Notre-Dame de Paris : quand Victor Hugo fustigeait les restaurations des architectes "ignobles spéculateurs"

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Notre-Dame de Paris : quand Victor Hugo fustigeait les restaurations des architectes "ignobles spéculateurs"

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Notre-Dame de Paris en 1845
Notre-Dame de Paris en 1845
© Getty - Stock Montage

Victor Hugo ne portait pas les architectes dans son coeur. Dans son roman "Notre-Dame de Paris", l'écrivain leur adressait une critique sévère, fustigeant les "modes" architecturales dans les projets de restauration de bâtiments. Des propos qui font écho aux projets de restauration de Notre-Dame.

Victor Hugo est-il en train de se retourner dans sa tombe, au Panthéon, à l'idée que l'on puisse reconstruire, une fois encore, Notre-Dame de Paris ? Lui qui comparaît ce genre de restaurations au "coup de pied de l’âne au lion mourant", voyait dans l'architecture gothique soumise à rénovation, un "vieux chêne [...] piqué, mordu, déchiqueté par les chenilles."

De l'avis des historiens, c'est certainement grâce à lui que la célèbre cathédrale a pu être être restaurée après avoir subi les affres du temps. Dans son ouvrage, dont la BNF s'apprête à exposer le manuscrit au public, Victor Hugo dénonçait avec force ceux qui avaient l'outrecuidance de s'attaquer aux monuments de la grandeur passée, mais était plus sévère encore avec les architectes. Nul doute que la volonté affichée du gouvernement de contrevenir aux règles élémentaires de la restauration pour que Notre-Dame de Paris soit reconstruite selon le calendrier voulu par le président de la République n'aurait pas été du goût du poète. 

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Quand son roman Notre-Dame de Paris est publié, en 1831, chez l'éditeur Gosselin, Victor Hugo se contente de dénoncer, dans sa préface, ceux qui badigeonnent les murs de Notre-Dame pour y effacer les graffitis : 

On a badigeonné ou gratté (je ne sais plus lequel) le mur, et l’inscription a disparu. Car c’est ainsi qu’on agit depuis tantôt deux cents ans avec les merveilleuses églises du Moyen Âge. Les mutilations leur viennent de toutes parts, du dedans comme du dehors. Le prêtre les badigeonne, l’architecte les gratte ; puis le peuple survient, qui les démolit. Ainsi, hors le fragile souvenir que lui consacre ici l’auteur de ce livre, il ne reste plus rien aujourd’hui du mot mystérieux gravé dans la sombre tour de Notre-Dame, rien de la destinée inconnue qu’il résumait si mélancoliquement. L’homme qui a écrit ce mot sur ce mur s’est effacé, il y a plusieurs siècles, du milieu des générations, le mot s’est à son tour effacé du mur de l’église, l’église elle-même s’effacera bientôt peut-être de la terre. 

Ce badigeon qu'évoque Victor Hugo, c'est un mélange d'eau et de chaux avec lequel on repeignait les murs, raconte Jean-Marc Hovasse, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de Victor Hugo. : "Parmi les choses que Victor Hugo a en horreur, il y a l’architecture néo-classique et la manie des gens qui entretenaient les bâtiments à l'époque de mettre du badigeon, une espèce de couche couleur crème qui recouvrait les bâtiments à l’intérieur comme à l’extérieur. C'était l'idée que c’est plus propre, il n’y avait plus l’aspect noir, il y avait l’aspect clair, et Hugo préférait les traces du temps".

Le choeur de Notre-Dame avant la restauration de M. Viollet-le-Duc.
Le choeur de Notre-Dame avant la restauration de M. Viollet-le-Duc.
- Charles Percier / Gallica / BNF

"Tempus edax, homo edacior" : le temps est aveugle, l’homme est stupide

L'écrivain ne se contente pas de réprouver l'usage du badigeon. A en croire ses écrits, il a une féroce aversion pour les architectes modernes. "Victor Hugo trouve le goût de son époque exécrable, précise Jean-Marc Hovasse. Ça peut paraître paradoxal comme affirmation mais pour lui les architectes sont le pire ; ce qu'ils font est irréversible".

De fait, si Victor Hugo adresse une critique légère aux architectes dans la préface de la première édition de Notre-Dame de Paris, il les écorne bien plus directement dans la préface de la seconde édition, publiée en décembre 1832 chez Eugène Renduel : 

Nous ne pouvons résister au besoin de signaler, pour terminer cette note, quelques-uns de ces actes de vandalisme qui tous les jours sont projetés, débattus, commencés, continués et menés paisiblement à bien sous nos yeux, sous les yeux du public artiste de Paris, face à face avec la critique que tant d’audace déconcerte. On vient de démolir l’archevêché, édifice d’un pauvre goût, le mal n’est pas grand ; mais tout en bloc avec l’archevêché on a démoli l’évêché, rare débris du quatorzième siècle que l’architecte démolisseur n’a pas su distinguer du reste. Il a arraché l’épi avec l’ivraie ; c’est égal. [...] Tous ces maçons-là se prétendent architectes, sont payés par la préfecture ou par les menus, et ont des habits verts. Tout le mal que le faux goût peut faire au vrai goût, ils le font. 

Dans cette nouvelle édition, Victor Hugo fait ajouter trois chapitres que son précédent éditeur, Gosselin, n'avait pas voulu intégrer initialement, afin que le roman ne dépasse pas les deux volumes. Dans le premier chapitre du livre troisième, intitulé "Notre-Dame", l'écrivain vilipende bien plus directement les architectes : 

Sans doute c’est encore aujourd’hui un majestueux et sublime édifice que l’église de Notre-Dame de Paris. Mais, si belle qu’elle se soit conservée en vieillissant, il est difficile de ne pas soupirer, de ne pas s’indigner devant les dégradations, les mutilations sans nombre que simultanément le temps et les hommes ont fait subir au vénérable monument, sans respect pour Charlemagne qui en avait posé la première pierre, pour Philippe-Auguste qui en avait posé la dernière. 

Sur la face de cette vieille reine de nos cathédrales, à côté d’une ride on trouve toujours une cicatrice. Tempus edax, homo edacior. Ce que je traduirais volontiers ainsi : le temps est aveugle, l’homme est stupide.

Si nous avions le loisir d’examiner une à une avec le lecteur les diverses traces de destruction imprimées à l’antique église, la part du temps serait la moindre, la pire celle des hommes, surtout des hommes de l’art. Il faut bien que je dise des hommes de l’art, puisqu’il y a eu des individus qui ont pris la qualité d’architectes dans les deux siècles derniers.

Si Victor Hugo s'arrête sur la maxime latine Tempus edax, homo edacior, c'est parce qu'il distingue deux raisons, outre les outrages du temps, à la déliquescence des monuments historiques : les révolutions et les modes propres à l'architecture :  

C’est ainsi que l’art merveilleux du Moyen Âge a été traité presque en tout pays, surtout en France. On peut distinguer sur sa ruine trois sortes de lésions qui toutes trois l’entament à différentes profondeurs : le temps d’abord, qui a insensiblement ébréché çà et là et rouillé partout sa surface ; ensuite, les révolutions politiques et religieuses, lesquelles, aveugles et colères de leur nature, se sont ruées en tumulte sur lui, ont déchiré son riche habillement de sculptures et de ciselures, crevé ses rosaces, brisé ses colliers d’arabesques et de figurines, arraché ses statues, tantôt pour leur mitre, tantôt pour leur couronne ; enfin, les modes, de plus en plus grotesques et sottes, qui depuis les anarchiques et splendides déviations de la renaißance, se sont succédé dans la décadence nécessaire de l’architecture. Les modes ont fait plus de mal que les révolutions. Elles ont tranché dans le vif, elles ont attaqué la charpente osseuse de l’art, elles ont coupé, taillé, désorganisé, tué l’édifice, dans la forme comme dans le symbole, dans sa logique comme dans sa beauté. Et puis, elles ont refait ; prétention que n’avaient eue du moins ni le temps, ni les révolutions. Elles ont effrontément ajusté, de par le bon goût, sur les blessures de l’architecture gothique, leurs misérables colifichets d’un jour, leurs rubans de marbre, leurs pompons de métal, véritable lèpre d’oves, de volutes, d’entournements, de draperies, de guirlandes, de franges, de flammes de pierre, de nuages de bronze, d’amours replets, de chérubins bouffis, qui commence à dévorer la face de l’art dans l’oratoire de Catherine de Médicis, et le fait expirer, deux siècles après, tourmenté et grimaçant, dans le boudoir de la Dubarry.

Hugo reproche au néo-classicisme son architecture austère, inspirée de l'architecture impériale romaine. "Il déteste les rues toutes droites, l'architecture empire et la mode depuis Napoléon, explique Jean-Marc Hovasse. Hugo reproche surtout aux architectes de ne rien connaître à l'architecture gothique. Alors que lui s'intéresse à l'Histoire. Il se passionne depuis toujours pour les monuments historiques. Il a horreur du néo-classique et il s'attaque aux architectes à colonnades, au Palais de la Bourse, au Panthéon..."

Paris à vol d'oiseau, en 1860.
Paris à vol d'oiseau, en 1860.
- E. Bourdelin / Gallica / BNF

Après "Notre-Dame de Paris", l'invention de la sauvegarde du patrimoine 

Cette haine féroce qu'il voue à l'architecture néo-classique s'incarne dans l'hommage qu'il rend à Notre-Dame de Paris. Le roman rencontre, à sa sortie, un immense succès, autant critique que populaire. Et permet de restaurer la cathédrale, comme le rappelle Jean-Marc Hovasse :

On dit que le roman a sauvé la cathédrale : c'est vrai. Le gothique n'intéressait personne à l'époque. Elle était en train de tomber en ruine, et ce n’est pas une image. Il y avait Victor Hugo mais aussi quelques autres jeunes auteurs de l’époque, qui recommençaient à mettre au goût du jour cette architecture-là. Ça a déclenché une prise de conscience de l’intérêt du bâtiment pour tous les lecteurs. Ce  n’est pas la seule cause évidemment. Il y avait d’autres livres pour relever les grands monuments de France, les décrire, les graver,… Les Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France, trois grands volumes d’œuvres d’art dirigés par Isidore Taylor, qui étaient un modèle pour Hugo.

Cette prise de conscience générale de l'intérêt des monuments historiques va conduire à la création d'un comité de sauvegarde des monuments historiques. Dans un pamphlet intitulé Guerre aux démolisseurs, publié en 1832 dans "La Revue des deux mondes", Victor Hugo écrivait encore une fois tout son mépris des architectes modernes et appelait de ses vœux la mise en place de lois pour la sauvegarde du patrimoine :

Il faut arrêter le marteau qui mutile la face du pays. Une loi suffirait. Qu’on la fasse. Quels que soient les droits de la propriété, la destruction d’un édifice historique et monumental ne doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur honneur ; misérables hommes, et si imbéciles qu’ils ne comprennent même pas qu’ils sont des barbares ! Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde, à vous, à moi, à nous tous. Donc, le détruire c’est dépasser son droit. Ceci est une question d’intérêt général, d’intérêt national. Tous les jours, quand l’intérêt général élève la voix, la loi fait taire les glapissements de l’intérêt privé. La propriété particulière a été souvent et est encore à tous moments modifiée dans le sens de la communauté sociale. On vous achète de force votre champ pour en faire une place, votre maison pour en faire un hospice. On vous achètera votre monument. S’il faut une loi, répétons-le, qu’on la fasse. Ici, nous entendons les objections s’élever de toutes parts : est-ce que les chambres ont le temps ? Une loi pour si peu de chose ! Pour si peu de chose !

En 1835, le ministre François Guizot, qui a pris conscience des enjeux de conservation du patrimoine, fait créer un comité chargé de "concourir à la recherche et à la publication des monuments inédits de la littérature, de la philosophie, des sciences et des arts considérés dans leurs rapports avec l'histoire générale". Dans ses rangs, on compte Victor Hugo, mais aussi Mérimée, Lenormand ou l'architecte et historien Albert Lenoir. 

Deux ans plus tard, Narcisse de Salvandy, nommé ministre de l'Instruction publique, reprend le programme de Guizot et crée cette fois le Comité des arts et monuments, dirigé notamment par Mérimée et Lenoir. "Quand Victor Hugo écrit son roman, il n'y avait pas de service de conservation des monuments, rappelle Jean-Marc Hovasse. C’est un rôle très important. C’est l’invention de la sauvegarde du patrimoine".

Dans Hommage à Prosper Mérimée, l'invention du monument historique, l'historien d'art Roland Recht décrit le rôle du Comité :

Le groupe formé par Vitet, Mérimée et les membres de la Commission des Monuments historiques créée en 1837, se révèle très efficace, même si les crédits s'avèrent très tôt insuffisants. Cette instance de décision centrale peut s'appuyer sur un réseau actif et engagé d'antiquaires, comme ceux de Normandie, qui, avant même la création des correspondants, parfois même avant la création du poste d'Inspecteur, avaient su sensibiliser l'administration municipale ou départementale.

La diatribe de Victor Hugo dans la préface de Notre-Dame de Paris - "Conservons les monuments anciens ; inspirons à la nation l'amour de l'architecture nationale" - semble avoir porté ses fruits. Après la publication de son oeuvre, ce ne sont plus les monuments antiques qui sont sauvegardés en priorité, mais également "les précieux souvenirs de l'ancienne France". L'influence de Victor Hugo sur la sauvegarde du patrimoine est immense. Quant à savoir si l'évocation d'une restauration moderne de Notre-Dame de Paris fait retourner l'écrivain dans sa tombe, nul doute que cela ne le changera guère. Après tout, Victor Hugo a été enterré au Panthéon... un monument néo-classique qu'il avait en horreur.