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Crise

L'Etat fera-t-il un chèque de 20 milliards aux entreprises polluantes sans contreparties ?

Le vote, prévu ce vendredi soir à l’Assemblée, de nouveaux crédits pour aider des entreprises «stratégiques» inquiète certains députés et ONG. Aucun engagement concret en matière sociale ou environnementale n'est prévu en échange.
par Lilian Alemagna et Coralie Schaub
publié le 17 avril 2020 à 18h54

Le gouvernement va-t-il offrir un chèque en blanc aux gros pollueurs en faisant voter ce vendredi à l'Assemblée nationale, dans le cadre d'un nouveau projet de loi de finances rectificative pour 2020 (PLFR), la mise à disposition de 20 milliards d'euros pour le sauvetage de grandes entreprises dites «stratégiques» comme Air France, Renault ou Vallourec ? C'est, en tout cas, ce que craignent certains députés et plusieurs ONG, qui s'inquiètent qu'aucune condition de réduction de l'empreinte écologique (gaz à effet de serre, utilisation des ressources naturelles) ne soit concrètement posée au versement éventuel de ces aides publiques. «Alors qu'il est en position d'imposer des transformations fortes des secteurs qu'il renfloue, le gouvernement choisit la voie du "business as usual", comme si l'urgence climatique n'existait pas», s'alarmaient ainsi Les Amis de la Terre, Greenpeace et Oxfam dans un communiqué commun ce vendredi matin.

Plan de sauvetage

Les organisations de défense de l'environnement pointent ainsi une partie du plan de sauvetage de l'économie de l'exécutif, monté à 110 milliards d'euros avec la prolongation du confinement. Parmi cette énorme somme composée de crédits destinés notamment à financer le chômage partiel, le fonds de soutien aux petites entreprises et indépendants ou les reports et annulations de «charges» des entreprises, près d'un cinquième est prévu pour aider, est-il écrit dans ce PLFR, «certaines entreprises opérant dans des secteurs stratégiques [et qui] se trouvent dans une situation critique». Ces 20 milliards de nouveaux crédits seront sous la «responsabilité» du commissaire aux participations de l'Etat, Martin Vial, et viennent compléter 4 milliards déjà prévus pour entrer, monter au capital ou nationaliser temporairement ces entreprises.

Il s'agit, a précisé vendredi matin devant les députés le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, d'aider «des entreprises cotées, privées», «indispensables à notre indépendance» ou bien qui représentent des «enjeux technologiques» importants et qui, en période de crise, pourraient «être des proies faciles». Enfin, il s'agit d'aider des fleurons tricolores dont la faillite entraînerait d'énormes dégâts en termes d'emploi. Si Bercy se refuse toujours à livrer la liste de ces entreprises concernées, Le Maire cite régulièrement Air France ou Renault.

Mais, a prévenu le patron de Bercy devant les députés, «ce ne sera pas un chèque en blanc». Si l'Etat intervient, alors le gouvernement posera deux «conditions». D'abord «que ces entreprises retrouvent de la compétitivité» et fassent donc des «efforts», a-t-il souligné sans donner plus de détails. Et que ces groupes mènent à l'avenir «une politique environnementale ambitieuse». «Il faut que ces grandes entreprises s'engagent totalement pour une économie décarbonée, a lancé le patron de Bercy, en réponse aux interrogations de députés de tous bords. Cela vaut pour les entreprises de transport, et en particulier le transport aérien.»

«Greenwashing»

Trop vague pour certains députés. «Le gouvernement ne veut pas exiger de contreparties, c'est aussi simple que ça, se désole Matthieu Orphelin (ex-LREM), il ne demande rien de concret aux entreprises, assume de dire "aujourd'hui on sauve, demain on transforme", alors qu'il faut évidemment les sauver aujourd'hui mais assortir ce sauvetage d'engagements à moyen terme. Sinon, on ne pourra pas revenir en arrière.» 

Un amendement porté par la députée LREM Bérangère Abba, cosigné par l'ensemble du groupe LREM et soutenu par le gouvernement, demande pourtant à ce que l'Agence des participations de l'Etat «veille à ce que ces entreprises intègrent» des «objectifs de responsabilité sociale, sociétale et environnementale (RSE) dans leur stratégie, notamment en matière de lutte contre le changement climatique». Mais pour Cécile Marchand, des Amis de la Terre, cet amendement «propose en fait de ne rien changer, car les entreprises dont on parle ont déjà des politiques de responsabilité RSE qui leurs servent principalement à greenwasher leurs activités et ne sont pas du tout contraignantes». «Ce n'est que du greenwashing, remballe aussi Orphelin. Il ne donne aucune obligation aux entreprises. C'est aux responsables politiques et à la réglementation nationale de donner un cap.»

Contreparties

Associé à une quarantaine de collègues d'autres groupes (Libertés et Territoires, socialistes mais aussi quelques LREM), il propose, lui, dans deux amendements, de «conditionner» ces aides «à la mise en place, dans les 12 mois […] d'une stratégie interne de réduction de leur empreinte écologique». «Nous voulons que les entreprises qui vont être aidées à coups de milliards d'euros publics s'engagent à un certain nombre de choses basiques : respect de la réglementation existante, trajectoire climat de réduction des émissions de gaz à effet de serre sur la base des objectifs de l'Accord de Paris, mais aussi aspects sociaux, par exemple réduction des écarts de salaires, revendique-t-il. Air France, PSA et Renault sont déjà en train de négocier en coulisses des révisions à la baisse des objectifs d'émissions de CO2… Et l'Etat veut leur donner 20 milliards sans contreparties ? C'est énorme : la plus grosse somme qu'on nous a demandé de voter en trois ans de mandat, c'est les 15 milliards d'euros suite à la crise des gilets jaunes !»

«Vous voulez que l'Assemblée nationale vote pour 20 milliards d'euros et vous ne nous dites rien», a aussi critiqué ce vendredi matin la présidente du groupe PS à l'Assemblée, Valérie Rabault.

«Apparemment, les lobbys sont déconfinés»

Les ONG n'hésitent pas à parler, elles, de «scandale», de «passage en force» au Parlement, de «chèque en blanc de 20 milliards d'euros d'argent public» pour permettre aux entreprises polluantes de «continuer à détruire tranquillement la planète». «Apparemment, les lobbys sont déconfinés avant tout le monde», ironise Clément Sénéchal, de Greenpeace. Et de viser l'Association française des entreprises privées (AFEP) ou Business Europe, «qui ont déjà obtenu de la Commission européenne le report de plusieurs piliers du Green Deal» et seraient «en train de gagner». Pour lui, «les industries climaticides sont en train de faire une démonstration de pouvoir, en faisant passer le message que leurs intérêts particuliers sont toujours les plus forts et dominent ceux de l'humanité et du vivant».

Face à la fronde des ONG et députés tels Matthieu Orphelin, la situation semblait toutefois évoluer en fin de journée. Pour preuve, les propos du député européen LREM Pascal Canfin (qui, dans la matinée, soutenait pourtant l'amendement de Bérangère Abba), publiés vendredi après-midi sur le site du JDD, selon lequel l'Etat français doit prendre des garanties environnementales avant de fournir une aide financière aux grands groupes en difficultés, notamment Air France. «Le groupe En marche soutient l'idée que les entreprises dans lesquelles l'Etat va intervenir devront présenter dans les douze mois un plan qui démontre comment leurs activités sont alignées avec l'Accord de Paris», a déclaré celui qui préside la commission Environnement du Parlement européen. Des propos repris par Bérangère Abba sur Twitter dans la foulée… «Si rien dans le PLFR ne contraint les entreprises dans lesquelles l'Etat prend des parts à aligner leurs objectifs sur l'Accord de Paris, je n'ai aucune raison de croire qu'elles le feront», a aussi admis Canfin. Réaction, là aussi sur Twitter, de Matthieu Orphelin : «Je préfère cette position de Pascal Canfin, plus conforme aux enjeux ! C'est exactement notre amendement !»

Le gouvernement changera-t-il de position et suivra-t-il ce dernier ? Selon nos informations, ni Bercy ni le rapporteur général du budget, Laurent Saint-Martin, ne comptaient vendredi en fin d'après-midi aller au-delà du «compromis» trouvé au sein de la majorité.

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