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Chronique «Historiques»

Le «soft power» des séries télé

Comme la littérature antique, les séries imposent leurs stéréotypes. Avocat ambitieux, policier impavide, sauveteur héroïque… il s’agit de produire le citoyen conforme à un ordre social dont les promoteurs savent ce qu’ils doivent à la fable.
par Johann Chapoutot
publié le 12 juin 2019 à 17h46

On peut aimer les anciens et les considérer d'un œil aimablement critique. D'Hérodote le Grec à Tite-Live le Romain, on a parfois le sentiment de lire un peu la même histoire : dans des combats entre cités ou entre royaumes, des traîtres sont châtiés et des parangons de courage et de vertu triomphent. La littérature antique nous offre des exempla - des exemples à imiter et des antihéros à honnir. Elle était productrice d'un type humain - le bon citoyen, l'homme civilisé.

Ce sont aujourd’hui le cinéma et, de plus en plus, les séries qui remplissent ce rôle. Nous nous en abreuvons comme des toxicomanes en quête d’évasion à l’issue d’une lourde journée ou d’une semaine difficile. Drôle d’évasion, qui consiste à s’installer douillettement dans la cage que des armées de scénaristes désormais formés dans des cursus spécialisés nous ont préparée, aidés, de plus en plus, par des statistiques et des algorithmes qui leur permettent de savoir et de prévoir ce que le spectateur attend, pour le lui offrir.

Cette industrie est pour l’essentiel nord-américaine. Les Etats-Unis se sont voulus une nouvelle Rome, leur révolution, entre 1776 et 1783, était une renaissance de l’Antiquité. A la fois république et empire, puissance industrielle depuis les années 1860, puissance financière depuis 1919, puissance militaire et logistique sans pareille depuis 1941, ils sont aussi une puissance narratrice et fabulatrice dominante depuis les années 30 - c’est-à-dire depuis que le meilleur de l’industrie du cinéma allemand et européen, fuyant les nazis, a rencontré la fine fleur d’Hollywood.

Comme la littérature antique, films et séries imposent leurs stéréotypes : l’avocat ambitieux et malin, le policier impavide, le sauveteur héroïque, le vengeur intrépide, le pionnier sculptural… Tous luttent contre des traumas et des travers (alcoolisme, enfance malheureuse, addiction au jeu…) que leur volonté, leur foi et le secours d’un bon samaritain leur permettent de surmonter. Ils parviennent à fonder et à nourrir une famille où règnent couleurs pastel et câlins démonstratifs - en une parfaite antithèse du monde du dehors, celui de la concurrence libre et non faussée, de la guerre de tous contre presque tous, et des antihéros (tueurs en série, psychopathes effrayants, voire loups-garous et zombies). Que celui qui n’a pas reconnu là 99 % des intrigues de l’industrie cinématographique ou sérielle me jette la première pierre.

Les stéréotypes humains se retrouvent et se répètent d’épisodes en blockbusters. Il s’agit de produire le citoyen, le parent, l’enfant et le consommateur conforme à un ordre social et économique dont les promoteurs savent ce qu’ils doivent à la fable, au récit et à l’écran. Dans l’Antiquité, les cités ne raisonnaient pas autrement : dans l’idéal, il fallait être aussi éloquent que Périclès et vertueux que Regulus, et c’est bien ce que les histoires et les textes enseignaient.

Les procédés sont les mêmes : types bien définis, intrigues lisibles, voire transparentes, et emprunts, voire copiés-collés et plagiats, constants. Un film ou une série qui rencontre le succès devient une matrice de formes, de récits et de manières de filmer. Quiconque a vu Gladiator en 2000 (presque vingt ans, grands dieux…) l'aura vu et revu dans d'innombrables films de guerre, péplums, films policiers : caméra portée, images tremblées, héros aussi carrés et burinés que Russel Crowe, etc.

Une différence majeure distingue cependant Netflix de Tacite : l'idéal grec et romain est la cité et sa prospérité, sous le regard des dieux et des ancêtres. L'individu n'est rien sans le groupe humain qui lui donne sens et existence. Le stéréotype américain est l'individu, son déploiement, ses victoires, qui ne profitent tout au plus qu'à sa famille ou à sa communauté. La patrie et le bien commun sont toujours présents sous forme de bannière étoilée et de main sur le cœur, mais ils ont souffert de la guerre du Vietnam et des années Nixon, sans parler des mensonges de l'ère Bush. Le héros est d'abord le sculpteur de lui-même et le bienfaiteur des siens. Sa seule échappée belle, hors de ce monde concurrentiel, lui est offert par la foi monothéiste et sa promesse de paradis, sur fond de cimetière verdoyant et de funérailles à la cornemuse. Le héros contemporain, qu'il soit pompier, justicier ou gangster sublime, est donc seul. La modernité américaine, qui prétendait, au XVIIIe siècle, réitérer la geste antique, n'est fidèle ni à ses promesses ni à la littérature des anciens. Ils exaltaient le citoyen et fustigeaient le tyran, c'est-à-dire l'homme seul qui ne pense qu'à lui, à son intérêt et à ses proches. Précisément ce dont le soft power de nos tablettes et écrans nous repaît chaque soir.

Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.

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