Après avoir été déportées dans un camp ou un ghetto, de nombreuses femmes en âge de procréer cessaient d’avoir leurs règles à cause du choc et de la malnutrition. Beaucoup avaient peur d’être devenues stériles parce que leur corps avait été poussé à ses limites, et le lien existant entre règles et fertilité prenait une place de plus importante dans leur vie. Gerda Weissman, qui était originaire de Bielsko, en Pologne – elle avait 15 ans pendant sa détention –, a expliqué par la suite que, si elle voulait survivre, c’était entre autres parce qu’elle voulait avoir des enfants ; c’était “une obsession”.

Une double atteinte psychologique

D’après S. Lillian Kremer, historienne, à la peur de devenir stérile s’ajoutait le fait de ne pas savoir si leur fertilité reviendrait si elles survivaient. L’arrêt des règles constituait donc “une double atteinte psychologique” à leur identité de femme.

Dès l’arrivée au camp, les détenues recevaient des vêtements informes et avaient la tête rasée. Elles maigrissaient. Les témoignages oraux et écrits montrent que ces changements les poussaient à s’interroger sur leur identité. Erna Rubinstein, une Juive polonaise déportée à 17 ans, écrit à propos de son séjour à Auschwitz dans ses Mémoires publiés en 1986 : “Qu’est-ce qu’une femme sans splendeur sur la tête, sans cheveux ? Une femme qui n’a pas de règles ?”

Il était difficile de ne pas voir ou de dissimuler les règles dans les camps. Nombre de femmes ont été surprises et se sont senties aliénées par cette publicité soudaine. À cela s’ajoutait le manque de tissu et de possibilité de se laver. Trude Levi, une Juive hongroise qui était institutrice d’école maternelle et avait 20 ans à l’époque, a confié par la suite :

Nous n’avions pas d’eau pour nous laver, nous n’avions pas de sous-vêtements. Nous ne pouvions aller nulle part. Tout nous collait. C’était sans doute la chose la plus déshumanisante pour moi.”

La difficulté de trouver du tissu accentuait encore l’humiliation. Julia Lentini, une Rom de 17 ans de Biedenkopf, en Allemagne, passait les mois d’été à parcourir le pays avec ses parents et ses quatorze frères et sœurs. Elle a été affectée à la cuisine d’abord à Auschwitz-Birkenau, puis à Schlieben. Les déportées avaient mis au point des astuces, explique-t-elle.

On prenait le petit sous-vêtement qu’ils nous donnaient, on le déchirait en petites bandes et on les gardait comme si c’était de l’or… on les rinçait un peu, on les mettait à sécher sous le matelas, comme ça personne ne pouvait les voler.”

Tout transformer en ressource

Il y avait toute une économie parallèle autour de ces bouts de tissu. Ils se volaient, se donnaient, s’empruntaient et s’échangeaient. Le témoignage d’Elizabeth Feldman de Jong met en lumière leur valeur. Ses règles s’étaient arrêtées peu après son arrivée à Auschwitz mais sa sœur continuait à les avoir tous les mois. Les expériences médicales comprenant des injections dans l’utérus étaient courantes mais si une femme avait ses règles, les médecins refusaient souvent de la toucher parce qu’ils trouvaient ça dégoûtant. Un jour Elizabeth fut appelée pour être opérée. Aucune détenue n’avait de vêtements propres car les possibilités de les laver étaient limitées. Elizabeth emprunta donc les sous-vêtements de sa sœur et les montra au médecin en disant qu’elle avait ses règles. Il refusa alors d’opérer. Elizabeth comprit qu’elle pouvait utiliser la situation de sa sœur pour échapper aux expériences et c’est ce qu’elle fit à trois autres reprises lors de son séjour à Auschwitz.

Certaines femmes ont échappé au viol grâce à l’idée que les règles sont une chose répugnante.

Lucille Eichengreen, une jeune Juive allemande, avait trouvé un foulard alors qu’elle était internée dans un camp satellite de Neuengamme à l’hiver 1944-1945. Elle était ravie : elle allait pouvoir couvrir sa tête rasée. Craignant d’être punie si elle se faisait prendre avec cet objet interdit, elle le cacha entre ses jambes. Plus tard, un gardien allemand l’entraîna dans un coin et entreprit de la violer. Il lui tripota l’entrejambe et sentit le foulard. “Espèce de sale pute ! T’es bonne à rien ! Tu saignes !” s’exclama-t-il. Cette erreur permit à Lucille d’échapper au viol.

Solidarité féminine

Certaines adolescentes avaient leurs premières règles dans les camps, seules, alors qu’elles avaient été séparées de leur famille ou rendues orphelines. Les détenues plus âgées apportaient alors aide et conseils. Tania Kauppila, une Ukrainienne internée au camp de Mühldorf, avait 13 ans quand ses règles ont commencé. Elle ne savait pas ce qui se passait et pleura beaucoup. Elle croyait être en train de mourir et ne savait pas quoi faire. Des femmes plus âgées lui expliquèrent, ainsi qu’à d’autres jeunes filles, ce qu’étaient les règles. Cette histoire revient dans nombre de témoignages.

Les camps ne sont pas seulement destinés à l’extermination des gens et à la dégradation des humains : ils servent aussi à l’horrible expérience qui consiste à éliminer, dans des conditions scientifiquement contrôlées, la spontanéité elle-même en tant qu’expression du comportement humain”, a écrit Hannah Arendt. Cette solidarité féminine qu’a fait naître l’expérience commune de la menstruation montre cependant que les choses pouvaient se passer autrement.

Les règles, symbole de la liberté retrouvée

Après leur libération, la plupart des femmes qui avaient souffert d’aménorrhée dans les camps de concentration ont fini par avoir à nouveau leurs règles. Ce fut un moment de joie pour beaucoup d’entre elles. Née à Londres, Amy Zahl Gottlieb était, à 24 ans, le plus jeune membre de la première unité de Jewish Relief envoyée à l’étranger.

Elle a évoqué son travail avec les survivantes des camps lors d’un entretien avec le musée du Mémorial de l’Holocauste, aux États-Unis. Quand les femmes recommençaient à mener une vie normale, leurs règles revenaient ; elles étaient ravies de pouvoir envisager d’avoir des enfants. La menstruation était devenue un symbole de leur liberté.