Souliers Degrastrass, Christian Louboutin, au Palais de la Porte Dorée

Souliers Degrastrass, Christian Louboutin, au Palais de la Porte Dorée

Jean-Vincent Simonet

Né et élevé dans le XIIe arrondissement de Paris, Christian Louboutin a toujours fréquenté son palais de la Porte-Dorée, fasciné par sa beauté architecturale et ses trésors Art déco. A l'âge de 10 ou 12 ans, il tombe sur un panneau signalétique interdisant le port de talons aiguilles sur les sols fragiles du musée : ce dessin fondateur a inspiré plus tard l'iconique soulier Pigalle, réinventé au fil des saisons. Ainsi le projet de concevoir dans les espaces du palais une exposition comme une invitation à plonger dans son univers foisonnant a semblé bien naturel à Christian Louboutin, qui a collaboré, pour l'occasion, avec Olivier Gabet, directeur du musée des Arts décoratifs. Cette rétrospective met en valeur toutes les facettes du créateur: son érudition, sa culture populaire, sa fantaisie, son attachement aux métiers d'art, ses amitiés (le cinéaste David Lynch, la chorégraphe Blanca Li, l'artiste Imran Qureshi...). En dix questions, la star des chausseurs, et chausseur des stars, évoque son actualité et son admiration pour les femmes.

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Christian Louboutin dans son studio

© / Samuel Kirszenbaum pour L'Express diX

Pourquoi une rétrospective à Paris aujourd'hui ?

C'est arrivé un peu par hasard. Les gens du musée, que je fréquente depuis longtemps, m'ont proposé cette exposition. Curieusement, cela ne m'avait jamais traversé l'esprit, alors que, tout à coup, cela m'a semblé une évidence : le XIIe arrondissement est le quartier où j'ai grandi [voir page 164], mais, quand on a quitté son enfance, on y fait évidemment référence par la suite, sans avoir forcément envie d'y revenir... Enfant, je me laissais porter par toutes les surprises du musée. Je voyais ces objets, sans avoir aucune référence. Il y avait en général un petit cartel, mais très peu d'explications. Cela me permettait de me former l'oeil. Chaque personne a le droit de regarder les choses, qui ont beaucoup à montrer, comme il le souhaite. Je n'aime pas ce qui est trop didactique, comme si le travail d'imagination était déjà mâché. J'avais envie que les visiteurs puissent voir librement des oeuvres, des objets, des bijoux, des tissages, des totems... L'exposition est donc une pérégrination parmi des pièces que les gens peuvent apprécier et en tirer des ponts avec mon travail. Ou pas : cela n'a pas d'importance.

Quand avez-vous compris que vous seriez créateur ?

J'en ai eu le désir pour la première fois quand on m'a offert un livre à la couverture dorée. Avec un nom : Roger Vivier. J'avais 16 ans. Quelqu'un m'avait dit : "Tiens, Guy Degrenne... Toi qui dessines des chaussures partout, prends ce bouquin..." Auparavant, je n'avais jamais eu conscience que cela pouvait être un travail.

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Croquis du soulier Pensées, par Christian Louboutin

© / Croquis du soulier Pensées, par Christian Louboutin

Quel fut le premier objet que vous avez créé ?

Des repose-pipes en pâte à bois...

Et votre tout premier soulier ?

J'avais imaginé des chaussures pour le mariage d'une amie, Marie de Beistegui, en 1990, au château de Groussay. Elles étaient en nubuck et en crêpe blanc, ornées de lacets et de découpes, et d'un talon dessiné comme une vague d'amour pour la mariée.

Comment créez-vous aujourd'hui ?

Cela commence pratiquement toujours par un dessin. Ensuite, seulement, je procède à des adaptations. Par exemple, je veux rajouter un ornement sur la Pigalle, je le pose directement sur l'escarpin existant. Je n'utilise que des feuilles A4 et des crayons HB. Lorsque je suis content des traits, je passe au 2B ou au 3B, puis au 6B pour épaissir les lignes : j'ai toute la série Pour les couleurs, j'utilise des feutres Pantone, jamais de crayons, parce qu'on peut mélanger les couleurs. Et puis il y a aussi les feutres Sharpie, que j'utilise pour signer les semelles...

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Croquis de Christian Louboutin

© / Croquis de Christian Louboutin

Lorsque vous imaginez une chaussure, envisagez-vous systématiquement la silhouette qui va avec ?

Un soulier féminin représente la fin d'une silhouette. Je n'ai quasiment jamais dessiné un modèle sans ajouter le pied, la cheville, la jambe... De toute manière, même quand un soulier est fini, il faut le voir au pied. Tout prototype n'est pas validé tant que je ne l'ai pas vu sur quatre personnes différentes. Alors que, pour un homme, la chaussure est détachée.

D'où vient, selon vous, cette différence ?

Lorsque la femme enfile un soulier, elle va devant la glace, observe son corps, se regarde de face, de dos, scrute la cambrure, les fesses, puis les pieds, enfin, si ce qu'elle a vu jusque-là lui plaît. Un homme tape du pied, regarde éventuellement le soulier dans le miroir, mais ne se regarde pas lui-même. Ce n'est pas du tout le même rapport. Je vous donne un autre exemple: en peinture comme en photographie, il y a des tonnes de portraits de femmes nues avec des souliers. Chez Manet, il y a Olympia. Le tableau ne s'appelle pas Olympia et ses mules... J'ai vu à Londres, à la Royal Academy, une sublime exposition de Lucian Freud. Un autoportrait de lui le montrait, nu, tenant sa palette, de gros godillots aux pieds. On se rend compte alors qu'un homme qui porte des chaussures n'est pas nu: c'est un rajout, au contraire de la femme. Les souliers appartiennent fondamentalement à la silhouette féminine.

Comment expliquer cette passion des femmes pour vos créations ?

Un soulier raconte une histoire. Il est lié à un souvenir, bien souvent de l'ordre de la séduction : un flirt, un moment, une rencontre... Ou à un moment important de travail, comme un rendez-vous, un entretien. Les femmes pensent alors qu'il porte chance. Cela s'explique par le fait que, dans un soulier, on se tient. Il joue sur la posture et la démarche.

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Sandales Christian Louboutin

© / Photo Jean-Vincent Simonet

Peut-on se mettre à porter des talons de 12 centimètres à tout âge ?

Je ne sais plus quel écrivain disait : "Chaque tradition a commencé un jour." Oui, il y a toujours une première fois. Tout le monde, un jour, a été vierge de talons. Et c'est exactement comme la virginité : ça part, et on s'en satisfait très bien...

Qui sont vos muses aujourd'hui ?

Je n'ai jamais eu une seule muse en tête. Chaque femme est plusieurs femmes. Toutes les personnes auxquelles je pense, parmi celles qui achètent mes souliers, ont en commun un certain goût de la féminité. Toutes, à peu près, sont ravies d'être des femmes.

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L'iconique escarpin Pigalle, par Christian Louboutin

© / Photo: Jean-Vincent Simonet

"Christian Louboutin: l'exhibition(niste)", du 26 février au 26 juillet, au palais de la Porte-Dorée, 293, avenue Daumesnil, Paris (XIIe). Palais-portedoree.fr