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Parjure

Les mauvais contes du pneumologue Michel Aubier

Comme l’avait révélé «Libération», ce médecin avait témoigné sous serment en 2015 devant la commission d’enquête sénatoriale sur le coût de la pollution de l’air en omettant de signaler qu’il était grassement payé par Total depuis 1997. Il est jugé à partir de ce mercredi pour parjure. Une première.
par Coralie Schaub
publié le 13 juin 2017 à 20h26

C'est une première, à double titre. Jamais personne n'avait été jugé pour parjure devant le Sénat. Et jamais le Sénat ne s'était constitué partie civile. Le pneumologue Michel Aubier comparaît ce mercredi devant le tribunal correctionnel de Paris pour «faux témoignage sous serment» devant la commission d'enquête sénatoriale sur le coût économique et financier de la pollution de l'air. Auditionné par cette dernière le 16 avril 2015, où il représentait l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), le médecin avait déclaré, après avoir juré de «dire toute la vérité», n'avoir «aucun lien d'intérêt avec les acteurs économiques».

Sauf que Libération et le Canard enchaîné ont révélé en mars 2016 que Michel Aubier, qui minimisait systématiquement dans les médias les effets du diesel sur la santé, était payé depuis près de vingt ans par le pétrolier Total. «Oui, je suis médecin-conseil de Total depuis 1997 ou 1998, pour m'occuper uniquement des problèmes sanitaires», nous avait alors tranquillement confirmé par téléphone l'ex-chef du service de pneumologie de l'hôpital Bichat de Paris, professeur à l'université Paris-Diderot et chercheur à l'Inserm (entre moult autres casquettes). «Je suis, sur le plan santé, les 200 dirigeants du groupe. Quand ils ont par exemple de l'asthme sévère ou un infarctus, je les oriente dans un service hospitalier», avait-il précisé, sans vouloir nous révéler le montant de sa rémunération. Des éléments qu'il avait omis de mentionner aux sénateurs, comme il avait omis le fait qu'il est aussi membre du conseil d'administration de la Fondation Total, «depuis une dizaine d'années, bénévolement».

Plus de 170 000 euros

Combien ces activités pour Total lui rapportent-elles ? Auditionné à nouveau en urgence par les sénateurs deux jours après nos révélations, le mandarin avait admis des émoluments de près de 5 000 euros par mois, soit près de 60 000 par an, en plus d'avantages en nature. Le tout pour «deux demi-journées par semaine». Sans compter ses «activités annexes» pour des laboratoires pharmaceutiques. C'est aussi la somme qu'il avait déclarée par oral à Martin Hirsch. Le directeur général de l'AP-HP, qui «n'était pas au courant» de ce lien avec Total quand il a envoyé Aubier le représenter à l'audition d'avril 2015, avait questionné le médecin après en avoir été avisé par notre coup de fil.

Mais Michel Aubier a très largement minimisé ces sommes. Cela ressort de l'enquête préliminaire de la Brigade de répression de la délinquance contre la personne, menée après le signalement du cas de Michel Aubier à la justice par le Sénat (une décision inédite, prise à l'unanimité le 28 avril 2016). A l'issue de l'enquête, achevée en janvier, le pôle santé publique du parquet de Paris a donc décidé de poursuivre le mandarin pour «faux témoignage sous serment», faits pour lesquels il risque jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende. Dans le dossier, que nous avons pu consulter, il apparaît que Martin Hirsch, constatant une première réponse «incomplète», a dû insister pour obtenir le montant précis des rémunérations et avantages du pneumologue.

Dans une nouvelle réponse du 4 avril 2016, ce dernier déclare pour 2014 et 2015 un peu plus de 90 000 euros par an (parts fixe et variable comprises), versés au titre du contrat de travail le liant à Total qui, au passage, prévoit une voiture de fonction. Des sommes supérieures aux premiers dires du médecin… mais toujours inférieures à celles déclarées au fisc. La réquisition aux impôts a mis en évidence qu'Aubier, en plus de ses revenus de l'hôpital Bichat et de l'université Paris-VII (entre 60 000 et 70 000 euros chacun par an), a déclaré des revenus de "Total SA Inactifs" s'élevant à 99 402 euros en 2012, à 106 787 euros en 2013 et à 109 956 euros en 2014. Auxquels il faut ajouter des actions Total gratuites : «25+740» actions en 2012, 1 100 en 2013 et 1 200 en 2014. Chaque action valant 51,29 euros. Soit, tout additionné, plus de 170 000 euros reçus du pétrolier en 2014. En 2015, Total virait encore chaque mois à Michel Aubier entre 5 900 et 6 000 euros sur un compte HSBC, pour sa rémunération fixe. Les éléments fournis par son avocat à la police judiciaire mentionnent par ailleurs que le médecin «est aussi titulaire d'un plan épargne retraite, comme tout salarié de l'entreprise, composé d'actions, d'un montant d'environ 240 000 euros».

Mais ce n'est pas tout. L'enquête a aussi établi que Michel Aubier a omis de citer ses liens avec Total dans la déclaration publique d'intérêts qu'il a signée le 15 septembre 2015 en vue d'être nommé membre d'une commission de la Haute autorité de santé. Manquent aussi des conventions de recherche avec les laboratoires MSD France, PPD France, Resal et Laser, ainsi qu'une activité de consultant pour la société Statesia. Omissions constitutives de l'infraction de «fourniture d'information mensongère dans la déclaration d'intérêt d'un expert ou d'un membre d'une autorité sanitaire».

«Aucun risque»

Comment expliquer de tels oublis ? Quand nous avions demandé à Michel Aubier, le 14 mars 2016, pourquoi il n'avait pas mentionné ses activités pour Total aux sénateurs, l'intéressé avait répondu, parfaitement détendu et serein : «J'aurais dû le déclarer, c'est vrai, mais ça ne m'était même pas venu à l'esprit.» Vraiment? «Ces activités n'influencent absolument pas mon jugement sur la pollution de l'air et le diesel. Jamais, au grand jamais, Total ne m'a demandé de le faire, ce n'est pas du tout mon rôle et je ne l'aurais pas accepté. Je vous garantis en toute transparence qu'il n'y a absolument aucun conflit d'intérêts», avait-il justifié. Son avocat, François Saint-Pierre, qui plaidera la relaxe, tient la même ligne de défense : «Il n'y a pas conflit d'intérêts car ses fonctions chez Total étaient exclusivement médicales. A aucun moment il n'a été consulté sur des questions de stratégie ou industrielles. S'il avait été salarié chez Carrefour ou dans un groupe de BTP, cela aurait été la même chose. Il s'agissait de soigner les gens, c'est tout.» Et d'ajouter : «Il a d'ailleurs publié de nombreux articles sur la nocivité du diesel, ce qui prouve son indépendance.» Certes, quelques publications existent. Mais comment expliquer qu'il ait à ce point minimisé dans les médias le caractère cancérigène de ce carburant ?

Le 1er mars 2016, sur France 5, le mandarin soutenait que la pollution atmosphérique «peut être cancérigène, mais pour le moment, ce qui a juste été démontré, c'est essentiellement des cancers lors d'expositions assez fortes, c'est-à-dire professionnelles. En ce qui concerne les expositions "naturelles"» [sic], c'est beaucoup plus discuté, il semble que ce soit en tout cas un facteur favorisant chez les sujets qui ont déjà des prédispositions à développer les cancers, c'est-à-dire les fumeurs». Indignés, plusieurs de ses confrères avaient illico demandé un rectificatif, considérant que ces propos «vont à l'encontre des principales études médicales, et notamment des études de l'OMS, qui a classé le diesel cancérigène en 2012 et la pollution atmosphérique cancérigène en 2013».

Le très médiatique Aubier n'en était pas à son coup d'essai, lui qui se montrait toujours rassurant, alors que la pollution de l'air est responsable de 48 000 décès prématurés par an en France. Sur RTL, en mars 2014, lors d'un pic de pollution aux particules fines en Ile-de-France, il avait affirmé qu'«aucun risque n'est à craindre pour les personnes bien portantes» et les avait encouragées à sortir faire du sport. Auprès de Libération, il avait persisté : «Je tiens le même discours depuis que j'ai commencé à travailler sur la pollution de l'air en 1995. J'ai toujours dit qu'elle avait des effets sur la santé, mais qu'en ce qui concerne le cancer des poumons, le sujet reste débattu. Oui, le diesel est cancérigène, mais, si risque il y a, il n'est pas encore totalement démontré.» Mais l'OMS, les autres études prouvant ce risque ? «L'OMS s'est déjà trompée plusieurs fois, regardez sur la grippe aviaire ! Il y a aussi des études qui montrent que le diesel n'est pas cancérigène…» Idem devant les sénateurs, en 2015 : Aubier avait soutenu que le nombre de cancers liés à la pollution était «extrêmement faible». Troublant. Car ces propos sont proches de ceux que tenait Christophe de Margerie. Le PDG de Total, décédé depuis, déclarait le 9 avril 2014 sur France Inter : «Il y a le problème des particules, de la qualité de l'air, mais non, le diesel n'est pas cancérigène.» Sachant que Total vend du diesel aux particuliers et aux professionnels.

«Se racheter une vertu»

Qu'en dit l'avocat d'Aubier ? «Il fallait dans ce cas lui faire un procès pour ce qu'il a dit dans les médias. Ce n'est pas l'objet de ce procès!» Il considère le sort de son client «injuste», l'affaire ayant «porté atteinte à sa réputation» et lui ayant coûté plusieurs casquettes et distinctions (entre autres, l'AP-HP n'a pas renouvelé son cumul emploi-retraite et l'université Paris-VII a renoncé à lui accorder la présidence d'une commission sur… les conflits d'intérêts). Me Saint-Pierre estime aussi qu'Aubier fait office de «bouc émissaire», permettant aux sénateurs de «se racheter une vertu et une transparence à petit prix». Et de citer le fait que le Sénat a renoncé en mai 2016 à poursuivre Frédéric Oudéa, alors même que le PDG de la Société générale avait déclaré sous serment devant la Haute Assemblée, en 2012, que sa banque n'avait plus aucune activité au Panama, ce que l'enquête sur les Panama Papers a contredit.

Sur la forme, Me Saint-Pierre compte déposer une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur l'ordonnance de 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, jugée «imparfaite» car elle «ne définit pas la formule du serment» et qu'une commission d'enquête sénatoriale «ne peut être considérée comme une juridiction». Il entend aussi demander l'irrecevabilité de la constitution de partie civile du Sénat, comme celle de deux ONG (Générations futures et Ecologie sans frontière), au motif qu'il n'y a pas de préjudice direct. «Il y a bien préjudice direct aux ONG, car leur objet est d'obtenir une réglementation plus adaptée à la protection de l'environnement et de la santé, argumente leur avocat, Me François Lafforgue. Or le fait de mentir à la représentation nationale et de créer du doute est susceptible de freiner cette réglementation.» Il ne demandera qu'un euro symbolique, car «c'est avant tout une question de principe. C'est le procès des dérives de notre époque, de la pollution toujours plus présente malgré ses conséquences, des conflits d'intérêts…» Pour Nadir Saïfi, d'Ecologie sans frontière, «il ne s'agit évidemment pas d'un cas unique. C'est juste qu'Aubier s'est fait prendre la main dans le sac, avec un mélange d'arrogance, de cupidité et surtout d'impunité. Nous espérons une peine exemplaire».

Le sénateur (LR) Jean-François Husson, qui représentera le Sénat, souhaite, lui, que la justice soit «ferme et intangible, ni plus ni moins, car on parle quand même de conséquences graves sur la santé».

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