Elle a aux poignets des bracelets, les yeux clairs soulignés de khôl, des bagues à chaque doigt, et a finalement taillé sa longue chevelure au carré, comme pour couper le cordon avec Frida Kahlo, son héroïne. « Rien n’est noir » (Stock), septième roman brûlant de Claire Berest, ce sont des déclarations d’amour dans tous les sens : de Claire à Frida, de Frida à son âme sœur Diego Rivera, et désormais des jurées de ELLE à Claire Berest.

ELLE. Cela fait des années que Frida Kahlo vous accompagne. Qui est-elle pour vous ?

CLAIRE BEREST. J’hésite entre sœur et amie… Frida est dans ma vie depuis à peu près quinze ans, elle m’a soutenue dans les coups durs. C’est mon amie imaginaire. Elle habite avec moi, je la console et elle me console.

ELLE. Comment l’avez-vous rencontrée ?

C.B. À 20 ans, j’ai tout plaqué sur un coup de tête pour suivre un mec à New York. Je ne parlais pas anglais en arrivant, je n’avais plus rien à faire et j’ai passé les six premiers mois dans une sorte de ouate, une solitude très radicale. Je vivais la nuit, je lisais, j’écoutais de la musique, je me baladais au hasard… Cet amoureux m’a un jour donné une carte

postale du tableau « Las Dos Fridas ». Tout de suite, elle m’a parlé. Je me suis mise à faire des recherches sur elle, à écouter de la musique mexicaine… Elle était là, avec moi. Tout était un signe qui me reliait à elle. Elle ne m’a plus jamais quittée.

ELLE. À quel moment avez-vous eu envie d’écrire sur elle ?

C.B. Ce qui est amusant, c’est que je n’y avais jamais songé. C’était mon jardin secret, ma maison, ma sœur, mon réconfort. Elle n’est pas un sujet, elle est, tout simplement. Mais au sortir de « Gabriëlle » [son précédent livre, écrit avec sa sœur Anne, ndlr], j’étais transformée, essorée, rincée. Mon mec m’a dit : « Il est peut-être temps que tu nous parles de Frida. » J’ai ri, d’abord, et puis c’est devenu une évidence. Le moment était venu de raconter ma Frida, cette personne qui a été un apport constant de consolation et de force dans ma vie. Je voulais faire un roman de pure joie.

ELLE. Frida a pourtant beaucoup créé dans le chagrin et la douleur…

C.B. Oui, mais dans sa correspondance, elle parle beaucoup de l’allegria. C’est un terme

très fort, beaucoup plus puissant que l’allégresse. Tout brûle, tout tombe, et on peut encore danser. C’est un mouvement pulvérisant, une énergie vitale. J’ai écrit ce roman après des moments difficiles, dans une allegria incendiaire.

ELLE. « Rien n’est noir » est avant tout un roman d’amour. Comment la relation de Diego et Frida s’est-elle imposée à vous ?

C.B. En commençant le livre, je me questionnais beaucoup sur le rapport amoureux. Jusqu’où peut-on aller en amour ? Qu’est-ce qu’on accepte ? Pourquoi on trahit ? Frida m’a aidée à me remettre d’un trouble amoureux. Qu’est-ce que c’est d’être deux personnes qui ne se supportent pas, mais ne peuvent pas vivre l’une sans l’autre ?

ELLE. Vous connaissiez déjà sa vie et son œuvre sur le bout des doigts avant d’écrire sur elle. Avez-vous fait des recherches ?

C.B. Je savais beaucoup de choses, oui, mais j’avais tout consommé en amatrice, dans le désordre et la jouissance, de manière anarchique et personnelle. Je devais au lecteur potentiel de mettre un peu d’ordre dans tout ça. Donc, j’ai fait des cahiers pour tout remettre à plat. Je me suis aussi replongée dans les tableaux et j’ai creusé des éléments de contexte : la révolution mexicaine, la crise de 1929, les États-Unis à cette époque… Il fallait que je les maîtrise assez pour que ce soit comme si j’y étais. J’ai fait corps avec elle pour proposer un langage, mais « Rien n’est noir » reste une proposition de fiction.

ELLE. L’un des défis du roman, c’était de mettre des mots sur la peinture. Comment avez-vous procédé ?

C.B. Afin d’être dans l’expérience la plus sensorielle et réelle possible, j’ai fait peindre Frida comme j’écris : elle peint comme on habille quelqu’un, elle prend la toile à l’abordage et voit ensuite ce qui s’y passe. Je connais bien son œuvre, et j’ai donc des théories, des intuitions et des hypothèses personnelles sur la manière dont elle peignait. La seconde chose qui était fondamentale pour moi, c’était que ses tableaux existent dans le texte, comme si on les avait devant les yeux. Pour créer cette image mentale, il fallait être très descriptive, mais aussi raconter ce que Frida y mettait, pourquoi elle le faisait. Ces tableaux, ce sont des cris ; on peut y lire comme dans un journal intime. Une fausse couche, une énième trahison de Diego, le suicide d’une jeune femme qui la marque… Il fallait qu’ils existent comme des personnages.

ELLE. Frida Kahlo avait un rapport ambivalent au succès. Qu’en est-il pour vous, alors que vous venez de gagner un prix littéraire ?

C.B. Même si elle a, à un moment, pris goût à la renommée, Frida n’a jamais peint pour être connue, et je me retrouve bien là-dedans. En revanche, quand elle est exposée à New York,

elle ne boude pas son plaisir d’être la princesse. Elle couche avec tout le monde, en fait des caisses, pose nue pour des photographes, etc. J’aime cette idée que la reconnaissance, qu’elle vienne du public ou d’un prix, c’est la fête au sens le plus brûlant et profond du terme. Une guirlande, une fleur, de la musique, une bouteille de champagne… Il y a une déflagration qui fait de la vie une danse. Le Grand Prix des Lectrices de ELLE, pour moi, c’est la fête du siècle et, tant pis, si je la célèbre toute seule dans mon appartement !

ELLE. Frida commence la peinture seule, dès qu’elle rencontre Diego, elle ne peint plus que pour lui. Et vous, écrivez-vous toujours pour une personne ?

C.B. Elle a un rapport excessif et maladif à l’amour, et même si elle est indépendante, qu’elle peut voyager, faire l’amour avec d’autres hommes – et d’autres femmes –, son squelette est complètement tendu vers Diego. Donc, oui, d’une certaine manière, quand elle peint, c’est pour ou contre Diego. Moi, je crée toujours pour quelqu’un mais pas pour mes proches. Je travaille dans la présence presque physique d’un autre que j’ai envie d’emporter avec moi. Mes premières expériences de création étaient orales ; j’ai passé beaucoup de temps, petite, à raconter des histoires à mes copines, et mon processus d’écriture s’est basé là-dessus. Dans l’oralité, l’autre est là, on ajuste le récit pour garder son intérêt, on crée au fur et à mesure avec son visage en tête… J’écris toujours comme si la lectrice était en face de moi.