Tapez « objectif 40 kilos » sur Instagram et accrochez vos ceintures : frissons garantis. Parfois publics, souvent privés, les comptes de filles en quête de maigreur absolue se sont trouvé un énième challenge. Un défi de plus, dans la triste lignée du #Thighgap (l'écart le plus grand possible entre les cuisses, genoux joints), du #A4Challenge (avoir un buste pas plus large qu'une feuille A4 posée en hauteur face à soi) ou du #CollarboneChallenge (faire tenir le plus de pièces possible dans le creux des clavicules). Cachées derrière des pseudos plus ou moins explicites, elles revendiquent un objectif de perte de poids extrême, un nouveau Graal malheureux : « peser enfin 40 kilos ».

Les commentaires font miroiter la félicité pour les plus valeureuses (« Tu ne regarderas pas les photos des mannequins en enviant leur taille, parce que tu l'auras », « Tu auras un contrôle total sur ta vie »), et multiplient les encouragements aux championnes de la privation délirante : « Tu peux le faire », « Ne reste pas une grosse vache ». Les astuces fleurissent, des plus naïves aux plus glauques : « Mange des glaçons, ça ira plus vite », « Fume des cigarettes jusqu'au bout, tu n'auras plus faim », « Fais semblant de salir tes assiettes, personne ne se rendra compte de rien », « Mange devant un miroir, tu verras la grosse vache sans volonté que tu ne veux plus être », « Contacte-moi en privé, je te dirai comment vomir »... Les troubles alimentaires concernent environ 600 000 individus par an en France, et l'anorexie 230 000 personnes. Des jeunes filles, à 90 %, touchées de plus en plus tôt selon les spécialistes, parfois même dès la fin du primaire.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que ces comptes, accessibles en quelques clics, n'avancent pas masqués : photos de corps décharnés, de clavicules pointues, de dos dont les os semblent percer la peau, de bras et de jambes maigres à pleurer. Une fille de 16 ans écrit en commentaire sous la photo d'une fille squelettique qui porte un crop top sur un ventre creux et affiche des guiboles grosses comme un avant-bras : « Je veux retrouver ce corps, voire plus maigre, pour cet été, je vais y arriver, bienvenue dans la secte. » Une autre : « La chose la plus dure est de tuer le monstre en soi sans se tuer soi-même. » Et encore : « Je veux vomir huit fois par jour. » Outre les odes glaçantes à la maigreur morbide, des photos arty et fashion de filles flirtant avec la mort semblent avoir la cote, comme celles que postent « butterfly_ana » (14 ans) ou « babybutterfly22 » (17 ans). Le tout est bien souvent « liké » à coups d'émojis mignons, de smileys « coeur » et autres petits poussins, donnant à l'ensemble une apparence girly renforçant le malaise.

90 % des anorexiques sont des jeunes filles

Comme Coralie, de son vrai nom, 15 ans, accro aux réseaux sociaux « surtout la nuit » et des désirs de maigreur infinie plein la tête, elles disent souvent s'appeler Ana. Ce n'est pas un hasard : Ana est le nom de code pour anorexie. On trouve même, ici et là, des petits lexiques de prénoms aussi bien destinés à se présenter en un clin d'oeil aux averties qu'à déjouer la censure d'Instagram. On s'appelle Ana si on est anorexique, Mia pour boulimique (de l'anglais « boulimia »), Sue pour suicidaire, Deb pour dépressive, Cat si on se mutile (de « cut »)... Souvent les profils cumulent plusieurs de ces faux prénoms. Et les filles affichent comme une carte de visite, presque une fierté, les poids par lesquels elles sont passées, leur IMC (indice de masse corporelle) du jour (suivi d'émojis coeur en cas de perte de poids, ou bien de tête de mort ou de crotte de chien dans le cas contraire), leur nombre de jours de jeûne, voire, pour les plus extrêmes, leur nombre de jours d'hospitalisation. Autant de tableaux des médailles « pro-ana » (« pro-anorexie ») que n'importe qui peut trouver presque au hasard, en tapant les hashtags « StopEating », « Thininspiration » ou son dérivé plus court, « Thinspo », devenu « Bonesspo », contraction de « bones » (os) et d'« inspiration ». En effet, la créativité est de rigueur et les mots clés évoluent à toute allure : une manière de rester entre filles qui se comprennent, un entre-soi orgueilleux et crâne où certaines cherchent la reconnaissance parfois désespérée d'une communauté : « Précision à celles qui pensent que je veux juste être un mannequin comme les autres : je VEUX un corps Ana », peut-on lire sur le compte d'une fille de 17 ans. Une manière aussi, bien évidemment, de semer les éventuels censeurs.

Propriété de Facebook, Instagram n'est pas seul à être concerné, mais ce réseau social qui met en valeur les images davantage que les textes avait revendiqué haut et fort en 2012 avoir banni tous les comptes faisant la promotion de l'anorexie. De fait, certains hashtags très explicites sont bloqués. Et les comptes douteux qui sont signalés peuvent être rendus inaccessibles du jour au lendemain. Pourtant, ils se renouvellent sans cesse, et bien maligne serait l'entreprise qui arriverait à suivre le mouvement. « C'est un sujet grave que nous avons choisi de ne pas ignorer, explique Mélanie Agazzone, du service communication d'Instagram France. Nos équipes de modération travaillent sept jours sur sept, mais ce ne sont pas des robots magiques, capables de scanner en temps réel les contenus de nos 700 millions de membres. Ils sont faillibles et jugent au cas par cas : nous avons conscience d'avoir parfois affaire à des jeunes filles en difficulté, qui lancent des appels à l'aide. C'est pourquoi nous travaillons, en France comme dans tous les pays, en partenariat avec des associations spécialisées, capables d'entrer en contact avec elles et d'entamer un dialogue privilégié. » Lesquelles ? Après recherches, il apparaît que les seules associations actuellement en partenariat avec Instagram sont SOS amitié, E-Enfance et Net écoute. C'est mieux que rien, mais ce ne sont pas des spécialistes des troubles très spécifiques du comportement alimentaire.

 « Pas évident pour Instagram de différencier la simple diète d’une obsession pathologique. »

Par sa nature, Instagram, qui prend ses responsabilités en postant des avertissements ou des messages sur des comptes au contenu flirtant avec les limites, fait face à deux difficultés majeures : d'abord, puisque c'est le lieu même de l'exposition de sa propre image et de ses exploits personnels, le sujet de la perte de poids y est surreprésenté. On met volontiers en scène son banal régime, joyeusement dans la plupart des cas. Pas évident de faire la différence entre une simple diète (#régime, #Fitspo...), des conseils pour ne pas manger souvent absurdes (comme Kendall Jenner qui montre sa chambre repeinte en rose pâle, couleur prétendument coupe-faim), et une obsession qui vire à la pathologie. Ensuite, puisque c'est un lieu de socialisation, on y trouve du réconfort entre amies. Un soutien souvent anonyme, dépourvu de jugement et parfois très précieux pour les plus fragiles : « Nous avons pleinement conscience d'être d'abord une plateforme positive, argumente Mélanie Agazzone. Certaines personnes viennent y chercher une communauté, du soutien, de la solidarité, et nous y sommes très sensibles. Des groupes d'entraide se forment spontanément, ce que nous ne pouvons qu'encourager. »

Dans la pagaille des hashtags tournant autour de l'anorexie et la maigreur, beaucoup sont en effet clairement tournés du côté de la guérison, comme #BeatAna, #AnorexiaRecovery, #Balancednotclean, #RecoveryAna, #FuckAna, #AnaWho, #AnaBitch, #AnaWarrior ou #AnaFamily... En Angleterre, Ashleigh Ponder et Frey Smith se sont fait connaître du grand public en exorcisant leur démon anorexique grâce à leur « journal de bord » posté chaque jour, à base de photos de choux à la crème et autres petits déjeuners équilibrés... Sur ces comptes, on lit des conseils amicaux (« Tu vas y arriver », « Regarde comme ces photos de squelettes sont moches », « La vraie vie t'attend »), mais aussi des confidences douloureuses de rechute ou des demandes d'aide : « 3e vomissement de la journée, Ana revient », « Je m'en sors pas, dites-moi que je ne suis pas seule », « Help, guérir sans grossir, c possible ? » Coralie, qui a tout du profil anorexique, regarde les deux alternativement : « Je suis shootée à Instagram, nous confie-t-elle, c'est ma vie, bien plus intéressante que la vraie. J'ai des amies, on se comprend, on like les mêmes choses. On peut se dire ce que l'on n'avouerait jamais chez nous. Mais, bien sûr, je préfère les photos de corps 'parfaits', magnifiquement aériens, qui me fascinent. Celles qui montrent de la junk food dégueu à longueur de posts pour dire qu'elles se sont remises à manger et que c'est super, franchement, je n'y crois pas. »

« Les réseaux sociaux, avec des likes, des followers sont un redoutable cercle vicieux. »

Une étude a mis en avant la grande utilité sociale de ces groupes d'entraide spontanés : « Le Phénomène 'pro-ana', troubles alimentaires et réseaux sociaux », de Paola Tubaro, du CNRS, et Antonio Casilli, de l'EHESS (éd. Presse des Mines, 2016). Ce travail vante, parmi leurs vertus, le partage d'expérience, de solidarité et de bienveillance sur le chemin souvent épineux de la guérison. Après cinq ans d'enquête, les deux chercheurs affirment, comme la plupart des spécialistes de la maladie, que ces contenus douteux « n'incitent pas les filles qui ne sont pas concernées, mais attirent celles qui ont déjà des symptômes, voire un diagnostic ». Un avis que nuance la psychologue Pascale Zrihen, spécialiste des troubles du comportement alimentaire*, lauréate d'un prix pour son étude sur « le rôle des réseaux sociaux dans l'anorexie » au dernier Congrès de psychiatrie : « On entend tous les jours dans nos cabinets que les réseaux sociaux peuvent être un formidable vecteur de guérison, pour rompre la solitude et l'isolement des filles. C'est vrai, et nous devons apprendre à en tenir compte désormais. Mais il faut rappeler que l'anorexie est un trouble qui va de pair avec l'addiction : la folle dépendance de nos patientes à Internet fait partie intégrante de leur maladie. Et, bien évidemment, leur fascination pour la maigreur est alimentée en permanence par des centaines d'images venues du monde entier. Plus elles les regardent, plus elles se conditionnent et développent un schéma corporel pathologique. » La psy souligne aussi que les anorexiques sont en quête permanente de valorisation dans le regard des autres : « Et les réseaux sociaux, avec des likes, des followers sont un redoutable cercle vicieux. Elles deviennent addicts aux likes. Si elle perd un kilo, une fille aura des commentaires élogieux, elle gagnera des likes. C'est sans fin. »

Certes, l'anorexie n'est pas un virus qui s'attrape sur Internet : « Les causes sont psychologiques et remontent souvent à l'enfance, explique encore la psy. Les réseaux ne sont pas la cause de la maladie, mais on se rend bien compte en discutant avec les patientes qu'ils peuvent être un facteur déclenchant, précipitant, aggravant. » Alors on fait quoi ? Un amendement du projet de loi santé de 2015 prévoyait de sanctionner les auteurs de ces contenus d'une amende de 10 000 euros et jusqu'à un an de prison. Il a été rejeté. La plupart des spécialistes s'accordent à dire que la véritable urgence est de créer davantage de lieux de prise en charge, dont le manque est criant dans certaines régions. Ils veulent aussi des moyens pour former les médecins au dépistage précoce, et sensibiliser vraiment les familles, dont le déni fait partie du problème, pour qu'elles apprennent à décrypter le comportement d'une ado qui partirait discrètement en vrille. Même si c'est compliqué, Pascale Zrihen plaide pour aller un peu plus loin : « Il faudrait réfléchir à la manière dont la société pourrait mettre des limites pour protéger ces adolescentes en construction, très malléables, parce que, à la longue, la fréquentation de certains comptes peut être très déstructurante. »

Certains contenus sont problématiques aussi pour le tout-venant des ados ou des jeunes adultes, même bien dans leurs baskets. Surtout quand ils laissent entendre que l'anorexie n'est pas une maladie, mais un mode de vie. Plus encore quand ils virent carrément au drame. Comme sur le profil (ouvert et accessible au moment où nous bouclons cet article, ndlr) Objectif_40kilos, portant la mention en apparence bénigne « Croix de bois, croix de fer, si je mange je vais en enfer » : même si les dernières images sont des carrés noirs, on peut y suivre dans les commentaires quasiment en direct l'évolution de la maladie jusqu'à une tentative de suicide (après un mot d'adieu déchirant que la jeune fille adresse en direct à sa maman). Il est suivi d'un post glaçant écrit par sa mère, annonçant que sa fille est dans le coma. Puis un autre : « Bonjour ses la maman de Sophie. Je vous annonce que ma fille ses réveillé hier soir. Donc voilà elle récupérera son téléphone demain matin, n'hésitez pas à lui envoyer plein de messages et voilà bonne fin de journée les jeunes. Sa maman. [sic] » Un message désespéré et désemparant qui montre la difficulté des parents face à ce nouveau territoire d'expression de la maladie de leurs enfants.

* Coauteure, avec Corinne Dubel, d'« Anorexie, boulimie » (éd. Dauphin).

Cet article a été publié dans le magazine ELLE du 16 juin 2017.  Abonnez-vous ici.