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TRIBUNE

Gisèle, la Tunisienne

L'enfance tunisienne de Gisèle Halimi a nourri sa révolte de femme ; c'est cette terre si patriarcale qui a fait d'elle une grande féministe.
par Fawzia Zouari, Ecrivaine et journaliste tunisienne vivant en France
publié le 31 juillet 2020 à 15h05

Tribune. Elle est morte à Paris, mais elle est née à Tunis. Il me semble nécessaire de le rappeler. De même qu'il me semble légitime de poser la question : si Gisèle Halimi n'avait pas vu le jour et grandi sur cette terre berbéro-arabo-musulmane, serait-elle devenue la grande avocate, la femme politique et la figure féministe qu'elle a été ? Voilà pourquoi j'ai envie de la rapatrier. Son esprit, au moins, avec les honneurs. Tant il me semble que c'est du limon de notre Tunisie commune que s'est nourrie la future révoltée à l'immense soif de liberté et d'universalité.

Elle s'appelait Zeiza Taïeb. C'est son nom véritable – elle ne prendra celui de Gisèle Halimi qu'en 1949. Elle vit exactement le destin de ses compatriotes d'avant le Code du statut personnel concocté par Bourguiba, c'est-à-dire au sein d'une société traditionnelle et machiste. A l'instar de la majorité des Maghrébines de son époque, elle n'est pas la bienvenue dans un monde qui préfère les garçons ; qui fait marcher tête basse «le père de filles» et pousse les mamans à aduler leur progéniture masculine ; qui astreint la femme au rang de seconde. Sauf que Zeiza refuse ce statut. Elle ne veut pas servir ses frères (comme c'est toujours le cas chez nous), finir analphabète ou subir un mariage arrangé.

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Elle a la chance d'avoir un oncle qui milite au sein du parti communiste et lui montre involontairement l'exemple. Elle a fait des études et décortique le contexte politique. La colonisation, le mépris (la fameuse hogra), la torture des moujahidat, les massacres de l'armée française en Algérie, ce sont autant d'enfances réprimées et de blessures inguérissables. En plus de vivre dans la minorité juive à laquelle elle appartient. Il lui faudra donc lever le poing, se défendre, défendre les plus faibles, vêtir la robe de l'avocat. Voilà. La rebelle est devenue militante. De toutes les indépendances et de toutes les libertés. De toutes les femmes opprimées, violées, ou tout simplement empêchées de décider de leur sort, comme elle a failli l'être. Son enfance tunisienne aura été le limon de tant de «rage» et de «force sauvage» en elle. Mais oui, ce n'est pas en naissant à Paris ou à Stockholm que Zeiza aurait pu devenir Gisèle. Il fallait partir de ce petit pays pour voir le monde à sa mesure ; posséder des racines aussi profondes dans l'ancienne Ifriqiya pour ouvrir grand ses fenêtres sur de lointains continents ; transcender, faire tomber tabous et frontières, bannir les privilèges, militer pour l'humain avant tout.

Certes, ces dernières années, même si elle a gardé un lien très fort avec sa patrie d’origine et d’excellents contacts avec ses compatriotes – dont feu le président Caïd Essebsi avec qui elle était entrée au barreau de Tunis –, ses interventions publiques étaient rares. De même que si elle a pris position dans des dossiers liés au monde arabo-musulman tels que l’affaire du foulard de Creil, ou la défense des Palestiniens contre les dérives de l’Etat d’Israël, Gisèle Halimi a de plus en plus été perçue au Maghreb comme une voix de l’extérieur et son combat associé au militantisme français. Ce n’est pas tant de sa faute que celle d’un discours régional qui a préféré garder d’elle l’image de la militante anticolonialiste et défenseuse des mouvements de libération plutôt que celle de la combattante pour le droit à l’avortement ou la parité. Sans compter une insidieuse mentalité locale, ségrégationniste sur les bords, qui sépare les gens en fonction de leur appartenance religieuse et qui commet l’erreur de minimiser l’apport d’une Tunisienne juive par rapport à une Tunisienne musulmane.

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Pour cette raison, justement, il faudrait que Gisèle Halimi regagne «l'arbre historique» des féministes du monde arabe, mais aussi des figures célèbres qui ont donné à la Tunisie une dimension universelle, de Aroua la Kairouanaise qui, au VIIIsiècle, a imposé le premier contrat monogame en terre d'Islam, à Bchira Ben Mrad, première militante féministe et présidente de l'Union musulmane des femmes de Tunisie (UMFT), en passant par Fatima al-Fihriya, fondatrice de l'une des premières universités au monde, Al Quaraouiyine de Fès, au Maroc, ou Aziza Othmana qui, au XVIIsiècle, dans le Tunis des deys, affranchissait les esclaves et les prisonniers de guerre.

La Tunisie, qui a beaucoup tergiversé pour rendre hommage à un autre compatriote à l’œuvre universelle, Albert Memmi – mort en mai dernier –, ne fera pas la même erreur pour Gisèle, je l’espère. Ce, d’autant plus que le pays ne cesse de céder aux sirènes de l’islamisme et d’entériner le recul des mentalités en matière de droits des femmes.

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