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Interview

«Les grands industriels du secteur laitier sont des prédateurs de valeur»

Prenant prétexte d’une baisse du pouvoir d’achat des consommateurs liée à la crise post-Covid, de grandes entreprises du secteur laitier comme Lactalis ont annoncé une importante baisse du prix payé aux éleveurs. Ces derniers s’inquiètent pour l’avenir de leur filière et dénoncent l’inaction des pouvoirs publics.
par Pauline Achard
publié le 2 juillet 2020 à 8h54

«Nous n'acceptons pas que les plus précaires soient encore une fois la variable d'ajustement d'une économie déconnectée», s'insurge la Confédération paysanne dans un communiqué. De 333 euros par tonne de lait payée aux éleveurs début 2020, à 326 euros en avril puis 315 euros en mai et juin… Les producteurs laitiers craignent que cette inexorable chute des prix soit dramatique pour leur activité. Meurtris par la crise laitière de 2015, les éleveurs commençaient tout juste à profiter de perspectives plus réjouissantes depuis l'entrée en vigueur de la loi Alimentation (Egalim) en février 2019. Douche froide pour les paysans qui apprennent que dès le début de la crise, les grands industriels diminuent drastiquement le prix payé par litre de lait afin d'anticiper une baisse du pouvoir d'achat. Pour Dominique Morin, éleveur de vaches laitières chez Lactalis et porte-parole de la confédération paysanne de la Mayenne, «l'avenir de la filière est incertain».

Comment la crise du Covid a-t-elle impacté les éleveurs laitiers ?

Nous sortions des états généraux de l’alimentation avec quelques avancées. Au premier trimestre 2020, le prix du lait tendait enfin à se rapprocher du coût de production, fixé en décembre à 384 euros la tonne par l’interprofession (Cniel). Sitôt l’épidémie apparue, les quelques gros industriels français, dont Lactalis, se sont empressés de déclarer qu’ils ne pourraient pas maintenir les niveaux de prix annoncés, dans l’hypothèse d’une crise post-Covid. Pour les éleveurs, les retombées de la crise sont directement liées aux décisions tarifaires prises par les géants du secteur laitier. Aujourd’hui, il y a une absence totale de visibilité sur l’avenir de notre activité.

Comment cela se traduit sur votre activité ?

Lorsque le prix du lait baisse, les agriculteurs ont deux choix : limiter les investissements déjà modestes destinés à leurs moyens de production ou bien renoncer à une partie de leur revenu disponible. Cela fait trente-cinq ans que nous livrons chez Lactalis avec mon épouse et on risque de perdre 100 euros par mois chacun… Avec des salaires à 1 200 euros pour près de soixante-dix heures de travail par semaine, on voit la différence.

Quelle est la stratégie derrière cette réduction du prix payé par Lactalis aux éleveurs ?

Il s'agit de pur opportunisme. Ils sont très prompts à prévoir une baisse hypothétique de leur chiffre d'affaires en réduisant arbitrairement nos revenus tandis qu'ils sont très lents à les rétablir quand la courbe est à la hausse. La logique commerciale des grands industriels est de vendre leur produit dans un premier temps, en priorisant leurs profits, et avec ce qu'il reste, ils payent les éleveurs. Le problème aujourd'hui, c'est qu'avec ce qu'il reste, il est extrêmement compliqué pour un éleveur d'investir et de s'équiper correctement pour quinze ou vingt ans. Et notre filière ne dépend presque plus que de ces grandes multinationales. Avant, nous avions trois laiteries dans notre secteur, aujourd'hui, elles appartiennent toutes à Lactalis. Le monopole qui s'est mis en place ne nous permet pas de vendre notre production ailleurs, et de fait, c'est l'industriel qui définit les règles du jeu. Pour beaucoup, la seule manière de maintenir une activité est de produire de plus en plus et les conditions d'élevage ne peuvent qu'en être dégradées. Les grandes entreprises du secteur laitier sont des prédateurs de valeurs. Leur attitude provoquera la disparition des paysans à long terme.

Quelque chose a changé depuis l’entrée en vigueur de la loi Alimentation ?

Il y a eu beaucoup d'énergie inutilement dépensée. J'ai participé à des réunions, mais notre parole n'était quasiment pas écoutée. Comme d'habitude, ce sont les plus puissants qui s'en tirent. La grande distribution tire les ficelles, les industriels bâtissent les prix. Ce texte ne contraint pas les industriels à payer au coût de production mais seulement de l'inclure dans la formule de prix, tout comme les indicateurs de marché. Des formules très opaques, parfois au bord de la légalité car il est très simple de baser ce calcul sur un indicateur plus bas qu'un autre pour amoindrir le prix payé aux producteurs.

Quelle responsabilité pour les pouvoirs publics ?

Les industriels sont coupables mais le gouvernement est responsable. Les pouvoirs publics ont libéralisé le marché européen en supprimant des outils de régulation essentiels. Depuis l'abolition des quotas en 2015, les éleveurs européens ont le droit de produire autant de lait qu'ils le souhaitent, ouvrant ainsi le marché à la concurrence. Et si l'Europe a un rôle à jouer, que fait le ministre de l'Agriculture et de l'Alimentation en France ? Car désormais, ces prix dépendront des cours internationaux. Ce qu'il nous faut aujourd'hui, c'est une politique agricole européenne, des outils de régulation puissants et des ministres courageux. Sans cela, je ne vois pas d'avenir possible dans la production laitière, autrement qu'en exploitant les éleveurs.

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