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Économie

Les vérités du prix Nobel Jean Tirole sur le chômage de masse

CDI, précarité, indemnisations, temps de travail… Le Prix Nobel d’économie analyse l’échec historique de la France en matière d’emploi et sa «préférence » structurelle pour le chômage de masse.

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 Le Francais Jean Tirole a ete recompense par le prix Nobel d'economie dans son bureau a Toulouse.French economist Jean Tirole, ( the 2014 Economics Nobel Prize laureate) poses in his office in Paris,FRANCE-11/06/2018//JDD_8.0411/Credit:ERIC DESSONS /JDD/

Le Francais Jean Tirole a été récompensé par le prix Nobel d'economie dans son bureau a Toulouse. 

Sipa

En un an, alors que la France n’est pas restée immobile - 1,5 % de croissance -, le nombre de chômeurs inscrits a diminué d’à peine 50.000 ! Globalement, près de 3,7 millions de personnes sont encore sans emploi. Cette persistance d’un chômage de masse, sur lequel les réformes du marché du travail menées par Emmanuel Macron depuis son arrivée à l’Elysée n’ont pas encore produit d’effet, se trouve au coeur des réflexions de Jean Tirole. Le Prix Nobel d’économie dissèque les spécificités d’un marché du travail français bloqué et rongé par les choix des « institutions françaises ». Bref, un antimodèle que ces « institutions » feraient bien d’examiner, alors que les négociations sur le futur de l’Unédic sont en stand-by après le retrait du patronat.

Challenges. Le taux de chômage en France reste dramatiquement élevé, à 9 %, à peine 1 point de moins en cinq ans. Est-ce qu’il y a un problème spécifiquement français du marché du travail ?

Jean Tirole. Pour moi, ce sont les institutions françaises qui créent du chômage. Ces institutions, qui ont été reprises dans l’Europe du Sud, en général, ont engendré partout un chômage important. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Inversement, on voit bien qu’en Europe du Nord le taux de chômage est de moins de 5 %, ainsi que dans les pays anglo-saxons.

Depuis trente ou quarante ans en France, le chômage n’est jamais tombé au-dessous de 7 %, même dans les bonnes périodes de conjoncture internationale, quand par exemple l’euro a baissé ou quand le prix du pétrole a chuté. Personne ne va nier le fait que le carnet de commandes a de l’importance, mais les spécificités des institutions françaises ont un impact important sur le chômage.

La préférence française pour le chômage, comment se manifeste-t-elle ?

Cette préférence consiste finalement à protéger les personnes en CDI par rapport à celles qui sont en CDD et au chômage. C’est-à-dire que nos institutions favorisent les gens qui sont en emploi stable et qui ont une plus grande stabilité géographique. On en connaît les victimes : les jeunes de 15 à 24 ans et les personnes de plus de 50 ans, qui font face à un très faible taux d’emploi d’activité en France par rapport à l’étranger. Ce sont les victimes visibles.

Que signifiez-vous avec votre phrase « Nos institutions encouragent le chômage » ?

En réalité, les institutions encouragent un certain type de travail, qui est le travail précaire. Pourquoi ? Les entreprises préfèrent souvent utiliser les contrats en intérim ou les CDD, parce que cela leur donne de la flexibilité dans la gestion de leur personnel. Aujourd’hui, presque 90 % des créations d’emplois se font en CDD. Et, demain, ce phénomène pourra être encore davantage dû aux mutations technologiques rapides liées à l’intelligence artificielle. De nombreux emplois pourront être détruits dans deux, cinq ou dix ans. Sachant cela, les entreprises seront plus réticentes à engager des gens avec le CDI actuel : il n’y aura plus que des CDD.

Est-ce si grave ?

Oui, car les CDD sont de mauvais emplois. Parce qu’ils ne génèrent pas assez de formation, créent de l’instabilité pour le salarié (avec, de manière concomitante, un accès limité au logement, en location ou en achat) et l’entreprise, et parce qu’ils provoquent du chômage. De plus en plus, nos emplois sont « permittents » : quinze jours de travail, quinze jours de chômage. Cela coûte très cher à la société. Ce n’est pas bon pour le salarié, mais ce n’est pas une bonne chose pour l’entreprise non plus, parce qu’elle se sépare souvent de gens qui donnent satisfaction. Par prudence, elle préfère les emplois précaires pour se donner une flexibilité que le CDI n’offre pas assez. Or il ne faut pas oublier qu’une grande partie des allocations de chômage vient justement des fins de CDD, des missions d’intérim, etc.

Parmi les « institutions » que vous évoquez, il y a le système d’indemnisation du chômage. Comment le réformer ?

On voit très bien que l’assurance-chômage a une dette de 35 milliards d’euros. Comme la dette publique, elle sera à payer par les prochaines générations si l’on ne redresse pas la barre. Les partenaires sociaux ont tendance à se défausser sur la collectivité. L’éléphant dans le magasin de porcelaine, c’est quand même l’Etat.

Indemniser des personnes sans emploi jusqu’à deux ans, est-ce la meilleure manière d’inciter à la reprise du travail ?

Pour moi, c’est un contrat social : soit on a une décroissance de l’allocation de chômage dans la durée, pour inciter les gens à reprendre un emploi, soit - ce qui est préférable - on se montre généreux dans l’indemnisation, mais en revanche on a une exigence très forte pour que les bénéficiaires reprennent un emploi. Cela dit, c’est toujours compliqué, surtout avec une structure sociale française où l’on aime bien être proche de sa famille, où le marché de l’immobilier est coûteux et peu flexible (logement social, refus de la densification dans les grandes villes, coûts élevés en frais et taxes de la mobilité pour les propriétaires). Tout est imbriqué.

Et en matière d’incitation à recruter de la part des entreprises, les réformes du marché du travail vont-elles donner des résultats ?

Tout d’abord, une réforme met souvent du temps pour produire des effets, ne serait-ce que parce que les agents économiques veulent s’assurer de sa pérennité. Ensuite, il faut comprendre que les réformes de l’exécutif actuel sont encore incomplètes. Enfin, il ne faut pas juger les réformes du seul point de vue du taux de chômage. Même s’il est important, il faut prendre en compte beaucoup d’autres indicateurs : le bien-être au travail, la flexibilité, la compétitivité, le coût pour l’Etat (un des défis de l’exécutif est de faire en sorte que la dette de 35 milliards n’augmente pas)

De façon générale, quand vous dites que la réforme a été incomplète, qu’y manque-t-il ?

Evidemment, j’en reviens à mon dada, le bonus-malus, c’est-à-dire la responsabilisation des entreprises, et des salariés d’ailleurs, en faveur du bien commun. Le bien commun consiste ici à faire en sorte que les gens ne rentrent pas dans une période de chômage, ou n’y passent pas trop de temps, et que cela ne coûte pas trop cher à la collectivité. La collectivité, ce sont les autres entreprises qui paient des cotisations sociales élevées, et qui, de ce fait, créent moins d’emplois, ou des emplois moins attractifs. Et c’est également l’Etat qui prendra finalement la charge, à un moment ou à un autre, de la dette de l’Unédic. Il faut inciter les entreprises à avoir le bon comportement vis-à-vis du marché du travail, tout comme il faut les inciter à émettre moins de carbone. Le problème aujourd’hui est le suivant : quand les entreprises licencient un salarié ou utilisent un CDD, elles ne paient rien ou presque à l’assurance-chômage.

C’est aussi vrai en cas de recours aux ruptures conventionnelles…

La rupture conventionnelle, de manière fondamentale, consiste en une connivence entre le salarié et l’employeur pour que le salarié puisse toucher les allocations de chômage, et, de facto, une forme de préretraite dans le cas où le salarié est âgé. L’employeur l’accepte, puisque c’est la collectivité qui paiera. Il y a d’autres exemples de cette connivence contre la collectivité et le bien commun, comme « la permittence », dont nous avons déjà parlé.

Le bonus-malus, c’est l’outil du bien commun ?

Oui, il est important de faire en sorte que les licencieurs soient les payeurs. De même que les pollueurs doivent être les payeurs, les licencieurs doivent assumer le coût qu’ils imposent à la société. Dès lors, ils feront beaucoup plus attention avant de créer des CDD, des missions d’intérim, ou d’accepter des ruptures conventionnelles. Ils utiliseront ces dispositifs quand cela sera justifié, et non pas simplement par convenance.

Dans la montée du populisme ambiant, la mondialisation est vécue comme une source de chômage. Est-ce effectivement prouvé ?

Des études montrent que, dans certaines régions d’Allemagne ou des Etats-Unis, le Midwest par exemple, des emplois ont été détruits par les importations chinoises. Ces emplois ont été recréés parfois dans d’autres secteurs, et souvent ailleurs, entre autres en Californie. Mais, à côté de la mondialisation, j’ajouterais aussi dans ces causes le progrès technologique.

Ce n’est pourtant pas un phénomène nouveau…

Cela fait effectivement déjà deux siècles que l’on observe que le progrès technologique prend les emplois. Mais s’il est vrai qu’il en détruit, il en crée aussi beaucoup. Heureusement, sinon nous serions tous au chômage depuis longtemps. D’ailleurs, Keynes s’était trompé vers 1930. Il avait annoncé que vers 1965 il ne resterait que très peu d’emplois. En fait, il avait complètement tort. Il ne faut pas être trop inquiet de la mondialisation ou du progrès technologique. La richesse globale augmente. En revanche, il existe un problème de transition mais aussi de perdants à l’intérieur de ce phénomène.

L’intelligence artificielle, notamment, ne risque-t-elle pas d’accélérer les destructions d’emplois ?

Oui, la destruction des emplois, qualifiés ou non, va être très rapide, plus qu’auparavant. C’est la seule différence que l’on peut noter avec ce qui s’est passé dans les deux cents dernières années. Ces nouvelles technologies, parmi lesquelles on compte l’intelligence artificielle, permettent effectivement de se passer d’un certain nombre d’emplois qualifiés ou pas. Par exemple, un médecin généraliste aura des problèmes dans un avenir proche, puisqu’un logiciel bien conçu pourra effectuer une grande partie du travail.

Regardez ce qui se passe en Chine : Ant Financial, la filiale bancaire d’Alibaba, permet à des millions de PME chinoises d’emprunter jusqu’à 4 000 dollars, et donne la réponse à leur demande de prêts en une seconde. Il n’y a pas un seul humain qui soit impliqué dans ce processus. C’est simplement un logiciel, fonctionnant avec des bases de données très importantes, qui prend la décision. Pas trop mal, d’ailleurs, puisque le taux de défaillance est d’environ 1 %, un chiffre plus faible que pour les prêts réalisés par d’autres établissements chinois.

Ce système permet donc beaucoup d’efficacité économique, mais malheureusement pas de créer des emplois dans les banques. Les emplois créés, eux, sont ailleurs : ces millions de PME qui, grâce aux financements obtenus, ont pu générer de nouvelles activités.

Pensez-vous que les robots travaillent pour ou contre le bien commun ?

C’est une très bonne question. Ces deux derniers siècles, le progrès technologique a enrichi nos sociétés et tiré les gens de la pauvreté. Je suis très optimiste, mais il ne faut pas se voiler la face. Les robots vont faire disparaître de nombreux emplois classiques. Mais il y aura d’autres opportunités, d’autres postes qui vont se créer, et donc de la richesse collective.

Dans le monde bancaire, par exemple, beaucoup d’emplois ont disparu du fait des technologies de l’information. D’autres sont apparus, mais ce ne sont pas les mêmes. Avec les robots, j’anticipe la même chose. A la fois pour les postes qualifiés et non qualifiés. Il faut voir ceci comme une opportunité. On peut certes se fermer aux robots, mais, dans ce cas-là, il va falloir fermer nos frontières, car les autres pays vont les utiliser et devenir plus efficaces que nous. Il faudrait alors accepter que notre niveau de vie diminue, parce qu’on ne profitera pas de cet apport technologique. Ce n’est pas la solution que je préfère, il faut donc que les gens puissent passer d’emplois détruits à des emplois créés.

Est-ce une illustration que le marché du travail n’est pas un gâteau ?

Effectivement, ce marché n’est pas un gâteau, avec une quantité fixe de travail qu’il faudrait se partager entre nous. Si l’on voulait résoudre le chômage sur la base de cette théorie, il suffirait de travailler dix-huit heures par semaine. Nous fermerions alors peut-être nos frontières, pour ne plus importer de biens étrangers, mais ce serait compliqué à mettre en oeuvre, car on ne pourrait plus exporter non plus. Il suffirait aussi d’interdire aux immigrés de venir, ou l’on pourrait revenir au service militaire obligatoire. Pour pousser le raisonnement à l’absurde, on pourrait également demander aux femmes de quitter le marché du travail. On voit très bien que c’est absurde : la quantité de travail n’est pas limitée.

Les 35 heures étaient donc une mauvaise solution si l’on vous suit ?

Selon moi, il s’agit d’une mauvaise solution, mais cela ne veut pas dire que les économistes doivent décider de la durée du temps de travail. Ce n’est pas parce qu’on va forcer les gens à travailler 35 heures au maximum qu’on va pouvoir garder le même pouvoir d’achat. C’est toujours la même logique, la logique anti-immigrés et anti-importations portée par exemple par Donald Trump. C’est une logique très malthusienne, qui va à l’encontre de la création de richesses. Le temps de travail est un choix de société, mais aussi un choix individuel. La société, à l’avenir, pourrait très bien décider de travailler dix-huit heures par semaine en moyenne, cela ne me choquerait absolument pas.

Cela ne signifierait-il pas qu’on serait alors payé moitié moins…

Oui, mais c’est tout à fait faisable à partir du moment où l’on dispose du progrès technologique. On aura plus de pouvoir d’achat, on pourra consacrer plus de temps à sa famille, aux loisirs… Je ne pense pas qu’il puisse y avoir une durée de travail unique. Des gens qui ont la chance d’avoir un métier qui leur plaît peuvent travailler soixante, soixante-dix, quatre-vingts heures par semaine. D’autres, et c’est tout aussi légitime, veulent pouvoir travailler vingt heures par semaine parce qu’ils veulent passer plus de temps avec leurs enfants. Une durée de travail unique me semble absurde, car les goûts et des métiers de chacun sont assez différents.

La sauvegarde du bien commun commande-t-elle d’augmenter constamment le niveau de vie ?

Je renvoie la question. Derrière le voile de l’ignorance, voulons-nous toujours croître ? L’économiste n’a pas de religion là-dessus. L’économie est au service du bien commun. Mais, sur cette question très particulière, prenons le cas de l’environnement. L’économiste ne dira jamais qu’il faut croître au détriment de l’environnement. On a un choix à faire si l’on veut protéger la planète. Il est tout à fait légitime (et désirable de mon point de vue) d’avoir un taux de croissance et une richesse un peu plus faibles pour protéger la planète. Le taux de croissance n’est pas une religion. En revanche, l’on observe que chaque pays en récession, ou dont le niveau de vie ne croît pas, ou même décroît, pose des problèmes sociétaux et crée du populisme. Cela suggère que nos concitoyens veulent plus de croissance, de pouvoir d’achat. Encore une fois, il ne faut pas toujours respecter ce choix qui conduit à dire : « Pourquoi avoir une taxe carbone pour protéger la planète, ce n’est pas mon affaire ? » Il faut bien définir le bien commun. Le PNB (produit national brut) ne doit pas être une religion, mais un instrument.

SOURCE : OCDE

 

 

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