•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Une pluie de glyphosate sur la forêt acadienne

Des dizaines de milliers de kilogrammes de glyphosate, le principal ingrédient du Roundup soupçonné d’être un cancérigène probable, sont pulvérisés chaque année sur la forêt riche et diversifiée du Nouveau-Brunswick. Ceux qui s’opposent à cette pratique de l’industrie forestière en paient parfois le prix, selon des informations de l’émission Enquête.

Vue aérienne d’une plantation de conifères.

Une plantation de conifères au Nouveau-Brunswick

Photo : Radio-Canada

La vue est saisissante. 

Le long de la route 180 qui traverse le comté de Restigouche, au nord du Nouveau-Brunswick, se dresse la silhouette parfaitement régulière des plantations de conifères. 

La recette du succès? La pulvérisation d’un phytocide à base de glyphosate, utilisé largement sur les plantations de pin et d’épinette, une précieuse ressource pour l’industrie qui constitue un des piliers de l’économie de la province.

Le phytocide, dont l’ingrédient actif est le même que celui du Roundup, empêche la repousse des espèces feuillues de la forêt acadienne, qui tentent vigoureusement de reprendre leurs droits sur les terres coupées à blanc.

Une coupe à blanc.

Au Nouveau-Brunswick, l’industrie forestière effectue principalement des coupes à blanc sur les terres publiques.

Photo : Radio-Canada / Gil Shochat

Et c’est là un autre motif de discorde : 80 % de la récolte forestière sur les terres publiques du Nouveau-Brunswick est faite par coupe à blanc.

« Le but d’une industrie, c’est de faire des profits et on sent que c’est peut-être à n’importe quel prix », souligne Francine Lévesque, membre du groupe Écovie. Elle vit à Kedgwick, au confluent de la rivière Restigouche, une des plus belles rivières à saumon du monde. La région a été l’une des plus arrosées de 2013 à 2017, selon le Conseil de conservation du Nouveau-Brunswick.

Francine Lévesque est debout, les pieds dans la rivière.

La famille de Francine Lévesque organise des excursions sur la rivière Restigouche.

Photo : Radio-Canada / Gil Shochat

Le mouvement d’opposition à la pulvérisation du glyphosate n’a cessé de prendre de l’ampleur dans la province. L’une des pétitions réunissant le plus grand nombre de signatures de l’histoire de l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick, avec 34 000 noms, a été déposée en novembre 2018. Sans toutefois parvenir à faire fléchir le gouvernement.

Ces pratiques sont les plus efficaces et les moins coûteuses pour optimiser la productivité, affirme Mike Légère, le directeur exécutif de Forêt NB, et porte-voix de l’industrie. « Il y a deux camps ici, et il y a des gens qui ont une idéologie. Il y a une perception de la forêt et c’est difficile de changer cette idée. » 

Représailles à l’endroit de scientifiques

S’opposer aux pratiques de l’industrie peut être risqué.

Pour le biologiste Marc-André Villard, qui a arpenté la forêt acadienne pendant plus de 20 ans comme professeur et chercheur à l’Université de Moncton, nul doute que la foresterie intensive pratiquée au Nouveau-Brunswick a un impact sur sa biodiversité.

« On s’est rendu compte qu’il y a des espèces d’oiseaux qui freinent carrément leur mouvement à l’approche des plantations, qui refusent ou qui semblent éviter de se déplacer à travers les plantations de conifères », souligne-t-il. 

Le chercheur avance que depuis que le gouvernement a concédé à l’industrie forestière une plus grande part des zones réservées à la protection de l’habitat pour la faune, en 2014, un seuil a été franchi; les plantations de conifères et les épandages mettent en péril la conservation de la forêt acadienne, selon lui.

Mais le biologiste a été expulsé du comité scientifique consultatif de J.D. Irving, le plus grand joueur de l’industrie forestière dans la province, lorsqu’il a exprimé publiquement son opinion. Il a perdu, du même coup, l’accès à du financement pour des recherches.

« La compagnie n’accepte pas certains points de vue et veut contrôler ce qui est dit publiquement même si on a comme professeur, comme chercheur, la liberté académique, indique M. Villard. Ce n’est pas accepté par la compagnie. »

Il n’est pas le seul scientifique à avoir payé le prix de ses opinions.

Le biologiste Rod Cumberland était l’expert des chevreuils au ministère provincial des Ressources naturelles pendant 15 ans. Il est persuadé que les phytocides détruisent la nourriture dont les chevreuils ont besoin, ce qui cause leur exode des terres de la Couronne.

« Ce qu’on pulvérise en un an aurait nourri le tiers de notre population de chevreuils, estime Rod Cumberland, c’est 32 000 tonnes de nourriture, l’équivalent de 300 camions-bennes. »

Les données du biologiste sont mises en doute par l’industrie, en particulier par J.D. Irving, qui n’hésite pas à qualifier les propos du scientifique « d’attaques… irresponsables ». L’entreprise n’a pas répondu à nos questions.

En juin dernier, Rod Cumberland a été congédié de son poste d’enseignant au Collège des technologies forestières des Maritimes, où il enseignait depuis sept ans. Il a déposé lundi une poursuite pour congédiement injustifié.

Un autre enseignant et ex-directeur du Collège, Gerry Redmond, a été remercié à son tour après s’être porté à la défense de Rod Cumberland. Il dit avoir subi des pressions de la part du conseil d’administration de l’établissement pour sanctionner le biologiste en raison des positions de ce dernier sur l’usage du glyphosate.

« La chose à faire est de bannir le glyphosate de nos forêts aussi vite que possible et d’enquêter sur l’influence de l’industrie forestière sur le congédiement de Rod Cumberland », a déclaré M. Redmond mardi à Fredericton, lors d’un rassemblement en soutien au biologiste.

Des manifestants et Rob Cumberland qui livre un discours, micro à la main.

À droite, Rod Cumberland a participé, mardi, à un rassemblement organisé pour soutenir sa cause.

Photo : CBC

L’Association canadienne des professeurs d’université, qui estime que la liberté académique des deux enseignants a été bafouée, exige aussi une enquête. Le Collège n’a pas souhaité réagir.

L’affaire n’est pas sans rappeler le congédiement de la médecin-hygiéniste en chef de la province, en 2015, au moment où elle enquêtait sur l’usage du glyphosate. Le gouvernement avait invoqué des motifs d’ordre personnel.

Voyez le reportage de Sylvie Fournier et Gil Shochat, diffusé à Enquête, le jeudi 21 novembre.

InfoForêt : science ou propagande? 

Devant l’opposition croissante à l’épandage de glyphosate sur les terres publiques, les compagnies forestières ont senti le besoin de défendre leurs pratiques. 

« C’est incroyable comme les gens ne sont pas tellement bien informés là-dessus », estime Mike Légère, le porte-parole de l’industrie. Leur offensive a pris la forme du site web InfoForêt (Nouvelle fenêtre), créé en collaboration avec le gouvernement provincial. 

Le site fait appel au toxicologue Len Ritter, professeur émérite de l’Université de Guelph, en Ontario, l’un des experts canadiens de l’impact des pesticides sur la santé humaine.

Au cours de sa longue carrière, le Dr Ritter a souvent essuyé la critique pour avoir défendu l’usage des pesticides.

Le fabricant de l’herbicide le considère comme un allié sur qui compter pour « défendre le glyphosate », selon des courriels embarrassants divulgués aux États-Unis dans le cadre de procédures judiciaires contre Monsanto, qui appartient maintenant à Bayer. Le Dr Ritter est aussi décrit comme quelqu’un qui « livre les interprétations et les messages qu’on veut mettre de l’avant sur ce sujet ».

Le professeur Ritter n’a pas répondu aux courriels de l’équipe d’Enquête

Des chercheurs du ministère des Ressources naturelles du Canada figurent aussi au nombre des experts d’InfoForêt. Le site omet toutefois de mentionner que plusieurs de leurs travaux ont été financés par des fabricants du glyphosate, ainsi que par J.D. Irving, dans le passé.

Banni au Québec

Le Québec reste la seule province à bannir la pulvérisation aérienne des phytocides en forêt, depuis 2001. La pratique a été remplacée par du dégagement mécanique dans l’objectif de préserver la biodiversité.

« C’est du populisme », n’hésite pas à affirmer Mike Légère, qui accuse les opposants aux phytocides d’être aveugles devant les preuves d’innocuité du glyphosate.

« Pas du tout, on a fait nos devoirs », rétorque Luc Bouthillier, ex-commissaire du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), qui avait recommandé l’abolition des phytocides sur les forêts du Québec. 

Le BAPE avait entendu des représentants de l’industrie agrochimique, des forestiers, des environnementalistes, des experts en santé publique et des citoyens.

« On a été obligé de dire : bien, il y a une inquiétude qui nous apparaît réelle, manifeste, majoritaire. Et non seulement ça, elle nous apparaît fondée », rappelle l’ex-commissaire, aujourd’hui professeur de politique forestière à l’Université Laval.

L’interdiction de l’épandage, dit-il, a contribué au développement de nouvelles méthodes de gestion des forêts, et était le reflet d’un consensus social. « C'est le vieux commissaire du BAPE qui vous dit, la sagesse populaire, il y a quelque chose là dedans », conclut le professeur Bouthillier.

Retrouvez tous les reportages de l'émission Enquête

La section Commentaires est fermée

Compte tenu de la nature délicate ou juridique de cet article, nous nous réservons le droit de fermer la section Commentaires. Nous vous invitons à consulter nos conditions d’utilisation. (Nouvelle fenêtre)

Vous souhaitez signaler une erreur?Écrivez-nous (Nouvelle fenêtre)

Vous voulez signaler un événement dont vous êtes témoin?Écrivez-nous en toute confidentialité (Nouvelle fenêtre)

Vous aimeriez en savoir plus sur le travail de journaliste?Consultez nos normes et pratiques journalistiques (Nouvelle fenêtre)

Chargement en cours

Infolettre Info nationale

Nouvelles, analyses, reportages : deux fois par jour, recevez l’essentiel de l’actualité.

Formulaire pour s’abonner à l’infolettre Info nationale.