Récit

Turquie : la martyrologie des victimes, une propagande bien rodée

Les 250 personnes mortes pour s’être opposées aux putschistes font l’objet d’un culte organisé par l’Etat.

publié le 16 juillet 2017 à 20h06
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Impossible de tenir le fil d'une conversation, le téléphone n'en finit pas de sonner. «Vous savez, jusqu'au 15 juillet, c'étaient nos enfants. Mais depuis le 16, ce sont les enfants de la Turquie tout entière», s'explique Ihsan. A ses côtés, Zeki acquiesce d'un plissement des yeux. Il y a encore un an, ces deux gaillards ne se connaissaient pas. Leurs fils, Onur Ensar Ayanoglu (27 ans) et Onur Kiliç (23 ans), eux, étaient amis. Le 15 juillet 2016 au soir, lors de la tentative de coup d'Etat, ils sont allés comme des centaines d'autres sur le pont du Bosphore à Istanbul. Face à eux, des putschistes en armes occupent la chaussée. Plus tôt dans la nuit, le Président, Recep Tayyip Erdogan, avait appelé à la mobilisation du peuple. «Mon fils m'a appelé pour me dire que la patrie tout entière était en danger et qu'il fallait agir. Il n'était pas sûr de revenir», se souvient Zeki Kiliç, le visage fermé. Ce soir-là, à travers la Turquie, 250 sehit («martyrs», en turc), essentiellement des civils et des policiers, ont perdu la vie. «Ce qui nous aide, c'est de savoir qu'ils sont morts pour notre pays», se répète Ihsan.

Un an après cette nuit d'été, le pays ne les oublie pas. Le 11 juillet, sous une chaleur de plomb, la Turquie donnait le départ de la semaine de commémoration du putsch manqué en célébrant la mémoire de ses sehit. Tout l'exécutif turc est mobilisé. Le président Erdogan, le chef du gouvernement ainsi qu'une vingtaine de ministres se rendent aux quatre coins du pays pour fleurir les tombes. Les monuments commémoratifs sortent de terre à Istanbul et Ankara. Dans les stations de métro, aux arrêts de bus, des affiches figent sur le papier leurs actes de bravoure. «Maintenant, il a des rues, des écoles à son nom… même une mosquée !» explique Ihsan Ensar Ayanoglu, fier de montrer sur son portable les dizaines de lieux rebaptisés en l'honneur de son fils Onur. Zeki Kiliç doit s'éclipser : deux membres du ministère de la Famille et des Politiques sociales l'attendent chez lui.

«Sacralité»

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D'ordinaire réservé aux fonctionnaires et soldats tombés dans l'exercice de leurs fonctions, le statut de sehit vient d'être étendu aux civils. «L'attaque était contre l'Etat. Si des gens meurent pour lui, on se doit de les célébrer en héros», confie l'un des agents du ministère. «Ils viennent voir si j'ai besoin de quelque chose, si le quartier a besoin de quelque chose», explique Zeki. Grâce à ce statut, la famille ou le conjoint du martyr touche une pension ainsi qu'une allocation mensuelle auxquelles s'ajoutent de nombreuses aides (pour les transports, inscription des enfants à l'école, prêts, etc.). «Ils viennent surtout pour partager notre peine», rajoute le père. Comme pour tenter de pallier cette absence, le portrait du sehit Onur Kiliç a fleuri un peu partout sur les murs de l'appartement.

Une «martyrologie» initialement empruntée par l'Etat à la tradition coranique pour célébrer le sacrifice des soldats morts à la bataille des Dardanelles (1915-1916) et durant la guerre d'indépendance (1920-1922), dates symboliques de l'historiographie de la République turque. Plus tard, le pays célébrera les sehit tombés contre la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Un culte sans cesse utilisé par les pouvoirs en place à des fins politiques, rappelle le politologue Ahmet Insel. «Le président Erdogan veut faire du 15 juillet une date commémorative et constitutive de sa "Nouvelle Turquie" et de son régime. Les martyrs de cette Turquie donnent de la sacralité à cela.» Une sacralité dont le pouvoir abuse. «Régulièrement, Erdogan évoque le devoir de venger ces martyrs. Il cherche à justifier toutes les opérations exceptionnelles faites sous l'Etat d'urgence [plus de 100 000 personnes limogées et 50 000 incarcérées, ndlr]. Cela a une fonction de légitimation de l'Etat en cours.» Et pour un journaliste ou un politicien turc, questionner les circonstances du 15 juillet et les purges qui l'ont suivi, c'est prendre le risque d'être accusé de trahir la mémoire des 250 martyrs.

Des cars entiers de curieux

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Dans ce panthéon du 15 juillet, un nom ressort : Omer Halisdemir. Le 15 juillet au soir, le sergent reçoit par téléphone son tout dernier ordre : abattre le général de brigade Semih Terzi, en route pour prendre le contrôle du QG des forces spéciales à Ankara et appeler ainsi les casernes du pays au soulèvement. Un acte de bravoure qu'il paiera de sa vie, mais qui se révélera décisif dans la déroute du coup d'Etat. La commémoration du soldat Halisdemir frôle désormais la canonisation. Des cars entiers de curieux viennent pour visiter sa sépulture. Jusqu'à la dérive. «Des opportunistes ont essayé de profiter de son nom, témoigne ainsi Çagdas Bagmesli, patron d'une entreprise spécialisée dans la propriété intellectuelle. On a vu que le nom a été utilisé dans beaucoup de domaines : magasins de prêt-à-porter, d'armes, de papeteries ou de fabricants de jouets, etc.» Sa veuve a été forcée de faire appel aux services d'un entrepreneur turc pour déposer la marque «Ömer Halisdemir». La mémoire du soldat intéresse aussi l'armée turque, estime Ahmet Insel : «Même si peu de soldats ont pris part au coup d'Etat, beaucoup ne se sont pas mobilisés pour mater les putschistes. Avec Halisdemir et son sacrifice, l'armée turque veut se refaire une virginité.»