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Moyen-Orient

Qatar : au moins 6 750 travailleurs étrangers sont morts ces dix dernières années

Coupe du monde 2022 au Qatardossier
Les infrastructures de la Coupe du monde 2022 continuent d’être construites dans l’émirat par des immigrés exploités, dans des conditions particulièrement difficiles. Comme le révèle le «Guardian», plusieurs le payent chaque jour de leur vie.
par Julien Lecot
publié le 23 février 2021 à 16h51

Depuis 2010, le Qatar se prépare. En ligne de mire, l’automne 2022, durant lequel ce petit pays du golfe Persique va accueillir des milliers d’athlètes, entraîneurs, dirigeants, et même, si la pandémie le permet, des supporters de 32 nations dans le cadre de la Coupe du monde de football. Jamais un tel événement n’avait été organisé au Moyen-Orient, alors l’émirat est exigeant. Stades, hôtels, routes, transports publics : tout doit être parfait. Faute de main-d’œuvre suffisante, c’est aux travailleurs immigrés que le Qatar fait appel pour tout construire. Exploités, sous-payés et s’attelant à la tâche dans des conditions qualifiées par beaucoup d’ONG d’esclavagisme moderne, ceux qui représentent plus de 90% des 2,8 millions d’habitants du pays payent parfois de leur vie le prix de l’organisation du tournoi.

D’après une enquête publiée par le Guardian ce mardi, au moins 6 751 travailleurs immigrés seraient morts entre 2010 et 2020 au Qatar, soit presque deux par jour pendant dix ans. Tous étaient venus dans l’émirat en quête d’un travail mieux rémunéré, avec souvent pour but d’envoyer de l’argent à leurs familles restées au pays. Pour avancer ces chiffres, le quotidien britannique explique s’être appuyé sur des données communiquées par les ambassades de l’Inde, du Bangladesh, du Pakistan, du Népal et du Sri Lanka. Il assure cependant que ce bilan est probablement loin de la réalité, faute de données officielles du Qatar et de rigueur de la part de certaines ambassades. Des travailleurs venus du Kenya ou des Philippines – deux grands pays pourvoyeurs de main-d’œuvre dans l’émirat – ne sont par exemple pas comptabilisés.

Des «morts naturelles» suspectes

Toujours selon l’enquête du journal britannique, les causes des décès sont particulièrement floues. 80% des travailleurs indiens décédés au Qatar seraient par exemple morts de «causes naturelles», principalement attribuées à des problèmes respiratoires ou des insuffisances cardiaques. Un chiffre particulièrement élevé quand on sait que la majorité de ces travailleurs sont relativement jeunes : en 2016, selon le Haut commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, 99% des étrangers présents au Qatar avaient moins de 64 ans.

Pour de nombreuses ONG, ces décès soudains pourraient être imputés aux journées à rallonge, sous des températures dépassant plusieurs mois de l’année les 45°C, le tout en effectuant un travail particulièrement physique. Elles demandent depuis plusieurs années à ce que des autopsies soient réalisées pour enquêter sur ces morts non élucidées. Car le phénomène n’est pas nouveau : en 2015 déjà, le manque de transparence des autorités qatariennes sur les décès des travailleurs migrants était mis au jour.

Directeur de FairSquare Projects, une ONG qui milite pour les droits du travail dans le golfe Persique, Nick McGeehan assure au Guardian qu’il y a bien une corrélation entre ces décès et la construction d’infrastructures pour la prestigieuse compétition sportive, car «une proportion très importante des travailleurs migrants décédés depuis 2011 se trouvaient dans le pays uniquement parce que le Qatar a obtenu le droit d’accueillir la Coupe du monde de football». Le gouvernement qatarien explique, lui, que le «taux de mortalité de ces communautés» n’a rien d’étonnant compte tenu de leur «taille et démographie», même si «chaque vie perdue est une tragédie».

Sous la pression de la communauté internationale, le Qatar a été contraint d’adopter ces dernières années un certain nombre de réformes pour donner plus de droits aux travailleurs, et il ne manque pas de le rappeler. En septembre 2020, la fin de la Kafala – un système de parrainage donnant les pleins pouvoirs aux employeurs – a été annoncée en grande pompe, permettant désormais aux migrants de changer de travail et de pouvoir quitter le pays de leur propre chef. Dans les faits, pourtant, faute de contrôles suffisants, des milliers de personnes subissent encore des conditions de travail abusives, comme le dénonçait Amnesty International en novembre dernier.

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