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Pour 100 viols et tentatives, une seule condamnation : Dupond-Moretti a-t-il raison de douter de ce chiffre ?

En commission des lois, un député a interrogé, lundi, le ministre de la Justice sur la réponse pénale apportée aux viols et tentatives de viol. Eric Dupond-Moretti, dubitatif, a promis de «vérifier» les chiffres.
par Fabien Leboucq
publié le 22 juillet 2020 à 19h58

Question posée par Frédéric le 21/07/2020

Bonjour,

Vous nous interrogez sur l'échange qui s'est tenu lundi 20 juillet, en commission des lois de l'Assemblée nationale, entre Hervé Saulignac, député socialiste de l'Ardèche, et le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti. Le premier interroge le second sur la réponse pénale apportée aux viols et tentatives de viol. Le député a publié sur Twitter une vidéo de son intervention. Et la réponse du garde des Sceaux est visible en intégralité dans un tweet de LCP.

Voici la retranscription de leur échange :

Hervé Saulignac : Je voudrais vous interroger sur les 93 000 femmes subissant un viol ou une tentative de viol chaque année, d'après une enquête qui a été menée par votre ministère il y a trois ans de cela […] 1 000, c'est le nombre de condamnations qui sont prononcées chaque année pour ces crimes-là. Si seulement 1% des viols et tentatives mènent à une condamnation, cela pourrait signifier que 99% ne mènent à rien. Et il y a là, vous en conviendrez, une belle marge d'amélioration pour votre ministère. Je pourrais aussi évoquer ces 20% de victimes déclarées qui portent plainte. Ou bien encore un dixième de ces plaintes qui aboutissent à une condamnation pour viol. Alors, Monsieur le ministre, vous avez dit à plusieurs reprises vouloir réconcilier les Français avec leur justice. Ma question est extrêmement simple : comment comptez-vous réconcilier les Françaises avec leur justice ? [Comment] leur redonner confiance quand 99% des viols et tentatives n'entraînent aucune conséquence pour leurs auteurs ?

Eric Dupond-Moretti : Monsieur Saulignac, je ne sais pas d'où vous tenez ces chiffres. […]

HS : C'est une enquête de votre propre ministère.

EDM : D'accord. Je souhaiterais savoir comment on les obtient, ces chiffres. Parce que c'est au fond assez curieux, de pouvoir dire qu'autant de faits ont été avérés sans que des plaintes aient été déposées. Je n'ignore pas qu'un certain nombre de plaintes n'aboutissent pas, ça, c'est une évidence. Ces chiffres-là me paraissent effrayants. S'ils correspondent à une réalité. Effrayants. […] Ces chiffres-là me paraissent quand même… je ne dis pas «infondés». Mais je vais revoir ce que vous venez d'évoquer, je vais le regarder dans le détail, et je vous fais la promesse qu'on en reparlera la fois prochaine. Je veux voir comment 99%, selon vous, des viols ne seraient pas traités. Et si c'est le cas…

HS : Viols et tentatives…

EDM : Oui, ça reste un crime, la tentative est punie comme le viol. Et si 99% de ces crimes ne sont pas traités, il y a quelque chose qui ne marche pas, mais alors pas du tout. Et il faut immédiatement remédier à cela. Je ne peux pas vous en dire plus. Je suis circonspect sur ces chiffres. Je veux les regarder. Je veux voir comment ils ont été obtenus. Parce que comment peut-on savoir qu'un viol a été perpétré s'il n'y a pas de plainte ? Et s'il y a des plaintes enregistrées, je voudrais vérifier qu'à 99% elles ne sont pas traitées. Alors là, ça tient à quoi : à l'inertie des parquets ? A l'inertie de la police ? Je le dis, si ces chiffres sont avérés, je suis extrêmement inquiet. Et comptez sur moi pour le vérifier. Dès demain, on va faire cette vérification.

CheckNews avait déjà effectué cette vérification fin 2017, puis début 2019. Quoique légèrement mal sourcés, les chiffres avancés par le député Saulignac sont globalement exacts. Quant au raisonnement qui le mène à estimer que «seulement 1% des viols et tentatives mènent à une condamnation, [ce qui] pourrait signifier que 99% ne mènent à rien», il est compréhensible, quoique discutable.

«J'ai mal compris la question qui m'étais poséereprend par la suite Eric Dupond-Moretti. J'ai cru que 99% des affaires qui étaient arrivées au niveau de la plainte n'étaient pas traitées ou ne donnaient pas lieu à une suite, mais ce n'était pas ça. J'avais mal compris. C'est 99% des viols supposés commis qui ne font pas forcément l'objet d'une dénonciation.»

Au moins 94 000 viols et tentatives par an en France

Le chiffre de 93 000 viols et tentatives de viols chaque année, avancé par Hervé Saulignac se retrouve dans la lettre annuelle de 2017 de l'Observatoire des violences faites aux femmes, rattaché à la mission interministérielle pour la protection des femmes et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof), qui dépend du ministère (à l'époque secrétariat d'Etat) chargé de l'Egalité entre les femmes et les hommes.

Le chiffre est même supérieur dans l'édition la plus récente de cette lettre (novembre 2019) : on y lit que «94 000 femmes majeures déclarent avoir été victimes de viols et/ou de tentatives de viol sur une année.» Et plus loin : «0,4% des femmes de 18 à 75 ans, soit environ 94 000, ont déclaré avoir été victimes de ces faits.»

Précisons que ce chiffre émane de l'enquête Cadre et de vie et sécurité (CVS), que mène annuellement l'Institut national des statistiques et des études économiques (Insee), en partenariat, avec l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), qui dépend du Premier ministre, l'un de ses organismes indépendants, l'Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale (ONDRP), et avec le service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), qui dépend du ministère de l'Intérieur.

On notera, à cet égard, que ce n’est pas le ministère d’Eric Dupond-Moretti qui produit cette information, contrairement à ce qu’avance le député Saulignac.

Ce chiffre de 94 000 est calculé à partir d'une moyenne sur les années 2012 à 2019 – chaque année, au premier trimestre, entre 20 et 25 000 ménages sont interrogés, précisent les auteurs de l'enquête CVS. Aussi, la lettre de l'Observatoire des violences faites aux femmes de novembre 2019 s'attache à préciser que l'enquête CVS est une étude de victimation, c'est-à-dire qui s'appuie sur les déclarations des personnes. Ce qui induit, relève la lettre, que «ces résultats sont des ordres de grandeur s'approchant de la réalité mais s'écartant légèrement de ce qu'aurait donné une interrogation exhaustive de la population. Il s'agit de ce que déclarent les personnes interrogées, certaines violences peuvent donc être sous-déclarées.»

Et d'ajouter que «l'enquête CVS ne permet pas de rendre compte de manière exhaustive des viols et des tentatives de viol en France puisque certaines catégories de la population ne sont pas interrogées (personnes âgées de moins de 18 ans et de plus de 75 ans, personnes sans domicile ou vivant en collectivité [prisons, foyers…], personnes vivant en outre-mer)».

Nombre victimes enregistrées

Le député Saulignac avance également que seulement 20% des victimes déclarées de viol ou d’une tentative portent plainte. Un chiffre peut-être légèrement surestimé.

D'après le ministère de l'Intérieur (et toujours pas le ministère de la Justice), les services de police et de gendarmerie ont enregistré 22 900 victimes de viol en 2019. En augmentation (+19%) par rapport à 2018. Toutefois, cette documentation ne précise pas la part de femmes parmi ces victimes.

Il faut donc partir des chiffres de 2018. Cette année-là, «18 800 personnes ont été enregistrées comme victimes de viols par la police et la gendarmerie en France métropolitaine, dont 88% de femmes», écrit le ministère de l'Intérieur. Soit 16 544 femmes. Le service statistique de la place Beauvau indique toutefois que les chiffres des atteintes sexuelles dont il dispose «[sont] affecté[s] par une forte sous-déclaration de ces faits aux forces de sécurité».

Si l’on rapporte ces 16 544 victimes enregistrées par les services de police et de gendarmerie aux 94 000 viols et tentatives déclarés, on pourrait conclure que 17,6% des victimes se manifestent auprès des autorités. Mais ce calcul est discutable. Premièrement, parce que le chiffre de 94 000 est une moyenne sur plusieurs années, alors que le nombre de victimes enregistrées ne porte que sur 2018. Deuxièmement, parce que le premier indicateur est déclaratif alors que le second est le résultat de remontées administratives. Cela permet néanmoins de se faire une idée.

Plaintes

Les auteurs de l'enquête CVS de 2019 arrivent au même chiffre concernant les plaintes, en considérant l'ensemble des victimes (les hommes et les femmes) : «Les viols restent des atteintes faiblement rapportées aux services de police et de gendarmerie. Sur la période 2011-2018, 17% des victimes d'un viol ou d'une tentative de viol déclarent avoir déposé plainte.»

Mais pour sa part, la lettre de l'Observatoire des violences faites aux femmes écrit : «On estime que 12% des femmes majeures victimes de viols ou de tentatives de viols ont déposé́ plainte.» Dans la mesure où ce chiffre s'appuie sur des enquêtes de victimation concernant les faits s'étant déroulés au cours de l'année précédant la collecte d'information, la Miprof, les ministères de la Justice et de l'Intérieur nous font remarquer que «le taux de plainte peut être supérieur» car «les victimes peuvent déposer plainte bien après les faits.»

Moins de 1 300 viols sanctionnés en 2019

Dernière partie du raisonnement : combien de viols font l'objet de condamnations ? Pour le coup, c'est bien le ministère de la Justice qui fournit la réponse, puisqu'il produit chaque année un document au titre explicite, «Les condamnations».

Les dernières données disponibles sont celles de 2018. Cette année-là, 1 269 infractions de viol ont été sanctionnés. Ces crimes «constituent 44% des crimes sanctionnés», écrit le ministère. «Ils se composent des viols avec circonstances aggravantes (34,2% des crimes), des viols simples (7,3%) ou des viols commis par le conjoint ou concubin de la victime (2,4%).» Ce qui a donné lieu, nous précise le ministère de la Justice, à 1028 condamnations - une condamnations pouvant correspondre à plusieurs infractions sanctionnées.

Cette même année, le ministère de l’Intérieur enregistrait au total 18 800 victimes de tels faits. Soit, pour 100 victimes de viol enregistrées, un peu moins de 7 infractions de ce type condamnées.

Là encore, la comparaison est discutable, car il est hautement improbable qu’une victime soit enregistrée l'année même où le crime qu'elle a subi est jugé (et donne lieu à une condamnation). Aussi, les chiffres de la Justice ne précisent pas le sexe de la victime – impossible donc de savoir combien de viols infligés à des femmes sont effectivement condamnés. Mais là encore, cela permet de se faire une idée.

Correctionnalisation des viols

Comme nous le rappelions dans nos précédents papiers, les condamnations pour viols sont d'autant moins nombreuses qu'existe la possibilité de «correctionnaliser» ce crime. Par ce mécanisme, le viol, un crime jugé aux assises, est requalifié en agression sexuelle, un délit jugé en correctionnelle. La correctionnalisation intervient lorsque les éléments de preuve sont insuffisants, ou pour éviter aux victimes un procès d'assises parfois difficilement supportable. Ce phénomène de correctionnalisation est critiqué par des associations de défense des victimes, certains de leurs avocats ou encore certains psychiatres. Une étude menée au sein du tribunal de grande instance de Bobigny (l'une des seules fournissant des chiffres sur le sujet) estimait qu'en 2013 et 2014, «46% des agressions sexuelles étaient des viols correctionnalisés».

Le ministère de la Justice ne comptabilise pas ce phénomène, qu'il justifie par «la saturation des cabinets d'instruction et des capacités d'audiencement des cours d'assises». Mais ajoute que «ces affaires correctionnalisées sont bien jugées, par les tribunaux correctionnels, et apparaissent dans les chiffres officiels sous la qualification d'agressions sexuelles, le cas échéant avec des circonstances aggravantes.»

Avec toutes ces précautions méthodologiques, on arrive tout de même à cet ordre de grandeur : 94 000 femmes entre 18 et 75 ans déclarent avoir subi un viol ou une tentative de viol au cours d'une année (en métropole et en moyenne, entre 2012 et 2019). Or, en 2018, la justice n'a enregistré que 1 269 infractions de viol condamnées (sans que l'on sache combien ont été commis sur des femmes). Tout «effrayant» que soit le chiffre, on arrive bien in fine à 1,3 infraction de viol condamnée, pour 100 femmes se déclarant victimes.

«Ces statistiques ne peuvent être rapprochées. Elles sont notamment sur des temporalités et des champs différents», ont, pour leur part, commenté la Miprof et les ministères de l'Intérieur et de la Justice, à la suite de la publication de cet article. Les services statistiques des deux derniers «travaillent actuellement sur des méthodes de rapprochement de leurs données respectives», nous font remarquer ces mêmes interlocuteurs.

Edit le 23 juillet : reproduction en intégralité (et non plus partielle) du retour d'Eric Dupond-Moretti sur ses propos, avant le paragraphe «Au moins 94 000 viols...»

Deuxième édit le 23 juillet : à sa demande, ajout de la mention du SSMSI au troisième paragraphe après le premier intertitre. Remplacement, au troisième paragraphe après le deuxième intertitre de «reconnaît» par «indique».

Troisième édit le 24 juillet (une version antérieure du papier est disponible ici) : à la suite d'une réponse conjointe de la Miprof, des ministères de l'Intérieur et de la Justice, ajout de leurs citations, et modifications des passages où nous écrivions que l'Intérieur comptait les plaintes, alors que ses statistiques recensent les victimes. Nous estimions aussi à 17% la part de plaignantes parmi les femmes violées, en confirmant notre calcul avec les chiffres de l'enquête CVS, mais la lettre de l'Observatoire national des violences faites aux femmes fait, en fait, état d'un taux de plainte de 12% (celui de 17% valant à la fois pour les hommes et les femmes se déclarant victimes) parmi les femmes se déclarant victimes.

Pour aller plus loin :

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