Police judiciaire : autopsie d'une lente agonie

Mobilisation organisée par l'ANPJ le 16 mars 2023 à Nantes. Un enquêteur tient un tract et annonce la mort de la DCPJ, héritière des brigades du tigre ©AFP - Loïc Venance
Mobilisation organisée par l'ANPJ le 16 mars 2023 à Nantes. Un enquêteur tient un tract et annonce la mort de la DCPJ, héritière des brigades du tigre ©AFP - Loïc Venance
Mobilisation organisée par l'ANPJ le 16 mars 2023 à Nantes. Un enquêteur tient un tract et annonce la mort de la DCPJ, héritière des brigades du tigre ©AFP - Loïc Venance
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Malgré les critiques qui ont jalonné ces derniers mois, le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin a décidé de maintenir à la fin d'année, l’entrée en vigueur de sa réforme de la police nationale. Cette réforme prévoit de faire du département l’échelon de référence de l’institution.

Première diffusion le mardi 11 avril 2023

Cette réforme prévoit de faire du département l'échelon de référence de l'institution en créant des DDPN, des directions départementales de la police nationale et une filière investigation unique qui fusionnerait tous les services d'enquêtes. Cette organisation serait inadaptée pour traiter des affaires criminelles les plus complexes. Conséquence : entre 10 et 20% des enquêteurs de PJ seraient sur le départ.

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Thierry R. : "Le métier ne s'apprend pas en deux ans, ça fait seize ans et je suis encore loin de tout savoir

Les enquêteurs qui cherchent à quitter la PJ partiront plus tôt à la retraite ou demanderont une mutation à la DGSI, la direction générale de la sécurité intérieure. Car, avec la réforme, le métier ne sera plus aussi palpitant, explique Thierry. Le vice-président de l'Association nationale de police judiciaire s'occupe de la répression du banditisme en région. Il ne donne plus son nom pour éviter d'éventuelles sanctions disciplinaires. Pour lui. la remise en cause permanente qu'implique son travail le rend d'autant plus intéressant :

Thierry R. : "Les voyous connaissent les techniques d'enquêtes qui ont permis de les arrêter, c'est à nous de nous adapter"

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"La grande capacité de la PJ aujourd'hui, c'est d'avoir des personnes qui parlent le même langage. C'est-à-dire qu'aujourd'hui j'appelle un collègue de la PJ de Toulon, je lui parle en termes techniques et je lui explique en dix secondes ce qu'on a. Il a exactement compris ce que je voulais. Demain, avec les DDPN, pour pouvoir faire ça, il va falloir que je passe par un état major central qui ne connaît pas le travail qu'il va falloir que j'explique aux dossiers de première personne qui vont passer à une deuxième, et cetera.. On va perdre un temps, une réactivité, cette fameuse réactivité qui fait notre force aujourd'hui, on va la faire."

Les offices centraux  installés à Nanterre ne sont pas directement concernés par la réforme mais risquent d'avoir de moins bons relais sur le terrain
Les offices centraux installés à Nanterre ne sont pas directement concernés par la réforme mais risquent d'avoir de moins bons relais sur le terrain
© Radio France - Anne Fauquembergue

Reportage : les Offices centraux à Nanterre en soutien de la PJ le 17/10/2022

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Plusieurs rapports ont été publiés sur cette réforme. Le rapport de trois inspections générales (IGA, IGJ, IGPN) a validé le projet d'unification départementale très contesté. Mais le projet de réforme a été très critiqué par deux rapports du Sénat : celui du sénateur LR Philippe Dominati a épinglé "le cadre "anachronique et largement inadapté" aux missions de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) tandis que la mission d'information a demandé un moratoire jusqu'aux Jeux olympiques de 2024 :

Compte-rendu de la mission d'information de l'Assemblée Nationale

1 min

L'Assemblée nationale a également été critique. Mais les députés Marie Guévenoux (Renaissance) et Ugo Bernalicis (LFI), tous deux convaincus qu'une réforme de la police judiciaire est "nécessaire", ont proposé deux visions opposées de son avenir dans leur rapport de la mission d'information :

Compte-rendu de la mission d'information de l'Assemblée Nationale

1 min

Le ministère de l'Intérieur a rejeté la proposition du Sénat de repousser la mise en place de la réforme après les JO 2024 et confirmé son entrée en vigueur dès la fin 2023. Il n'a pas renoncé non plus à la mise en place d'un directeur départemental de la police nationale (DDPN), dépendant du préfet, qui aura autorité sur tous les services de police d'un département - renseignement, sécurité publique, police aux frontières (PAF) et PJ. Mais le ministre a toutefois annoncé la création d'un poste de directeur interdépartemental de la police nationale (DIPN) ayant autorité sur la PJ et la PAF dans certains départements. Ces amendements à la réforme ont été qualifiés de "cosmétiques" par l'Association Nationale de Police judiciaire.

Yves Jobic : "On va supprimer la référence au passé et il n'y aura plus la même transmission des anciens vers les jeunes

L'Association Nationale de Police Judiciaire est soutenue par des magistrats, l'association Anticor et quelques anciennes figures de la Police judiciaire. Yves Jobic était présent le 20 mars dernier lors d'une conférence de presse pour alerter sur les dangers de cette réforme. Cet ancien commissaire, figure de l'investigation, vient de publier ses mémoires, Les secrets de l’antigang, flics, indics et coups tordus chez Plon. Selon lui, dans cette réforme va se perdre le savoir-faire et l'esprit de corps de la police judiciaire. "Il y avait une transmission des anciens vers les jeunes" explique-t-il, on ne s'improvise pas enquêteur. "Demain, les enquêteurs ex-police judiciaire vont rejoindre ceux de la filière investigations de la sécurité publique. Ils vont travailler sur des petits dossiers si vous voulez ou cette transmission de valeurs, de savoir n'aura plus aucun intérêt puisqu'ils vont travailler sur des enquêtes simples, quasiment toujours les mêmes, donc avec un certain automatisme et des réponses pénales qui ne seront pas au niveau de ce que de ce qui existe au niveau des grosses affaires. Donc tout ce savoir-faire, l'expertise va disparaître et on va avoir un nivellement vers le bas".

Dans ses mémoires, Yves Jobic, ex-commissaire désormais retraité, raconte les coulisses de ses grandes enquêtes en insistant sur la gestion des sources humaines
Dans ses mémoires, Yves Jobic, ex-commissaire désormais retraité, raconte les coulisses de ses grandes enquêtes en insistant sur la gestion des sources humaines
© Radio France - Anne Fauquembergue

Yves Jobic : "On aura d'avantage de fonctionnaires de police alors qu'on avait affaire à des chasseurs"

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"On va supprimer la référence au passé. Ça va se faire assez rapidement puisque les plus anciens souhaitent prendre leur retraite plus tôt que prévu. Les nouveaux arrivants n'auront pas connu le système précédent, donc ne pourront pas comparer et ne pourront pas se rendre compte du fossé très dangereux qui existe. On aura davantage de fonctionnaires de police. Avant, on avait affaire à des chasseurs, à des gens qui étaient des flics, qui appartenait à une famille, la police judiciaire avec ses codes, ses rites, sa culture. Là, on va voir dans les 101 départements français des éléments interchangeables qui n'auront pas du tout les mêmes codes, la même manière de travailler les mêmes moyens et à qui on va demander d'obtenir des résultats immédiats sur des enquêtes de qualité, souvent de petite qualité, de qualité très moyenne."

Selon Jean-Michel Schlosser, la police judiciaire s'accommode mal des réformes managériales de la police

Pour le sociologue spécialiste de la police Jean-Michel Schlosser, chercheur associé au CESDIP (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales) à l'université de Versailles et au CEREP (Centre d'études et de recherches sur les emplois et les professionnalisations) à l'université de Reims, "Les règles de management qui ont impacté et qui impactent encore la police nationale sont souvent des règles qui tiennent principalement au milieu RH, ressources humaines et à l'organisation structurelle, mais qui oublient trop souvent la réalité du terrain. Les réformes abouties qui ont eu pour base le management n'ont pas toujours été bien vécues, bien perçues, je dirais par l'ensemble des policiers, mais plus particulièrement par la police judiciaire à qui, il y a un moment donné, il y a eu cette tentation aussi d'importer la politique du chiffre". Selon cet universitaire, l'esprit de la PJ est grignoté depuis déjà plusieurs années par la réforme des corps et des carrières de la police nationale de 1995 (fusion de la police en tenue et de la police en civil notamment) ou encore la Révision Générale des politiques publiques lancée à partir de 2007. Il explique les conséquences de ces réformes :

Jean-Michel Schlosser : les réformes depuis 1995 avaient déjà emporté une grande partie de la mentalité"

5 min

"La réforme de 1995 a bouleversé l'institution policière dans son ensemble (...). Cette première réforme a amené des appellations militaires : lieutenant, capitaine, commandant… Les inspecteurs ont disparu pour devenir des officiers et la PJ s'est ouverte à des gardiens de la paix, qui auparavant ne pouvaient aller qu'en sécurité publique. Cette confrérie qui existait entre inspecteurs a disparu avec parfois des avantages, mais aussi des inconvénients (...) L'investigation est devenu un brassage plutôt qu'un choix et une destinée d'embrasser cette spécificité. "Un premier état d'esprit a été changé. Puis toutes les politiques qui ont suivi la LOLF (loi organique relative aux lois de finances) et notamment la Révision générale des politiques publiques (RGPP) qui est complexifié également les services de police en règle générale et bien évidemment la PJ en instaurant le management. Beaucoup d'officiers, ex-inspecteurs qui avaient connu uniquement la procédure pénale se voyaient devenir des managers à la place d'être des enquêteurs. Ça a été un très gros changement dans l'esprit qui prévalait jusqu'alors, mais aussi dans les façons de gérer une équipe d'enquêteurs, de travailler sur des dossiers. Le management l'emportait sur l'enquête judiciaire."

Pour Jean-Michel Schlosser, sociologue, la PJ est une aventure au sens où, on ne sait pas dans la minute qui précède ce qui va se passer dans la minute suivante.
Pour Jean-Michel Schlosser, sociologue, la PJ est une aventure au sens où, on ne sait pas dans la minute qui précède ce qui va se passer dans la minute suivante.
© Radio France - Anne Fauquembergue

Les péjistes continueront à faire leur travail ont dit leurs porte paroles. Mais les changements en cours, à savoir la création de cette filière investigation unique par département, continue de les interroger. Ils disent que de toutes façons, ils seront trop peu nombreux pour compenser les stocks de procédure en souffrance en sécurité publique mais surtout ils s'inquiètent des conséquences pour la société.

Le Temps du débat
38 min
À réécouter : Le flic et ses indics
Les Pieds sur terre
30 min

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