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Décryptage

Un haut responsable chinois président d'Interpol, est-ce bien raisonnable ?

Plus que sa nationalité, c'est le profil professionnel de Meng Hongwei, vice-ministre de la Sécurité publique dans son pays, qui inquiète les observateurs.
par Laurence Defranoux
publié le 16 novembre 2016 à 13h15

Cette élection est passée un peu inaperçue au lendemain du scrutin américain. Pour autant, elle aussi suscite quelques inquiétudes. Le 10 novembre, Interpol, l’organisation de police à laquelle adhèrent 190 pays, a élu à sa présidence Meng Hongwei, vice-ministre de la Sécurité publique en Chine, en remplacement de la patronne de la police judiciaire française Mireille Ballestrazzi. La nomination d’un dignitaire d’un pays peu enclin à respecter les droits humains comme président de la puissante organisation policière internationale soulève quelques questions.

A quoi sert Interpol ? 

De son nom officiel «Organisation internationale de police criminelle», basée à Lyon, Interpol est la deuxième organisation intergouvernementale après l'ONU. Fondée en 1923 à Vienne, elle était tombée sous le contrôle nazi avant d'être refondée après la Seconde Guerre mondiale. Financée par les pays membres, cette institution n'agit pas elle-même comme force de police, mais stocke, analyse, coordonne les informations transmises sur des personnes suspectées d'activités criminelles ou terroristes par les polices nationales. A la demande des pays, elle diffuse aussi les fameuses «notices rouges». Contrairement à ce qui est couramment compris, les notices rouges ne sont pas des mandats d'arrêt internationaux, mais un moyen par lequel Interpol informe qu'un mandat d'arrêt a été délivré par une autorité judiciaire d'un pays membre (ou parfois un tribunal international). Réunis pour la 85e assemblée générale, à Bali, ses délégués ont élu le Chinois Meng Hongwei avec 123 votes (contre 28 pour son unique concurrent, un Namibien) pour quatre ans, sur la base d'un pays, un vote. Interrogé, Interpol n'a pas dévoilé le détail des votes par pays - on ne saura pas comment la France a voté.

Qui est Meng Hongwei ? 

Le nouveau président a un CV très particulier. Meng Hongwei, 63 ans, est vice-ministre chargé de la Sécurité publique dans un Etat policier à parti unique. Son ministère arrête, interroge, emprisonne des opposants politiques, des militants environnementaux, des avocats défenseurs des droits de l'homme… Selon Maya Wang, de la division Asie de l'ONG Human Rights Watch, «nous avons des preuves des abus du ministère de la Sécurité publique, par exemple son usage de la torture, de la détention arbitraire et de la persécution des défenseurs des droits humains». Nicholas Bequelin, directeur d'Amnesty International pour l'Est asiatique, précise : «Les ONG auraient moins de souci si c'était un ressortissant chinois qui n'occupait pas ces fonctions, et ne venait pas d'un champ professionnel directement lié à la violation des droits de l'homme à grande échelle.» Dans le passé, Meng a aussi été à la tête de la Police armée du peuple, une unité paramilitaire qui s'est illustrée dans la répression des manifestations, notamment au Tibet et au Xinjiang.

Une autre préoccupation est la double casquette de Meng, qui se trouve être un poids lourd du Parti communiste chinois. Le New York Times fait remarquer que, en 2014, dans un discours à des officiers de police, Meng leur avait intimé l'ordre de faire passer «la politique, l'organisation du parti et l'idéologie en premier». «Meng est aussi vice-président du Comité de l'organisation du Parti au sein de l'appareil de sécurité publique. Un département clé, chargé des nominations du personnel sur des bases politiques et non pas sur des critères professionnels de police, analyse Bequelin. D'une certaine manière, on fait entrer le Parti communiste chinois dans Interpol.»

Comment la Chine utilise-t-elle Interpol ?

Sur le site d'Interpol, 160 personnes apparaissent recherchées par la Chine pour «fraude» - sachant que toutes les notices ne sont pas rendues publiques. Sur la seule année 2015, Pékin avait lancé 100 «notices rouges». Un des volets de la campagne anticorruption menée par le président Xi Jinping depuis quatre ans est l'opération Skynet, qui vise à rapatrier des suspects de corruption ayant fui à l'étranger. Selon l'agence Chine Nouvelle, 409 suspects en fuite à l'étranger avaient déjà été rapatriés en septembre. Or, l'immense campagne anticorruption est soupçonnée de servir aussi à éliminer les opposants politiques, et Interpol n'a pas forcément les moyens de contrôler tous les signalements qui lui sont confiés. L'organisation rappelle que «les actions entreprises en interne par les polices nationales ne sont pas régies par le statut de l'organisation. Elles ne peuvent être interprétées comme ayant été endossées ou non par Interpol.»

Un cas emblématique de l'utilisation potentiellement détournée d'Interpol par Pékin est celui du Ouïgour Dolkun Isa. Ce militant pacifiste, défenseur des droits de la minorité chinoise au sein du World Uyghur Congress, réfugié politique et naturalisé allemand, invité tout autour du monde pour des conférences sur les droits humains, s'est vu refuser le visa indien en avril sous prétexte d'une «notice rouge» émise par la Chine pour «terrorisme». Ce qui contrevient aux statuts d'Interpol, qui s'interdit «toute intervention à caractère politique, militaire, religieux ou racial», «en ce qui concerne ses activités comme l'utilisation de ses canaux et outils».

Nicholas Bequelin, d'Amnesty International, remarque : «Le gouvernement chinois a déjà dit qu'il comptait utiliser la position de Meng pour soutenir son opération de lutte contre la corruption. Or la plupart de ces opérations sont menées par la Commission centrale de discipline du Parti, en marge du système judiciaire légal. Ce qui va à l'encontre de la mission d'Interpol», qui se réfère «à l'esprit de la Déclaration universelle des droits de l'homme». Une anomalie relevée aussi par Maya Wang, de Human Rights Watch : «Le gouvernement chinois a beaucoup utilisé les notices rouges d'Interpol dans un but de communication intérieure, pour montrer son avancée dans la lutte contre la corruption. Le problème, c'est que cette guerre est menée par un organe disciplinaire, et utilise un système de détention illégal, le shanggui (les suspects sont en général détenus au secret, sans accès à une défense, ndlr)

Cette nomination peut-elle peser sur les décisions d’Interpol ? 

Interrogée sur tous ces points, Interpol reste très vague, rappelant que c'est son secrétaire général, l'Allemand Jürgen Stock, qui supervise le travail quotidien de l'organisation, et non son président, qui est à la tête du comité exécutif, chargé de «définir la politique de l'organisation et d'orienter son action». La crainte des ONG est que les mécanismes de contrôle soient affaiblis par le fait que sa direction soit exercée par des pays ayant tendance à abuser du système. Sachant que les délégués ont élu la semaine dernière le Russe Alexandre Propoktchouk à la vice-présidence pour l'Europe. Le porte-parole d'Interpol précise que, à Bali, les délégués «ont également approuvé de nouvelles mesures visant à renforcer l'intégrité des mécanismes d'information d'Interpol, notamment pour les notices rouges», sans que nous soit expliqué le contenu de ces mesures. Jürgen Stock s'est félicité de ces «changements» qui «marquent une étape importante dans le renforcement de l'équilibre entre une coopération policière internationale fructueuse et sa conformité avec les droits humains fondamentaux.»

Même en cas de notice rouge émise par Interpol, les pays membres ne sont pas tenus d'extrader les personnes recherchées par un autre gouvernement ou un tribunal international. En France, une arrestation tomberait dans le cadre juridique de l'accord d'extradition passé entre la Chine et la France en 2015, qui a déclenché le renvoi d'un premier suspect en septembre. «Lorsque le Ouïgour Dolkun Isa a été arrêté (à l'aéroport de Séoul, en 2009, alors qu'il se rendait au Forum mondial pour la démocratie en Asie, ndlr), les Allemands ont dit aux Chinois qu'ils n'avaient pas de preuves qu'il avait commis un crime au regard du droit allemand ou international. Mais dans des pays où le système judiciaire est plus faible, il peut y avoir des décisions d'expulsions prises sans véritable procédure judiciaire», explique Nicholas Bequelin, y compris vers des pays où le risque de torture est avéré. Pour l'opinion publique, la mention «recherché par Interpol» n'est pas clairement interprétée comme «recherché par un des pays membres d'Interpol». Il existe aussi des notices d'autres couleurs, qui ne demandent pas le rapatriement mais, par exemple, des informations ou une surveillance.

Ces derniers mois Pékin a multiplié les opérations de police en dehors de ses frontières dans sa chasse aux dissidents, avec ou sans l'aide d'Interpol, par exemple dans le cadre de l'affaire des «libraires de Hongkong». «La Chine est connue au sein d'Interpol comme l'un des pays faisant des demandes clairement de nature politique ou pas étayées par un dossier très probant, assure le responsable d'Amnesty, faisant allusion à des sources internes. En général, les délégués de l'organisation sont très conscients de la dimension politique de certaines demandes, et beaucoup de tentatives illégitimes d'utiliser Interpol sont stoppées net ou découragées. Mais il n'y a pas vraiment de mécanisme transparent et codifié de contrôle.»

Un autre cas récent de l'utilisation supposée des services d'Interpol dans un but politique est celui de Nikita Kulachenkov, militant russe anticorruption proche de l'opposant Alexei Navalny, menotté et détenu quelques jours à Chypre en janvier car entré dans les bases d'Interpol comme «criminel» sous le prétexte d'un vol d'une valeur de 1,50 euro. Cela émouvra-t-il le nouveau vice-président d'Interpol, membre du ministère de l'Intérieur russe depuis 2003 ?

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