Laïcité : quand une partie de la gauche s'est sentie orpheline

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Laïcité : quand une partie de la gauche s'est sentie orpheline

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Le 24 juin 1984, une autre image du débat sur la laïcité loin de l'islam : manifestation pour "l'école libre", et contre la loi Savary, 90e proposition du Programme commun pour l'élection de François Mitterrand à la présidentielle.
Le 24 juin 1984, une autre image du débat sur la laïcité loin de l'islam : manifestation pour "l'école libre", et contre la loi Savary, 90e proposition du Programme commun pour l'élection de François Mitterrand à la présidentielle.
© Getty - Patrick Aventurier

On date souvent de Creil en 1989 le grand moment de fracture au sein du Parti socialiste sur la laïcité. Sauf que bien avant le voile, c'est sur les crucifix dans les écoles que le PS s'était déchiré.

C’est le jour anniversaire du vote de la loi 1905, rebaptisé “journée nationale de la laïcité” que le gouvernement examinera en conseil des ministres le projet d’une loi dite “sur les principes républicains”. En fait, celui qui avait d’abord commencé par s’appeler “projet de loi contre le séparatisme”. Les jointures du calendrier sont importantes car c’est à défendre l’héritage de cette loi de 1905 que l’exécutif annonce s’atteler avec ce texte qui entend notamment renforcer le principe de neutralité du service public et de ceux qui l’incarnent. Telle que l’a voulue le gouvernement, la nouvelle loi vise par exemple à graver dans le marbre du texte une idée que la jurisprudence avait déjà installée depuis les tribunaux : cette obligation de neutralité s’applique aussi à tous ceux qui exécutent une mission de service public, prestataires compris. Et, au passage, à n’importe quel maire qui voudrait par exemple réserver un créneau non-mixte aux femmes à la piscine municipales : le préfet (qui représente l’Etat) pourra immédiatement l'en empêcher.

Dans les écoles, les collèges et les lycées, le 9 mars était déjà depuis plusieurs années une “journée de la laïcité à l’école de la République”, occasion de projets pédagogiques et du rappel des règles. Depuis 2013 et la publication de la “Charte de la laïcité à l’école”, ce fut l’une de nombreuses étapes de réaffirmation du principe de laïcité. Car, en France, l’école est de longue date un épicentre des débats sur la laïcité, autant qu'un sanctuaire. C’était vrai au XIXe siècle, lorsque les républicains sécularisaient l’enseignement en France, vrai aussi en 1905 au moment du vote de cette loi qui interdit par exemple de dédier des heures d’enseignement du temps scolaire à des questions religieuses. Et c’est toujours vrai en 115 ans plus tard, quelques semaines après que Samuel Paty a été assassiné, du fait de son enseignement, par un terroriste islamiste cet automne 2020.

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Cet arrimage historique des débats du côté de l’école a beaucoup joué dans la perception qu’on peut avoir de la laïcité, et dans ses différentes lectures qui circulent depuis un siècle en France. Au point que les plus grosses controverses liées à la laïcité depuis la loi de 1905 ont les deux pieds ancrés dans l’institution scolaire. C’est lié au fait que la laïcité a longtemps fait l’office d’un “emblème” à gauche et en particulier au Parti socialiste, comme le décryptait en 2017 le politiste Rémi Lefebvre dans le cadre d'une journée d’études sur “les nouveaux vocabulaires de la laïcité”, dont les actes viennent de paraître. Sa contribution, éclairante, porte un titre on-ne-peut-plus explicite : “La laïcité au Parti socialiste. De l’emblème au problème”. Elle pointe à la fois l’affiliation politique du monde enseignant au Parti socialiste, et la façon dont ce parti, depuis sa naissance il y a pile cent ans au Congrès de Tours, a pu se saisir de la laïcité comme “un marqueur du socialisme français”, autant au plan idéologique qu’au niveau des discours.

Une histoire au passé ? Fin novembre, alors que la laïcité occupait une fois de plus l’agenda politique et médiatique comme ça n’a guère cessé d’être le cas depuis les attentats de 2015, Olivier Faure, patron du PS, affirmait dans un entretien à l’Obs

L'ADN de la gauche, c'est la défense de la laïcité." 

Jusqu’à la fin des années 70, aucun chef de file n’aurait sans doute eu besoin de prononcer cette phrase : la laïcité n’était ni l’objet de compétition électorale qu’elle est devenue, ni la pomme de discorde sur laquelle bien des équilibres se sont éventrés au sein de la famille socialiste depuis quarante ans.

Ces deux évolutions ont cheminé en parallèle, sans pour autant n’avoir rien à voir l’une avec l’autre. Ainsi, alors que le terrain a commencé à être labouré par l’extrême-droite, puis la droite avec Jacques Chirac d’abord, puis Nicolas Sarkozy, des figures socialistes ont revitalisé pour leur compte et à leur interprétation l’idée de laïcité. On peut citer, parmi les chefs de file, Manuel Valls, mais aussi, du côté des intellectuels proches du parti, Elisabeth Badinter par exemple. Or dans le même temps, mais pas sans lien, la question de la laïcité était devenue un tel facteur de division au sein du PS, qu’au niveau des programmes et des discours, l’idée de laïcité et de neutralité religieuse faisait autant l’effet d’une savonnette qui glisse que d'un croche-pattes. Rémi Lefebvre rappelle ainsi que si l’idéologie est née à la fin du XIX e siècle au moment où la question religieuse occupait une place centrale dans le clivage gauche-droite, “un siècle plus tard, le rapport des socialistes à la laïcité a beaucoup changé : il est aujourd’hui à la fois malaisé et ambivalent” :

Alors qu’elle faisait figure de blason identitaire et de code culturel cimentant le parti, la laïcité, un thème dont la gauche n’a plus le monopole et qui est devenu concurrentiel, clive désormais fortement les socialistes.

On aurait tort de réduire le malaise des socialistes sur la laïcité à une forme de sur-place lié à l’OPA réussie de la droite. C’est vrai que la triangulation fut indéniable, et c’est vrai, aussi, qu’elle a largement dépouillé le giron socialiste de l’un de ses emblèmes. La chose remonte en particulier au début des années 2000, quand son usage a définitivement basculé du côté d’une laïcité défensive : celle de valeurs qui scelleraient l’identité de la France… quitte à l’arrimer à une histoire chrétienne d'abord. Mais cette opération de triangulation stratégique n’a pas seulement ôté au PS l'un de ses oripeaux : elle l’a aussi confronté. C’est explicite quand on relit cette déclaration du député socialiste Philippe Doucet, qui disait dans Libération en 2015 : "Quand, pour stigmatiser l’islam, le Front National s’est mis à revendiquer le mot de laïcité, il y a eu dans notre famille politique un état de sidération face à ce coup stratégique de Le Pen. En détournant une valeur de gauche, il nous a renvoyés dans nos contradictions.

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Le "code laïque" et ses ambiguïtés

Ce que montre justement Rémi Lefebvre, c’est que ce ciment en quoi a longtemps consisté la laïcité n’avait pas toujours été aussi lisse, et sans fissures, que le totem qu’on se représente parfois. D’ailleurs, à la fin du XIXe siècle et au moment du vote de la loi de 1905, ce sont plutôt les radicaux que les socialistes qui sont de farouches anticléricaux. Dans la famille socialiste à l’époque, on trouve ainsi plusieurs lectures de l’idée de neutralité de l’Etat. La loi de 1905, dont la genèse déjà conflictuelle est souvent méconnue, était d’ailleurs le fruit d’un compromis, à gauche. Les historiens ont montré qu’elle avait été conçue et votée à coups de concessions, dans le double but de séculariser les institutions tout en protégeant les individus en leur garantissant un droit à l’exercice de leur culte.

Malgré tout, pendant plus d’un demi-siècle à compter du Congrès de Tours, le monde socialiste, du parti à la Maif en passant par les syndicats enseignants ou par exemple la Ligue de l’enseignement, trouveront à se fédérer derrière la bannière laïque. Ismaïl Ferhat, maître de conférences en sciences de l’éducation et spécialiste de l'histoire du PS, parlait de “galaxie laïque” dans un texte paru en 2015 dans un ouvrage collectif, pour nommer ce qui fonctionnait encore comme un robuste épicentre dans les équilibres au sein du PS. Et le chercheur de mettre en exergue cette résolution “Socialisme et laïcité” qui proclamait au Congrès de Nancy en 1929 :  

Ni l’attitude de ses candidats, ni l’action de ses élus ne doit permettre aucun doute sur la fermeté laïque du Parti… 

Dans le détail, on voit que les conflits d’interprétation de la loi de 1905 n’ont au fond jamais disparu dans les arcanes socialistes, et que les rapports des socialistes à la laïcité n’ont guère été tissés d’unanimisme. Mais demeurait, malgré tout, ce que Rémi Lefebvre évoque comme “une forme de consensus autour de l’attachement à un «code laïque»”.

Le voile ou la fabrique d'une "affaire"

Si les choses ont changé, ce n’est pas parce que la droite a labouré sur ces terres-là avec un succès inédit à partir des années 2000. Mais plutôt le contraire : parce que la doxa socialiste était moins lisible, et parfois franchement conflictuelle, d'autres forces politiques ont sans doute pu en faire leur miel. En fait, le floutage de la position du PS vis-à-vis de la laïcité était déjà advenu vingt ans plus tôt, au point que la laïcité était passée du totem à la patate chaude - ou, “de l’emblème au problème”, comme l’écrit plus élégamment Lefebvre. Parce que depuis un bon moment maintenant, parler de laïcité c’est parler d’islam, on entend souvent dire que c’est sur Creil et ce qui est resté comme “l’affaire du voile” que la famille socialiste s’est fracassée en matière de laïcité. C’est-à-dire, en 1989, après que, au mois d’octobre, trois adolescentes voilées ont été exclues d’un collège de cette ville de l’Oise, à soixante kilomètres de Paris. Propulsant aussitôt la controverse tout en haut de l’agenda politique, et des gros titres des médias.

C’est indéniable que “le foulard” a révélé de puissantes lignes de division au sein du rhizome socialiste en 1989. Y compris, jusque dans les rangs du gouvernement : si le ministre de l’Education de l’époque, Lionel Jospin, s’en remet alors à l’avis pragmatique du Conseil d’Etat (arbitrer au cas par cas), on trouve dans le même temps au gouvernement des personnalités socialistes qui ne partagent pas du tout la même vision de la laïcité : Michel Rocard est à Matignon (qui se classe plutôt parmi les tenants de ce qu’on nomme alors déjà “laïcité ouverte”) mais Jean-Pierre Chevènement est à la Défense, et Michel Charasse, au Budget, que justement Rémi Lefebvre cite parmi les fers de lance d’un socialisme laïcard, de cette gauche radicalement antireligieuse au point de ne pas franchir les portes d’une église à un enterrement - en fait, des héritiers de Guy Mollet. L’ampleur médiatique de Creil, et toute sa dimension spectaculaire, sont aussi faites de ces divisions-là, au plus près de l’état-major socialiste et dans les premiers cercles du pouvoir. Un an plus tard à peine, au Congrès de Rennes, en 1990, Laurent Fabius défendra une ligne dure de la laïcité, sous-tendue par l’idée que la religion est affaire d’intimité, et que les signes religieux doivent se faire discrets dans l’espace public... y compris chez les citoyens.

Un hochet habile qu'on a pu agiter sur le dos des musulmans pour mieux souder ses troupes ? Contrairement à ce qu’on lit parfois (et qui au fond parle surtout de l’obsession de l’islam), Creil n’est pas le premier acte de dislocation du consensus socialiste sur la laïcité. Ce que montre en effet Ismail Ferhat, c’est que le PS, et ceux qui comptaient dans sa famille élargie, étaient déjà désunis lorsque l’épisode de Creil surviendra. Une précédente affaire avait fait resurgir tous les clivages historiques enfouis dans la matrice idéologique du PS. Et il est frappant, et révélateur, de voir qu’elle concernait déjà l’école. Ce précédent remonte en fait à la fin des années 70. 

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En lisant Ferhat qui ambitionne grâce aux sciences sociales de “refroidir le sujet [de la laïcité] qui enflamme les passions”, on mesure non seulement que Creil n’est au fond pas la bonne date pour comprendre les divisions, profondes, qui traversent la famille socialiste en matière de laïcité. Mais aussi que c’est bien, d’abord, sur la place du catholicisme dans la société française que l’écosystème socialiste s’est durablement fracturé. C’est cette fracture-là, qui les précédait, que les controverses sur le voile ont rejoué, en lestant souvent le débat de la question du genre, et de l'autonomie des femmes. Dans une passionnante généalogie de divisions qui passe en revue toute l’histoire du Parti socialiste, ses stratégies électorales et sa mue au fil des décennies, le chercheur montre par exemple que c’est à la fin des années 70 que le PS va complexifier sa position. Et que le monde socialiste va se diviser. Ces divisions ont tout à voir avec la conquête du pouvoir : les élections municipales de 1977 sont celles d’un tournant électoral, qui voit de nombreuses villes de l’Ouest basculer à gauche, comme Rennes et Nantes par exemple. Or dans ces régions, “l’école libre” (en fait, une école catholique), est massivement fréquentée. Et, sur le terrain, les nouveaux élus qui ont conquis ces positions s’accommodent plutôt bien de cet univers-là, sans que jamais la tradition d’un enseignement sous contrat soit remise en cause. C’est à la même époque, aussi, qu’on commence aussi à parler des “catholiques de gauche” au Parti socialiste, et que la “deuxième gauche” de Michel Rocard, qui place la liberté individuelle au centre de sa doxa, croise le fer avec les autres courants.

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Or dans le Programme commun, support à la conquête de l’Elysée pour l’élection présidentielle de 1981, figurait (à la 90e place) le projet de la nationalisation des établissements scolaires sous contrat. Pour tout un pan de l’état-major socialiste, il en va de la cohérence programmatique du parti, et sans doute de l’ADN du socialisme en général. Une fois François Mitterrand élu, cette promesse de campagne se transforme en un projet de loi resté aussi célèbre que sa déconfiture : la loi Savary, qui visait à unifier l’enseignement secondaire en supprimant la distinction entre école privée et école publique. Tollé en France, la droite rassemble ses troupes, et malaise des nouveaux élus socialistes de contrées fortement irriguées par le catholicisme. Rémi Lefebvre y revient comme à “une grave crise politique”. Mais aussi à un épisode qui “met à l’épreuve le pouvoir socialiste”. L’exécutif fait marche arrière, le projet est retiré, et le combat pour la laïcité recule d’autant de cases dans la foulée. Au point que celle-ci devient de moins en moins centrale, et aussi moins politique. 

Alors que la laïcité n’est déjà plus le marqueur qu’elle campait depuis la fin du XIXe siècle, le rétropédalage sur la loi Savary restera pour toute une partie du giron socialiste comme une trahison, explique Rémi Lefebvre :

Le Congrès de Toulouse qui se tient en 1985 montre une forme de désarroi d’une partie des militants et des cadres du parti vis-à-vis de la position du parti sur la laïcité. Le "code laïque" continue à souder une partie des adhérents, notamment les plus anciens du parti, mais il perd de sa force dans l’électorat. La laïcité est ainsi devenue comme orpheline au PS (elle ne peut plus s’accrocher à l’enjeu de l’école).

Ainsi c’est seulement après ce premier détricotage que la question de la laïcité trouvera dans le rapport à l’islam une forme d’itinéraire bis. Grâce à l’islam (et peut-être à ses frais), le PS va chercher à revitaliser ce totem laïc après avoir vu sa boussole interne s’affoler. Sans jamais que les profondes divisions qui s’étaient fait jour ne s’émoussent.

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