La face obscure de l’Anthroposophie, par Peter Staudenmaier

L’anthroposophie et ses défenseurs
Par Peter Staudenmaier, coécrit avec Peter Zegers

Le 9 janvier 2009

Réponse à Peter Normann Waage « Humanisme et populisme polémique »

Notre article intitulé “Anthroposophie et Ecofascisme” a suscité un débat au sein des cercles humanistes scandinaves. Des auteurs comme Peter Normann Waage sont montés au créneau pour défendre l’Anthroposophie, la présentant comme une variante inoffensive de l’Humanisme. Bien que nous soyons stimulés par ce débat, nous sommes également atterrés par le niveau de naïveté historique qu’il a mis en évidence. Car le point de vue de Waage semble révéler une façon de voir les choses qui est assez répandue parmi les gens instruits et bien intentionnés. Nous espérons que nous pourrons contribuer à donner une vision plus précise des implications politiques de l’Anthroposophie en corrigeant plusieurs idées fausses, illustrées par la réponse de ce dernier. Bien que Waage n’ait rien à dire sur le sujet principal de l’article, à savoir la collusion systématique entre le mouvement anthroposophique et l’aile “verte” du fascisme allemand, il soulève plusieurs questions qui sont au cœur de cette collusion.

En effet, Waage voudrait nous faire croire que Rudolf Steiner était un anti-raciste intransigeant, qu’il était opposé à la propriété privée, qu’il rejetait le militarisme et le nationalisme, et qu’il était un farouche adversaire du nazisme. Non seulement ces affirmations sont fausses, mais elles trahissent un manque étonnant de connaissance élémentaire des œuvres de Steiner, ainsi qu’une profonde méconnaissance de l’histoire politique de l’Anthroposophie.

Nationalisme

Nous commencerons, tout comme Waage, par la question du nationalisme. À la fin de sa vie, Steiner a fait preuve de franchise en reconnaissant sa participation enthousiaste au mouvement pangermaniste durant sa jeunesse. Dans son Autobiographie, publiée peu de temps avant sa mort, il s’exprime au sujet de ses années viennoises, avant le tournant du siècle :

“J’ai pris alors une part active à la lutte que les Allemands ont exercée par la suite au nom de leur existence nationale. »

L’Autobiographie de Steiner fournit ainsi un exemple significatif de ses convictions nationalistes allemandes. Le paragraphe suivant évoque ses “amis de la lutte nationale”. Deux pages plus loin, il évoque l’impact qu’à eu sur lui le livre infâme de Julius Langbehn, Rembrandt. Steiner mentionne également qu’il a brièvement collaboré, comme rédacteur en chef, au Deutsche Wochenschrift, l’une des principales publications nationalistes allemandes de l’époque.

Mais il n’y a pas que l’Autobiographie de Steiner qui permette de découvrir son engagement pangermanique, car la collection de ses œuvres complètes contient plusieurs dizaines d’articles publiés dans la presse allemande nationaliste entre 1884 et 1890, avec des titres révélateurs comme “Die deutschnationale Sache in Österreich” (La cause pangermanique en Autriche). On peut y découvrir que la ligne nationaliste pure et dure que Steiner adoptait alors dans ses articles était extrémiste, même selon les normes des années 1880. Il reprochait ainsi aux partis nationalistes traditionnels d’être “non-allemands” et rejettait tout compromis avec eux. Même s’il ne s’était agit que d’une simple erreur de jeunesse, Steiner n’a jamais renié ni regretté ces écrits. Au contraire, il a réaffimé avec force son point de vue pangermanique dans une série d’articles publiés ultérieurement, au tournant du siècle.

Ce qui est frappant dans cet aveu de Steiner concernant son engagement nationaliste, c’est que ce dernier était complètement déconnecté de la réalité. Dans l’Empire des Habsbourg, il n’y avait en effet aucune “lutte réelle pour l’existence nationale” qui aurait concernée les Allemands . Et encore moins à Vienne ! Car sous la monarchie, il n’y avait jamais eu la moindre menace sérieuse dirigée contre la domination allemande. Et certainement pas en ce qui concernait son existence nationale ! Au contraire, les Allemands de souche étaient l’élite administrative, économique et culturelle incontestée d’une grande moitié de ce vaste empire multinational. La participation de Steiner au mouvement pangermaniste reposait donc sur du chauvinisme et des préjugés ethniques.

À la lumière de l’attachement de longue date de Steiner à une forme particulièrement virulente de nationalisme, dont le but était de donner naissance à une grande Allemagne, il est peu surprenant de constater l’attitude nationaliste fanatique et méprisable qu’il adopta lors du déclenchement de la Première Guerre Mondiale. Steiner a en effet donné des dizaines de conférences durant la guerre (rassemblées dans les deux volumes Zeitgeschichtliche BetrachtungenConsidérations sur le temps de guerre, GA 173 à 174), condamnant ce qu’il appellait “l’impérialisme britannique, français, et russe”, mais ne mentionnant à aucun moment l’impérialisme allemand. Ces conférences présentaient l’Allemagne et l’Autriche comme des victimes innocentes de l’Occident et de l’Est, rejetant avec indignation toute critique du nationalisme et du militarisme allemands. Elles recyclaient en outre le vieux mythe de la Mitteleuropa, familier aux étudiants en droit allemand. Steiner a développé ce mythe en détails dans ses écrits d’après-guerre. On peut par exemple se référer au cycle de conférences intitulé “Notwendigkeiten für Gegenwart und Zukunft” (GA 181 non traduit en français, ndt.), où Steiner reprend à son compte la vieille conception nationaliste traditionnelle de « la mission spirituelle du peuple allemand ». Il avertissait que cette essence “allemande” unique était “aliénée” par l’américanisme d’une part et le russianisme d’autre part. Steiner ajoutait que “la crainte de l’existence du spirituel est l’élément caractéristique de l’américanisme”, tout en décrivant la menace de “l’Est” comme étant le “socialisme” et le “bolchevisme”. Fardée de considérations spiritualistes, le propos de Steiner ne faisait ainsi que reprendre les thèses nationalistes réactionnaires allemandes de l’époque et leur peur paranoïaque que l’Allemagne ne se retrouve coincée entre un Occident sans âme et un Orient collectiviste. Cette paranoïa constituait un élément fondamental du fascisme allemand.

Waage fait remarquer que Steiner était un fervent opposant à l’autodétermination wilsonienne. Mais cette position n’indique en aucune façon une hostilité fondamentale au nationalisme. En effet, plusieurs hauts dirigeants du mouvement nationaliste allemand d’extrême droite, comme le Comte Reventlow et Adolf Bartels, partageaient l’avis négatif de Steiner au sujet des propositions de Wilson. Waage ne parvient d’ailleurs pas à comprendre pourquoi Steiner a adopté cette position puisque, selon l’Anthroposophie, la doctrine de l’autodétermination nationale est en effet censée être « opposée au plan divin de l’évolution” (Steiner, From Symptom to Reality in Modern History, London 1976, p. 12 —Steiner, Symptômes dans l’histoire, GA 185). Steiner reprochait pourtant à la doctrine de Wilson d’être corresponsable, avec le triomphe de “l’impérialisme britannique, français et russe” lors de la Première Guerre mondiale, du démantèlement de l’Empire des Habsbourg, lequel représentait manifestement pour lui une grande perte pour la civilisation européenne. Steiner faisait valoir que, contrairement à d’autres caractères nationaux, coincés dans leurs particularismes, le caractère national allemand tendait vers l’universalisme. A ses yeux, cela légitimait la prétention allemande à dominer l’Europe centrale. Pour lui, le degré d’avancement spirituel de l’Allemagne était l’excuse parfaite pour justifier l’expansion impérialiste :

“Si une civilisation nationale se répand plus facilement et a une plus grande fécondité spirituelle qu’une autre, alors il est tout à fait juste qu’elle se répande”.

Antisémitisme

Waage rappelle aux lecteurs du journal l’Humaniste que Steiner “a participé à l’Association contre l’antisémitisme à la fin du siècle”. En effet, Steiner était un ami de Ludwig Jacobowski, un employé de la “Verein zur Abwehr des Antisemitismus” (Société pour la protection contre l’antisémitisme). Toutefois, sa relation personnelle avec Jacobowski ne change rien à ce que fût son attitude ambiguë envers l’antisémitisme. En réalité, on s’aperçoit en lisant les écrits de Jacobowski concernant la question juive que sa position etait celle d’un appel classique au nationalisme allemand. Et c’est précisément ce qui avait séduit Steiner. Jacobowski préconisait “l’assimilation totale” des Juifs dans ce qu’il appelait “l’esprit allemand”. Son œuvre la plus connue, Werther der Jude, peut être qualifiée comme “un texte antisémite”. (Ritchie Robertson, The Jewish Question in German Literature 1749-1939, Oxford 1999, p. 279). Dans un pamphlet très controversé, attaquant un agitateur antisémite connu, Hermann Ahlwardt, Jacobowski accusait en effet ce dernier d’être « anti-allemand” (et aussi d’être un social démocrate). Le même pamphlet parlait d’un “antisémitisme honorable”, en opposition à celui d’Ahlwardt. Dans un style assimilationniste-patriotique, il déclarait :

“Une jeune génération juive se prépare. Elle est allemande et se sent allemande.” (Toutes les citations sont issue du livre de Sanford Ragins, Jewish Responses to Anti-Semitism in Germany, 1870-1914, Cincinnati 1980, pp. 43-44)

Jacobowski reprends également à son compte certains arguments antisémites, considérés par les antisémites pangermanistes comme « importants et corrects » (Jacobowski cité dans Fred Stern, Ludwig Jacobowski, Darmstadt 1966, p. 159). Un des plus grands spécialistes du sujet, Ismar Schorsch, décrit la position de Jacobowski ainsi :

“L’antisémitisme est en effet basé sur des faits et ne peut être surmonté que par une reforme éthique drastique de l’ensemble de la communauté juive.”

Commentaire de Schorsch : “La réponse à l’antisémitisme de ce Juif aliéné [Jacobowski] se caractérise par une extrême hésitation entre la critique de ses coreligionnaires et une réaffirmation provocante du judaïsme.” (Schorsch, Jewish Reactions to German Anti-Semitism, 1870-1914, New York 1972, pp. 47 et 95).

Steiner lui-même a souligné l’engagement exclusif de Jacobowski envers la culture allemande et le fait qu’il pensait que son ami avait dépassé depuis longtemps sa propre judéité. Cela ne témoigne guère en faveur de sympathies pro-juives qu’aurait eu Steiner.

Waage ne mentionne pas non plus que, tout au long de sa vie, Steiner a fréquenté des antisémites notoires et endurcis, ni qu’il entretenait, de son propre aveu, des liens amicaux avec eux. Les passages de Mein Lebensgang (Autobiographie, GA 28) évoquant sa relation avec Heinrich von Treitschke, par exemple, sont sans conteste admiratifs de cette figure de proue de la droite allemande, qui était avant tout l’allié intellectuel de l’antisémitisme militant. (Treitschke a inventé le slogan nazi : “Les Juifs sont notre malheur”). Steiner ne condamne d’ailleurs pas les positions infâmes de Treitsschke sur la question juive. Il en va de même des appréciations de Steiner concernant d’autres personages controversés, comme Haeckel et Karl Lueger. Il ressort clairement des écrits de Steiner que ce dernier adhérait à une conception extrêmement primaire de l’antisémitisme et qu’il a été lui-même responsable de la diffusion parmi ses disciples d’une grande variété de stéréotypes antisémites. À plus d’une occasion, il a exprimé le souhait “que les Juifs en tant que peuple devrait simplement cesser d’exister” (Steiner, Geschichte der Menschheit, Dornach 1968, p. 189 et ailleurs — Steiner, Histoire de l’Humanité, GA 353). Ce souhait coïncidait avec son refus catégorique du droit à l’existence du peuple juif :

“La communauté juive en tant que telle a depuis longtemps dépassé son temps. Elle n’a plus aucune justification dans la vie moderne des peuples. Le fait qu’elle continue d’exister est une erreur de l’histoire mondiale, dont les conséquences sont inévitables. Nous ne parlons pas seulement des formes de la religion juive, mais avant tout de l’esprit de la communauté juive, de la manière juive de penser.» (Gesammelte Aufsätze zur Literatur, GA 32, p. 152, Recueil de textes sur la littérature, 1884-1902, non traduit).

Il semble donc que Waage dresse le portrait d’un Steiner adversaire du nationalisme et de l’antisémitisme qui est en contradiction avec les faits.

Racisme

Waage croit que Steiner « ne peut pas être désigné comme raciste » et que la doctrine de l’anthroposophie concernant les races-racines constitue “une saine conception antiraciste.” Pour appuyer ses dires, Waage indique que “déjà en 1909” Steiner avait “cessé d’utiliser” les termes de “race-racine” et d’“aryen”. La chronologie de Waage est complètement erronée : 1909 est l’année où Steiner a publié le recueil Aus der Akasha-Chronik (Chronique de l’Akasha, GA 11), où l’on trouve sa présentation la plus complète de la doctrine des races-racines, avec tous ses détails fantastiques. Cet ouvrage, publié en anglais sous le titre Cosmic Memory (Mémoire cosmique), reste aujourd’hui encore la principale référence de la conception du monde selon l’anthroposophie, sans que ne soit intervenue la moindre distanciation envers ses contenus racistes. La préface de l’édition actuelle du livre, publiée à Dornach, n’évoque pas davantage le contenu raciste du livre, et tente encore moins de l’expliquer, ni de le contextualiser ou de le minimiser. La Société Anthroposophique Universelle continue de considérer officiellement ce livre comme l’un des “textes anthroposophiques fondamentaux”. Steiner lui-même n’y a jamais renoncé. Au contraire, en 1925, il qualifia Aus der Akasha-Cronik de “base de la cosmologie anthroposophique” (Autobiographie). Aujourd’hui, le livre est encore officiellement recommandé par les enseignants Waldorf.

En 1910 – c’est-à-dire, après la date à laquelle Waage prétend que Steiner aurait “cessé d’utiliser” la terminologie des races-racines et des Aryens — Steiner a donné à Oslo des conférences qui ont se constituent une introduction à l’anthroposophie et à l’écofascisme. En effet, le cycle de conférences donné en Norvège sur les “Âmes des Peuples” a été revu et édité par Steiner en 1918 sous forme de livre. Le terme race-racine est utilisé tout du long de l’ouvrage en question. Le cinquième chapitre, c’est-a-dire la conférence donnée par Steiner à Oslo le 12 juin 1910, s’intitule “Les cinq races racines de l’humanité” et fait référence à la supériorité raciale des “Aryens”. (Steiner, The Mission of the Individual Folk Souls in Relation to Teutonic Mythology, London 1970, p. 106 — Steiner, la mission des âmes de quelques peuples en rapport avec la mythologie germano-nordique, GA 121).

Mais Waage se plaindrait sans doute que nous ayons sortis les propos de Steiner de leur contexte. Pourtant, le livre contient des phrases très explicites :

“Etant donné que tous les hommes dans leurs différentes incarnations passent au travers des différentes races, l’affirmation que la race européenne est supérieure aux races noire et jaune n’a aucune valeur réelle. Dans de tels cas, la vérité est parfois voilée, mais vous voyez qu’avec l’aide de la science spirituelle nous pouvons faire toute la lumière sur des vérités remarquables.” (ibid. p. 76).

Même en laissant de côté tout ce que la référence inquiétante à une “vérité voilée” est censée signifier – jaune et noir de peau voileraient une vérité intérieure ? – ce passage ne peut-être interprété comme antiraciste que si l’on accepte la conception anthroposophique de la réincarnation. En outre, l’interprétation antiraciste de ce passage est immédiatement contredite par le contexte. En effet, sur la page qui précède immédiatement la citation, Steiner a dessiné un schéma montrant l’Afrique en bas, l’Asie au centre, et l’Europe au dessus, expliquant que la “race nègre” serait liée à l’enfance de l’humanité. Steiner, insiste ensuite sur le fait que cette hiérarchie des races “est simplement une loi universelle” et serait en réalité le résultat d’un destin inéluctable :

“Les forces qui déterminent le caractère racial de l’homme obéissent à ce modèle cosmique. Les Amérindiens s’éteignirent, non pas à cause des persécutions européennes, mais parce qu’ils étaient destinés à succomber à ces forces qui hâtaient leur extinction.” – ( ibid. p.76 — la même page que celle de la citation qui pour Waage représente “une vue anti-raciste saine”)

Même en passant outre la méconnaissance par Waage de ce texte précis, c’est dans son ensemble qu’il semble avoir mal compris la doctrine raciale de Steiner. Pour des raisons qu’il n’explique jamais, Waage est d’avis que dans la doctrine de la réincarnation de Steiner les races joueraient un rôle secondaire. C’est tout à fait faux. En réalité, Steiner a enseigné que chaque âme individuelle doit, au cours de son évolution spirituelle, gravir l’échelle des races, allant des “races inférieures” aux “races supérieures”. Cette conception raciste est déjà en soi assez malsaine, pourtant Steiner l’a encore accentué en soulignant très explicitement quels groupes feraient partie des “formes raciales inférieures” et des “races restées en arrière” (les Juifs, les Chinois et les Noirs, par exemple), et à quels groupes appartiendraient les “formes raciales supérieures” et “en avance” (au-dessus de tous, les Allemands, puis les peuples nordiques et “la grande race-racine aryenne”. Steiner répète ces notions répugnantes tout au long de son œuvre.

Selon l’Anthroposophie, une âme qui a le malheur de s’incarner dans une race retardataire ne doit s’en prendre qu’à elle-même. Il est facile de trouver des dizaines de passages semblables dans ses écrits.

Waage a donc tort d’affirmer que Steiner avait définitivement rejeté l’idéologie des races-racines et de la suprématie de la race aryenne. Ses propos occasionnels minimisant l’importance spirituelle des races sont soit naïfs, soit hypocrites.

Mais les disciples ont-ils réussi à se libérer des préjugés xénophobes de leur maître ? Notre précèdent article a déjà offert de nombreux exemples de persistance de la pensée raciste au sein de l’anthroposophie contemporaine. Examinons un cas supplémentaire, qui démontre definitivement le caractere indéfendable des positions de Waage. Ernst Uehli fut l’un des premiers et des plus fervents disciples de Steiner. Il fut professeur dans la première école Waldorf et l’un des dirigeants de la Société Anthroposophique Universelle. Dans les milieux anthroposophiques, Uehli est considéré comme un antifasciste éminent. Uwe Werner le désigne tout spécialement comme ayant été “extrêmement critique” vis-à-vis du national-socialisme. En réalité, Uehli a développé une version anthroposophique du racisme, de la suprématie aryenne et de l’antisémitisme, en la teintant d’une idéologie du sol et du sang. En 1926, il a publié un livre sur la “mythologie germano-scandinave”, dédié à Steiner récemment décédé, qu’il cite et auquel il se réferre tout au long de son ouvrage. Uehli y utilise les termes de “races-racines” et de “race aryenne” à plusieurs reprises. Pourquoi un proche disciple de Steiner aurait-il continué à promouvoir les idées auxquels le maître aurait soi-disant renoncé ? Mais Uehli ne se contente pas de répéter l’orthodoxie anthroposophique concernant les races-racines et la supériorité aryenne. Il construit également un grand récit historique de l’évolution des races au sein duquel se confrontent deux forces rivales, séparées au cours des millénaires par leurs constitutions raciales fondamentalement différentes, à savoir “les Sémites et les Aryens”. Selon lui “les premiers Allemands étaient un peuple de la nature”, donc pur et fort, tandis que “les Juifs succombèrent à Ahriman” (“Ahriman” désigne pour les anthroposophes les forces démoniaques qui favorisent le matérialisme). Parallèlement à la lutte historique entre les Aryens, amoureux de la nature, et les Juifs, matérialistes et diaboliques, Uehli mentionne qu’il existe encore quelques “peuples primitifs qui sont en voie de disparition” en raison de la nécessité cosmique, puisqu’ils ne sont rien d’autre que les vestiges “décadents” d’une race-racine antérieure (ibid. 135).

On pourrait croire que les anthroposophes des temps modernes seraient assez avisés pour ignorer de telles absurdités racistes répugnantes. Mais, en l’an 2000, les œuvres de Uehli faisaient toujours partie du programme d’études officiellement recommandé aux enseignants Waldorf en Allemagne et aux Etats-Unis. Au printemps 2000, un scandale a d’ailleurs éclaté quand on s’est aperçu qu’un livre de Uehli sur l’Atlantide, plus virulent encore que celui que nous avons mentionné, figurait parmi ces recommandations. Le Ministère allemand de la Jeunesse a réagit en ajoutant ce livre dans sa liste d’ouvrages de littérature raciste interdits. Si les bureaucrates du gouvernement allemand eux-mêmes n’ont eu aucune difficulté à reconnaître le contenu raciste de l’anthroposophie, pourquoi Waage le nie-t-il obstinément ?

L’héritage raciste de l’Anthroposophie a conduit à des enquêtes publiques, aussi bien aux Pays-Bas qu’en Suisse, en France et en Belgique. Compte tenu du cadre limité de cet article, nous ne pouvons pas développer cet aspect crucial. Mais les lecteurs intéressés peuvent se renseigner sur le cas allemand en consultant l’ouvrage de Pieter Bierl intitulé Wurzelrassen, Erzengel und Volksgeister, Die Anthroposophie Rudolf Steiners und die Waldorfpädagogik (Konkret Literatur Verlag, Hamburg 1999 ; 2nd ed. 2005).

Capitalisme

L’aspect le plus déroutant de la réponse de Waage est sa thèse selon laquelle Steiner “était un adversaire du droit à la propriété privée”. Waage est en effet catégorique sur ce point, critiquant les passages de notre article à propos des conceptions pro-capitalistes de Steiner en les qualifiant de “au mieux bâclés, au pire mensongers”.

Curieusement, Waage ne propose aucune citation de Steiner appuyant ses dires, ni ne cite aucun autre extrait de la littérature anthroposohique pour appuyer son interprétation. De plus, certaines de ses exégèses des écrits de Steiner contredisent sa propre interprétation.

Les volumineux ouvrages de Steiner sur les questions économiques sont souvent vagues et obscurs. En outre, sa position varie plus d’une fois. Ici comme ailleurs, les contradictions forment le seul élément consistant. Il est néanmoins possible de rendre compte de son positionnement concernant la propriété privée. Ce à quoi Steiner était opposé, c’était l’utilisation abusive de la propriété privée, non l’institution de la propriété privée elle-même. Il prônait un mélange particulier de propriété privée et de conscience sociale, permettant aux capitalistes, en tant qu’individu, et à de petits groupes de dirigeants dotés de talents particuliers, de générer des capitaux privés, comme une sorte de trust oeuvrant soit-disant pour le bien de l’ensemble de la communauté. Les lecteurs familiers avec les thèses économiques décousues du fascisme traditionnel remarqueront le parallèle avec l’idéologie de la Volksgemeinschaft, ou communauté du peuple. Steiner a insisté sur le fait qu’abolir le capitalisme était tout simplement impossible et signifierait l’abolition de la vie sociale elle-même, “le capitalisme étant une composante essentielle de la vie moderne ». L’anthroposophe Walter Kugler, qui travaille pour la Nachlaßverwaltung Rudolf Steiner, à Dornach, (les administrateurs des œuvres complètes de Steiner), décrit la position de Steiner ainsi :

“Chaque entrepreneur, c’est-a-dire tout individu qui veut faire usage de ses talents pour satisfaire le besoin des autres, obtiendra un capital dans la mesure où il est capable d’employer productivement ses talents.” (Kugler, Rudolf Steiner und die Anthroposophie, Cologne 1978, p. 165).

Steiner lui-même écrit :

“La propriété entière du capital doit être disposée de sorte qu’un individu ayant un talent particulier, ou un groupe d’individus particulièrement aptes, puissent posséder le capital d’une manière qui dépendra uniquement de leur propre initiative personnelle.” (ibid.).

Un principe central de la doctrine de la Dreigliederung, ou “triarticulation sociale”, sur lequel Steiner n’a cessé d’insister, consiste dans le fait que la sphère économique ne devrait jamais être organisée ou gérée démocratiquement. Conformément à cela, Steiner critiquait le Socialisme (et pas uniquement ses variantes marxistes) et a rejeté categoriquement la socialisation des biens (pas seulement leur nationalisation). De même, il considérait les syndicats comme inutiles. Selon “la triple organisation du corps social”, l’une des trois parties autonomes de la société, la sphère économique, devait être aux mains d’une méritocratie spirituelle dans laquelle on donnerait aux individus les plus capables un contrôle effectif sur les ressources économiques. Il a rejeté avec véhémence l’idée de tempérer cette disposition par le biais d’une quelconque supervision communautaire. Il a tourné en dérision l’idée de “transfert des moyens de production de la propriété privée vers une propriété commune”. De même, concernant la socialisation de “la gestion concentrée des flux du capital”, il a insisté sur le fait que “la gestion des moyens de production doit être laissée aux mains de l’individu » (Steiner in ibid. 199, 200). Steiner a particulièrement insisté sur ce point :

« Nul ne peut être autorisé à revenir à des formes économiques dans lequel l’individu serait lié ou limité par la communauté. Nous devons bien plutôt nous efforcer à faire tout le contraire.”(ibid. p. 201)

Dans un ouvrage de 1919, Kernpunkte der sozialen Frage, il a expressément rejeté l’idée de propriété commune et de propriétés mises en commun.

L’intérêt de Steiner concernant les questions économiques est issue d’une réaction à la vague de révoltes ouvrières qui ont balayé l’Europe au lendemain de la Première Guerre Mondiale. Au cours de cette période, dans de nombreuses villes, les masses poulaires exigeaient en effet la socialisation des usines. Steiner se moquait ouvertement de ces revendications :

“Comme si l’on pouvait vraiment socialiser les usines !”. (ibid. p. 209)

Ses propositions visaient précisément à contrecarrer cette démocratisation économique venant du bas. L’utopie steinerienne pense que l’économie ne devrait pas être aux mains des “travailleurs manuels”, mais plutôt dans celles des “travailleurs spirituels qui dirigent la production” (Kernpunkte der sozialen Frage — Fondements de l’organisme social, GA 23 ). Et comment au juste ces travailleurs spirituels privilégiés devaient-ils être choisis ? Réponse de Steiner : l’organisation spirituelle de la société reposera sur une base saine d’initiative individuelle, s’exerçant par une libre concurrence des individus adaptés au travail spirituel (ibid. p. 158). Dans ce cadre, “la vie spirituelle doit être rendue libre, en lui donnant un contrôle de l’emploi du capital” — en fait, “une utilisation absolument libre des capitaux” (ibid. pp. 117, 126). Pour Steiner, “la propriété privée est le résultat de la créativité sociale liée aux aptitudes humaines individuelles” (ibid. p. 126). La propriété partagée, en revanche, est un obstacle à ce déploiement créatif des talents individuels :

“L’individu ne peut pas mettre efficacement ses capacités en œuvre dans les affaires, s’il est enchaîné dans son travail et dans ses décisions à la volonté d’une communauté.” (Rudolf Steiner : Essential Readings, ed. Richard Seddon, Wellingborough 1988, p. 106)

Compte tenu de ces présupposés foncièrement capitalistes, la conclusion de Steiner n’est pas surprenante :

“En conséquence, une pensée pratique véritable ne cherchera pas à trouver le remède aux maladies sociales dans une refonte de la vie économique qui pourrait substituer le communautarisme à la gestion privée des moyens de production. L’effort devrait plutôt consister à prévenir les maux qui pourraient advenir par le fait que le capital sera géré par des initiatives individuelles et par la valeur personnelle des individus, sans porter atteinte à cette gestion elle-même.”(ibid.)

Quand les idées économiques de Steiner ont été mises en pratique dans les années 1920, à trois reprises dans le sud-ouest de l’Allemagne, par l’Association pour la Triarticulation de l’Organisme Social (Bund für Dreigliederung des Sozialen Organismus), il fut très clair que Steiner était opposé à une organisation démocratique des usines affiliées — la manufacture de tabac de Waldorf étant la plus connue. L’anthroposophe Hans Kühn a écrit :

“La démocratisation des usines était une chose à laquelle [Steiner] était opposé par principe. Le gestionnaire devait être en mesure de prendre ses propres initiatives sans interférence.” (Hans Kühn, Dreigliederungszeit. Rudolf Steiners Kampf für die Gesellschaftsordnung der Zukunft, Dornach, 1978 p. 52).

Puisque des anthroposophes de premier plan n’ont aucune difficulté à admettre ce point, il est difficile de comprendre comment Waage peut se tromper au point de voir en Steiner un adversaire de la propriété privée et du capitalisme. Le système de Steiner n’était qu’une version “éclairée” de la propriété privée sous le contrôle bienveillant d’une aristocratie spirituelle. Comme telle, elle constitue la contrepartie économique parfaite de sa philosophie, qui est un mélange d’individualisme radical et d’élitisme. Il serait difficile d’expliquer l’attrait des aristocrates et des industriels pour la doctrine économique de Steiner — ce sont ceux qui ont répondu le plus favorablement à ses propositions — si cette doctrine avait contenu quelque chose de menaçant envers les bénéfices des puissants.

Nazisme

Waage semble avoir compris, à tort, Anthroposophie et écofascisme comme une tentative consistant à désigner des coupables par association avec d’autres : si certains anthroposophes ont été des nazis et si certains nazis ont été anthroposophes, alors les deux groupes doivent être identiques. C’est à ce raisonnement simpliste que Waage tente de réduire notre propos. Il était pourtant évident que l’article traitait d’une frange spécifique du mouvement nazi, à savoir la tendance écofasciste, un groupe qui ne faisait pas l’unanimité au sein du Parti National-Socialiste. La fait que Waage n’ait pas été capable de comprendre cette distinction cruciale détermine le début de sa réponse, où il invente une “citation” qui n’a jamais existé dans l’article. Nulle part dans l’article, il n’a en effet été dit que “Steiner était un nazi”, et encore moins que “l’anthroposophie est une forme de nazisme”, comme il le prétend.

Ensuite, Waage fait plusieurs déclarations intenables au sujet de la relation entre l’Anthroposophie et le National-Socialisme, affirmant qu’il n’y aurait aucun parallèle idéologique important entre ces deux visions du monde, que les Nazis auraient tenté d’assassiner Steiner en 1922 parce qu’il aurait été opposé par principe à leurs projets politiques, et que les collaborateurs anthroposophes du Troisième Reich ont été désavoués par le Mouvement Anthroposophique après la Seconde Guerre Mondiale.

Examinons l’une après l’autre ces affirmations :

1. Idéologies parallèles.

Remarquons tout d’abord les similitudes entre les diatribes anti-françaises de Steiner et celles qu’on peut trouver dans Mein Kampf. Nous encourageons les lecteurs qui partagent le scepticisme de Waage sur ce point à lire les passages de Hitler sur la France en tant qu’ennemie mortelle de l’Allemagne, puis de les comparer avec les passages de Steiner sur ce même thème.

Waage ajoute que notre description des similitudes entre l’Anthroposophie et les mythologies raciales nazies est “manifestement déraisonnable”. Ce point de vue n’est pas partagé par les spécialistes du sujet. Le chercheur antifasciste Volkmar Wölk écrit a ce sujet :

“Le fossé conceptuel est mince entre cette position [la théorie des races-racines de Steiner] et la doctrine raciale des nazis”

Si Waage trouve une telle appréciation trop critique, il peut consulter également le travail de l’historien Nicholas Goodrick-Clarke, qui a pourtant écrit une préface entièrement favorable à Rudolf Steiner, et peut donc difficilement être soupçonné d’une quelconque hostilité envers Steiner. Cet ouvrage unanimement respecté de Goodrick-Clark “Les racines occultes du nazisme”, est l’un des rares livres d’un universitaire sérieux sur un sujet qui est généralement la cour de récréation des théoriciens du complots et des occultistes amateurs. Ce livre est une analyse approfondie de “l’Ariosophie”, une autre branche de la Théosophie viennoise, qui a poussé plus loin que Steiner le mythe aryen. Or l’Ariosophie a exercé une influence directe sur Hitler. Goodrick-Clarke mentionne qu’à la fin du XIXe siècle, Steiner s’est personnellement impliqué dans les cercles théosophiques de Vienne qui sont à l’origine du “genre particulier de théosophie adopté par les ariosophes pour leur mouvement völkish.” (völkish : mouvement nationaliste allemand raciste ndt) (Racines occultes du nazisme, Wellingborough, 1985, p. 29). Il souligne également que “la structure même de la pensée théosophique se prêtait à l’adoption du völkish” (idem p. 31). En 1908, durant la période où Steiner était à la tête de la Société Théosophique Allemande, un théosophe allemand nommé Harald Grävell a publié un article important dans le principal journal ariosophe de Vienne. Grävell y expose une conception entièrement théosophique de la race ainsi qu’un programme pour restaurer l’autorité aryenne dans le monde. Les sources occultes qu’il mentionne sont des textes d’Annie Besant, qui a succédé à Blavatsky en tant que dirigeante de la Société Théosophique Internationale à Londres, et Rudolf Steiner, le Secrétaire Général de la Section allemande, à Berlin (idem. p. 101). Grävell cite en particulier un texte de Steiner, Blut ist ein ganz besonderer Saft qui démontre « l’intérêt théosophique pour les idées racistes” (ibid. p. 242). Ce texte de Steiner est disponible en français sous le titre “Le sang est un suc tout particulier”. Goodrick-Clarke montre également que les ariosophes ont été influencés par le romantisme du XIXe siècle, Haeckel et le Monisme, exactement comme Steiner l’avait été.

Tout cela prouve-t-il que Rudolf Steiner ait été personnellement responsable d’avoir façonné la vision du monde perverse d’Hitler ? Bien sûr que non, et notre article ne contient aucun propos de ce genre. Ce que les recherches minutieuses de Goodrick-Clarke veulent montrer, c’est que les frontières entre l’Anthroposophie proprement dite et d’autres mysticisme de la race et du nationalisme occulte étaient extrêmement poreuses. Bons nombres des groupes ésotéristes d’extrême-droite de l’entre-deux-guerres, attirés par la doctrine des races-racines et par ce corpus d’idées obscures, dont Steiner fit la promotion, ont eu un impact indéniable sur la pensée nazie. Ce point est corroboré par de nombreux spécialistes. James Webb écrit :

“Il ne fait absolument aucun doute qu’Hitler croyait à une de l’évolution occulte de type théosophique.” (Webb, The Occult Establishment, Chicago, 1976, p. 313).

Webb décrit également plusieurs zones importantes de chevauchement — théorie raciale, Atlantide, Aryens, entre autres — entre l’Anthroposophie et la Théosophie d’une part, et les systèmes de croyance de l’appareil nazi, en particulier d’Hitler, Himmler et Rosenberg, d’autre part.

Et si cette étude était encore trop “partiale” pour Waage, il pourrait consulter les travaux d’Eduard Gugenberger et de Roman Schweidlenka, qui nous apprennent beaucoup de choses concernant Steiner. Ils le présentent comme une exception honorable parmi les penseurs ésotéristes qui se sont lamentablement illustrés en politique (voir Gugenberger & Schweidlenka, Erde Mutter-Magie und Politik, Vienne, 1987, pp. 135-145). Mais même ces commentateurs favorables soulignent que “Steiner a postulé une chaîne évolutive strictement hiérarchique”, basée sur le modèle des races-racines, plaçant les peuples germano-nordiques au niveau supérieur (idem. p.144). Ils remarquent que, dans l’Anthroposophie de Steiner, “sa propre race et sa propre culture apparaissent comme le stade actuellement le plus élevé du développement spirituel de l’humanité” (ibid. p.145). Gugenberger et Schweidlenka eux-mêmes soulignent donc un racisme évident et une justification de l’injustice sociale, que l’Anthroposophie propage sous couvert de révélation spirituelle. Il est donc normal que les néo-nazis contemporains s’inspirent considérablement des enseignements de Steiner.

Ignorant toutes ces preuves, Waage nie catégoriquement les parallèles idéologiques entre l’Anthroposophie et le National-Socialisme, particulièrement ses variantes ésotériques et environnementalistes. Les lecteurs de l’Humaniste qui s’inquiéteraient du fait que nous n’ayons pas cité nos sources historiques sur cette question peuvent vérifier notre interprétation contraire à l’historiographie courante sur la vision nazie du monde et sur ses origines idéologiques. Même les œuvres qui ne mentionnent Steiner et l’Anthroposophie qu’en passant, tout comme les nombreux contributeurs de la démagogie autoritariste de droite, seront utiles pour rectifier l’image d’un Steiner “rationel et humaniste », telle que Waage la décrit.

2. L’incident de 1922.

Waage écrit que “Steiner lui-même a été victime d’une tentative d’assassinat par le mouvement nazi en 1922”. Il entend prouver ainsi que Steiner était totalement opposé au Nazisme. Avant d’examiner cet événement de 1922, il nous faut remarquer la logique particulière invoquée ici. Si Waage pense que l’identité de l’assassin d’un personnage public nous apprend quelque chose sur l’identité de la victime, il devrait aussi en conclure que Trotsky n’était pas bolchevique et que Rabin n’était pas Juif, et que les dirigeants nazis Ernst Röhm et Gregor Strasser etaient des anti-nazis, puisque Hitler les a fait exécuter en 1934.

Mais c’est surtout l’événement lui-même qui est discutable. Pour rapporter cet incident de 1922, Waage évoque en effet des détails erronés. Ce qui s’est réellement passé à Munich en mai 1922, c’est qu’un groupe de voyous d’extrême-droite ont perturbé une conférence grand-public de Steiner et ont semble-t-il essayé de l’agresser physiquement après qu’il eut fini de parler. Mais ils ont été repoussés par les partisans de Steiner. Appeler cette bagarre dans une salle de conférence une “tentative d’assassinat” est une exagération infondée. ll n’existe aucune preuve que les assaillants de Steiner auraient eu l’intention de le tuer. De plus, il n’y avait aucune implication directe du “mouvement nazi” dans cette affaire. Les sources anthroposophiques indiquent même plutôt que les assaillants de Steiner appartenaient à une faction d’extrême-droite rivale. Ces faits sont aisément vérifiables dans les descriptions anthroposophiques de l’incident. L’interprétation exagérée que fait Waage de l’événement est catégoriquement contredite par des témoins oculaires anthroposophes.

Quoique les anthroposophes essaient fréquemment de transformer Steiner en un martyr de l’anti-hitlérisme en soulignant l’incident de 1922, l’analyse de l’événement ne supporte pas cette interprétation. L’affrontement a eu lieu à l’hôtel Vier Jahreszeiten de Munich, où Steiner avait choisi de donner sa conférence . Depuis 1919, cet hôtel était un point de rassemblement notoire de l’extrême droite nationaliste de Munich. Il avait abrité le siège social de la Société de Thulé – l’un des groupes völkisch le plus extrémiste – et était la propriété de membres de cette organisation. Certains anthroposophes affirment même que les agresseurs de Steiner appartenaient à la Société de Thulé. Ce qui importe n’est pas de savoir qui étaient les responsables de cette perturbation de la conférence de Steiner, mais plutôt d’expliquer le choix de ce dernier de venir s’exprimer à cet endroit, si l’on considère Steiner comme un anti-nationaliste qui a abjuré la politique d’extrême-droite. En outre, plusieurs membres éminents de la Société Thulé avaient des liens avec Steiner et l’Anthroposophie, y compris Rudolf Hess, le principal allié de l’Anthroposophie durant le Troisième Reich.

Comment nous faut-il comprendre cette situation alambiquée ? Comme nous l’avons déjà indiqué, dans la période de l’entre-deux-guerres les frontières entre les organisations du spectre occulte nationaliste réactionnaire étaient tout à fait poreuses, avec des groupes concurrents se chevauchant dans leurs compositions et dans leurs idéologies. L’Anthroposophie faisait partie de ce spectre, de même que plusieurs précurseurs directs des nazis. Goodrick-Clarke fournit un exemple édifiant de ce phénomène. En 1923, immédiatement après sa venue en Allemagne, l’occultiste et théoricien russe d’un complot antisémite, Grégor Schwartz-Bostunitsch “est devenu un anthroposophe enthousiaste” (Occult Roots of Nazism, p. 170). À la fin de la décennie, Schwartz-Bostunitsch avait quitté l’Anthroposophie, la considérant finalement comme un rouage supplémentaire de la conspiration occulte internationale. Il devint plus tard un officier de la SS.

De tels exemples sont loin d’être isolés, comme en attestent les écrits concernant les manifestations ésotérico-politiques allemandes. Le brassage constant des groupes de droite et des groupes ésotériques est un thème majeur du livre Occult Establishment de Webb. Il contient un examen approfondi des interpénétrations et des hostilités mutuelles entre Steiner et ses partisans d’une part, et les militants du mouvement völkish de l’autre. Webb en conclut que “Steiner n’était pas vraiment étranger à la pensée völkisch”. Il montre que la “réaction völkisch [à l’encontre de Steiner] trahissait le fait que les deux camps fonctionnaient sur le même niveau. Et une partie de la rage völkisch contre Steiner s’explique par le fait que les partisans de ce mouvement se sont rendu compte qu’il y avait [dans l’Anthroposophie] une autre vision de l’univers qui prétendait également être “spirituelle”(p.290). Le déclenchement des hostilités entres les groupes völkisch et l’Anthroposophie n’était pas dû à des différences fondamentales entre les deux courants, mais au contraire à leur proximité idéologique marquée. En effet, ce sont ces affinités idéologiques fondamentales qui les ont rendu rivaux. Ainsi, les leçons à tirer de l’incident de 1922 se rapprochent de la thèse de l’influence mutuelle entre le Nazisme naissant et les anthroposophes.

En plus de déformer et de mal comprendre l’incident de 1922, Waage donne encore deux arguments concernant Steiner et les Nazis qu’il pense être la preuve de l’anti-nazisme de Steiner :

– la critique par Steiner, en 1920, de l’utilisation abusive de la croix gammée ;

– sa critique de Hitler, en 1921, affirmant que celui-ci serait sous des influences spirituelles nuisibles.

Ces deux arguments reposent sur une incompréhension profonde du contexte historique. Waage se réfère en effet à une brève remarque, faite en 1920, au sujet de la “bestialité qui s’exerce en Allemagne sous la bannière de la croix gammée.” Waage donne tout d’abord une date erronée : Steiner a prononcé ces paroles le 10 septembre 1923 (voir Rhythmen im Kosmos und in Menschenwesen. Wie kommt man zum Schauen der geistigen Welt ? GA 350, p. 276 — Rythmes dans le cosmos et dans l’être humain. EAR) (même s’il a fait une autre remarque révélatrice à propos de la croix gammée en 1920). Mais même sans mélanger les deux remarques, il est peu probable qu’un quelconque commentaire sur l’utilisation de la croix gammée, en 1920, ait été dirigé contre le Parti Nazi en tant que tel. En effet, ce parti n’a pas été officiellement constitué avant avril 1920, puis est resté minuscule et très peu connu durant un certain temps. En outre, les Nazis n’ont pas adopté l’emblème de la croix gammée avant l’été 1920, et les bannières caractéristiques à croix gammée n’ont été conçues que deux ans plus tard (William Shirer, The Rise and Fall of the Third Reich, New York 1960, 43-44). En fait, après vérification de la citation donnée par Waage, nous avons trouvé ceci :

Ce symbole [la svastika] que l’Indien ou l’ancien Égyptien regardaient au moment où il parlait de son Brahman sacré, on le trouve aujourd’hui sur le billet russe de mille roubles ! Ceux qui font de la haute politique là-bas savent comment influencer l’âme humaine. Ils savent que ce que la marche victorieuse de la svastika signifie — cette svastika qu’un grand nombre de personnes portent déjà en Europe. Mais ils ne veulent pas écouter ce qu’il y a à comprendre concernant les symptômes les plus importants, c’est-a-dire les secrets de l’évolution historique actuelle”. (Steiner, Geisteswissenschaft als Erkenntnis der Grundimpulse sozialer Gestaltung, GA 199, p. 161, speech 27.08.1920).

Sur la base de la propre citation de Waage, Steiner s’opposait à l’emploi ostensible de la Svastika par les Bolcheviques : il n’a fait absolument aucune mention des Nazis.

Pourtant, ne serait-il pas possible que Steiner ait exprimé une hostilité générale envers la pensée raciste, associée alors à la svastika ? C’est très peu probable. Considérons un autre commentaire de Steiner, tiré d’une conférence faite à Dornach en 1921, critiquant l’utilisation de la croix gammée comme symbole politique :

“L’Asie ne peut pas comprendre des concepts comme ceux que possède l’Europe. Les Asiatiques veulent des images. Ces abstractions, ces concepts que l’Européen possède, l’Asiatique n’en veut pas, ils blessent son cerveau. Un symbole comme la svastika — il s’agit d’un ancien symbole solaire — était présent autrefois dans toute l’Asie. Les vieux Asiatiques s’en souviennent encore. Certains politiciens bolcheviques ont été suffisamment avisés, tout comme les Völkischen allemands, pour utiliser cette ancienne croix gammée comme symbole. Celle-ci produit une beaucoup plus grande impression sur les Asiatiques que ne le ferait n’importe quel concept marxiste. Le marxisme se compose de concepts : cela ne les impressionne guère. Mais un tel symbole, cela fait impression sur ces populations asiatiques.” (Steiner, Geschichte der Menschheit, p. 261)

Il faudrait être bien borné pour interpréter un tel passage comme un avertissement contre les politiques racistes.

Qu’en est-il de la critique initiale qu’a fait Hitler de Steiner ? Waage cite un article de 1921 de Hitler, qui accuse Steiner de “gâter la base spirituelle du peuple”. Tirer profit de cette brève remarque comme étant un rejet de la philosophie de Steiner, c’est bien mal comprendre à la fois la citation et son contexte plus général. La citation tronquée de Waage donne en effet l’impression que le passage serait une dénonciation générale des effets délétères de la doctrine spirituelle de Steiner. En fait, l’article de Hitler du 15 mars 1921 — la seule référence mentionnant Steiner dans les écrits de Hitler durant la vie de Steiner — est dirigée non pas contre Steiner, mais contre le ministre allemand des Affaires étrangères, Walter Simons. (Voir Adolf Hitler, Sämtliche Aufzeichnungen 1905-1924, Stuttgart 1980, 348-353). Hitler mentionne simplement Steiner en tant qu’ “ami” de Simons, convaincu que ce dernier a été influencé par Steiner. Comme on peut s’y attendre de la part d’un démagogue chevronné, la critique de Hitler à propos du Ministre des Affaires étrangères – et par extension de Steiner – n’a que peu de rapport avec la politique réelle de l’un ou l’autre. En effet, à ce moment là, les anthroposophes portaient les mêmes accusations qu’Hitler sur Simons. Steiner lui-même avait d’ailleurs condamné sans équivoque Simons en des termes extrêmement forts, tout comme Hitler, pour les mêmes raisons. Si la formule employée par Hitler montre du mépris envers Steiner, elle ne nous dit en revanche rien au sujet des concordances et des discordances de leurs systèmes de croyances respectifs.

Hitler était bien souvent agacé par les prétendus réformateurs spirituels comme Steiner, car il pensait que ceux- détournaient l’attention de la véritable lutte, laquelle se jouait dans le domaine politique et non spirituel. Ceci ne signifiait pas à proprement parler une hostilité philosophique fondamentale envers les enseignements de Steiner. En effet, Hitler faisait souvent des critiques similaires envers certains membres dévoués du Parti Nazi. Si l’on examine un cas analogue, celui d’Artur Dinter, un spiritualiste cosmique comme Steiner, analysé par l’historien George Mosse, on peut lire les conclusions suivantes :

“Déjà dans Mein Kampf, Hitler critiquait sévèrement les “réformateurs religieux” völkisch. Considérant les vues de Hitler sur la nature du mysticisme et de la “science secrète”, cette critique pourrait sembler contradictoire. Cependant, elle se comprends très bien quand on en considère les raisons profondes. En effet, les dirigeants völkisch étaient aux yeux d’Hitler des “membres de sectes”, qui devaient être broyées par le vrai “mouvement”, car ces réformateurs affaiblissaient selon lui la vraie lutte contre l’ennemi commun : la communauté juive. Ils dispersaient les forces nécessaires pour mener ce combat. Fondamentalement, la critique d’Hitler à l’encontre d’hommes comme Dinter consistait à dire qu’ils ne concentraient pas complètement leur critique idéologique sur les Juifs. Cela confirme à nouveau notre thèse selon laquelle Hitler aurait transformé la révolution allemande, dont de nombreux adeptes völkisch rêvaient, en une révolution anti-juive, ayant ainsi concrétisé et objectivé une idéologie qui sinon serait restée trop floue pour devenir un mouvement populaire. Les idées spiritualistes et théosophiques ont donc été reléguées à l’arrière-plan et leurs adhérents réduits au silence, ou ignorés.” (Mosse, The Crisis of German Ideology, New York 1964, pp. 306-307).

Les recherches historiques contredisent donc l’interprétation de Waage au sujet des invectives échangées entre Steiner et Hitler. Cette dernière est en outre tout à fait incompatible avec les déclarations très explicites de Steiner. Replacés dans leur contexte historique, ces échanges parfois virulents entre Steiner et les dirigeants völkisch, loin d’exonérer Steiner, fournissent en réalité une preuve supplémentaire de l’importance de sa contribution à “l’idéologie floue” qu’Hitler a mise en pratique ultérieurement.

3. Répudiation de collaborateurs anthroposophes.

Waage nous informe que “qu’un membre dirigeant des écoles Steiner en Allemagne, qui a maintenu les écoles ouvertes jusqu’en 1941 avec l’approbation du régime nazi, a été après la guerre exclu de toutes les écoles Steiner.” Waage ne nomme pas cette personne, mais le contexte indique clairement qu’il doit s’agir de René Maikowski ou Elisabeth Klein, qui ont négocié avec les responsables nazis de l’éducation pour garder les écoles Waldorf en activité aussi longtemps que possible. L’affirmation selon laquelle Klein ou Maikovski auraient été expulsés du mouvement Waldorf après la guerre est sans fondements. Maikovski fut l’un des personnages qui a joué un rôle important dans le rétablissement de l’école Waldorf de Hanovre après la guerre. Et Klein a enseigné dans une école Waldorf de 1950 à 1965. Tous deux furent donc très actifs dans le mouvement Waldorf après 1945, publiant des articles dans ses revues, aidant à mettre sur pied de nouvelles écoles, à former d’autres professeurs, etc. Tous deux ont reçu un soutien énergique du siège de la Société Anthroposophique Universelle à Dornach.

Waage voudrait faire croire à ses lecteurs que les collaborateurs nazis n’étaient plus les bienvenus au sein des organisations anthroposophiques après la guerre. C’est le contraire qui s’est produit. Günther Wachsmuth a continué sans interruption à occuper la plus haute fonction au sein de l’Anthroposophie internationale, malgré le fait qu’il ait exprimé son admiration pour les Nazis. Il n’y a aucune trace non plus de mesures qui auraient été prises à l’encontre de Ehrard Bartsch, principal promoteur de l’agriculture biodynamique, collaborateur SS et admirateur de Hitler. De nombreux anciens nazis ont fait carrière au sein du mouvement anthroposophique après 1945, y compris Friedrich Benesch, Ernst Harmstorf, Heimo Rau, Gotthold Hegele, Werner Voigt, and Udo Renzenbrink. Même Uwe Werner, ayant accès aux documents internes, pourtant très empressé d’inclure tous les détails imaginables à décharge, concède que les anthroposophes n’ont effectué aucune introspection collective après 1945 :

“Curieusement, les anthroposophes n’ont ni discuté ni décrit en détail leur comportement durant la période nazie après l’année 1945.” (Werner, Anthroposophen in der Zeit des Nationalsozialismus, p. 2)

En effet il souligne qu’après la guerre, les anthroposophes “plus ou moins consciemment, ont refusé de raviver les controverses au sujet du comportement de certains anthroposophes durant la pédiode nazie » (ibid.). Werner ne mentionne pas une seule exception à cette politique. Il précise que les seules critiques survenues après-guerre “ont à peine exprimé quelques réserves au sujet de certains individus” (ibid. p. 364).

Au lieu de faire leur auto-critique de ce que furent leurs rapports avec les Nazis, les anthroposophes d’après-guerre sont simplement retournés à leurs affaires habituelles et ont étouffé toute discussion sur les aspects les plus sombres de leur passé. À ce jour, la grande majorité des anthroposophes nient totalement le volumineux dossier de leur collusion avec les Nazis. Ce dossier ne se résume pas, comme Waage le suggère, à quelques cas isolés, comme Maikowski ou Klein. Le travail de Werner — en dépit des intentions de son auteur — fournit des preuves abondantes de ce qu’était l’ampleur de cette collusion. En effet, tout au long de son ouvrage, Werner énumère des cas précis d’individus qui étaient à la fois des anthroposophes actifs et des membres du Parti Nazi. Il montre aussi que l’ampleur des imbrications, au niveau des organisations et des personnes, entre la Société Anthroposophique et le Parti Nazi étaient suffisamment importantes pour préoccuper la faction anti-ésotérique des Nazis. Il révèle enfin que les responsables anthroposophes étaient près à aller très loin pour protéger les membres du Parti dans ses rangs (voir, par exemple, Werner p.72).

Il est loin d’être insignifiant que certains anthroposophes aient voulu rester Nazis en bonne et due forme tout en appartenant au milieu anthroposophique. En outre, la loyauté des anthroposophes à l’égard de leurs camarades nazis a persisté même après la défaite du Troisième Reich. Ainsi, l’avocat de Walter Darré à Nuremberg était l’anthroposophe Hans Merkel. Jusqu’à la fin de sa vie de son client, Merkel est resté un proche confident de Darre, théoricien notoire des races et ancien ministre au sein du cabinet de Hitler. Il a également défendu le criminel de guerre nazi Otto Ohlendorf. Après qu’Ohlendorf ait été condamné et pendu pour l’assassinat de 90.000 Juifs, c’est le pasteur anthroposophe Haverbeck a officié lors de ses funérailles. Ni repentis, ni désabusés, les anthroposophes d’après-guerre furent cohérents vis-a-vis de leurs allégeances politiques antérieures.

Hélas, ce n’est pas le seul contresens que Waage ait commis dans sa réponse à notre article. Car ce dernier n’est manifestement pas familier des aspects les plus connus de l’histoire du mouvement anthroposophique durant le Troisième Reich. Waage écrit qu’un « prétendu jardin biodynamique aurait existé” au camp de concentration de Dachau. Prétendu ? Aurait existé ? Nous espérons que Waage n’est pas un de ces anthroposophes qui croit que les chambres à gaz d’Auschwitz auraient prétendument existées. Le jardin biodynamique de Dachau n’était nullement prétendu, mais bien réel. Il était supervisé par un anthroposophe : Franz Lippert. Son existence a été attestée par un grand nombre de sources, à la fois anthroposophiques et savantes. En effet, ce jardin est décrit en détail par l’une des sources dont Waage se gargarise.

L’ignorance complète de toute cette information pourtant aisément accessible n’est nullement étonnante, puisque Waage a voulu se convaincre que Anthroposophie et écofascisme ne contient qu’une version “simpliste” de l’histoire de l’imbrication de l’Anthroposophie et du Nazisme. Cette incompréhension est basée sur sa conception singulièrement simpliste et étonnement ignorante de l’Histoire. En réalité, le récit relaté dans notre article est celui d’une histoire très complexe. Les anthroposophes feraient bien de reconnaître enfin ce que furent les complexités et les contradictions de leur propre passé.

L’Anthroposophie aujourd’hui

Waage consacre une grande partie de sa réponse à des questions que notre article n’avait pourtant pas abordées, comme les activités bénévoles caritatives des écoles Waldorf dans divers pays du monde. Bien qu’il soit difficile de voir en quoi ces sujets ont à voir avec la question de la relation entre l’Anthroposophie et l’écofascisme, Waage semble penser qu’elles entrent en ligne de compte pour réfuter l’article.

Il affirme notamment que ces “accusations perfides” contre l’Anthroposophie nuisent aux “enseignants, aux élèves et aux parents” des écoles Waldorf. Nous ne comprenons pas pourquoi s’interroger à propos de l’idéologie sous-jacente d’une école pourrait être néfaste à qui que ce soit. Nous pensons au contraire qu’il est bien plus néfaste de laisser cette idéologie dans l’ ombre. Nous espérons que la leçon que Waage a apprise lors de sa scolarité dans une école Waldorf n’est pas que les anthroposophes ont toujours raison et leurs détracteurs toujours tort. Si c’est le cas, notre propre expérience est assez différente.

Waage fait grand cas du récent rapport des anthroposophes néerlandais visant à exonérer Steiner de l’accusation de racisme. De manière incroyable, il considère ce rapport comme une preuve de ce que les anthroposophes se confrontent honnêtement avec leur propre passé de compromissions. Waage lui-même admet que Steiner a dit un certain nombre de choses “ridiculement grotesques et insultantes” à propos des Noirs, des Asiatiques, et autres peuples, etc. Mais il minimise ces propos en arguant du fait qu’ils seraient soi-disant “marginaux” parmi les croyances principales de Steiner. Waage ne semble pas avoir réfléchi à la différence fondamentale qui existe entre sa propre position, qui est éthiquement incohérente, et celle du rapport néerlandais, qui contredit les faits eux-mêmes. On aurait en effet pu comprendre que la commission conclue que l’Anthroposophie n’est pas fondamentalement une doctrine raciste. Mais ce n’est pas la conclusion à laquelle la commission néerlandaise à aboutie. Au contraire, leur rapport conclu qu’ « aucune théorie raciale et nulle opinion raciste ne peut être attribuée à Steiner”. Nous répétons : selon l’avis de la commission, que Waage semble approuver, Rudolf Steiner ne soutenait aucune opinion raciste quelle qu’elle soit, et ses écrits ne contiennent aucune théorie raciale.

Notons, tout d’abord, que cette conclusion renverse complètement la thèse des anthroposophes eux-mêmes, qui prétendent que le racisme de Steiner serait pardonnable car il était un “produit de son époque” — argument qui soit dit en passant pourrait être utilisé pour justifier un grand nombre d’atrocités commises au XXe siècle.

Jusqu’à présent, l’attitude des anthroposophes envers le racisme de Steiner à consisté à dire : ignorez-le et bientôt on n’en parlera plus. Mais, avec le rapport néerlandais, cette attitude de complicité silencieuse a cédé la place à un déni pur et absolu. Rudolf Steiner, nous dit-on maintenant, n’a jamais tenu de propos raciste de sa vie. Nous sommes consternés que des gens qui se prétendent humanistes puissent déployer un argumentaire aussi spécieux. Prétendre que Steiner ne soutenait aucune opinion raciste n’est rien moins qu’un signe de malhonnêteté, d’ignorance ou de mauvaise foi. Une personne dénuée d’opinions racistes n’aurait pas pu dire :

“La race des Nègres ne fait pas partie de l’Europe. (…) La transplantation des Noirs en Europe est une chose horrible. (…) La race blanche est la race spirituellement créatrice. (…) Les concepts endommagent le cerveau des Asiatiques”

Sans oublier qu’il a qualifié les peuples aborigènes de “dégénérés”, de “décadents” et de “retardés”. Ces déclarations n’admettent aucune interprétation non raciste. Steiner a bel et bien fait chacune de ces déclarations. Puis il a exprimé des convictions similaires, encore et encore, alors qu’il enseignait en tant qu’autorité morale. Absoudre une telle pratique est incompatible avec les valeurs humanistes.

Cette lamentable ignorance délibérée du contexte historique est donc aggravée par la croyance selon laquelle les écrits de Steiner ne contiendraient aucune théorie raciale. Ne serait-ce que pour apprécier à quel point cette attitude est intellectuellement fallacieuse, récapitulons brièvement les faits :

Durant plus d’une décennie, Steiner a été le principal représentant public d’une des plus grandes branches de la Théosophie. Or, l’une des principales contributions de la Théosophie à l’occultisme consistait en la doctrine des races-racines. Steiner a repris dans ses grandes lignes cette doctrine des races-racines et l’a réintroduite dans l’Anthroposophie. Cette doctrine divise la famille humaine en cinq races-racines (« Wurzelrassen », appelées aussi parfois « Hauptrassen » ou « Grundrassen », races principales ou races-primordiales), plus deux races supplémentaires devant apparaître dans un futur lointain. Chaque race-racine est subdivisée en sous-races (« Unterrassen »). Ces catégories sont biologiques (Steiner les qualifie de races “héréditaires”) aussi bien que spirituelles. Or les classifications raciales ne sont pas neutres chez Steiner : elles sont disposées dans l’ordre croissant du développement spirituel. La cinquième race-racine, la “race aryenne” – et au sein de celle-ci la “sous-race germanique et nordique” – se trouvent au sommet de la hiérarchie. Cette hiérarchie, à son tour, est une composante intégrante de l’ordre cosmique. Ces idées sont explicitement énoncées et répétées dans de nombreux livres, brochures, articles et conférences écrites et publiées par Rudolf Steiner. Et cependant, nous assure Waage, elles ne constituraient pas une théorie raciale ?!

Toute personne qui entame un dialogue critique avec les anthroposophes et leurs défenseurs ne peut que s’apercevoir du caractère douteux de tels propos. Un nombre croissant de voix s’élèvent désormais pour poser des questions au sujet de l’héritage politique de l’Anthroposophie. Mais elles n’ont pas rencontré de réponses honnêtes. Quand ils sont confrontés à la logique et aux faits, les défenseurs de l’Anthroposophie n’ont aucun recours, sinon celui de nier l’évidence. Quand ils sont confrontés à un examen public approfondi et à la recherche académique, les défenseurs de anthroposophie n’ont pas de réponse, sinon l’utilisation de la dérision et la dérobade. Ce sont là les pratiques habituelles des sectes. Elles tentent systématiquement de transformer toute tentative de débat critique en une parodie de la raison. Oeuvrer à une telle parodie est une forme d’aveuglement et d’avilissement de soi, indigne d’un humaniste. Nous espérons qu’un jour un travail sérieux au sujet de l’imbrication historique de l’Anthroposophie et de l’écofascisme incitera les anthroposophes et leurs défenseurs à se demander si le système de croyances qu’ils admirent peut être dégagé de cet héritage empoisonné. Et si ce n’était pas possible, nous espérons qu’ils auraient alors le courage d’abandonner l’Anthroposophie.

Anthroposophy and its Defenders

Traduction française de Jean-François Theys. Revue par Grégoire Perra

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Professeur de Philosophie
Cet article a été publié dans Non classé, Racisme et antisémitisme de Rudolf Steiner, Travaux universitaires de Peter Staudenmeier. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

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