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La Maison des femmes à l’écoute de toutes

Depuis début juillet, psychologues, chirurgiens ou conseillères conjugales reçoivent à Saint-Denis des victimes de maltraitances, notamment d’excision, afin de les aider dans leurs démarches.
par Virginie Ballet
publié le 10 août 2016 à 20h01

«C'est très difficile de prendre une décision. Je suis complètement perdue, je n'ai pas dormi de la nuit.» Les traits tirés, Marija, 23 ans, semble agiter sa jambe pour soulager tant bien que mal l'anxiété qui se lit sur son visage. Déjà mère d'une petite fille de 5 mois, la jeune femme serbe se sait depuis peu de nouveau enceinte. «Elle ne sait pas si elle va le garder. Elle et son mari n'ont pas de situation stable : lui touche le RSA et elle ne travaille pas. Ils vivent chez moi, dans un petit pavillon à Stains», explique Vesna, sa belle-mère, venue l'accompagner à la Maison des femmes de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Inaugurée début juillet, cette structure hybride aux allures de pavillon, implantée sur un terrain voisin du centre hospitalier Delafontaine, se veut un lieu d'accueil ouvert à toutes les femmes vulnérables ou victimes de violences, quelle qu'en soit la nature. Un lieu ouvert sur la rue, discret et sécurisé, pour mieux coordonner le parcours de celles qui en ont besoin, reçues avec ou sans rendez-vous. Marija, arrivée en France en novembre, ne bénéficie pas encore d'une couverture sociale. «On ne pourrait pas payer un médecin dans le privé», justifie sa belle-mère, qui joue les traductrices.

«En galère»

En l'espace de deux heures, Marija a été reçue tour à tour par une conseillère du Planning familial pour faire le point sur les options qui s'offrent à elle et répondre à ses questions, puis par une sage-femme. Son premier accouchement, très difficile, semble avoir traumatisé Marija. «J'ai eu la sensation de mourir», avoue-t-elle à demi-mot, craignant d'être moquée. «Vous avez le droit de pleurer», lui souffle Mathilde Delespine, sage-femme coordinatrice des lieux, qui propose à Marija de se laisser le temps de la réflexion et de rencontrer un psychologue. «Dans tous les cas, on vous accompagnera dans votre choix», la rassure-t-elle. Toutes deux se reverront trois jours plus tard. Une rapidité qui surprend agréablement sa belle-mère : «Depuis trente ans que je suis en France, je n'avais jamais vu ça», insiste-t-elle. «Tout avoir à portée de main est à la fois génial pour les femmes, qui n'ont pas à courir après les rendez-vous à gauche à droite, et très enrichissant professionnellement pour nous, qui sommes moins isolés dans nos pratiques», se réjouit Sylvie Pipault, conseillère conjugale au Planning familial. «Parfois, le problème de ces femmes est de savoir ce qu'elles vont manger, où elles vont dormir. La difficulté pour nous, c'est aussi de ne pas vouloir tout faire», complète Mathilde Delespine.

Outre un centre du Planning familial, les murs aux couleurs vives regroupent une vingtaine de praticiens (sexologue, psychologues, aide-soignante, assistante sociale, sage-femme, conseillères conjugales et familiales, chirurgiens…) prêts à conseiller des femmes victimes d'inceste, de viol, de mutilations sexuelles ou de violences, en collaboration avec les associations locales. Selon l'Observatoire départemental des violences envers les femmes, 36 000 d'entre elles, âgées de 20 à 59 ans et établies en Seine-Saint-Denis, ont déjà subi des violences conjugales. «En fait, on s'adresse aux "femmes en galère"», résume la docteure Ghada Hatem, gynécologue obstétricienne, initiatrice du projet. Cheffe de la maternité voisine, la quinquagénaire aux yeux clairs a bataillé pendant trois ans pour que cette initiative voie le jour. «J'aime bien changer de boutique et, à chaque fois, je m'intéresse à ce qui manque», plaisante-t-elle.

Culot et détermination

Quand elle débarque à Saint-Denis en 2010, Ghada Hatem vient de passer huit ans à l'hôpital d'instruction des armées Bégin de Saint-Mandé (Val-de-Marne), après une dizaine d'années à la maternité parisienne des Bluets (XIIe arrondissement). «J'ai découvert une patientèle dont je n'avais pas beaucoup l'habitude, confrontée notamment à une grande précarité», dit-elle. Selon l'Insee, en 2013, dans ce département le plus pauvre de France, le taux de chômage chez les actifs atteignait 13,6 %, contre 9,9 % en France métropolitaine. La situation sanitaire y est également préoccupante : le taux de mortalité infantile y est par exemple plus élevé que dans le reste de la France. «J'ai aussi ressenti un choc en prenant conscience du nombre de gens pas ou mal hébergés dans le secteur. En tant que médecin, c'est dur de se dire que si une femme doit quitter la maternité pour aller dans la rue avec son bébé sous le bras, il n'y a rien à faire», poursuit Ghada Hatem. 25 % des accouchées de la maternité Delafontaine seraient mal logées, selon les estimations de l'hôpital. D'où l'idée de faire naître un lieu où toutes ces femmes pourraient trouver de l'aide, auprès du corps médical, d'associations ou de juristes lors de permanences ponctuelles. Restait l'épineuse question du financement de ce projet un peu fou : 900 000 euros. «Quand vous êtes madame Personne, petit docteur dans un hôpital de banlieue un peu sinistrée, il faut un certain acharnement et pas mal de rencontres pour arriver à lever des fonds», raconte-t-elle. Son culot et sa détermination ont fini par payer : ce sont finalement des fondations privées, l'Etat et les collectivités locales qui ont mis la main au portefeuille. Lors d'une visite en avril dans le bâtiment encore en construction, la ministre des Familles, de l'Enfance et des Droits des femmes, Laurence Rossignol, avait salué un «projet exemplaire», tout en jugeant que «les femmes doivent trouver un endroit pour dire ce qui n'est pas facile à dire».

Photos Albert Facelly

«Ici, j’ai le choix»

Ce vendredi-là, ce confessionnal semble clairement être le bureau de la docteure Hatem. Cramponnée à sa chaise, face au médecin, Haby (1) la questionne timidement, d'une voix à peine audible. Cette étudiante sénégalaise de 21 ans, qui porte un jilbab (voile qui couvre tout le corps mais laisse apparaître le visage), vient pour une visite de contrôle, dix jours après une opération de réparation du clitoris. Depuis 2013, l'hôpital Delafontaine, où 15 % à 20 % des 4 000 patientes d'une centaine de nationalités accouchées chaque année sont excisées, dispose d'une consultation spécialisée, comme il en existe une dizaine en France. L'arrivée de la Maison des femmes permet d'orienter aisément ces patientes vers des psychologues ou des sexologues et d'organiser régulièrement des groupes de parole, sous la houlette de la marraine des lieux, la chanteuse Inna Modja, très engagée dans la lutte contre l'excision. En France depuis sept ans, Haby n'a pris conscience que récemment de ce qu'elle avait subi quand elle était gamine, au Sénégal. «On était plusieurs filles à jouer dehors. On a été appelées tour à tour par une femme qui nous proposait des bonbons, entame-t-elle. Elle m'a emmenée dans un bâtiment en construction, où se trouvaient plusieurs dames. On m'a allongée, maintenue de force. On m'a mis un truc dans la bouche pour que je ne crie pas. Puis la femme a sorti une lame. Je revois encore la scène. Ensuite, j'avais tellement mal que je ne pouvais plus marcher ou faire pipi», raconte-t-elle.

En se renseignant sur Internet, Haby n'a compris qu'il y a quelques mois ce qu'on lui a fait. «J'étais très en colère contre ma mère. Je lui ai dit : "Comment tu as osé ? Tu les as laissées me couper ?" Elle m'a répondu que toutes les filles passent par là, sans pouvoir m'en donner la raison.» Haby découvre ensuite que la chirurgie réparatrice est possible. «Pour ma mère, c'était hors de question. Mais c'est mon corps, c'est moi qui souffre et je suis majeure, alors j'ai décidé de me prendre en main, sans lui en parler», poursuit-elle. Pour autant, le jour de l'intervention, Haby a failli reculer. «Je bloque quand on veut me toucher. J'avais peur qu'ils utilisent des couteaux ou des ciseaux. Ça m'a pris du temps, mais j'ai fini par comprendre qu'ici, j'ai le choix, parce qu'on m'a rassurée.»

Récemment, Haby a appris par son père, qui vit en France, que ses deux plus jeunes sœurs, restées en Afrique avec leur mère, ont connu le même sort qu'elle. «Je suis en colère. Ça me donne envie de m'engager dans une association», souffle-t-elle. Ghada Hatem lui parle du Groupe pour l'abolition des violences sexuelles. Selon l'Ined, environ 50 000 femmes excisées vivraient sur le sol français. Mais avant de militer, Haby devra apprendre à vivre avec son histoire. Dans quelques jours, elle rencontrera un psychologue spécialisé.

D'ici là, une autre histoire se déroule déjà dans le bureau de la gynécologue. Rose (1), originaire du Bénin, a besoin d'un certificat de non-excision pour elle et ses deux filles, pour appuyer sa demande d'asile. Après la mort de sa sœur aînée des suites de mutilations sexuelles, la mère de Rose avait fait établir un faux certificat pour la protéger. «C'est une histoire extraordinaire, souligne Ghada Hatem. Dans ces moments-là, on a le sentiment de ne pas être totalement inutiles.»

(1) Les prénoms ont été modifiés.

Photos Albert Facelly

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