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Edouard Philippe : Areva, les années mystère

ENQUETE - De 2007 à 2010, Edouard Philippe a officié comme lobbyiste pour le groupe nucléaire. Cette expérience, qui a nourri ses convictions pro-atome, dégage encore aujourd'hui un entêtant parfum de fantasmes.

Arthur Nazaret , Mis à jour le
Edouard Philippe au Havre en novembre 2018.
Edouard Philippe au Havre en novembre 2018. © Sipa

Ceux qui étaient là s'en souviennent. Nous sommes en 2008 et Charles Hufnagel, aujourd'hui conseiller en communication d'Édouard Philippe , s'apprête à quitter le siège parisien d'Areva , fleuron du nucléaire français (aujourd'hui rebaptisé Orano). Il y dirige les relations avec la presse et s'envole pour de nouvelles fonctions, à Abu Dhabi, toujours au sein du même groupe. Un tel changement de vie, cela se fête. Les salariés de son service et ceux des affaires publiques ont répondu présent. Parmi eux, un certain Edouard Philippe, qui travaille alors dans le même open space. Lui est chargé des relations institutionnelles. Un joli mot pour dire lobbyiste.

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Les collègues d'Hufnagel lui ont ­réservé une surprise, de celles qui ­gênent un peu. Un lipdub. Le morceau choisi, Tu t'en vas, est une sirupeuse chanson d'amour des années 1970. Assez mièvre, il faut bien l'avouer. Alain Barrière, cheveux en arrière et regard de velours, y donne la réplique à Noëlle Cordier, blondeur d'épi de blé, coupe à la Mireille Darc. Au troisième étage de l'entreprise, on s'époumone : "Tu t'en vas/Et dans mon cœur ce n'est rien/Que quelques semaines à s'attendre."

Un parfum de mystère et de fantasmes

Dans cette vidéo kitsch, la prestation d'Edouard Philippe est particulièrement remarquée. Les anciens en sourient encore. Certains assurent qu'une cassette VHS existe mais se gardent de la montrer. Aussi grand et élancé qu'une lanterne, glabre comme un enfant sage, Philippe a une silhouette qui le distingue. Il est aussi énarque, ancien directeur général des services de l'UMP, juppéiste ; un curriculum vitae qui ne garantit pas la facétie. Pourtant, on l'y voit remonter son pantalon presque sous les aisselles et se lancer dans une imitation de Jacques Chirac. De l'avis de tous, sa grande spécialité. "Ah ça, les imitations, on les a beaucoup eues, se souvient l'iconique ­patronne de l'époque, Anne Lauvergeon. Il faisait aussi Nicolas Sarkozy avec l'épaule qui tressaute. Un grand bonheur!"

Lire aussi - Orano, un géant de l'uranium fragilisé

Pour le reste, encore aujour­d'hui, cette courte période de sa vie dégage un entêtant parfum de mystère et de fantasmes. Edouard Philippe est arrivé en octobre 2007 dans cette entreprise que le CAC 40 regarde alors avec les yeux de Chimène. Qu'y fait-il durant les trois ans que dure son passage? Cette expérience influe-t‑elle aujourd'hui sur la politique nucléaire de la France?

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Dès sa nomination au poste de Premier ministre, les écologistes s'alarment et tonnent. "Pourquoi on ne développe pas l'éolien? demandait encore, fin 2018, Yannick Jadot. Parce qu'il y a le nucléaire, parce que M. Edouard Philippe a été le lobbyiste en chef d'Areva." La tête de liste écologiste aux élections européennes en a fait un thème récurrent de sa campagne.

Rares sont les traces de son passage

Certains se montrent encore plus tranchants. "Edouard ­Philippe, impliqué dans le pillage de l'uranium au Niger par Areva et dans un conflit d'intérêts", dénonce l'Observatoire du nucléaire, association créée par l'activiste Stéphane Lhomme. Le scandale UraMin , ces gisements d'uranium achetés pour presque 2 milliards d'euros et qui se révéleront inexploitables, ne l'a jamais concerné. Il n'a été ni cité, ni interrogé dans l'enquête judiciaire ouverte depuis des années. Le député socialiste Marc Goua, qui a écrit en 2015 un rapport sur la question, assure d'ailleurs n'avoir "jamais entendu parler de lui".

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Je me suis promis de ne pas évoquer ces années-là

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Le monde des affaires appelle le secret, le nucléaire l'opacité et le lobbying la discrétion. "Un métier d'ombre", ­reconnaît l'un des anciens collègues du Premier ­ministre. Le mur du silence se double de celui de l'oubli. Plusieurs élus spécialistes du nucléaire assurent n'avoir pas gardé grand souvenir du Philippe de l'époque, ou n'avoir rien à en dire. Chez Areva, les directeurs opérationnels se montrent aussi courtois que taiseux. "Je me suis promis de ne pas évoquer ces années-là", s'excuse l'un d'eux. Une discrétion qui de prime abord pourrait faire croire à un emploi de complaisance : les traces de Philippe sont aussi rares que les fleurs dans le désert. Pourtant, à force de chercher, on finit par trouver. Mais n'allez pas pour autant imaginer un Lawrence d'Arabie de l'atome.

Car le décor n'a rien d'épique. On retrouve Edouard Philippe, en mai 2010, auditionné pour un projet de loi sur la nouvelle organisation du marché de l'électricité ; ou, en octobre de la même année, à un raout initié par le député Claude Gatignol et organisé par un des plus fameux cabinets de lobbying de la place de Paris, durant lequel il disserte sur le thème "intelligence énergétique et croissance durable : un duo d'avenir". Une intervention qui n'a pas laissé grand souvenir à ceux qui partageaient le micro avec lui.

La plupart du temps, Philippe prépare des discours, organise des rendez-vous pour Anne Lauvergeon, décortique des lois, des décrets, rencontre quelques politiques. "On rédigeait aussi beaucoup de notes sur les élus qui s'intéressaient à nos sujets, se rappelle son collègue Philippe Brunet-Debaines. Un travail d'anticipation et de veille, y compris sur les députés qui n'étaient pas de notre côté."

Traversée du désert

Quand il embrasse cette nouvelle vie, Philippe a 37 ans et sa carrière politique nationale semble derrière lui. Son mentor, Alain Juppé , est à peine sorti de sa traversée du désert qu'il est déjà obligé de quitter l'oasis gouvernementale dans laquelle, pendant quelques mois, il a occupé le très large ministère du Développement durable.

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Il n'y a plus de juppéistes, il va falloir qu'on se réinvente

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L'ancien Premier ministre de Jacques Chirac voit son élan brisé par une défaite aux législatives dans sa ville de Bordeaux. Or les vaincus doivent partir. "C'est le retour du boss et, poum, ça dégage aussi sec, se souvient l'un de ses lieutenants, Benoist Apparu. On pense que, pour nous, c'est la mort. Il n'y a plus de juppéistes, il va falloir qu'on se réinvente." Ce sera chez Areva, donc, pour le jeune conseiller de Juppé.

Défenseur de l'atome

Comment celui qui ne connaît rien de cette industrie est-il arrivé là? A la tête de la communication du groupe, véritable bras droit d'Anne Lauvergeon, Jacques-Emmanuel Saulnier, lui aussi ancien juppéiste, cherchait l'oiseau rare pour jouer les entremetteurs avec le pouvoir. Autant sous Jacques Chirac les relations étaient bonnes, autant sous Nicolas Sarkozy elles sont exécrables. La menace d'une fusion avec Alstom - dont ­Bouygues, grand ami de Sarkozy, est devenu actionnaire - n'arrange rien. Areva doit se renforcer. "On était à poil, on avait besoin de quelqu'un de droite, respecté par le système et qui connaisse bien la machine UMP", résume Saulnier. Edouard Philippe, ancien directeur général des services de l'UMP, correspond point par point au portrait-robot.

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Edouard Philippe adhérait à ce que faisait Areva

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"Edouard Philippe adhérait à ce que faisait Areva, souligne Lauvergeon. Dans cette fonction, c'est fondamental." "Il a toujours été favorable à l'énergie nucléaire, pointe l'ancien député PS et spécialiste du secteur Christian Bataille. S'il ne l'était plus aujourd'hui, ce serait un complet retournement de veste."En mars 2009, Philippe est convié à Lisbonne et doit broder sur le thème "un retour au protectionnisme est-il à craindre?". "Le développement d'une industrie atomique est un symbole de l'avancée scientifique d'un Etat, argumente-t-il dans l'unique intervention dont on a pu retrouver une trace écrite. L'atome est la seule énergie […] abondante, aux coûts prévisibles, économe en espace et ne dégageant pas de CO2. Les Etats ne pourront donc pas se passer de recourir à une solution qui sera toujours compétitive."

Le délicat dossier chinois

Dix ans plus tard, en juin 2018, le voilà à Pékin. Philippe, lunettes et barbe, semble à l'aise dans ses ­habits de Premier ministre. Assis aux côtés de son homologue chinois, il vante la récolte de contrats obtenus, "tout particulièrement" les projets nucléaires, et la mise en service prochaine en Chine du premier EPR (la nouvelle génération de réacteurs). De quoi confirmer "le caractère stratégique de notre partenariat industriel dans ce domaine qui a été engagé il y a bien longtemps, qui dure, qui se raffermit et qui peut nous laisser espérer de beaux jours devant nous", résume le chef du gouvernement français.

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Certains craignaient que la Chine l'utilise pour faire du plutonium nucléaire

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Content, Philippe peut l'être. "Il a connu ce dossier chez Areva", précise un ancien collègue. "Valoriser l'EPR, c'était notre gros sujet", poursuit un autre. "Quand je parlais avec Edouard Philippe des carnets de commandes d'Areva, la Chine faisait partie des sujets que nous abordions, comme l'Inde ou le Vietnam", complète Claude ­Gatignol, alors député de droite et spécialiste de l'atome. A l'époque, le dossier est épineux. "Areva avait une approche commerciale mais il y avait en France des positions divergentes sur le fait que la Chine soit dotée de cette usine de ­retraitement du combustible, explique l'amiral Thierry d'Arbonneau, alors chef de la sécurité d'Areva. Certains craignaient qu'elle l'utilise pour faire du plutonium nucléaire.

"Pendant trois ans, jusqu'en ­octobre 2010, Edouard Philippe travaille à l'abri des regards. Si Anne Lauvergeon traite directement avec le Président, le Premier ministre et toutes les huiles politiques, Edouard Philippe s'occupe de l'étage du dessous, notamment des cabinets ministériels. "A l'époque, on arrivait au bout du contrat avec EDF mais on n'aboutissait à rien, se souvient Jacques Besnainou, dirigeant d'Areva chargé du retraitement du combustible. Avec EDF, ce n'était pas le grand amour. J'avais demandé à Edouard Philippe de m'aider auprès du gouvernement, car l'Etat avait la tutelle des deux entreprises. Il l'a fait avec un grand brio." Plus de 1 milliard d'euros par an était en jeu. Efficace.

Tricastin, sa première grave crise

Philippe pouvait aussi préparer avec les ministères les déplacements de Lauvergeon, "comme en mai 2009, quand François Fillon est allé sur le site du ­Tricastin pour inaugurer une usine d'enrichissement d'uranium", illustre un conseiller. Une partie de l'entourage de Jean-Louis Borloo, alors ministre d'Etat chargé de l'Ecologie et de l'Energie – un ministère clé pour Areva –, était déjà en place quand Alain Juppé occupait le poste et que Philippe était son conseiller. Il a donc été le collègue de certains membres du cabinet.

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Il ne passait pas son temps à inviter dans des restaurants très chers pour discuter du sujet entre la poire et le fromage

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Forcément, cela facilite les choses. "Nous étions en communication permanente avec lui, se souvient l'un d'eux. A la différence de beaucoup d'autres, il ne passait pas son temps à inviter dans des restaurants très chers pour discuter du sujet entre la poire et le fromage. Vous avez des gens qui fonctionnent par la ­séduction et la superficialité, lui travaillait et avait une dimension technique."

A l'été 2008, Philippe doit faire face à sa première grave situation de crise. Une fuite de 30 mètres cubes d'une solution contenant de l'uranium s'est produite à l'usine du Tricastin, dans la vallée du Rhône. "La gendarmerie faisait sortir les baigneurs du lac en leur disant qu'il fallait aller à l'hôpital", raconte Anne Lauvergeon qui, dix jours après, s'en est allée boire l'eau dudit lac pour tenter de rassurer les habitants.

Depuis Paris, Philippe et quelques autres pilotent la cellule de crise. L'impact médiatique est dévastateur pour une industrie qui se veut ­infaillible. Pendant plusieurs jours, à l'étage de la cantine, une petite task force installe ses quartiers. Anne Lauvergeon y est omniprésente, Edouard Philippe aussi. "Il vulgarisait des messages à l'intention des élus", se souvient sa collègue ­Caroline Rossigneux-Méheust. "Il gérait les infos avec les parlementaires et les ministères depuis Paris, rapporte Philippe Brunet-Debaines, qui travaillait à ses côtés. J'avais été envoyé sur le site très rapidement pour voir les élus locaux, j'étais en lien constant avec lui. Il était zen et gérait bien la pression."

Ambiance Bus Palladium

Hors crise, en plus des cabinets ministériels, Edouard ­Philippe doit "gérer" une partie des parlementaires. S'il passe le plus clair de son temps au siège d'Areva, situé à Paris dans un magnifique immeuble Art déco proche des Grands Boulevards, il lui arrive de jouer les tour-opérateurs. Comme cette fois où il encadre une visite de parlementaires sur le site ­nucléaire de la Hague. Le directeur du site s'occupe de l'explication savante et Philippe assure la traduction.

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Il était assez impressionné par la façon dont Fabius avait constitué un maillage en Normandie avec un vivier de jeunes élus

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La délégation s'aventure dans les cylindres où sont stockés les combustibles usés. Une tenue de protection est requise. "Il avait fallu se déshabiller, détaille le député Christophe Bouillon. Le moment vestiaire était technique et drôle." Il poursuit : "Je m'attendais à un bâtiment ultramoderne alors que ces installations ont un petit côté années 1980, avec des couleurs vert pomme ou marron-beige. J'avais l'impression que Pierre Richard allait apparaître d'un instant à l'autre." La visite finie, Philippe lui propose de le ramener en voiture jusqu'à Rouen. La conversation glisse rapidement vers la politique. "Il était assez impressionné par la façon dont Fabius avait constitué un maillage en Normandie avec un vivier de jeunes élus, raconte Bouillon. Il se disait que la droite devrait faire la même chose.

"Une fois par an, la passion pour l'uranium laisse place à une ambiance Bus Palladium. Le 4 décembre, à l'occasion de la Sainte-Barbe, jour de la fête de la patronne des mineurs, sous l'immense et somptueuse verrière du siège de la rue La Fayette, les salariés se déhanchent. Alors que la playlist passe du Claude François, du rock et quelques morceaux de funk, Anne Lauvergeon danse et donne le la de la soirée. Certains se lâchent. Quant à Philippe, il faut un peu le tirer par la manche avant qu'il ne se lance.

Ses anciens collègues ne lui en tiennent pas rigueur et ne disent que du bien de lui. L'un a gardé le polar que Philippe venait d'écrire et qu'il lui avait dédicacé. Charles Hufnagel se souvient que déjà il enquillait les paquets de bonbons, avec un léger faible pour les Dragibus et les crocodiles gélifiés.

Lobbyiste et adjoint au Havre à la fois

Mais il lui arrivait de disparaître. Car une passion ne l'a pas quitté, celle de la politique. "Il voulait continuer à en faire et avait besoin de temps, précise Lauvergeon. On s'était mis d'accord sur un 80% du temps chez Areva et 20% de temps libre." Du temps libre que Philippe consacre au Havre. Il est alors l'adjoint du maire Antoine Rufenacht et cumule les deux fonctions. "Dans la semaine, il pouvait faire des allers-­retours au Havre et parfois il rentrait dans la nuit, relate ­Saulnier. Il n'a jamais négligé ses électeurs. Il y allait aussi le week-end."

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Il est arrivé qu'on se chahute pendant le conseil municipal et qu'on se voie le lendemain ou le surlendemain à l'Assemblée nationale

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Cette ubiquité provoque parfois des scènes étranges. "Il est arrivé qu'on se chahute pendant le conseil municipal et qu'on se voie le lendemain ou le surlendemain à l'Assemblée nationale", se remémore le communiste Daniel Paul. Car Paul, élu havrais, est aussi député, et dans les couloirs de l'hémicycle Philippe redevient un homme d'Areva. "Mais on ne mélangeait pas les genres, il n'était pas du tout chargé de l'énergie au Havre", jure Paul quand d'autres s'étonnent tout de même de cette double activité.

La politique est un virus tenace. Au siège du groupe, Philippe prenait régulièrement des petits ­déjeuners avec ­Robert Pistre, maire d'un village du Tarn pendant vingt ans, dirigeant influent chez Areva et éminent représentant du puissant corps des Mines. "On échangeait sur nos expériences mais ce n'était pas la même catégorie, relativise modestement Pistre. Il était très motivé par sa vie d'élu." Cette ­obsédante occupation lui joue parfois des tours. Une députée socialiste en sourit encore : "Nous nous étions rendus chez Areva. On était très peu à être de gauche. Edouard Philippe nous a dit : 'Bienvenue au petit déjeuner du RPR!' Un de mes collègues a ­explosé de rire et l'a charrié pendant toute sa présentation. Il était un peu gêné mais avait bien rattrapé le coup.

"Au moment de son embauche chez le leader mondial du ­nucléaire, Philippe avait prévenu : s'il devait succéder au maire du Havre Antoine Rufenacht, alors il se consacrerait entièrement à sa ville et quitterait l'entreprise. Chose faite en octobre 2010. ­Depuis, il a remonté la Seine, passant du Havre à Matignon. Là, devenu l'homme central du gouvernement, il prend soin d'évoquer le moins possible cette période.

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