Arc de Triomphe surmonté d’une statue<br />
cyclopéenne de Lénine. Impressionnant. Partout, des chars conduits par des soldats parlant russe, patrouillaient à<br />
travers les boulevards et les avenues. Dans ce monde, Graf avait compris que le Japon, se concentrant sur son objectif<br />
chinois, n’avait pas attaqué Pearl Harbour. Les Etats-Unis étaient alors restés obstinément isolationnistes, laissant<br />
Staline et son Armée Rouge « libérer » l’Europe entière du joug nazi. Graf était resté un peu de temps dans cet univers.<br />
Il y avait vécu une histoire avec une femme officier. Une beauté slave aux yeux aussi vastes et mystérieux que<br />
la steppe…Elle venait de Sibérie Orientale, d’un petit village des rives du Pacifique. Elle avait été envoyé ici avec son<br />
régiment, sur les marches de l’Empire soviétique…une belle relation…et puis, il était reparti. Jane lui manquait.<br />
Il y avait eu aussi cette fois où il avait atterri dans une France qui traversait la pire crise économique de son histoire.<br />
Quinze millions de chômeurs et des émeutes quasi quotidiennes faisaient vaciller une VIe République incapable de<br />
faire face au chaos, les présidents se succédant à la tête de l’État. Graf avait fait la connaissance de hippies appartenant<br />
à une vaste communauté, squattant de vieux immeubles abandonnés du centre de la capitale. Ils l’avaient invité<br />
à leurs soirées de débauche, des nuits orgiaques où se mêlaient les corps et les esprits. Shooté à la coke, il avait partouzé<br />
joyeusement avec de jeunes délurées à peine sorties de l’adolescence. Mais quand il était retombé, le nom de<br />
Jane lui vrillait le cerveau, toujours le même refrain. Lancinant. Alors sa quête avait repris.<br />
Extraits du Petit Précis d’histoire mondiale de l’historien David Gaumont.<br />
« Tout semble concorder pour dire que le moment crucial se situe au début du XVè siècle. À ce moment précis de<br />
l’Histoire, les grandes civilisations (arabo-musulmane, européenne, amérindienne, chinoise et indienne) sont à peu<br />
près sur un même pied d’égalité et aucune ne semble pouvoir prendre le pas. […]. Quand en 1421, l’amiral Zheng<br />
He débarque, à l’aide de ses jonques géantes, sur les côtes occidentales du Nouveau Continent, il donne un avantage<br />
décisif à l’Empire du Milieu. (« Dans ce continuum, Christophe Colomb est donc un illustre inconnu » pensa Graf).<br />
Dans le même temps, affaiblie par des crises cycliques de peste noire, divisée par d’innombrables guerres intestines,<br />
l’Europe est incapable de réagir et de saisir l’opportunité qui se présente. On peut ainsi épiloguer sur un éventuel débarquement<br />
européen sur les côtes atlantiques, les caravelles étant capables à cette époque d’une telle traversée. Dans<br />
ce cas, que se serait-il passé ? Conflit ? Partage ? Là n’est pas notre débat et toujours est-il que l’Europe laisse passer sa<br />
chance. La Chine a les mains libres pour asseoir sa domination sur cette partie du monde qu’elle vient de découvrir.<br />
[…] Les Chinois s’accaparent, par la violence, les richesses de ces nouvelles terres qui viennent soutenir l’énorme
29<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1
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SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
effort d’industrialisation entrepris par la nouvelle dynastie Jiang fraîchement arrivée au pouvoir. Aujourd’hui, c’est<br />
un poncif de dire que l’or des Aztèques et des Incas a financé la croissance chinoise. […] »<br />
« Le Nouveau Continent se révèle d’une importance capitale : en accueillant le surplus des masses paysannes chinoises<br />
venues chercher fortune, cette terre d’immigration soulage l’Empire du Milieu et s’affirme comme un extraordinaire<br />
catalyseur économique, dynamique et fidèle […]. Face à une Chine surpuissante, les puissances européennes<br />
tardèrent à réagir et continuèrent à s’engluer dans leurs querelles, se montrant incapables de s’unir. […] Devant<br />
cette situation extrêmement favorable et poussée par un appétit toujours plus aiguisé, la Chine décida d’imposer<br />
sa puissance à l’Europe d’abord par la voie diplomatique par le biais de traités commerciaux, puis face aux refus<br />
européens, par la force. Trois expéditions punitives chinoises se succèdent au début du XVIIIe siècle. La première<br />
fois, Londres est incendiée et la France doit céder Nantes et Bordeaux qui deviennent possessions chinoises. Au<br />
cours de la deuxième, la flotte chinoise croise le long de la Méditerranée : l’Espagne et l’Italie sont matées, la Sicile<br />
revient à l’Empire du Milieu qui en profite pour s’emparer également de comptoirs le long du Maghreb. Enfin, pour<br />
la troisième expédition, les troupes prussiennes sont écrasées près de Königsberg. […] Au cours des siècles suivants,<br />
l’ogre chinois n’hésite pas à intervenir de façon unilatérale lorsque ses intérêts sont menacés, grâce à son arme fatale :<br />
sa flotte. Rapide, puissante, efficace, elle permet à Pékin d’intervenir partout et rapidement pour pouvoir asseoir sa<br />
domination grâce […] Signalons au passage : 1/ l’extrême habileté et fermeté de Pékin pour s’assurer la fidélité de<br />
ses nouvelles conquêtes […] 2/ la grande intelligence des empereurs chinois qui ont toujours su encourager la recherche<br />
et le développement de nouvelles technologies grâce notamment à leurs puissantes universités, ce qui leur<br />
donna toujours un avantage considérable dans les multiples guerres auxquelles leur pays participa.»<br />
- Alors chéri, tu es allé où hier ?<br />
- Vers un endroit où je n’aimerais pas retourner. J’ai erré toute la matinée dans les décombres d’un Paris détruit,<br />
dévasté par un cataclysme. La ville était réduite à un immense champ de ruine balayé par le vent, le froid et la<br />
neige. À perte de vue, il y avait des décombres recouverts d’une épaisseur blanche. Un spectacle apocalyptique et<br />
fascinant.<br />
- Et comment tu expliques ça ?<br />
- Je ne sais pas trop. C’était sûrement un hiver post-nucléaire. Mais provoqué par quoi ? Ça je l’ignore. Peutêtre<br />
une bombe atomique. Il est fort possible que ce monde ait connu un conflit généralisé, une sorte de troisième<br />
guerre mondiale de type thermonucléaire.<br />
- Et tu m’as vue ?<br />
- Non, je ne t’ai pas trouvée. Par contre, je me suis aperçu. C’était horrible. Les yeux hagards, le teint livide, le<br />
corps recouvert de haillons. Je ressemblais à un mort vivant. Comme tous les autres d’ailleurs. Un monde de zombies.<br />
J’ai déguerpi vite fait !<br />
- Tu sais, je me répète souvent, mais même si je l’accepte, je ne te comprends vraiment pas. Comment fais-tu<br />
pour baiser avec des dizaines de moi ?<br />
- Je te l’ai déjà expliqué des dizaines de fois, mon cœur. C’est une cure de jouvence à chaque fois. J’y trouve<br />
mon équilibre. Mais si ça te pose un réel problème, je peux y renoncer.<br />
- Non, non. Si tu es heureux comme ça… Je me pose des questions, c’est tout…<br />
Tu comprends désormais parfaitement cet univers. Occupe-toi maintenant de Jane. Elle est là, à quelques mètres<br />
de toi. Entre dans cette fumerie d’opium où elle travaille. Un endroit à la mode dans cette Europe subissant les influences<br />
orientales. Jane est toujours aussi magnifique. Elle porte une somptueuse tunique de soie rouge avec des<br />
broderies noires représentant des dragons. Tu la connais par cœur, son visage, son corps, ses cheveux mais la dévisager<br />
reste toujours un plaisir immense. Elle s’approche et te demande si tu désires t’adonner aux délices du pavot. Ses<br />
yeux. Ses yeux sont différents de ceux que tu connais. Légèrement bridés. Tu lui glisses cette observation le plus délicatement<br />
possible. Elle te répond qu’elle s’est fait faire cette opération bénigne il y a trois ans. Pour suivre la mode.<br />
C’est le dernier chic parisien : se faire brider les yeux pour ressembler aux maîtres chinois. Tu lui susurres dans le<br />
creux de l’oreille que ce choix est des plus judicieux : tu la complimentes et lui chantes déjà des mots de velours. Elle<br />
s’éclipse. Son patron a sûrement remarqué ton petit manège. Il va lui ordonner de coucher avec toi pour grappiller<br />
quelques pièces. Elle revient et t’amène dans une petite salle à l’écart des clients. Elle referme le rideau derrière elle<br />
puis se dévêtit le plus naturellement du monde. Quelle beauté ! Tu l’attires à toi. Comme à l’accoutumée, sa poitrine<br />
est ferme et généreuse. Sa peau de satin embaume le jasmin. Ensemble, vous commencez à fumer. L’opium s’introduit<br />
en vous. La magie s’opère. Chevauche le dragon…Tu aperçois déjà les montagnes pourpres et les lacs de feu.
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SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Jane commence elle aussi à planer et se révèle une experte en massages orientaux. Elle connaît les gestes millénaires<br />
qui réconfortent les corps endoloris. Une autre bouffée. Tu te vois dans cette infinité de monde, toi le caméléon qui<br />
s’adapte à toutes les situations, tous les univers. Aspire. Tu te vois mi-homme, mi-reptile, pharaon d’un autre âge.<br />
Jane est une déesse et tu es le grand prêtre de cette religion. Elle s’offre à toi. Tu nages en elle, tu roules en elle. Tu<br />
flottes dans des nuages de coton. Décidément tu ne regrettes pas ton choix. S’accoupler avec Jane est toujours ce que<br />
tu trouves de plus beau, de plus excitant. Le meilleur des plaisirs.<br />
Revenir chez lui est toujours un moment difficile. Cette période ne dure jamais longtemps mais une sorte de<br />
nostalgie mêlée de lassitude tant physique que psychologique l’envahit. Et puis, deux ou trois heures après, tout est<br />
rentré dans l’ordre et la vie normale peut reprendre. Jusqu’à la prochaine excursion.<br />
Aujourd’hui, Graf a un peu plus de mal. La Jane qu’il a rencontré dans ce Paris sinisé, l’a fortement marqué. Il en<br />
était fou et s’il en avait eu l’occasion, il serait bien resté un peu plus longtemps à ses côtés. Mais le travail n’attend pas.<br />
La routine l’avait rappelé.<br />
Il en restait un souvenir ineffaçable et un plaisir inoubliable. En parlerait-il avec sa Jane ? Il hésitait encore. Peutêtre<br />
qu’il lui en toucherait un mot mais il préférait aborder ce sujet de moins en moins car il sentait bien que ces<br />
pratiques perturbaient sa femme.<br />
Le voilà maintenant arrivé chez lui. Comme tous les jours, il gare son véhicule dans l’immense parking sous-terrain.<br />
Il emprunte l’ascenseur, la tête encore pleine de souvenirs. Même l’odeur de la Jane de ce matin flotte encore<br />
dans ses narines. Il passe sa main dans ses cheveux pour présenter un visage acceptable.<br />
Il se fait quand même une joie de revoir la vraie Jane. Peut-être feront-ils l’amour ce soir. Ça fait presque un mois<br />
qu’ils ne se sont pas touchés. Est-ce de sa faute ? Ou celle de Jane qui accepte mal les errances de son mari ? Certainement<br />
un peu des deux. Difficile à dire. Il rentre enfin chez lui. Apparemment Jane n’est pas sortie, sa veste est<br />
encore accrochée au portemanteau. « Tu es là chérie ? » Pas de réponse. Elle n’est pas dans la salle de bains, ni dans<br />
les toilettes. Graf entend quelque chose qui vient de la chambre.<br />
- Jane ?<br />
Il ouvre la porte et là, le spectacle qui s’offre à lui n’est pas loin de lui faire exploser le cerveau. Jane est allongé sur<br />
le lit nuptial les jambes écartées tandis qu’un autre Graf est en train de la besogner. Un de ses doubles est en train de<br />
baiser sa Jane ! Immédiatement, elle se redresse et tente de se recoiffer.<br />
- Ecoute chéri ! Il est comme toi, il a le même fantasme. Il est arrivé ce matin en provenance d’un autre monde.<br />
Je n’ai pas pu résister.<br />
Tout se brouille dans l’esprit de Graf, tout se mélange. Un maelström d’émotions, de sensations. La tête lui tourne<br />
à la vitesse de la lumière. Fuir, vite. Quitter cet endroit.<br />
- Moi aussi, j’ai le droit d’essayer. Moi aussi je veux connaître d’autres toi. Attends, chéri ! Ne pars pas ! Chéri !<br />
Chériiiiiiiii !<br />
Jane hurla encore longtemps mais rien n’y fit. Graf était parti déjà depuis longtemps. Vers d’autres mondes.<br />
L’illustratrice : ISABELLE KLANCAR<br />
Pour me présenter en quelques mots, je m’appelle Isabelle Klancar, j’ai 23 ans<br />
et je suis en maîtrise d’Arts Plastiques à Metz. J’ai déjà fait quelques expositions et<br />
aujourd’hui j’ai créé un site où vous pourrez juger mes dessins sans difficultés : www.<br />
klankart.skyblog.com. Je suis fan de films d’horreur et fantastiques et mon rêve serait un<br />
jour de faire la couverture d’un livre de Stephen King.
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Alain fillion Science-Fiction<br />
La Peur Blanche<br />
Ingénieur de l’École Centrale, puis diplômé d’économie politique et Conseiller au Plan, Alain Fillion est<br />
l’auteur d’ouvrages d’économie politique sur les stratégies et les perspectives de la France.<br />
Cultivant depuis toujours une passion pour l’histoire, on lui doit un premier ouvrage sur l’Empire : NA-<br />
POLEON - LE TOURNANT DU DESTIN, puis un essai sur l’actualité politique mondiale: LA CHUTE<br />
DE BAGDAD, CHRONIQUE D’UNE GUERRE CONTROVERSEE.<br />
Son livre NAPOLEON DICTIONNAIRE INTIME, est paru fin 2004 chez Teissèdre. Enfin , il a publié<br />
en novembre 2005 LA BEREZINA ( FRANCE EMPIRE) ET LAWRENCE D’ARABIE AU MOYEN<br />
–ORIENT (AUX ÉDITIONS DU FELIN )<br />
Ses trois prochains titres paraîtront en 2006 et 2007 :<br />
DICTIONNAIRE SECRET DE CAPRI (L’ILE DE CAPRI A TRAVERS LES ECRIVAINS CELE-<br />
BRES QUI L’ONT CONNUE)<br />
A LA RECHERCHE DE L’EXPEDITION FRANKLIN (EPISODE DRAMATIQUE DE LA<br />
CONQUETE DU POLE NORD).<br />
ALEXANDRE DE HUMBOLDT, NATURALISTE, EXPLORATEUR ET DIPLOMATE<br />
L’autre passion qui l’habite depuis l’adolescence l’a conduit à la nouvelle de SF. (5 nouvelles parues ou à<br />
paraître)<br />
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SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
« Oui, qu’est-ce que c’est ? » a crié Lorie du fond de la cuisine. Alertée par le bruit de pas précipités sur le dallage<br />
de la piscine, elle a essuyé ses mains sur son tablier à carreaux bleus et blancs et mis la gazinière en mode veilleuse.<br />
« De quoi parles-tu ? C’est toi chéri ?<br />
- Bien sûr que c’est moi, mon chou, qui veux-tu que ce soit ? D’autant qu’il n’y a pas grand monde sur la base de<br />
Tucson, Arizona, le cimetière des avions militaires.<br />
- Cela pourrait être le commandant Mc Bride, notre voisin. »<br />
Lorie s’est approchée, la poitrine palpitante sous les mailles de son corsage.<br />
« Tu me fais peur, Nick, tu as l’air tout retourné. Qu’est-ce qu’il y a ?<br />
- Chérie, il y a que... elles sont encore revenues.<br />
- Revenues ? Mais qui donc , chéri ?<br />
– Ces saletés de bestioles, les fourmis blanches.<br />
- Oh ! cela faisait bien 10 ans qu’on n’avait plus entendu parler. Et elles ont fait des dégâts ?<br />
- Tout le poulailler y est passé !<br />
- Et les coqs ?<br />
- Tous passés aussi. Dévorés en quelques instants. J’ai été réveillé par une sorte de rumeur, un chuintement immense<br />
et sourd, qui venait du fond du jardin. Il y en avait une armée autour du poulailler. Alors j’ai arrosé d’essence<br />
et brûlé tout ça, la cabane et tout. Il ne reste rien. »<br />
Lorie a saisi la veste de son mari et s’est mise à la secouer énergiquement. Une énorme fourmi de couleur blanche<br />
est sortie de la manche et est tombée sur la moquette verte du salon.<br />
« Écrase-moi ça chéri, j’en ai horreur. » Elle a froncé les sourcils, manifestement mal à l’aise. Nick observait sa<br />
femme avec une ombre d’appréhension dans le regard<br />
– Ne soit pas inquiète, chérie. » J’en parlerai à la base, a marmonné le sergent pilote, avec une grimace complice,<br />
qui aurait voulu s’achever en sourire.<br />
« Nick tu es sûr qu’elles ne sont pas dangereuses ? » a soufflé Lorie, d’une voix de cygne – « je n’aime pas leur<br />
couleur blanche, ni leur grésillement métallique. » Un frisson nerveux a agité sa poitrine.<br />
« Ne t’en fais pas, chérie, – a repris son mari avec un soupçon d’impatience,– J’en parlerai au commandant. »<br />
Ils en étaient là de leur conversation lorsque la sonnette de la porte d’entrée a retenti. « Le commandant Mc Bride<br />
» a annoncé le portier électronique. « Il vient vous rendre visite. »<br />
Lorie a ôté rapidement son tablier à carreaux bleus et blancs et s’est dirigée vers la porte. Le commandant de la base<br />
de Tucson dansait d’un pied sur l’autre en frottant ses semelles sur le paillasson.<br />
« Entrez, commandant, pas chaud hein, pour un 25 novembre ?<br />
- Sûr, madame Gordon, Nick n’est pas là ? » a fait en écho le militaire en pénétrant à grands pas dans le salon.<br />
« Le voilà justement qui arrive, commandant ... »<br />
« Bonjour sergent, a repris Mc Bride en serrant la main de Nick, je partais à la base. Voulez-vous profiter de la<br />
jeep ? »<br />
- Avec plaisir, commandant, j’arrive.. ».<br />
La voiture militaire est sortie du lotissement par Barrow Street. Elle a pris à droite sur Escalente Road, la route qui<br />
longe la limite nord de l’immense cimetière militaire d’avions de Tucson.<br />
A vingt mètres sur la gauche, ils voyaient défiler les rangées des C 130 alignés tête-bêche. Les immenses ailes<br />
verdâtres commençaient à être attaquées par la rouille. Il y en avait pas loin de 150, alignés là, dans l’attente de la démolition.<br />
En suivant du regard les vieilles carcasses familières, Mc Bride, le regard perdu, a dit d’une voix où perçait<br />
une nuance d’inquiétude :<br />
« Elles sont revenues !<br />
- Je sais commandant, elles ont attaqué mon poulailler cette nuit. »<br />
Ils arrivaient à l’extrémité ouest de la parcelle où étaient alignés 250 chasseurs F.8 et F. 14.<br />
« Mais mon commandant, on dirait qu’ils ont été repeints en blanc ! » a presque crié le sergent Gordon.<br />
« Non sergent, ce sont ces saletés de bestioles. » a répondu le commandant avec une résignation toute militaire.<br />
- Les fourmis blanches de Bételgeuse ? »<br />
En disant cela le sergent regardait le ciel, avec un sentiment de prémonition difficile à préciser davantage. Le spectacle<br />
avait de quoi effaroucher les âmes les mieux trempées.<br />
Sur le visage du sergent se peignait la stupéfaction, puis la panique. Il pensait à sa femme Lorie et à Jeremy son<br />
bébé, là-bas à la maison. Il est descendu de la jeep, a dégainé l’éclateur réglementaire de son étui. Il a visé le monticule<br />
blanc, crissant, qui finissait de dévorer une aile de chasseur F. 14. Il a déchargé tout son chargeur en poussant<br />
des cris de rage.<br />
- Vous n’y arriverez pas comme ça, sergent, ces monstres blancs sont métallofages . Elles vont les dévorer vos bal-
34<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
les... Prenons la lance à incendie. »<br />
Nick est entré au pas de course dans le hangar ouest où était garée la grosse motopompe rouge. Il est monté à bord<br />
de l’immense camion puis il a actionné le volant avec un rictus vengeur sur les lèvres.<br />
- Vous allez voir tas de salopes ! »<br />
Le camion a longé la piste, en faisant rugir son diesel suralimenté.<br />
À la hauteur des derniers chasseurs F. 14, couverts d’une pellicule blanche bourdonnante, Nick a ouvert en grand<br />
les vannes.<br />
« Liquidez-moi ça sergent, sinon elles vont dévorer les rangées de F. 4 qui sont juste derrière. Et il y en a pas loin<br />
de 450 pièces. »<br />
Aspergé avec violence par le puissant jet d’eau, les fourmis blanches jaillissaient en éclaboussures par milliers, avant<br />
de retomber, grouillantes, dans une mare de boue blanchâtre. Cela s’étendait maintenant en une sorte de marécage<br />
sordide sous les ailes des avions. À la fin de la journée, les fourmis avaient été anéanties, mais les deux cent cinquante<br />
F. 14 et tous les F. 8 avaient été dévorés. On ne voyait, par ci par là, que des pneus, que les fourmis de Bételgeuse<br />
digéraient assez mal.<br />
Vers les cinq heures, Nick, fourbu, a poussé la porte de son jardin d’un coup de pied. Il est entré en toute hâte<br />
dans le grand salon, puis il a emprunté le couloir jusqu’à la cuisine. Lorie, l’a dévisagé en courant vers lui, le regard<br />
empreint d’une nuance d’angoisse.<br />
« Soit rassurée, chérie, on les a eues à la lance à incendie.<br />
- Quoi donc Nick ?<br />
- Mais les fourmis de Bételgeuse. Ça ne marchait pas avec l’éclateur, alors j’ai utilisé le jet d’eau et ….<br />
- Est-ce qu’elles ont recommencé à s’attaquer aux avions ?<br />
- Je crois qu’elles meurent de faim cette fois. Elles ont dévoré 300 carcasses de chasseurs rouillés du XXIe siècle.<br />
- Nettoyées ?<br />
- Lessivées !<br />
- Bon, dans ce cas, ça va dégager des espaces gratuitement non ?<br />
- Si on veut, mais...<br />
- Mais quoi?<br />
- Non, rien, ne t’inquiètes pas, chérie. Jeremy dort ?<br />
- Comme un ange !<br />
- Dans ce cas dînons rapidement, j’ai du travail en retard à la base. Demain nous recevons un lot de 50 vaisseaux<br />
martiens déclassés. Avec tout ce remue-ménage, j’ai pris du retard.<br />
Le lendemain aux premières heures du jour, le sergent Gordon a pénétré sur la base avec dans la poitrine une oppression,<br />
un sentiment vague mais funeste. Il était parcouru par un rapide frisson. La rangée des B 52 était entourée<br />
par une colonie de fourmis blanches dont les rangs serrés se devinaient dans la brume, jusqu’aux contreforts des<br />
collines du Nouveau-Mexique.<br />
Envahi par l’anxiété, Nick a garé sa Land-Rover sur le parking du quartier général de la base. Ses joues étaient cramoisies.<br />
Il s’est précipité vers la porte vitrée du commandant en déboutonnant son manteau, le coeur battant à toute<br />
allure. Lorsqu’il a fermé la porte derrière lui, il s’est adossé au lourd battant, comme pour arrêter une invasion. Le<br />
sang battait à ses tempes.<br />
- Vous avez vu dehors, commandant ? Nous sommes faits comme des rats. Cette fois c’est une véritable armada.<br />
- Je sais sergent, j’ai passé la nuit sur la base. Elles ont déjà grignoté une bonne dizaine de gros porteurs. Des K.C.<br />
135 et des C 130.<br />
- La gloire de nos guerres du XXe siècle, dévorés par ces maudites mandibules.<br />
- Et maintenant, elles descendent vers les parcelles sud.<br />
- Il faut les bloquer aux lance-flammes commandant, avant qu’elles n’attaquent le plat de résistance.<br />
- Les B 52 ?<br />
- Il y en a plus de 150 non ?<br />
- Un peu moins, une vingtaine sont déjà en pièces détachées, a répliqué Mc Bride d’une voix dans laquelle perçait<br />
une nuance d’effroi.<br />
– Allez-y sergent Gordon, ne restez pas là, les bras croisés. »<br />
Nick avait l’air songeur. Il se voyait soudain assailli par une nuée menaçante d’images récurrentes et obsessionnelles.<br />
Une longue pause.<br />
« Et bien qu’attendez-vous Gordon ? A crié Mc Bride avec une certaine véhémence. Carbonisez-moi toute cette<br />
engeance venue des étoiles. »
35<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Les arbres bordant la baie étaient passés d’un vert assombri par les nuages d’ouest à la blancheur liliale d’un suaire.<br />
Les fourmis avançaient inexorablement en une marée blanche sous les dernières étoiles. Nick sentait leur présence<br />
se refermer sur lui comme une réalité colossale. Il a empoigné le lance-flammes d’une main ferme et l’a dirigé vers<br />
le grouillement blanchâtre sous lequel s’écroulaient les carcasses des bombardiers.<br />
À la lisière de la parcelle des F 106, les avions flambaient sous un bosquet de vieux arbres. Des arbres sans vie, racornis,<br />
dont les branches alourdies par les hordes envahisseuses ne portaient plus aucune feuille. Rien de plus que<br />
des troncs calcinés fixés dans le sol entre les carcasses fumantes des A10 et des chasseurs F 4, qui s’alignaient par<br />
rangées entières, fumants, tordus, penchés, arrachés à leur propre tombe par la violence. Il était presque dix heures<br />
du soir. Les poumons en feu, Nick a coupé l’arrivée d’essence. À côté de lui, le commandant semblait figé sur place,<br />
dégoulinant de sueur. Ils sont descendus du camion lance-flammes, chacun de leur côté. Le vent leur jetait à la figure<br />
une brume fétide véhiculant l’odeur nauséeuse de la peinture brûlée et des pneus calcinés, mais aussi l’odeur âcre et<br />
vinaigrée des fourmis blanches rôties. Mc Bride, qui arrivait presque à la limite des carcasses fumantes, s’est avancé<br />
parmi les gravats noirâtres avec précaution.<br />
« Cette fois elles ont leur compte, pas vrai sergent ?<br />
- Je crois bien que oui, commandant. En tout cas, elles n’ont pas eu le temps d’attaquer les B 52. Non mais sans<br />
blague ! L’honneur de l’US Air Force, dévoré par des fourmis ! »<br />
Le soir même, à la maison des Gordon, l’atmosphère était lourde. Un sentiment de malaise avait assailli Nick à<br />
nouveau. Il luttait dans sa tête contre une houle vaporeuse entre des alignements de mandibules semblables à des<br />
crocs. Vanné au-delà de toute expression, il s’était allongé puis s’était assoupi dans un sommeil agité. Il se sentait la<br />
proie d’un étrange adorcisme. Une force transcendant sa volonté émergeait du labyrinthe de ses rêves, parcourue<br />
par des images hypnagogiques. Il sentait, émergeant des strates les plus secrètes de son inconscient, quelque chose<br />
de funeste et d’impalpable, qui s’échappait dans l’air nocturne. Comme une peur.<br />
À la première lueur de l’aube, le contour impalpable des choses semblait prolonger un rêve qui ne voulait pas finir.<br />
La maison était presque cernée par un océan grouillant en forme de fourmis blanches.<br />
« Monte au premier avec le bébé Lorie, je vais chercher du secours.<br />
- Mais comment ? Tu ne peux pas voler chéri ! Elles vont s’agripper aux pneus de ta voiture et passer par le moyeu et<br />
l’essieu jusqu’à la boîte de vitesse et … » a bafouillé Lorie, dont les joues ruisselaient de grosses gouttes glacées. Nick<br />
était déjà dans la cave en train de fourgonner entre les vélos en pièces détachées et le matériel de camping couvert<br />
de poussière.
36<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
- Ca y est, je les tiens !<br />
- Quoi donc chéri ?<br />
- Mes skis ! »<br />
D’un geste rapide et précis, Nick s’est équipé et a descendu la Barrow Street qui ressemblait à une piste de ski.<br />
Aussi loin que son regard pouvait porter, Nick apercevait une morne plaine blanche. Sur le tarmac, casque de vol<br />
en main, combinaison pressurisée bouclée, le commandant Mc Bride attendait, bien campé sur ses jambes écartées,<br />
au pied d’un vieux F 117 furtif.<br />
« Équipez-vous, sergent, décollage à huit heures GMT.<br />
- À vos ordres commandant ! »<br />
Cinq minutes plus tard, les deux antiques chasseurs survolaient le cimetière d’avion à basse altitude en formation<br />
serrée. Jusqu’à l’horizon, où que l’oeil regardât, la planète, à part quelques îlots, était blanche de vermine grouillante.<br />
« Vous me recevez Bravo 12 ?<br />
- Cinq sur cinq, fort et clair commandant. A vous…. Roger !<br />
- Vous voyez Yuma Street à deux heures, sergent ?<br />
- Affirmatif !<br />
- Derrière, vous apercevez une première rangée de F 117, vous les voyez ? Bon ! On balance une gerbe de missiles<br />
air-sol à mon commandement.<br />
Prêt ? Feu ! »<br />
Sous l’impact des charges à neutron, la première rangée de cinquante F 117 a sauté en l’air dans un brasier apocalyptique.<br />
« À vous, sergent, prenez la deuxième rangée. Réveillez-vous bon sens, les bestioles vont atteindre les derniers B<br />
52. »<br />
Une force inconnue, mais puissante, semblait maintenir Nick dans une immobilité aboulique, sans volonté aucune.<br />
Il se demandait quelle interprétation donner à ses visions de la nuit. Il était inquiet quant à leur valeur prémonitoire.<br />
« Sergent !<br />
- Navré commandant ! » A répondu Nick en sortant de sa torpeur. J’essayais d’épargner ma maison. … Il y a là-bas<br />
Lorie et Jeremy, mon bébé, vous comprenez... »<br />
Le missile de Nick a volatilisé une deuxième rangée de carcasses. L’onde de choc a déferlé jusque dans le grenier où<br />
Lorie gisait sur le flanc, serrant le bébé dans ses bras.<br />
Dans l’attente de la prochaine salve.<br />
Vers midi, les abords de la dernière parcelle préservée du cimetière, celle des B 52, était dégagée. La marée blanche<br />
était repoussée dans un rayon d’un bon kilomètre.<br />
« On ne tiendra pas le coup, mon commandant, a dit Nick d’une voix éteinte. Je ne veux pas passer le reste de ma<br />
vie en prison. Je savais bien que j’enfreignais la loi en amenant ces satanées bestioles sur la Terre. Oh ! une poignée,<br />
juste une poignée, pour amuser le petit. Si j’avais pu prévoir...<br />
- Vous n’étiez pas obligé de le faire.<br />
– Si vous aviez entendu ces bestioles me supplier mon commandant ! Elles voulaient voir la Terre et surtout la<br />
mer ! Leur planète est un caillou désertique et brûlant ...<br />
- Comme l’Arizona ?<br />
- Dix fois l’Arizona ! Bon sang, quand les autorités extérieures le sauront . ….<br />
- Quelles autorités extérieures, sergent ? La radio a déclaré ce matin que Washington et New York ont disparu sous<br />
l’avalanche blanche.<br />
- Bon il faut se bouger, la horde a été repoussée à un kilomètre d’ici, mais nous sommes cernés et il n’y a presque<br />
plus de kérosène.<br />
- Sommes peut-être les derniers Américains encore debouts !<br />
- Et si on les noyait dans un nuage de Formitox ?<br />
- Excellente idée, Sergent ! Prenons les deux derniers bombardiers furtifs intacts. Les sacs de poudre sont là-bas<br />
dans le hangar sud.<br />
Les deux chasseurs ont passé trois heures à répandre des nuages de Formitox sur les vagues blanches menaçantes.<br />
Peine perdue.<br />
À la nuit Nick était complètement abruti de fatigue.<br />
- Commandant vous me recevez ? J’appelle Blue Fox, j’appelle Blue Fox me recevez-vous ? Je… Je crois que j’ai mon<br />
compte, je rentre au bercail, commandant. »
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Nick a fait une ressource et amorcé un large virage par la gauche. Du haut du ciel, il apercevait une mer blanche<br />
couvrant toute la région jusqu’à l’horizon quelle que soit la direction que prît son regard. Tous les B 52 avaient été<br />
avalés, digérés. Seule une déchirure ronde de couleur ocre, attestait qu’une minuscule fraction de l’humanité leur<br />
échappait encore.<br />
Sa maison.<br />
Mais pour combien de temps encore ?<br />
« Commandant ? Allô….. Mc Bride répondez ! Allô,… allô !......Roger.<br />
Nick est entré seul à la base et s’est posé en escomptant que la flamme de sa tuyère carboniserait assez de fourmis<br />
pour lui laisser regagner sa maison en bordure de la piste.<br />
- Lorie, tu es là ?<br />
- Oui chéri, dans le grenier !<br />
- Calfeutre-toi avec le bébé, chérie, je vais monter la garde en bas toute la nuit. Ces saloperies ne nous auront pas.<br />
Nick s’est assis sur le divan après avoir renforcé les portes et fenêtres, comme le font les habitants de la Nouvelle-<br />
Orléans et de la Floride avant le passage d’un ouragan.<br />
Le sergent pilote sentait monter en lui un inexorable sentiment de fatalité. Il avait l’impression de rites propitiatoires<br />
occultes et menaçants contre lesquels il n’y avait rien à faire. Avec le désespoir silencieux de qui oeuvre sous<br />
l’empire d’une force déchaînée, il a cloué des planches et bouché des fenêtres jusqu’à une heure avancée de la nuit.<br />
Dehors, l’unique changement se résumait à la mutation ténue de la lumière dans la nuit tombante. Le grésillement<br />
métallique s’était peu à peu mué en une rumeur dévastatrice.<br />
Nick était debout devant la porte, le coeur battant la chamade, dans l’attente d’une révélation bouleversante. Une<br />
force inconnue qui pénétrait les aires corticales de son cerveau le poussait vers le sommeil.. Elle mobilisait les<br />
liaisons axonomatique aux confins de son hypothalamus. Nick avait le sentiment qu’on s’emparait de son cerveau.<br />
Une sorte de manipulation neuronale à distance.<br />
« Nous vous avions pourtant supplié de nous emmener de Betelgueuse ! Pourquoi n’avoir pris que cinq d’entre<br />
nous ?... »<br />
Était-ce une fois encore des illusions visuelles, auditives ou stomato-sensorielles? Il s’est soudain senti poussé en<br />
arrière, puis allongé de force sur le divan. Nick songeait à Lorie. Il se débattait, essayant de gesticuler, de repousser<br />
l’ennemi de ses jambes. L’ennemi qui commençait à se glisser sous le seuil de la porte. Une marée blanche s’avançait<br />
en frémissant, avec le bruit que font les palmiers dans la brise.<br />
« AAAAhhhhh! !.... »<br />
Un grand cri d’angoisse est sorti de la poitrine de Nick, réveillant Lorie et Jeremy, qui avaient fini par s’assoupir. Le<br />
cri avait réveillé Nick lui-même. Il s’était levé et avait couru jusqu’à la fenêtre.<br />
Dehors la neige recouvrait les avions qui dormaient tranquillement de l’autre côté de la piste, comme ils le faisaient<br />
depuis un demi-siècle.<br />
« Lorie !<br />
– Oui chéri ?<br />
– Tu as vu comme la neige est en avance cette année ? Tu t’imagines, le 25 novembre !<br />
- Oh ! C’est merveilleux mon amour, cela explique pourquoi j’ai dormi comme un loir cette nuit !<br />
- Ah bon ? Moi j’ai fait un de ces cauchemars ! Pas moyen de m’en souvenir par contre.<br />
L’illustratrice : MICHELE LAFRAMBOISE<br />
Géographe, ingénieure et ex-savante folle, Michèle Laframboise a toujours été<br />
partagée entre le dessin et l’écriture. Dessinatrice et scénariste de six albums de<br />
BD, elle rêvait de raconter des histoires de SF pour les 10 à 110 ans... Lauréate du<br />
Prix Cécile-Gagnon 2001 pour un premier roman jeunesse Les Nuages de Phoenix<br />
(Médiaspaul, Jeunesse-Pop), elle a depuis publié le cycle des Voyages du Jules-<br />
Verne, introduisant l’univers fictif de l’Alliance gayenne. Elle sévit en Ontario<br />
(Canada) où elle travaille sur ses prochains romans.<br />
37
38<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
annette luciani Fantastique<br />
Jeux Interdits<br />
Annette Luciani (pseudonyme Amy Shark), enseignante, née à Bastia, Corse en 1961, quatre enfants, six chats, une passion : l’écriture.<br />
Horrifigraphie :<br />
KouKou, nouvelle, revue Mosaïque, juillet 2001, France (reprise dans la revue Portique 2003)<br />
La géante, nouvelle, fanzine Unexplained, mai 2002<br />
Bisou, nouvelle, revue Khimaira, Belgique (juillet 2002)<br />
Gentille Maman, nouvelle, revue Khimaira, Belgique (septembre 2002)<br />
Contes impies, nouvelles, revue Solaris n.143, Canada (2002)<br />
Citrons, nouvelle, fanzine Marmite et Micro-ondes, n.5 et KouKou, n. 7, janvier 2003<br />
Café au Lait, revue Portique n.49<br />
Salutaris, nouvelle, revue Solaris numéro 149, 2004<br />
Ice Cream from Gilroy, nouvelle, site web de la revue <strong>Phénix</strong>, 2004<br />
Lune rousse, nouvelle, éditions Les Six Brumes, volume “Equinoxe”, Canada, printemps 2004 (repris dans “Le Calepin Jaune” et<br />
“Traversées”, août 2004)<br />
Jardins Secrets, nouvelle, fanzine “Brins d’éternité”, numéro 1, Canada, été 2004<br />
Dans le Noir, nouvelle, fanzine “Brins d’éternité”, numéro 2, Canada, été 2004<br />
Sommeils, nouvelle, in “Nouvelles Story” numéro 2, France, éditions ALPA, 2004 (repris dans Unexplained 2004, numéro anniversaire)<br />
Hautes Neiges, nouvelle, fanzine “Eclats de Verre” n°6,<br />
Le Noir, nouvelle, fanzine “Eclats de Verre”, décembre 2004<br />
Le baptême de Lili, in Horrifique spécial Femmes de l’Etrange, 2006
39<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
« Le château des B était semblable à tous les monuments nobles et séculaires dignes de ce nom, flanqué de donjons<br />
et farci d’oubliettes, d’escaliers sombres et tortueux, de passages secrets aux murs suintant d’humidité et d’interminables<br />
couloirs. Ce qui distinguait ce château de tous les autres, c’est qu’il se situait là où personne ne pouvait le voir -ou<br />
n’aurait soupçonné son existence- sous les ruines d’une modeste chapelle romane abandonnée parmi les ronces et les<br />
broussailles, au centre d’une campagne isolée. On y accédait par une trappe au pied de l’autel. La dalle de marbre relevée,<br />
des escaliers de pierre s’enfonçaient dans ses profondeurs… »<br />
Le scribe releva la tête pour plonger sa plume dans l’encrier. La lueur de la bougie éclaira un instant son front pâle,<br />
son visage mince aux contours marqués par une barbe naissante. Ses paupières rougies par la fatigue donnaient à<br />
ses yeux noirs, dans la semi-obscurité de la pièce, une sorte de ferveur sauvage.<br />
« La jeune Eloïse se faisait un devoir d’accueillir chaque visiteur au bas des mille marches et de le conduire à son<br />
appartement, avant de le présenter à la Reine. Dans sa robe pourpre brodée d’or, sous sa chevelure ramassée en un<br />
chignon hérissé de baguettes et de peignes précieux, son sourire glacé et mystérieux toucha le cœur du Prince dès le<br />
premier regard… »<br />
Un filet de poussière et de débris tomba sur l’écriture fluide, absorbant l’encre encore fraîche. Il souffla sur la feuille<br />
et contempla la voûte. Les plafonds vieillissaient, et les joints entre les vieilles pierres ne tenaient plus. Parfois les rats<br />
réussissaient à ébranler tout un pan de voûte et des pierres entières s’écrasaient sur le sol. Il ne s’agissait ici, apparemment,<br />
que d’une petite fuite, un début d’éboulement. Il aurait le temps d’achever son travail.<br />
« Il restait incliné aux pieds de la Reine, le cœur battant, les yeux fixés en rêve sur ces lèvres qui disaient sans dire,<br />
qui invitaient sans se donner, absorbé dans cet état nouveau qui n’était pas encore le désir mais la révélation brutale de<br />
l’amour, songeant avec terreur que lorsqu’il se relèverait, elle se tiendrait en face de lui, à droite, qu’il lui faudrait éviter<br />
de la voir, ou la voir de telle manière que rien ne transparaîtrait de son émotion… »<br />
La plume accrocha malencontreusement le papier sur le dernier mot, et un pâté d’encre fit une tache circulaire qui<br />
s’agrandit, jusqu’à trouer la feuille. Il soupira, essuya la plume et reprit avec une encre fraîche, marquant un saut de<br />
ligne :<br />
« Relevez-vous, enfin ! »<br />
Il se redressa lentement, le temps pensa-t-il de se composer un visage le plus froid et indifférent possible, à la mesure<br />
de ce sourire.<br />
« Notre jeune Eloïse vous a remarqué entre tous, Prince… C’est donc à elle, et non à moi, que revient ce soir l’honneur<br />
de vous introduire au Rite qui unira nos familles. »<br />
Il se sentit défaillir, concentra son regard sur le diadème qui ornait le front de la Reine, avant de s’incliner à nouveau<br />
devant la jeune femme, à droite, qui continuait de sourire.<br />
Ce qui se passa exactement ensuite, comment il se retrouva seul auprès d’elle dans la chambre des cérémonies, il ne<br />
s’en souvenait plus ; il avait dû la suivre comme en songe. Le fait est qu’elle se tenait à présent à ses côtés, sur le lit à<br />
baldaquin immense, recouvert de voiles et de mousseline blanche, étonnamment fraîche et pâle dans sa robe pourpre.<br />
Sa taille gracile, ses traits délicats, la flamme glacée de ses yeux en amandes, tout en elle semblait tenir en ce sourire qui<br />
ne la quittait pas, qui accompagnait chacun de ses gestes, chacune de ses paroles.<br />
« … Je lis dans vos pensées, Prince, comme bientôt vous pourrez lire dans les miennes. Il est donc inutile de tenter de<br />
masquer vos sentiments sous cet air sévère et impassible, qui d’ailleurs vous sied mal. Mais il est une chose à mon sujet<br />
que vous ignorez, que vous devez savoir, pour laquelle je vous ai choisi ; une chose qui modifie le Rite auquel vous vous<br />
prépariez, sans changer grand-chose à ses effets… »<br />
Il écoutait, fasciné, cette voix légèrement chantante, aux inflexions froides, aux sonorités presque métalliques. Avait-il<br />
perçu un léger tremblement dans ses derniers mots ? Non. Les lèvres restaient fermes et souriantes.<br />
-« Dites, je vous en prie. »<br />
-« L’Amour, prince, n’est absolument pas nécessaire à l’accomplissement du rite, vous le savez. Lorsque je boirai le sang<br />
que vous avez volontairement décidé de m’offrir, vous faisant accéder à l’éternité, nous règnerons à parts égales sur ce<br />
royaume de ténèbres sans plus nous voir. Pourtant nos semblables souffrent, sentent, aiment, espèrent, au-delà de toute<br />
espérance. Tous, sauf moi… Je ne puis éprouver ni jalousie, ni amour, ni regrets, ni aucun de ces sentiments humains<br />
et inhumains. Vous n’observerez sur mon cou aucune morsure. Celle qui me fit naître à la vie éternelle, notre Reine, me<br />
dévora le cœur. Voyez, il n’y a plus en cet endroit qu’un vide. »<br />
Tout en parlant, elle avait commencé à dégrafer le haut de sa robe, dévoilant sa nuque et sa poitrine. Muet, le Prince,<br />
à sa demande, posa la main sur son sein froid comme la pierre. A la place du cœur, ses doigts rencontrèrent une cavité<br />
sombre d’où s’échappait une senteur de musc et de pensées. Elle l’attira au-dessus d’elle, posa sa bouche sur la sienne : ses<br />
lèvres avaient un goût de cendres et ses yeux sans passion brillaient comme des braises.<br />
« Prince, c’est votre cœur que je prendrai ce soir. La douleur sera intense, mais après, vous n’éprouverez rien, ni pour<br />
moi, ni pour vous, ni pour personne. Rien jamais plus ne vous touchera. »
40<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Les yeux du Prince s’emplirent de larmes :<br />
« Comment cela pourrait-il être ? Même si je vous abandonne mon cœur et que vous le réduisiez en cendres, votre<br />
sourire, votre personne me toucheront toujours. »<br />
« Vous ignorez la réalité du mot toujours, Prince. C’est un désert de glace que vous ne pouvez concevoir dans votre<br />
esprit d’homme. »<br />
« Libérez-moi alors, Eloïse ! Libérez-moi ! »<br />
« J’ai tant souffert de mon cœur dans ma vie passée, Prince, que j’ai tenu à ce qu’elle me l’arrache : et pourtant, pourtant<br />
j’ai faim du vôtre, comme on a faim de souvenirs peut-être. J’ai parfois la sensation de ce vide, une nostalgie vague<br />
que rien ne peut rassasier… »<br />
« Vous souriez pourtant. »<br />
« Bien sûr. Et mon sourire vous attire, n’est-ce pas ? »<br />
Il acquiesça d’un signe. Sa robe était désormais entièrement dégrafée. Il caressait le ventre doux et nu qui palpitait<br />
sous sa caresse, avec la docilité d’une machine. Ce qui animait ce corps n’était qu’une pulsion purement animale, et<br />
cette certitude l’enflammait davantage. Il vit luire les dents sous le sourire, deux paires de diamants tranchants. Avec<br />
une force surprenante, elle le renversa, posa sa main sur sa poitrine. Il sentit ses griffes pénétrer dans sa chair et gémit<br />
de douleur et de joie. Jamais il n’aurait pu imaginer cet instant ! Il était descendu au château par fierté, par ambition,<br />
par dégoût aussi d’une vie médiocre, où le vice était aussi fade que la vertu, l’amour que la haine, une vie dont la fin<br />
mortelle confirmait l’ insignifiance. Et voici qu’à travers Eloïse il goûtait déjà à la perfection de l’éternité… Le sang gicla,<br />
inondant le lit de centaines de ruisseaux pourpres.<br />
Le scribe s’interrompit brusquement, irrité. Le bruissement d’ailes au-dessus de sa tête ne lui avait pas échappé, et<br />
depuis un moment, il subissait le regard sur son écriture. Il leva la tête, excédé. Une énorme chauve-souris le fixait<br />
de ses yeux rouges, pendue à un débris de chaîne, sous la voûte.<br />
« Eloïse ! Arrête de lire… Tricheuse ! »<br />
Elle répondit par un sifflement moqueur, qui ressemblait à s’y méprendre à un rire, dévoilant ses dents pointues.<br />
Dans un ample battement d’ailes, elle descendit se poser sur son épaule et enfouit sa tête velue sous son aisselle. Il<br />
ne put réprimer un cri :<br />
« Ah ! Allons, Eloïse ! Pas maintenant ! »<br />
Elle s’enfuit s’accrocher ailleurs, tandis qu’il épongeait le sang qui coulait de sa blessure. Il l’avait dressée à mordre,<br />
mais elle devançait parfois son appel.<br />
Au fond de la pièce, une forme qu’on aurait dit sortie du sol, s’avança vers lui, masquée de voiles noirs. Il retourna<br />
les feuillets contre la table de pierre. La silhouette releva les voiles qui lui couvraient la tête, révélant le visage de ce<br />
qui avait dû être autrefois une femme, peut-être belle, aujourd’hui miné par le temps et la maladie. Une tache brune<br />
lui rongeait le front et florissait sur sa joue droite en des milliers de veines rouges et gonflées. Les lèvres sillonnées de<br />
profondes gerçures s’ouvrirent, laissant voir une mâchoire édentée. Sa bouche était une ventouse immonde :<br />
« Eh bien, » chuinta-t-elle, « mon fils, encore perdu dans vos rêveries morbides ? Toute cette écriture inutile ! Vous<br />
savez pourtant le travail qu’il nous reste à accomplir. Il y a des centaines de tunnels et de pièces à consolider dans ce<br />
château et vous restez là, à bailler aux corneilles. Au travail, paresseux ! »<br />
Elle cracha un liquide nauséabond, tendit les bras avant de se rapetisser et se dissoudre à ses pieds en une flaque<br />
sombre.<br />
Il frissonna, saisi par cette apparition brutale, contempla mentalement les voûtes trouées, les pièces, les dédales,<br />
les piliers branlants de l’immense château. Il était prisonnier. Il était serviteur. Le château avait été construit pour<br />
combler l’appétit de la Mère, et dans chaque pièce, les crânes d’anciens esclaves, reliefs d’anciens festins, jonchaient<br />
le sol. Il les utilisait parfois pour combler l’espace entre deux pierres. Avec les fémurs, il faisait d’excellents bouchetrous.<br />
Mais après en avoir fini avec les vivants, on en aurait bientôt fini avec les morts. C’est pour cela qu’elle le gardait.<br />
Dernier homme, dernier esclave, il était Prince. Elle régnait sur lui, mais son pouvoir sur elle était immense.<br />
Elle attendrait qu’il exhale son dernier souffle pour lui faire don de ce qu’elle n’avait jamais offert à aucune de ses<br />
victimes : l’éternité.<br />
« L’Eternité ! C’est donc cela, l’éternité ! Un goût de sang qui s’achève sur un goût de cendres…Et puis un sourire<br />
sans cœur, une existence rythmée par le devoir, l’errance lancinante à travers des pièces, des couloirs toujours vides…<br />
Porter le flambeau, continuer la gloire du château des B. Là-haut, les hommes, derniers survivants d’une race destinée<br />
à s’éteindre, se félicitaient d’entrer dans l’Histoire…<br />
Il porta la main à sa poitrine, la sentit s’enfoncer dans un creux froid. Pas une plaie, pensa-t-il, juste une absence<br />
glaciale. A ses côtés, Eloïse lui renvoya son sourire, puis se leva, revêtit sa robe pourpre. Il surprit le son de sa propre<br />
voix, étonnamment calme et posée :<br />
« Aurez-vous des invités ce soir ? »
La réponse lui parvint de l’intérieur, rapide comme le ricochet d’un caillou sur un mur de pierres :<br />
« Sans doute. Et je les<br />
conduirai auprès de la<br />
Reine. »<br />
Dans la chambre<br />
des cérémonies, le lit<br />
avait repris sa teinte<br />
immaculée. Le miroir<br />
terni qui ornait le fond<br />
de la pièce lui montra<br />
une forme vague et<br />
chétive, la sienne, qui<br />
s’en allait. Il se leva,<br />
caressa la surface vide<br />
: qui était-ce ? Il ne s’en<br />
souvenait déjà plus.<br />
Il quitta la chambre,<br />
referma derrière lui<br />
la lourde porte. Son<br />
regard noir englobait<br />
l’espace de son royaume,<br />
dans ses moindres<br />
recoins. Là-haut, le<br />
soleil de midi traquait<br />
les ombres, les arrachant<br />
à leurs derniers<br />
abris. »<br />
41<br />
SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
Il reposa la plume<br />
et soupira, soulagé.<br />
L’histoire était écrite.<br />
Malheureusement,<br />
elle était finie, et il<br />
n’avait pas d’autre idée<br />
pour l’instant, c’est-àdire<br />
aucune distraction<br />
littéraire en vue.<br />
Il roula méticuleusement<br />
les feuillets, les<br />
lia au moyen d’une<br />
mince corde et chercha<br />
un recoin entre<br />
les pierres, où loger<br />
son dernier trésor. De<br />
temps en temps, ainsi,<br />
il tombait au cours<br />
de son travail sur des<br />
manuscrits oubliés<br />
qu’il prenait plaisir à<br />
redécouvrir. Mais si<br />
la vieille les dénichait<br />
avant lui, elle crachait<br />
sur eux son acide et ils<br />
disparaissaient dans une fumée pestilentielle. Ecrire faisait partie des jeux interdits. Il écarta la vision des piliers à<br />
redresser, des vides à combler, de la marche hallucinante le long des couloirs humides, du poids des pierres et de la
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SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1<br />
fatigue. Pas encore ! Chaque jour, il rognait un peu de temps sur ces obligations.<br />
Au-dessus de lui l’énorme chauve-souris se balançait, le fixant de ses yeux rouges. Il lui sourit, lui fit signe de venir<br />
à lui, le plus discrètement possible. Elle revint se blottir contre lui et il gémit de douleur sous sa morsure. Eloïse…<br />
Si la Mère savait ça, elle ne lui pardonnerait pas. Pour elle, seule devait compter sa morsure ; elle le pomperait, le viderait<br />
entièrement de son sang, l’investirait de son immortalité. Combien plus subtiles et tendres les dents d’Eloïse,<br />
sous son ineffable sourire !<br />
L’illustratrice : SOPHIE LETA<br />
Je suis une jeune graphiste / illustratrice, j’ai 23 ans, je dessine depuis l’âge où mes<br />
mimines furent assez grandes pour pouvoir tenir un crayon, depuis ce temps. Et à chaque<br />
fois que l’on m’a posé la question rituelle « Alors, qu’est-ce que tu veux faire plus<br />
tard ? », la réponse ne faisait pas un pli : « dessinatrice ! ».<br />
C’est dans cette optique qu’à partir de la seconde, je participe au concours d’une école<br />
« réputée » d’art, où je réussis…Moult événements plus tard, après avoir empoché mon<br />
BTS de graphiste, soit deux ans après le bac, je décide que j’en ai décidément marre de<br />
l’école, il est temps de se lancer vers de nouveaux horizons ! Je commence ma vie professionnelle<br />
en tant qu’illustratrice indépendante, mais réalisant vite que c’est un métier<br />
difficile dans lequel on n’a pas toujours de travail, je décide de chercher en complément<br />
un boulot plus « stable ». C’est cette année (en février), après 2 ans de recherche, que je<br />
parviens à décrocher un boulot d’infographiste, après ça, nous verrons bien !<br />
Côté inspiration, pas mal de choses, comme je le dis toujours, mon style est à la croisée<br />
des chemins de choses bien opposées, mais qui ont toutes en rapport l’imaginaire ou le<br />
fantastique ! J’aime en gros, l’univers héroic-fantasy, les lutins, les fées (Brian Froud est<br />
l’un de mes artistes favoris), saupoudré d’un peu de science-fiction, de gothique avec<br />
mon déifié Tim Burton et à l’adolescence, je fus frappée par le syndrome de « l’otaku »,<br />
dans des limites raisonnables, mais incurables…Mangas, japanimation, gameuse depuis<br />
l’enfance qui s’est convertie aux RPGs japonais genre Final Fantasy depuis le 7e épisode<br />
et depuis peu joueuse de jeux de rôles plateaux.<br />
Dans le désordre, je participe en gros à tout ce qui m’intéresse et ou mon coup de<br />
crayon est nécessaire, projets payants ou bénévoles (jeux vidéos, jeux de rôles, webzines…),<br />
professionnels ou non, j’ai eu quand même la chance d’illustrer deux bouquins<br />
parus il y a quelques temps, et ai en projet un prochain !<br />
Les sites où j’expose :<br />
Mon blog perso (avec tous mes arts dessus) :<br />
http://snowycottage.canalblog.com/
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SPECIAL <strong>NOUVELLES</strong> N°1
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