Tribune

«Racisme anti-blanc», ou la banalisation de l'extrême droite

L'expression ne montre aucune volonté d’universalité de la dénonciation. Elle correspond à une entreprise foncièrement discriminatoire se camouflant derrière le mot antiracisme.

publié le 23 septembre 2019 à 12h01
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Tribune. En Europe en 2019, et singulièrement en Italie, des joueurs de football noirs peuvent être accueillis sur le terrain par des cris de singe. De tels comportements n'entraînent généralement aucune réaction des clubs italiens pas plus que des coéquipiers des joueurs insultés. En France, il a d'ailleurs fallu qu'un joueur noir du club d'Amiens, Prince Gouano, arrête un instant de jouer suite à des cris de singes lancés à son endroit sur le terrain de Dijon pour que le monde du football réagisse quelque peu.

C’est cette réalité que Lilian Thuram a récemment dénoncée dans la presse italienne, alors que Lukaku, un joueur de l’Inter de Milan, était la cible de ce racisme crasse.

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Aussitôt, l'extrême droite française s'est emparée de l'interview pour créer un «scandale» au nom de la dénonciation du fumeux concept de «racisme anti-blanc». Le problème n'était plus le racisme subi par Lukaku et les personnes rabaissées au statut de singe. Le problème devint, sous le prétexte de la dénonciation par Thuram du racisme parmi les populations se vivant comme blanches, le racisme de Thuram envers elles.

Cette stratégie de l’extrême droite n’a rien de nouveau. Spécialiste des retournements pervers, ce camp politique appelle «peuple» sa seule fraction raciste, qualifie de démocratie la violence de la foule et gueulait au patriotisme pendant que ses nervis portaient l’uniforme de la Wehrmacht. En matière de racisme, les tentatives du retournement sont anciennes. Racisme anti-chrétien ou anti-français naguère, racisme anti-blanc aujourd’hui, la technique reste la même, tout autant que le message : le vrai racisme dans notre pays n’est pas celui que subissent les Noirs et les Arabes mais celui que ces derniers exercent à l’endroit des «chrétiens», des «Français» ou des «blancs», catégories mobilisées par l’extrême-droite pour exclure les populations envers lesquelles elle exhale son racisme.

Banaliser la FN

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Autrement dit, la dénonciation de l'existence d'un «racisme anti-blanc» ne montre en aucun cas une volonté d'universalité de la dénonciation. Elle correspond chez l'extrême droite à une entreprise foncièrement raciste se camouflant sans trop de fard derrière les mots d'un antiracisme par ailleurs abhorré.

Comment comprendre alors que cette stratégie ait rencontré le temps d’une journée un certain succès dans les médias et sur les réseaux sociaux ?

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Evidemment, le goût du buzz de médias, et notamment de chaînes d’infos. Mais si le buzz est escompté, c’est que l’on pense qu’il répond à une demande sociale.

Cette demande est en premier lieu celle du racisme. En 2017, Marine Le Pen rassembla plus de 33% des voix au second tour de la présidentielle. Ce chiffre en dit long sur la prégnance du racisme, malgré les efforts «louables» de chroniqueurs, d’intellectuels et de responsables politiques en mal d’alliances pour banaliser le FN de Marine Le Pen.

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Mais la demande sociale excède les seuls aficionados d’un parti dont la haine de l’autre constitue le cœur du projet politique.

Car notre société a vu se développer une forme d’«anti-antiracisme» qui regroupe, au-delà des racistes, toute une fraction d’inquiets. Vaguement racistes, plus ou moins malveillants, sourcilleux sur les populations d’origine immigrée, ils forment une nébuleuse qui a depuis longtemps tourné le dos à l’antiracisme. Alors, au nom de la République et de ses valeurs, voilà ce camp des inquiets positionné en embuscade des «dérives» de l’antiracisme. Une partie non négligeable des membres de ce camp ne s’en prend d’ailleurs que marginalement à SOS Racisme, car il se trouve que nul ne peut nier notre engagement dans la lutte contre l’antisémitisme, notre adhésion aux valeurs républicaines ou la constance de notre approche universaliste du combat. Alors, souvent, ils vont chercher chez les «indigénistes» et les identitaristes issus des populations d’origine maghrébine ou subsaharienne la justification de leur prévention face à l’antiracisme.

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En réalité, la société n’est pas chez eux le lieu où la lutte contre le racisme devrait progresser. Elle est une vaste matière humaine où toutes leurs peurs, mal camouflées, trouvent à s’incarner par les propos de tel Noir ou de tel Arabe qui viendraient enfin donner un visage à ces dernières. Peur de la barbarie de cet Autre incapable de porter intimement les valeurs de la civilité et prompt à exercer sa violence contre une civilisation qu’il ne fera jamais sienne, sauf au prix d’une vaste rééducation aux résultats nécessairement fragiles. Peur du réagencement des pouvoirs dans la société. Car, l’antiracisme est un mouvement qui pose obligatoirement la question de la répartition et du mode d’exercice des pouvoirs politiques, économiques et symboliques. Il est un mouvement dont les buts sont l’abolition de la position de surplomb, la fin de la minorisation dans l’espace politique et la disparition des discriminations raciales dans tous les champs de la vie quotidienne.

Idéologie coloniale

Il ne faut guère se laisser impressionner par ce camp notamment formé d’organisations pseudo-laïques qui ont découvert la laïcité au lendemain des attentats de janvier 2015 et qui mord jusqu’aux marges du Printemps républicain. Son appareillage idéologique doit être vu pour ce qu’il est : grossier. D’ailleurs, un indice est assez parlant : ce camp-là peut à l’occasion se déclarer attaché à l’égalité et à la lutte contre le racisme mais… ne trouve quasiment jamais l’occasion de qualifier un acte comme raciste dès lors qu’il frappe les Noirs ou les Arabes. Discriminations raciales, ghettoïsation, violences policières, crimes racistes… Ces républicains autoproclamés, malgré une propension compulsive aux commentaires télématiques, sont d’une discrétion de violette devant ces expressions du racisme en actes. Mais, sur une phrase de Thuram, ils nous gratifient de leurs posts et de leurs tweets dont la hargne se traduit tantôt par la grandiloquence, tantôt par la vulgarité.

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Le «succès» de l’indigne polémique s’explique enfin par le fait qu’il est malcommode de reconnaître que l’on appartient à une société marquée par le racisme et que l’on peut soi-même en être le «bénéficiaire» comme «non-discriminé» ou en être le porteur. C’est le caractère insupportable de cette vérité qui a contribué à créer un magma de circonstances visant à dénoncer les propos de Lilian Thuram.

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Ce qui est insupportable à entendre devra cependant être répété pour que cela soit entendu : il n’est pas possible d’extirper le racisme de notre société si nous sommes incapables de dire qu’il existe des faits racistes, si nous refusons de voir qu’il existe des racistes, si nous ne sommes pas capables d’être réflexifs sur ce que l’Histoire et l’idéologie coloniale nous ont légué comme hiérarchies, représentations et préjugés. Cette réflexivité est malcommode, disions-nous. Mais elle l’est toujours moins que le racisme subi par les Noirs et les Arabes, n’en déplaise aux «anti-antiracistes».