C'est une attaque à double détente. Le premier coup est parti le 24 octobre en direct à la télévision turque. Réagissant aux propos d’Emmanuel Macron, qui après l’assassinat de Samuel Paty, a déclaré que la France continuerait de défendre les caricatures de Mahomet, Recep Tayyip Erdogan a violemment ciblé le président français l’invitant à "faire des examens de santé mentale". Cette nouvelle charge – Erdogan avait qualifié la France de "caïd" en août après des tensions en mer Méditerranée – a provoqué le rappel immédiat par l’Élysée de l’ambassadeur français en Turquie.
Le deuxième coup est parti quarante-huit heures plus tard lorsque l’homme fort de l’AKP, le parti au pouvoir en Turquie, a carrément appelé au boycott des produits français. "Je m’adresse d’ici à ma nation: surtout ne prêtez pas attention aux marques françaises, ne les achetez pas" a intimé le leader nationaliste élu en 2014. Le message, abondamment relayé sur les réseaux sociaux par des mouvements proches des Frères musulmans, a notamment débouché sur le retrait dans certains grands magasins turcs, koweïtiens et qataris de fromages Kiri ou Babybel. "Erdogan s’appuie sur le courant frériste dont il est issu pour mener sa campagne de déstabilisation, cela lui donne un écho nettement plus fort" s’agace un diplomate français en poste au Moyen-Orient.
5,9 milliards d’euros d'exportations vers Ankara
Le bras de fer engagé avec Paris par Ankara peut-il avoir un impact significatif sur les intérêts économiques français dans la région? "Si on met de côté l’Union européenne, la Turquie est après les États-Unis, la Chine ou la Russie, le cinquième client de la France, répond Deniz Ünal, économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii). Il s’agit d’un partenaire économique important". En 2019, les exportations françaises vers la Turquie se sont élevées à 5,9 milliards d’euros alors que les produits turcs importés par la France représentaient 8,7 milliards d’euros.
Les constructeurs automobiles tricolores sont historiquement très bien implantés en Turquie. Renault, qui produit l’essentiel de ses Clio sur le site de Bursa a par exemple généré l’an dernier 23,5% de la production turque de véhicules, contre 26,6% pour Ford, 18,2% pour Toyota et 15,5% pour Tofas, partenaire local de Fiat. Quant à PSA, sept de ses modèles font partie des vingt-cinq véhicules les plus vendus dans le pays.
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Dans le sillage d’Airbus qui a récolté ces dernières années plusieurs grosses commandes de la Turkish Airlines, l’aéronautique est le premier poste des exportations françaises (490 millions d'euros en 2019). Plusieurs autres grands groupes français comme Sanofi qui est leader dans le pays et y emploie 2.500 personnes ont une activité importante (le secteur pharmaceutique a progressé de 17,6% l'an dernier atteignant 339 millions d'euros). Toutefois, ces locomotives ne masquent pas la relative érosion de la part de marché française en Turquie (3,1% en 2019) alors que dans le même temps celle de certains pays comme la Russie (11,1%) a nettement progressé.
Relation tumultueuse
Concernant l'agroalimentaire, la Turquie est le 13e client de la France. Les importations alimentaires depuis la France se sont élevées à 195 millions d'euros en 2019, portant essentiellement sur de l'alimentation animale pour nourrir le cheptel car l'élevage est en plein essor, et des céréales, dont les importations ont progressé de 85% l'an passé. L'an dernier les importations turques de vins français ont doublé pour s'élever à 18,6 millions d'euros, la plus grande progression concernant les Champagne. Même succès des spiritueux, où les importations depuis la France ont progressé de 97%, mais en ce domaine, la France n'est que le 4e fournisseur derrière le Royaume Uni et les Etats-Unis notamment.
L’histoire mouvementée entre Paris et Ankara ces dernières années n’a pas non plus aidé à booster le business entre les deux pays. En 2012, après l’adoption d’une loi par le Parlement visant à pénaliser la négation du génocide arménien, plusieurs appels au boycott de produits français avaient émergé dans le Bosphore. "Des gros contrats, notamment dans les transports, avaient été gelés, puis le business a repris ses droits" se souvient le diplomate cité plus haut.
Le gouvernement a en tout cas pris ce dossier au sérieux. "Nous sommes évidemment très attentifs. J'ai créé au sein du ministère des Affaires étrangères une cellule de suivi de ce qui se passe, pays par pays, en lien avec notre réseau diplomatique et en lien avec les entreprises et les différentes fédérations d'entreprises", a indiqué mardi le ministre délégué au Commerce extérieur Franck Riester. Ce dernier a également ajouté que "la Turquie a plus besoin de l'Europe et de la France que l'inverse".