Strasbourg

Kanal Turan, la télé pirate qui tient tête au pouvoir en Azerbaïdjan

Par AFP

Le siège du gouvernement à Bakou

afp.com/STEPHANE DE SAKUTIN

Strasbourg - Sous la lumière des projecteurs, Ganimat Zahid s'active à quelques minutes du début de son émission. Mais ici, pas de techniciens, maquilleurs ou cadreurs: cet opposant azerbaïdjanais présente, enregistre et monte seul ses programmes dans un petit studio à Strasbourg.

"Avant je me filmais dans ma cuisine, donc il y a du progrès", s'amuse-t-il en vérifiant sa caméra, un micro branché au revers de la veste.

A 56 ans, Ganimat Zahid est le créateur et présentateur vedette de Kanal Turan, une chaîne émettant vers l'Azerbaïdjan depuis l'étranger. Son équipe réalise en russe et en azéri des émissions et documentaires critiquant durement le régime autoritaire de cette ancienne république soviétique du Caucase.

"L'Azerbaïdjan a beau être un Etat pétrolier, les gens ont de nombreux problèmes sociaux. Il n'y a pas d'assurance retraite, peu d'emplois... Et il n'y a aucune liberté politique, aucune liberté civique, comme le droit de s'exprimer ou de se réunir", dénonce le journaliste.

Au 162e rang sur 180 du classement 2017 de Reporters Sans Frontières (RSF), l'Azerbaïdjan est souvent désigné par les ONG comme une zone noire de la liberté d'expression. Selon RSF, "une guerre impitoyable contre les dernières voix critiques" y est menée depuis 2014 par le président Ilham Aliev, qui a succédé en 2003 à son père, Haïdar Aliev.

Ilham Aliev brigue mercredi un quatrième mandat lors d'une élection présidentielle anticipée boycottée par l'opposition, dont beaucoup de membres ont fui pour échapper à la répression.

- "Trois bouts de ficelle" -

"Kanal Turan, c'est l'exemple parfait de journalistes qui quittent leur pays mais continuent la lutte", observe Johann Bihr, responsable chez RSF de l'Europe orientale et de l'Asie centrale. "Il faut saluer leur détermination car ils ont lancé ce projet avec trois bouts de ficelle."

En 2012, Ganimat Zahid part en exil en Turquie où il commence à enregistrer des émissions diffusées sur des chaines turques accessibles en Azerbaïdjan. Il constitue un réseau de collaborateurs et traduit, en 2015, un documentaire de France 2 sur le régime. Ce film vaudra à ses réalisateurs, dont Elise Lucet, d'être attaqués en justice par Bakou.

En juillet 2016, après le coup d'Etat manqué, les autorités turques ferment la chaîne diffusant le travail de l'équipe de journalistes. Pour continuer à atteindre les téléviseurs en Azerbaïdjan, Ganimat Zahid et ses collaborateurs lancent en octobre 2016 leur propre chaîne, Kanal Turan, en louant la fréquence d'un satellite européen couvrant le Caucase et l'Asie centrale.

"Comme le satellite appartient à une entreprise européenne, le pouvoir ne peut pas y toucher", se réjouit Ganimat Zahid, réfugié en France depuis 2013. Sur leur chaîne Youtube et leur page Facebook, suivie par près de 120.000 utilisateurs, les coordonnées du satellite sont bien visibles.

Selon son créateur, le budget annuel de Kanal Turan, autour de 100.000 euros, est financé intégralement par des donateurs azerbaïdjanais vivant à l'étranger. Le média revendique entre 300 et 500.000 spectateurs quotidiens et une centaine de collaborateurs à travers le monde.

- Journalisme citoyen -

Sur la messagerie WhatsApp, Ganimat Zahid reçoit régulièrement des vidéos venant d'Azerbaïdjan. Malgré les risques, des anonymes y parlent de leurs difficultés et filment les rares manifestations d'opposition.

"Depuis le début, ils jouent la carte du journalisme citoyen", souligne Johann Bihr de RSF. "Parmi eux, il y a des gens ordinaires venus au journalisme par volonté de dire la vérité sur leur quotidien."

Une pratique qui soulève des critiques. "Des personnes sensibles aux idées de l'opposition trouvent que ce média n'est pas du journalisme professionnel. [...] Kanal Turan, c'est une opposition très dénonciatrice, une opposition du boycott, ce qui les exclut de la vie publique", commente Raphaëlle Mathey, une universitaire, spécialiste de l'Azerbaïdjan.

Alors que trois de ses collaborateurs sont actuellement emprisonnées en Azerbaïdjan, Ganimat Zahid qui a lui-même passé deux ans et demi dans les geôles azerbaïdjanaises refuse, lui, tout rapprochement avec le pouvoir : "On m'a proposé beaucoup d'argent pour retourner ma veste, mais j'ai toujours refusé. C'est une question de principe."