Impression, soleil levant. Claude Monet

Impression, soleil levant (1872): cette marine sacrilège mettra presque un siècle à s'imposer.

© C. BARAJA/MUSÉE MARMOTTAN MONET, PARIS

C'est une vue du port du Havre. Encore faut-il le savoir, car, au premier regard, on ne distingue qu'un magma de tons bleutés et orangés. Lorsqu'il exécute ce tableau, Monet a 32 ans et déjà dix ans de carrière derrière lui. Il fait partie d'une bande de jeunes rebelles qui combattent l'académisme. Et les portes des Salons leur restent désespérément fermées. D'où leur décision d'organiser leur propre exposition, qui se tient en avril 1874, boulevard des Capucines, dans l'ancien atelier de Nadar. C'est dans ce cadre qu'est dévoilée Impression, soleil levant, aux côtés des toiles de Boudin, Degas, Renoir et Pissaro. Elle fera scandale, comme le rappelle aujourd'hui le musée Marmottan.

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Pour Louis Leroy, chroniqueur de l'époque au Charivari, cette marine aux allures d'esquisse relève du sacrilège. Il s'empare de son titre pour fustiger ce qu'il baptise ironiquement "l'exposition des impressionnistes". Le Tout- Paris se gausse de Monet et de ses amis. Le terme sera pourtant vite adopté. Ainsi naîtra l'impressionnisme. Tout est parti de là. Nul n'imaginait qu'un demi-siècle plus tard le mouvement susciterait un engouement international. Trois décennies supplémentaires seront nécessaires pour qu'Impression, soleil levant accède à la reconnaissance.

Achetée 800 francs en 1874, la toile est revendue au quart de sa valeur en 1878

Si le tableau de Monet focalise les sarcasmes, c'est parce que sa facture est audacieuse. Il trouve néanmoins un acquéreur, Ernest Hoschedé, commerçant aisé et collectionneur. Il l'achète 800 francs (l'équivalent de 2200 euros) ; un bon tarif comparé au prix d'achat moyen des tableaux de Salon, (entre 1000 et 1500 francs). Mais cette oeuvre, dont on aurait pu penser qu'elle deviendrait l'emblème du groupe, va retomber illico dans l'anonymat. Aucun de ses membres ne s'en réclamera. "Ce scandale a donné une image négative au groupe et chacun veut tourner la page", explique Marianne Mathieu, commissaire de l'exposition du musée Marmottan. Quatre ans plus tard, en 1878, Hoschedé, en faillite, s'en sépare : Impression est revendue à l'hôtel Drouot dans l'indifférence générale, au quart de sa valeur initiale.

Le paradoxe est là. Après sa révélation brutale, le tableau sombre dans l'oubli. Les premières histoires de l'impressionnisme citent rarement son nom et lorsque, dans les années suivantes, on retrouve sa trace, il apparaît sous d'autres titres, notamment Soleil couchant. On le confond même parfois avec un autre Soleil levant de Monet. Pourtant, Impression est tombée en de bonnes mains. Son deuxième propriétaire, le Dr Georges de Bellio, bienfaiteur de la petite bande, le conserve soigneusement. En 1894, il le lègue avec toute sa collection à sa fille, Victorine, et à son gendre, Eugène, Donop de Monchy.

Le moment aurait pu, là encore, être propice à sa reconnaissance car, à cette époque, l'école impressionniste commence à gagner les faveurs du public et Monet, ses galons de chef de file. Quant aux époux, ils seront de plus en plus sollicités pour des prêts de tableaux. "Mais on ne leur demande pas Impression", ajoute Marianne Mathieu. C'est eux qui tenteront de le faire connaître.

Même lorsque les hommages au maître de Giverny se multiplient, après sa disparition, en 1926, la situation ne change guère. Question de goût : les oeuvres les plus prisées sont les moins radicales, les plus construites. Toujours les mêmes : Le Pont de l'Europe, Gare Saint-Lazare, Les Tuileries et Le Train dans la neige. Les chiffres le confirment. Dans les années 1930, quand les Donop de Monchy font estimer leur collection, les deux premiers sont évalués à 210000 francs, le troisième à 200000 et Impression plafonne à 110 000.

Comble de l'ironie : lorsque, en 1948, est ouverte au musée Marmottan une salle Donop de Monchy, destinée à accueillir l'importante donation consentie par le couple, le tableau est carrément ignoré. Le discours inaugural rend hommage au style novateur de Monet et à sa Gare Saint- Lazare. Pas un mot sur l'oeuvre qui deviendra l'icône de l'impressionnisme.

Impression, soleil levant ne sera intronisée qu'à la fin des années 1950. Au moment où quelques historiens d'art renommés, et notamment l'Américain John Rewald, se penchent sur les origines du mouvement et redécouvrent enfin le rôle fondateur du tableau. En 1959 vient l'apothéose. Al'occasion d'un prêt au musée de Mulhouse, la toile est assurée pour une valeur de... 50 millions de francs. Sa redécouverte est également liée à la nouvelle vogue que connaît Monet, dans le sillage des peintres expressionnistes abstraits américains.

A leur façon, les cambrioleurs qui, faisant irruption en 1985 au musée Marmottan, dérobent la toile, en même temps que huit autres, contribuent eux aussi à asseoir son mythe. Mais le doute n'est plus d'actualité. Pour la presse, c'est "le Monet le plus célèbre", son "chefd'oeuvre". Retrouvé en 1990, après un rocambolesque périple qui l'aura mené du Japon à la Corse, Impression, soleil levant regagne ses cimaises. Depuis, il voyage dans les grandes expositions, de New York à Londres et Tokyo. En 2010, toutefois, il n'a pas parcouru les quelques kilomètres le séparant du Grand Palais pour la rétrospective Monet qu'y organisait le musée d'Orsay. Caprice de star.

Références

Monet, né en 1840, a grandi au Havre. Il y rencontre son "maître", Eugène Boudin. Le "roi des ciels" lui transmet le goût des effets subtils de la lumière. Et dans son sillage, aux côtés de Jongkind et de Courbet, il s'engage, dès les années 1860, dans une exploration inédite de la nature. A l'encontre des règles académiques, ces artistes posent leur chevalet en plein air, cherchant à capter l'instantanéité du paysage. C'est ainsi qu'en 1872 Monet peint une vue du port du Havre. Juste avant l'exposition de 1874, l'auteur du catalogue s'enquiert du titre de la marine. "Mettez Impression ", répond l'artiste. Sur les rivages normands aux reflets changeants naît une nouvelle école de peinture.

Soleil levant ou couchant?

Monet a peint cette vue du port du Havre, depuis l'hôtel de l'Amirauté, où il séjourne. Mais de quoi s'agit-il ? D'un soleil levant ou couchant? Et en quelle année a-t-il été exécuté ? En 1872, comme indiqué à côté de sa signature, ou en 1873, comme d'autres l'ont plus tard affirmé? Pour répondre à ces questions, les commissaires se sont entourés de scientifiques, dont l'astrophysicien Donald W. Olson, professeur à la Texas State University. L'emplacement de la scène a d'abord pu être localisé à partir d'archives photographiques, et les motifs identifiés. Sont venues ensuite l'analyse de la position du soleil et celle du niveau de marée (haute, ici), l'étude des rapports météorologiques et des horaires de l'écluse, ouverte, d'après la toile. Six dates ont été retenues : les 21 ou 22 janvier 1872, à 8h10 ; les 13 ou 15 novembre 1872, à 7h35 ; les 25 ou 26 janvier 1873, à 8h05. Mais, compte tenu du fait qu'un vent d'est souffle sur le tableau, la date inscrite par Monet, celle du 13 novembre 1872, à 7h35, est la plus probable. Un soleil levant, donc.

Les impressionnistes au musée Marmottan

En 1938, les époux Donop de Monchy décident de donner leur collection au musée Marmottan. Victorine connaît bien cet hôtel particulier du VIe arrondissement, devenu un musée depuis qu'en 1934 son ancien propriétaire, Paul Marmottan, l'a légué à l'Académie des beaux-arts. Elle aime l'atmosphère de cette demeure d'amateur d'art, dans laquelle se côtoient tableaux flamands et mobilier Empire. 400 pièces viendront donc l'enrichir au lendemain de la guerre : des ivoires, des céramiques, et 11 toiles impressionnistes, les plus attendues. Cette donation incite Michel Monet, fils cadet du maître de Giverny, à léguer à son tour, en 1966, les oeuvres de son père restées en sa possession. L'institution rassemble ainsi la première collection au monde d'oeuvres de Monet.

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