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Est-il vrai que les Etats-Unis et l’Ukraine ont refusé de voter une résolution de l’ONU condamnant le nazisme?

Guerre entre l'Ukraine et la Russiedossier
Cette résolution, mise au vote chaque année, reçoit un vote défavorable de la part des Etats-Unis depuis sa première mouture, en 2005, et de la part de l’Ukraine – qui s’abstenait auparavant – depuis 2014. L’essentiel des pays d’Europe sont abstentionnistes sur ce texte.
par Florian Gouthière
publié le 17 mars 2022 à 14h51

Vous nous interrogez sur le refus de l’Ukraine (et des Etats-Unis) de voter en faveur d’une résolution de l’ONU portant sur la «lutte contre la glorification du nazisme, du néonazisme et d’autres pratiques qui contribuent à alimenter les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y sont associées».

Des résolutions contre la glorification du nazisme – qui se veulent être une réaffirmation des principes de la conférence de Durban de 2001 condamnant la résurgence du néonazisme – sont soumises au vote de l’assemblée générale de l’ONU chaque année depuis 2005, à la mi-décembre (la première mouture a été rédigée à l’initiative de la Russie, du Bélarus et de Cuba). Comme tous les textes de ce type, leur adoption par vote en Assemblée générale n’est pas contraignante pour les pays qui ne se sont pas prononcés en sa faveur (contrairement aux résolutions du Conseil de sécurité). Le texte peut être de nouveau proposé, avec des modifications, au fil des années, afin de permettre à de nouveaux pays d’y souscrire.

Les Etats-Unis et l’Ukraine «contre», la France parmi les abstentionnistes

Parmi les nombreux articles du texte, on peut par exemple lire une recommandation de la prise de mesures «pour lutter contre toute manifestation organisée à la gloire de l’organisation SS et de l’une [...] de ses composantes». Ailleurs, la résolution dénonce «le fait de s’ingénier à déclarer que [les membres des mouvements nazis] et ceux qui ont combattu la coalition anti-hitlérienne, [qui ont] collaboré avec le mouvement nazi et commis des crimes de guerre et crimes contre l’humanité, ont participé à des mouvements de libération nationale […]».

Lors du dernier vote de cette résolution, le 16 décembre 2021, sur les 193 membres de l’ONU, 130 pays ont voté «pour», 2 «contre», 49 se sont abstenus, et 12 n’ont pas pris part aux votes. Les deux pays ayant voté contre sont effectivement les Etats-Unis et l’Ukraine. Parmi les pays abstentionnistes, on compte de très nombreux Etats d’Europe, dont la France.

Si depuis de nombreuses années, les Etats-Unis votent invariablement contre cette résolution, l’Ukraine faisait pays des partis abstentionnistes jusqu’en 2013. Les deux pays s’y opposent depuis 2014, parfois rejoints par d’autres comme le Canada ou le Palaos. Lors du vote de la première mouture du texte en 2005, les Etats-Unis, le Japon, la Micronésie et les Îles Marshall s’étaient prononcés contre.

La position de l’Ukraine contre ce texte est l’un des arguments employés par les prorusses pour présenter le gouvernement de ce pays comme «pro-nazi». Et ainsi justifier l’intervention militaire du Kremlin au nom d’une «dénazification» de leur voisin.

Le nazisme condamné, les parts d’ombre du stalinisme oubliées

Comment comprendre les réticences, voire le rejet pur et simple de ce texte, par de nombreux pays occidentaux, et plusieurs pays de l’ancien bloc soviétique ? A l’automne 2020, le représentant de l’Ukraine avait justifié son refus du texte devant l’Assemblée générale en affirmant que le projet de résolution n’avait «rien à voir avec son titre». «Les Ukrainiens connaissent les sacrifices de ceux qui ont lourdement contribué à la victoire contre le nazisme et fait preuve d’un héroïsme exemplaire dans la lutte pour libérer leur terre natale et celles d’autres pays d’Europe», peut-on lire sur le site de l’ONU. Selon la délégation ukrainienne, «l’auteur du texte» – comprendre : la Russie – «manipule les récits historiques et cherche à faire de la provocation politique». Et de justifier le rejet du texte par des «formulations trompeuses», l’assimilant même «à une glorification du stalinisme».

Selon les historiens et spécialistes du monde slave interrogés par CheckNews, la soumission de ce texte au vote de l’ONU est au cœur d’une «guerre des mémoires» entre la Russie et les anciens Etats de l’Union soviétique, dans laquelle la Russie essaie de se donner le meilleur rôle.

«Cette résolution présentée à l’ONU est un mélange de rhétorique antiraciste standard et de certaines formules qui promeuvent le “culte” russe de la Seconde Guerre mondiale, qui fonctionne actuellement comme l’idéologie officielle de la Russie – et qui est utilisé pour justifier l’agression de Poutine contre l’Ukraine», explique Nikolay Koposov, professeur à l’école d’histoire et de sociologie de l’Institut de technologie de Géorgie. «Une majorité écrasante de pays ne comprend pas la signification de ces formules et leurs liens avec la propagande du Kremlin, c’est pourquoi ils ont voté en faveur de la résolution.»

Comme nous le précise Emilia Koustova, maître de conférences en civilisation russe à l’Université de Strasbourg, «en Russie, la mémoire de la guerre contre l’Allemagne nazie constitue la clé de voûte à la fois de la mémoire collective, de l’identité nationale, et du discours officiel – qui l’utilise pour légitimer ses politiques et pour mobiliser les populations. La référence à la guerre et à la victoire soviétiques est constamment mobilisée pour légitimer les ambitions et les politiques russes actuelles.» Mais, comme le relève Galia Ackerman, chercheuse en histoire à l’université de Caen, «pour appuyer la thèse du bien absolu incarné par la Russie, il faut omettre, ou tout au moins minimiser, toutes les bavures, tous les crimes, toutes les taches sombres. Que ce soit pendant la guerre, avec le traité de non-agression entre l’Allemagne et l’Union soviétique de 1939, mais aussi à son issue. A savoir : l’occupation militaire d’une moitié de l’Europe, les purges, les exécutions des populations dans les camps, etc.» Cette réécriture de l’histoire, explique-t-elle, «implique aussi de nier le fait que le nazisme et le stalinisme étaient deux régimes totalitaires qui, si leurs idéologies étaient tout à fait distinctes, étaient similaires dans leurs pratiques – leurs méthodes de contrôle de la population, la propagande, etc. L’objectif du régime russe est de ne jamais, au grand jamais, permettre que soit mis un signe d’égalité entre les nazis et les Soviétiques.»

L’opposition à l’URSS assimilée au nazisme

Or, juge Nikolay Koposov, «du point de vue du Kremlin, le message le plus important de la résolution soumise à l’ONU, c’est que le nazisme est la seule idéologie responsable des crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que de la guerre elle-même.» Un regard qui diffère largement «de l’essentiel des Européens de l’Est, pour qui Hitler et Staline étaient tous deux responsables de la guerre et des crimes commis au nom des idéologies fasciste et communiste. La résolution ne tient pas compte de cette perspective, ce qui signifie qu’elle mobilise en fait l’opinion internationale contre les adversaires est-européens de Moscou dans les guerres de mémoire. Une bonne raison pour ces derniers de s’abstenir ou de voter contre.» L’article 7 du document soumis à l’ONU présente «tous ceux qui ont combattu le nazisme comme étant du bon côté de l’histoire, alors que du point de vue de l’Europe de l’Est – l’Ukraine, et les pays baltes notamment–, certains de ces combattants pourraient être aussi criminels que les nazis. Les “soldats libérateurs” soviétiques dont cet article 7 protège la mémoire sont souvent perçus en Europe de l’Est comme des occupants et des auteurs de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité.»

De son côté, Emilia Koustova pointe également, dans la résolution, «le flou de la formulation du paragraphe qui évoque les mouvements ayant participé à la lutte contre les Alliés – mais il faut lire “l’URSS”, ici – et qui sont commémorés aujourd’hui comme “mouvements de libération nationale”. Côté russe, il s’agit ici de condamner tout mouvement de résistance antisoviétique ayant agi durant la guerre en Ukraine ou dans le pays baltes, comme “allié” de nazis. Il est vrai que, du côté opposé, il arrive qu’on fasse face à une lecture réductrice, qui consiste à ne voir, dans l’action de ces mouvements que leur résistance à Staline, en minorant ou en justifiant la collaboration de certains d’entre eux avec les Nazis. Mais à la différence de la Russie, où le discours public et la recherche historique sont verrouillés, dans les pays est-européens et centre-européens, l’histoire est en débat au sein de sociétés pluralistes et démocratiques.»

Nikolay Koposov observe que la résolution soumise au vote de l’Assemblée générale de l’ONU «utilise aussi la notion de coalition anti-Hitler, à laquelle l’URSS appartenait évidemment. Ce terme est central pour la propagande de Poutine, car il place l’URSS dans la même catégorie que les démocraties occidentales qui ont lutté contre le fascisme. Cette “classification” rend plus difficile l’affirmation selon laquelle l’URSS n’était qu’un agresseur de plus pendant la Seconde Guerre mondiale – ce qui est la principale accusation que le Kremlin rejette.» Enfin, l’article 4 de la résolution présente le fait de «lutter contre tout membre de la coalition anti-hitlérienne comme équivalent à lutter pour le nazisme (art. 4) – ce qui est un vieux motif de la propagande de Staline, qui affirmait que quiconque était contre le communisme était pour le fascisme – les Soviétiques utilisaient le terme fascisme plutôt que nazisme pour souligner la “nature de classe” du mouvement plutôt que ses aspects antirusses ou racistes.»

Des questions loin de lutter contre les discriminations selon la France

L’idée que la résolution de l’ONU porterait une rhétorique qui placerait tous les opposants au stalinisme du côté des collaborateurs du nazisme n’est pas une position uniquement défendue l’Ukraine. Les Etats-Unis, qui ont plusieurs fois exposé les raisons pour lesquelles ils votaient contre cette résolution année après année, jugeaient encore en novembre dernier que le texte présentait «des tentatives à peine voilées de légitimer les campagnes de désinformation russes dénigrant les nations voisines, et promouvant le récit soviétique déformé d’une grande partie de l’histoire européenne contemporaine, sous le prétexte cynique de mettre fin à la glorification des nazis.»

En 2014, le ministre des Affaires étrangères de Lituanie avait jugé que, «sous couvert de cette condamnation [du nazisme], la Russie poursuit son propre agenda. De facto, la Russie tente d’attaquer les Etats baltes et de déterminer l’histoire à sa manière». En 2020, l’Union européenne, par la voix de l’Allemagne, avait quant à elle jugé «qu’un nombre important de préoccupations importantes et fondamentales subsistaient» et que «plusieurs propositions essentielles de l’UE, y compris des formulations de compromis, n’ont pas été incluses dans le texte final. Dans certains cas, le langage problématique et politisé a été renforcé de manière négative.» L’Union a par ailleurs «regretté que la résolution n’aborde toujours pas toutes les formes contemporaines de racisme de manière exhaustive et continue à mettre l’accent sur des questions qui sont loin de lutter contre le racisme et la discrimination. Ces éléments ont une fois de plus été ajoutés de manière sélective et partiale.»

Dans une réponse écrite à une question parlementaire portant sur l’abstention de la France en 2020, le ministère des Affaires étrangères avait ainsi critiqué le texte : «La Russie a présenté, comme chaque année, une résolution sur la “lutte contre la glorification du nazisme”. Si la France, comme l’ensemble des Etats membres de l’Union européenne, s’abstient chaque année sur cette résolution, c’est parce que ce texte ne contribue aucunement à faire avancer la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Cette thématique, si importante, est détournée de son objectif au profit d’un discours réducteur et destiné à diviser les Européens, en assimilant au régime nazi l’ensemble des opposants aux forces soviétiques. Le texte tend à réduire la lutte contre le racisme et la haine aux questions mémorielles liées à la Seconde Guerre mondiale, dont il présente une vision déformée.» Un argumentaire analogue avait été formulé par ce même ministère en 2015. Il jugeait que la résolution onusienne présentait «une vision partiale des événements historiques» et comportait «un langage ambigu» qui tendait «à assimiler des opposants antisoviétiques ayant collaboré avec la puissance occupante à des nazis. Soucieuse de ne pas voir instrumentalisée la question majeure de la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, la France, ainsi que tous les pays membres de l’Union européenne, se sont donc abstenus compte tenu des ambiguïtés qui demeurent.» Galia Ackerman juge ces positions du ministère des Affaires étrangères français «très pertinentes» : «C’est effectivement tout le propos de la Russie que d’assimiler au régime nazi l’ensemble des opposants aux forces soviétiques.»

Comme le résume Nikolay Koposov, «le fait que la résolution ait été conçue pour obtenir un soutien international à la politique historique du Kremlin, présentée comme poursuivant des objectifs antiracistes plutôt que néo-impérialistes, explique pourquoi certains pays – dont les Etats-Unis et l’Ukraine – ont voté contre, tandis que la plupart des autres pays occidentaux se sont abstenus de voter.»

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