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Décryptage

Une vidéo choquante rappelle le traitement des prisonniers ouïghours en Chine

Ces images filmées par un drone confirment que des déplacements massifs de détenus ont été effectués dans le plus grand secret au Xinjiang, où le Parti communiste chinois mène une campagne d'assimilation et de détention forcée des minorités ethniques.
par Laurence Defranoux
publié le 24 septembre 2019 à 9h54

Une gare de triage, un convoi à l'arrêt, des centaines de prisonniers, la tête rasée de frais, un bandeau sur les yeux, les mains liées derrière le dos, assis à terre sous la surveillance étroite d'hommes armés, avant de s'éloigner en rang par deux, tête baissée, tenus chacun par un gardien. Une vidéo de 1min45, mise en ligne sur YouTube la semaine dernière, confirme que des déplacements massifs de détenus ont été effectués dans le plus grand secret au Xinjiang, en Chine. A quelques jours de la célébration des 70 ans de la République populaire de Chine, le 1er octobre, ces images filmées par un drone viennent rappeler la réalité des exactions menées par le régime sur les Ouïghours, une minorité ethnique musulmane. Décryptage.

Vidéo mise en ligne sur YouTube le 17 septembre, par le compte anonyme «War on Fear»

En quoi ces images sont-elles choquantes ?

En soi, le transfert de prisonniers sous haute surveillance n'est pas une spécificité locale. Mais dans le contexte politique et sécuritaire du Xinjiang (appelé aussi Turkestan oriental), cette vidéo a été qualifiée de «profondément inquiétante» par le ministre australien des Affaires étrangères. Depuis plus de deux ans, le Parti communiste chinois mène dans cette région désertique située dans l'ouest du pays une campagne d'assimilation et de détention forcée des minorités ethniques (Ouïghours, Kazakhs, Kirghizes…). Des rapports indépendants estiment qu'au moins un million de citoyens, soit environ 10% de la population musulmane de la région, sont enfermés dans des centaines de centres de «rééducation politique» construits à dessein.

Après avoir nié leur existence durant des mois, le pouvoir a déclaré en octobre 2018 qu'il s'agissait de «centres de formation professionnelle» et de «déradicalisation», justifiant cette campagne par  la «lutte antiterroriste» – la région ayant connu des émeutes en 2009 et des attentats jusqu'en 2014. Faire une demande de passeport, recevoir un appel de l'étranger, porter une barbe, prier, refuser de boire de l'alcool ou être un intellectuel reconnu, suffit à être classé comme «extrémiste» et être envoyé dans ces camps pour une durée indéterminée, ou être condamné à cinq, dix ou vingt ans de prison, ou à mort. Tout porte à croire que la majorité des hommes montrés sur cette vidéo sont des citoyens lambda pris au piège du système totalitaire mis en place au Xinjiang.

Cette vidéo est-elle authentique ?

Le Parti communiste chinois fait peser sur la région, qui recouvre 1/6du territoire, une censure et un black-out phénoménaux. Cette vidéo a été mise en ligne le 17 septembre par le compte War on Fear («Guerre à la peur»), qui semble avoir été créé pour l'occasion. Nathan Ruser, spécialiste des données âgé de 22 ans qui a repéré l'an dernier les bases militaires secrètes américaines en Irak et en Syrie grâce à une application de fitness, l'a examinée ce week-end. Sur Twitter, ce chercheur à l'Australian Strategic Policy Institute (Aspi) assure que ces images ont été filmées entre le 18 et le 22 août 2018. Dans le thread ci-dessous, il explique ses calculs basés sur l'orientation des ombres, l'état de la route ou la grosseur des buissons. Le gouvernement australien a tenu pour acquis dimanche que les images aériennes, qui montreraient le transfert de «300 ou 400 détenus» de la ville de Kachgar à celle de Korla, sont authentiques.

Pourquoi transférer des prisonniers ?

Courant 2018, des informations sur des transferts importants de détenus ouïghours à l'intérieur du Xinjiang et vers d'autres provinces chinoises ont fuité à l'extérieur de la Chine. Radio Free Asia, un site américain qui possède une antenne en ouïghour, et Bitter Winter, un site basé en Italie spécialisé sur les droits humains en Chine, ont publié de nombreux témoignages décrivant des trains aux portes verrouillées et aux vitres occultées, des routes fermées sur le passage de convois d'autocars, les panneaux de signalisation retirés pour que les prisonniers ne puissent deviner leur destination. En octobre 2018, le journal Urumqi Evening News a annoncé qu'aucun billet n'était disponible durant un mois au départ des gares du Xinjiang, mais des trains auraient continué à circuler.

Selon des informations glanées par les journalistes et chercheurs, les autorités souhaitaient désengorger les centres de détention extrajudiciaires, qui compteraient 1 million de détenus, et les prisons locales : selon le New York Times, 22% des arrestations effectuées en Chine en 2017 ont eu lieu au Xinjiang, qui ne compte même pas 2% de la population. Le but est également de couper les prisonniers de leur milieu, pour éviter les contacts avec leur famille et les fuites d'informations. Des dizaines de milliers de gardiens de prison de différentes provinces auraient été formés aux méthodes de la police du Xinjiang pour «rééduquer» les «terroristes», comme l'utilisation des décharges électriques. Les prisonniers sont contraints de dire des phrases telles que «je suis Chinois, j'aime mon pays» et «le Parti communiste est bon pour moi», de scander des slogans, chanter l'hymne national et des chansons communistes. Toute personne qui refuse de renier sa religion ou d'apprendre par cœur les «pensées» du président Xi Jinping peut être envoyée dans des quartiers de haute sécurité à l'autre bout du pays.

Que nous disent ces images ?

Qu'un nombre inconnu mais important de citoyens ouïghours sont déplacés dans des conditions aliénantes et traumatisantes. Or, on sait que le lieu de détention n'est en règle générale pas communiqué à la famille, encore moins en cas de transfert, et qu'en cas de décès, les corps ne sont souvent pas rendus aux proches – ce qui laisse la possibilité de vendre leurs organes. Etant donné les conditions d'hygiène, de surpopulation, l'usage de la torture et les nombreuses tentatives de suicide racontées par les rares prisonniers récemment libérés, il est possible que la mort en détention de nombreux «apprentis» ou «condamnés» soit gardée secrète. Ces déplacements massifs s'ajoutent à la campagne d'acculturation des enfants ouïghours, forcés à devenir de «parfaits petits Chinois», à la colonisation intérieure, à la séparation physique des couples ouïghours, à l'incitation aux mariages mixtes et, comme l'ont raconté deux anciennes détenues interrogées par France 24 et Amnesty International, à des stérilisations forcées.

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