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TRIBUNE

Affaire Tariq Ramadan : éviter l’effet O.J. Simpson

En 1995, le procès de l’ancienne star de football américain a pris la forme d’un véritable enjeu national autour de la question raciale. Les démêlés judiciaires de Tariq Ramadan, accusé de viol, ne doivent pas nous mener à un cas de figure semblable en France.
par Abdelkrim Branine , journaliste et ancien rédacteur en chef de Beur FM et Réda Didi, président du Think Tank Graines de France
publié le 8 novembre 2017 à 15h09

On le désigne comme le procès qui a déchiré les Etats-Unis. Lorsque O.J. Simpson comparaît devant un tribunal pénal de Los Angeles pour le double meurtre de son ex-femme et de son ami, la deuxième ville du pays est encore sous le choc des émeutes raciales de 1992. L’incroyable acquittement des policiers responsables du lynchage de Rodney King a marqué comme jamais la communauté noire. Plus rien ne sera comme avant.

C’est dans ce contexte explosif que l’accusé O.J. Simpson réussit un tour de passe-passe inattendu : devenir le symbole de l’oppression subie par les Noirs. Pur produit de la méritocratie par le sport prônée à l’endroit des Afro-Américains, le plus célèbre joueur du territoire avait depuis longtemps tourné le dos à son milieu d’origine pour adopter tous les codes du bourgeois WASP. Le noir préféré de l’Amérique blanche. L’anti-Mohamed Ali.

Les failles de l'enquête policière, le racisme primaire d'un détective et la fameuse couverture de Time Magazine (avec un O.J. Simpson au visage noirci et matricule incrusté) valideront définitivement la «carte raciale» dégainée par ses avocats. Leur client est accusé uniquement à cause de sa couleur : cette stratégie inversera totalement le sens des débats malgré de nombreux éléments de preuves à charge rassemblés contre lui.

La communauté noire, majoritairement acquise à la cause de la star, en fera une question cruciale. C’est ainsi que des millions d’Afro-Américains, vivant parfois dans des conditions très précaires, accueillirent par des cris de joie et parfois des larmes de bonheur, l’acquittement d’un homme pesant à l’époque 11 millions de dollars. Un homme qui déclarait à l’apogée de sa gloire : «Je ne suis pas noir, je suis O.J.». Le verdict permettra de préserver la paix civile mais au prix d’une fracture raciale grandissante. Un sondage réalisé presque dix ans plus tard par la chaîne NBC confirmera les dégâts provoqués par le procès : 87 % des Blancs pensent qu’O.J. Simpson est coupable contre seulement… 18% des Noirs.

Tariq Ramadan pourrait-il devenir le O.J. Simpson des musulmans de France ? Le parallèle est intéressant à plusieurs titres. Tout d’abord il convient de rappeler que, jusqu’à preuve du contraire, Tariq Ramadan est présumé innocent. L’islamologue le plus «controversé» de l’hexagone est accusé du viol de plusieurs femmes. En cette période salutaire de libération de la parole pour dénoncer de tels agissements, les regards sont braqués sur la France, là où cet intellectuel de renommée internationale possède une partie importante de son public. Une base, et c’est là l’une de ses forces, qu’il a cherché à convaincre dès la première moitié des années 90, en parcourant le territoire de ville en ville, de quartier en quartier, avant de devenir le conférencier vedette du Rassemblement annuel des musulmans de France et d’acquérir un quasi-statut de rock star.

Une ascension exceptionnelle quand on mesure le fossé qui le sépare de sa base. Tariq Ramadan n’a pas grandi dans un quartier populaire. Il n’est pas un héritier de l’immigration post-coloniale. Il n’est pas français. Les élites de notre pays, si promptes à désigner les bons et les mauvais leaders, devraient plutôt se poser la question de savoir comment un Suisse issu de la bourgeoisie égyptienne est parvenu à occuper une place aussi importante pour des millions de concitoyens d’origine afro-maghrébine.

Une semaine après les accusations de viol proférées à son encontre, la machine médiatique s’est emballée. En l’espace de quelques heures, le sort de l’épouvantail préféré d’une partie de la classe politique s’est retrouvé lié à celui de tous les musulmans de France. Une fois de plus, ces derniers ont alors été sommés de se prononcer sur la culpabilité de Tariq Ramadan, ou encore sur les scandaleuses menaces envers Henda Ayari, sa première accusatrice. Les débats télévisés qui portaient sur le viol présumé d’une femme ont rapidement dérivé sur la place de la femme dans l’islam.

La seule question qui devrait nous intéresser est pourtant simple: cet homme a-t-il violé ces femmes ? Ni plus, ni moins. Le procès de Tariq Ramadan, si procès il y a, ne devra pas être celui de l’islam politique, ni celui de l’islam tout court. Dans le cas contraire, une partie des musulmans pourraient y voir le symbole d’un traitement différentialiste qui ne dit pas son nom. Notre pays s’exposerait par conséquent à un risque accru de tensions communautaires qui seraient, toutes proportions gardées, comparables à celles provoquées par le procès O.J. Simpson.

Enfin, au-delà de la justice des tribunaux, Tariq Ramadan devra honorer un autre rendez-vous décisif pour son avenir. Celui avec son public. En cas de culpabilité avérée, il y a fort à parier que la sanction sera à la hauteur de l’enjeu : une rupture radicale avec un homme qui a bâti tout son discours autour des principes et des valeurs de l’éthique islamique.

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