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Libération
Deux ans après

«Charlie» à l’italienne

A la suite de la polémique suscitée en Italie par le dessin de Félix sur le tremblement de terre d’août 2016, le réalisateur italien Francesco Mazza avait rédigé un plaidoyer en faveur de cette satire, sous forme de dialogue avec sa mère. Il vient de rendre visite à la rédaction de «Charlie», transformée en bunker depuis l’attaque du 7 janvier 2015, il y a deux ans.
par Francesco Mazza, réalisateur
publié le 4 janvier 2017 à 19h06
(mis à jour le 5 janvier 2017 à 19h22)

Un matin d’hiver, dans une rue quelconque de Paris, je me tiens devant une porte. J’appuie sur l’interphone. J’attends. Sceptique. Finalement, la serrure se déclenche. J’avance avec hésitation, la porte se referme derrière moi.

Je me trouve maintenant dans une grande pièce. La voix métallique d’un haut-parleur me dit d’avancer à nouveau. Des hommes entrent, leur gentillesse est aussi grande que la pièce. Ils me saluent en souriant et m’appellent par mon nom : évidemment, ils ont lu le mail, précisant mon état civil, que j’ai envoyé une semaine auparavant. Je me soumets au contrôle de sécurité, le genre de contrôle que l’on trouve plus habituellement dans un aéroport. Je continue ensuite, tout droit, suivant la direction indiquée par l’un des hommes.

D’autres portes blindées, des escaliers, des armes, une marée de détails que je ne peux pas divulguer et je me retrouve dans un second sas, cette fois-ci beaucoup plus claustrophobique. Entre deux portes blindées, dans un silence total, les secondes s’écoulent lentement. Slang!

Apparaît une femme aux cheveux noirs, hors du temps, française de la tête aux pieds, qu’aussitôt j’imagine sur les barricades avec Robespierre en train de lancer des pierres contre l’Ancien Régime.

«Bienvenue chez Charlie Hebdo.»

C’est Marika Bret, responsable des ressources humaines pour ce journal devenu malgré lui, il y a deux ans, célèbre dans le monde entier : le 7 janvier 2015, deux terroristes sont entrés dans la rédaction et ont tué 12 personnes, parmi eux le directeur Stéphane Charbonnier, dit Charb.

Je découvre la salle de rédaction. Non pas l’historique salle de rédaction mais un nouveau lieu, le secret mieux gardé de Paris. En effet, s’il m’arrivait de révéler à qui que ce soit son exacte adresse, je serais aussitôt poursuivi par le journal pour mise en danger de la vie d’autrui.

Marika me conduit au travers des couloirs où sont accrochées les unes du journal depuis sa reparution en février 2015, les autres, les historiques, ne sont pas là. «Trop dures à regarder», me dit Marika.

Nous entrons à présent dans la plus grande des salles, celles des dessinateurs, et je ressens un trouble qui restera tout au long de ma visite : ils sont surpris de me voir.

«Ma mère», dit-elle. Les gens me sourient. Ils comprennent que je suis l'Italien de l'article internet expliquant le dessin du tremblement de terre à sa mère (1), ce dessin qui représentait les maisons effondrées et les corps des victimes empilés comme des lasagnes.

On est lundi, en plein bouclage pour la sortie de mercredi dans les kiosques, en plein préparatifs de la couverture.

Marika me présente Coco, l'auteure d'un second dessin sur les Italiens, en réponse à la polémique, invitant les Italiens à s'en prendre à la mafia plutôt qu'à Charlie («c'est la mafia qui construit vos maisons»). C'est la jeune femme qui, deux ans auparavant, une kalachnikov pointée sur elle, a été obligée d'ouvrir la porte aux terroristes et s'en est sortie grâce à son incroyable sang-froid.

Ils reprennent leur travail, et je les observe pendant quelques instants. Ils dessinent Merkel en train de rouler des pelles, Donald Trump fraîchement doté d’un vagin. C’est cela, cela surtout, que l’Ouest doit protéger aujourd’hui et pour lequel il est nécessaire de déployer une telle force armée.

Je suis Marika dans son bureau. Elle est le visage public du journal satirique français, une des rares personnes à parler à la presse. A gauche, aux pieds de la table, se trouve un gilet pare-balles - objet qu'on leur conseille fortement d'avoir à portée de main et qui devient essentiel à chaque trajet en voiture. A droite, sur son bureau, la pile d'insultes («les Italiens sont imbattables en créativité», me dit en souriant le webmaster) et les menaces de mort reçues via Facebook au cours de la journée : ces dernières seront envoyées à l'antiterrorisme français et examinées une à une.

Sur le bureau, se trouve également une photo de Marika et de Charb, l’ancien directeur. Derrière elle, un faible soleil filtre à travers les fenêtres vissées au mur, impossibles à briser, impossibles à ouvrir.

J’imagine que vous ne recevez pas beaucoup de visites au travail ?

Personne ne connaît l’endroit où nous nous trouvons. Mais nous savons que tôt ou tard le secret sera révélé et nous devrons déménager à nouveau, comme nous l’avons déjà fait auparavant.

Mais comment peut-on être amusant avec de telles conditions de travail ?

Tu dois t’efforcer d’oublier où tu te trouves et te concentrer uniquement sur ton travail. L’état d’urgence n’est pas terminé, nous devons vivre avec.

A quel point votre vie a-t-elle changé depuis l’attaque ?

J'ai dû m'habituer à un genre de vie très différent ou rien ne peut exister de façon spontanée. Tout doit être préparé et planifié en avance. Si je veux aller acheter une baguette de pain maintenant sur un coup de tête, je ne peux pas (une escorte est assignée à plusieurs collaborateurs de Charlie) .

Qui est responsable des événements du 7 janvier 2015 ?

La presse internationale, les politiciens français, les intellectuels de gauche. Charlie Hebdo avait été laissé tout seul, et ce, même si quelques années auparavant la rédaction avait été incendiée. A l'époque, les politiciens disaient que nous l'avions cherché, et qu'au fond nous n'étions «que» des dessinateurs. Cela a véhiculé le message que nous étions bel et bien responsables de quelque chose. Le 7 janvier n'était qu'un règlement de comptes que tout le monde attendait.

Quels sont vos souvenirs de ce jour-là ?

Je n’étais pas dans la rédaction au moment de l’attaque, j’étais en rendez-vous à la banque, et mon téléphone était éteint. Quand je l’ai rallumé, j’avais reçu une avalanche de messages et d’appels, j’ai tout de suite compris. Personne ne savait encore s’il y avait eu des victimes, mais moi, j’en étais certaine. Nous en étions certains depuis 2007. A la gendarmerie, j’ai demandé à un des détectives pourquoi Charb n’était pas plus protégé alors qu’il était explicitement menacé par Al-Qaeda. Il m’a répondu qu’il n’en avait aucune idée, d’autant plus que d’après les informations qu’ils avaient, depuis quelques mois, la question n’était pas «si» une attaque allait avoir lieu, mais plutôt «quand».

Est-ce que le soutien «populaire» que vous avez reçu après le 7 janvier vous a étonnée ?

Ça a été très émouvant mais cela nous a aussi mis en difficulté, on ne savait que trop bien que beaucoup de ces gens ignoraient ce qu'était Charlie et nous savions que nous allions devoir faire face à certains malentendus. L'exemple le plus frappant fut quand Obama nous a invités chez lui à la Maison Blanche, mais à la seule condition qu'aucun d'entre nous ne puisse lui poser de questions. Nous avons évidemment refusé.

Il est temps de parler du fameux dessin sur le tremblement de terre, «séisme à l’italienne». Comment expliquez-vous que 34 000 messages en provenance d’Italie, remplis de menaces et d’insultes, aient traversé la frontière pour s’abattre sur Paris ?

Le problème a toujours été la représentation des corps. De la même façon qu’avec l’enfant syrien, échoué sur la plage, les gens ne nous pardonnent pas la représentation du corps martyrisé d’une victime. Mais il est important d’affirmer et de répéter que la décision de représenter un corps n’est jamais une fin en soi, ça n’est qu’un moyen. Crois-moi, le respect de la mort et des victimes nous y tenons nous aussi. Mais le problème vient aussi d’ailleurs.

D’où ?

A mon avis, dans ce cas, le rôle joué par les institutions est capital. Le maire d'Amatrice a instrumentalisé Charlie dans le but de distraire l'opinion publique pour esquiver ainsi la seule question qui comptait vraiment, à savoir comment une tragédie de ce genre a pu avoir lieu.

Est-ce que vous pensez qu’on est en passe d’en finir définitivement avec l’époque des Lumières, fondée sur la suprématie absolue de la liberté d’expression ?

Je vois de la lumière au bout du tunnel. Après le massacre, ce qui m’a le plus impressionnée est la façon dont les enfants ont réagi. Les enfants aiment la liberté, c’est pourquoi ils aiment dessiner, parce que c’est un des gestes les plus forts et les plus instinctifs pour exprimer la liberté. Le 7 janvier 2015, un grand nombre d’enfants à travers le monde, a compris que des gens étaient morts à cause d’un dessin et pourtant aucun de ces enfants n’a arrêté de dessiner.

Votre famille, les gens qui vous aiment, ne vous demandent pas de vous arrêter?

Non, parce qu’ils savent ce que ce travail représente pour moi. Si j’arrêtais demain, je regagnerais sans doute certaines de mes libertés, mais, en contrepartie, je devrais renoncer à un autre genre de liberté qui est, à mon avis, plus importante. C’est pour ça que je résiste, en attendant le jour où tout cela sera fini.

Vous croyez vraiment que ça va finir un jour?

Oh non, pas du tout. (Elle rit).

Nous faisons une pause et allons dans une salle de repos aux vitres blindées. Coco est là aussi. Pendant que je l’observe, je ne peux m’empêcher de penser à ce moment où elle a dû sauter pour éviter de justesse la rafale de balles mortelles, je lui pose des questions sur son travail pour écarter cette pensée.

Comment naît un dessin ?

La satire, de mon point de vue, ne peut se faire sans travail de recherche. Parfois, il me faut cinq minutes, parfois des heures pour trouver l’idée. J’essaye toujours de créer un contrepoint, un carrefour entre différents points de vue. Mon but est de donner à ce morceau de réalité que je suis en train de croquer une nuance qui n’existait pas. C’est cette nuance, ce sens nouveau, le propre de la satire.

Recherchez-vous délibérément une vive réaction ?

Il ne s’agit pas de rechercher délibérément : c’est inévitable. Dessiner, ça veut dire voir plus loin, écarter le voile des apparences sociales et de l’hypocrisie morale. Derrière ce voile, il y a toujours quelque chose de choquant sinon il n’y aurait aucunement besoin de ce voile.

A votre avis, pourquoi ce choc, au lieu de faire réfléchir, pousse le plus souvent à l’indignation et à la rage aveugle ?

On nous lit avec le même vocabulaire utilisé pour comprendre les médias traditionnels alors que nous parlons un tout autre langage. Pour nous comprendre, il faudrait d’abord étudier ce langage et en plus avoir le sens de l’humour. Je comprends très bien les gens qui ne nous comprennent pas, qui se mettent en colère voire qui nous insultent. Ce que je ne comprends pas, ce sont les gens qui veulent notre mort. Nous, on n’a jamais touché un cheveu de personne.

Est-ce que le fait d’avoir une toute petite fille à l’époque des événements vous a aidée à surmonter la tragédie ?

Au cours des jours qui ont suivi les faits, j’avais deux raisons d’être inquiète. En tant qu’être humain, évidemment, mais aussi en tant que mère, je ne voulais pas que ma petite fille voit, ne serait-ce qu’un instant, que j’avais peur. Par la suite, c’est grâce à elle que j’ai réussi à retrouver une vie normale, ou presque, avec certaines limites, comme tu peux le voir. Il y a aussi tous les gens que j’ai perdus ce jour-là et qui étaient parmi les plus importants de ma vie. Continuer à dessiner, c’est la seule façon de continuer à les faire vivre. Et c’est aussi le seul moyen que j’ai pour vivre en paix avec moi-même.

Traduction de l’italien : Fanny-Gaëlle Gentet

Ce texte paraîtra samedi 7 janvier dans le journal italien Oggi.

(1) https://charliehebdo.fr/les-nouvelles-de-charlie/ la-caricature-de-charlie-hebdo-expliquee-a-ma-mere/

Amatrice, Le dessin de la colère

C'est ce dessin de Félix (ci-contre) qui créa la polémique en Italie en août 2016 au lendemain du séisme d'Amatrice qui fit 300 morts. Comment est-il possible de comparer les victimes à de la chair à lasagne ? «C'est une offense contre tous les Italiens», estime Sergio Pirozzi, le maire d'Amatrice. «Ces dessins sont répugnants», insiste le ministre italien de la Justice. C'est le propre de la caricature, répond l'Italien Francesco Mazza, journaliste et réalisateur qui longtemps écrivit pour une émission satirique de la télé italienne. Dans un texte écrit comme une explication à sa mère (1), il rappelle que la satire par essence est répugnante. Qu'elle doit susciter une réaction forte et instinctive. Choquer et écœurer. En ce sens, le dessin de Félix est une vraie satire, conclut-il. En soutien à sa rédaction, la dessinatrice Coco publia un peu plus tard un autre dessin, faisant cette fois le lien entre séisme et mafia (voir page suivante).

(1) https://charliehebdo.fr/les-nouvelles-de-charlie/la-caricature-de-charlie-hebdo-expliquee-a-ma-mere/

Pour aller plus loin :

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